<h2 class="western">Introduction</h2> La réalité écologique et sociale devient de plus en plus complexe compte tenu de problèmes multi-causaux interreliés qui forment, en tant que boucles de rétroaction positives s’alimentant et se renforçant, un « hyperobjet » (Morton, 2013) dont la complexité est telle qu’elle ne peut être pleinement saisie et appréhendée. Cette configuration écosystémique oblige ainsi les territoires à régénérer leur sens (Bonnecarrere, 2021) afin de lutter contre la tendance à l’uniformisation menaçant à terme l’évolution pérenne de ces systèmes hébergeant – et définis par – le vivant. Les communautés doivent donc &oelig;uvrer au développement de représentations de leur espace de vie qui soient à la fois singulières (différenciées) et ancrées dans un « bassin culturel commun » facilitant la gestion efficace et efficiente des informations et l’hybridation des savoirs. Dans un premier temps, nous présenterons le contexte problématique qui nous amène à explorer cette voie de recherche-action. Puis, nous présenterons des analyses concernant l’objet carte ainsi que la cartographie expérimentale afin de supporter notre réflexion concernant l’élaboration et la mise en &oelig;uvre de stratégies d’intelligence territoriale pour une évolution durable des territoires dans la complexité croissante. Puis, nous introduirons la méthodologie de recherche que nous avons développée pour supporter ce processus. Enfin, nous proposerons quelques éléments de discussion à l’égard de l’objet carte comme support pour la régénération culturelle des territoires. Nous explorons la problématique suivante : En quoi la cartographie expérimentale peut-elle soutenir et alimenter une intelligence territoriale au service de la pérennisation des informations et de la régénération des savoirs locaux ? <h2 class="western">PRÉSENTATION DU CONTEXTE DE COMPLEXITÉ CROISSANTE CONTRAIGNANT LES TERRITOIRES DANS LEUR ÉVOLUTION</h2> Nos territoires font face à un phénomène d’effondrement des biotopes et des cultures qui en sont issues. La colonisation de la majorité des espaces de vie de la planète met ainsi en péril la pérennité des territoires comme espaces habitables par le vivant tel que nous le connaissons. De plus, les capacités à imaginer, à raisonner et à agir en réseau de manière efficace et efficiente par des citoyens éclairés sont affaiblies par un phénomène d’incapacitation généralisée (Ars Industrialis, 2015) qui se traduit par une dépossession des savoirs (être, vivre, penser et faire) encapsulés dans des systèmes techniques automatisés et privateurs. Savoirs qui sont pourtant nécessaires pour l’émancipation individuelle et collective, et par extension pour la régénération du sens des territoires. Selon Aurélien Barrau (2022), la pire menace aujourd’hui est de supposer que nous avons affaire à un problème technique qui aurait une solution technique. Il faut donc se demander où l'on veut aller et travailler les enjeux, les desseins, les destinations, et pas seulement les moyens d’atteindre ces destinations. Étienne Klein (2017) soutient également l’idée que le futur doit être re-présenté : dessiné et ré-ancré dans le présent. Pour Aït-Touati et al. (2019, p.182), l’Anthropocène nous oblige à repenser notre rapport au sol, à naviguer dans un monde mouvant et imprévisible. La nouvelle grille de lecture qu’offre l’Anthropocène agit ainsi comme un révélateur et incite à un changement de regard, une relecture de nos territoires par le prisme de l’habitabilité. Nos sociétés font ainsi face à un réel besoin de représenter visuellement la systémie complexe du monde (les phénomènes qu’ils soient géographiques ou le résultat de l’activité humaine étant reliés entre eux et interdépendants). Les chercheurs doivent donc contribuer à tracer le chemin qui permettra aux territoires d’atteindre le monde sobre et soutenable de demain. La carte nous semble l’objet cognitif idéal pour ce genre de travail de recherche-action participante (Verrier, 2017) visant à alimenter la dynamique régénérative des territoires. Nous souhaitons ainsi explorer une manière d’appréhender à l’échelle territoriale cette complexité croissante à travers un langage, un « geste » et une « volonté » fondamentalement scientifique, artistique et politique qu’est la cartographie expérimentale. Ce terme intègre dans notre analyse ceux de « cartographie radicale » (dont l’intention est, selon Zwer et Rekacewicz (2021, p.192), d’amener un changement social) et de « cartographie potentielle » (Aït-Touatiet al., p.184) qui repose sur l’idée qu’une réinvention globale des relations au vivant nécessite une redéfinition de la cartographie comme mode de lecture et d’écriture potentielle. Cette discipline supporte ainsi un processus que nous nommons « résoactif », qui mobilise les praxis : <ul> <li> intelligence territoriale stratégique (dans ses fonctions de mémoire, d’analyse et de réseau pour renforcer les capacités évolutives des territoires dans la complexité) ; </li> <li> imaginierie stratégique (comme transformation d’un territoire en « destination » selon Rasulo dans The Imagineers (2010) et élaboration et mise en &oelig;uvre de stratégies d’évolution dans la complexité par la conception d’images génératives stratégiques catalysant des interactions co-créatrices de valeur sociale selon Nijs (2015 ; 2019)) ; et </li> <li> éducation populaire (comme « ensemble de processus par lequel les individus augmentent leur puissance propre et collective d'agir ainsi que leur capacité d'émancipation » selon Maurel, 2010, p.218). </li> </ul> <h2 class="western">LA CARTOGRAPHIE EXPERIMENTALE COMME PILIER D’UN DISPOSITIF D’INTELLIGENCE TERRITORIALE POUR L'EVOLUTION SOUTENABLE DES TERRITOIRES</h2> La carte comme support et processus de pérennisation d’informations Pour la chercheuse et spécialiste du système graphique d’information Isotype Nephtys Zwer et le géographe et information designer Philippe Rekacevicz (2021, p.157), la carte est le médium le plus efficace pour nous représenter le monde. Parce qu’elle stocke l’information, elle conserve la mémoire d’un phénomène (id., p.159). La carte renvoie ici à une représentation symbolique du monde et de phénomènes concrets ou abstraits au sein d’un espace physique. Elle est intrinsèquement subjective puisqu’elle relève d’une interprétation et des choix graphiques des personnes qui la produisent (id., p.29). La carte s’adresse autant à l’intellect qu’à l’affect des personnes à qui elle est destinée, et la démarche cartographique relève de la performance autant que d’un acte de communication et d’un témoignage (p.32). Ces auteurs (id., p.27) soulignent que la représentation de l’espace implique le dessin et, par conséquent, l’utilisation des « moyens de l’art » (symboles, tracés, couleurs, formes, mais aussi contrastes et mouvements). Les géographes et les cartographes ont ainsi développé une sémiologie particulière pour transformer l’observation du monde en formes dessinées. L’acte fondamental de la cartographie est le passage de la pensée, puis de l’idée au dessin, jusqu’à la formalisation concrète de ce dessin ; c’est le moment crucial au cours duquel l’idée que l’on se fait du monde prend forme et acquiert une personnalité propre, se nimbe d’une atmosphère particulière, sous la forme d’une esquisse qui aura le pouvoir d’influencer la perception du public auquel elle est destinée. Pour Aït-Touati et al. (2019, p.182), travailler sur des représentations expérimentales, des diagrammes, des modèles, des schémas et des cartes, c’est rendre visible l’invisible (e.g., les destructions anthropocéniques ou les écosystèmes en ruine) mais aussi explorer d’autres façons de nous situer dans le monde. La carte devient alors un laboratoire, elle s’augmente d’une valeur de prototypage puisqu’elle doit permettre de tester les possibilités de configuration sociale, géologique ou climatique. La carte est à la fois &oelig;uvre et instrument ; elle est un artefact produit par les géographes, mais aussi l'outil de travail qui leur permet de représenter, de mieux comprendre et d’exposer le propos de leur discipline : l’espace, la terre, les territoires et tout ce qui s’y passe (Zwer et Rekacewicz, op.cit., p.27). Rekacewicz (2006, p.14-15) soutient l’idée que la cartographie est une discipline se situant aux confluents entre science, art et manipulation. Avec Nepthys Zwer (Zwer et Rekacewicz., op.cit., p.161), ce chercheur souligne que la carte constitue un témoin du passé car elle garde vivante l’empreinte, les fractures et les cicatrices ou les vestiges de l’histoire et provoque, convoque et conserve le souvenir. Mais tout comme l’historiographie, la cartographie procède nécessairement à une sélection de l’information et propose un discours et une fiction. Comme tout énoncé sur notre cadre de vie, elle participe à la construction sociale de notre réalité (Moscovici, 2013, p.245) et est une représentation sociale de notre environnement vital. Pour Anne Bailly (citée par Zwer et Rekacewicz, op.cit., p.144), il faut imaginer derrière chaque dessin un long travail préparatoire, la difficulté étant de penser le territoire de demain à partir de celui d’aujourd’hui. Au cours du processus, l’information passe par différentes étapes : diagnostic, synthèse problématisée, document prospectif, scénario, et schéma. Une série d’esquisses de travail aident à généraliser l’information étape par étape jusqu’à ne retenir que celle vraiment signifiante. La réflexion sur le fond et sur la forme sont menées de pair, et la « carte à lire » finale représente une synthèse de ces informations filtrées, croisées et déterminées. L’information designer et Professeur en graphisme de l’information Isabel Meirelles (2013, p.13) souligne que les représentations visuelles d’informations peuvent être considérées comme des « artefacts cognitifs », dans la mesure où elles apportent un renfort concret à l’intellect de l’observateur. Les fonctions cognitives dont s’acquittent ces artefacts sont les suivantes : <ul> <li> consigner l’information ; </li> <li> communiquer le sens ; </li> <li> renforcer la mémoire de travail ; </li> <li> faciliter la recherche ; </li> <li> faciliter la découverte ; </li> <li> susciter l’inférence perceptive ; </li> <li> favoriser la détection et la reconnaissance ; </li> <li> offrir des modèles de mondes réels et théoriques ; et </li> <li> permettre la manipulation des données. </li> </ul> Les cartes permettent, en résumé, de transmettre efficacement des informations qui ne sauraient être véhiculées par le texte seul. Une information renvoie ici à une donnée pertinente que l’on est capable d'interpréter pour se construire une représentation du monde et interagir correctement (et, dans le cadre d’une information stratégique, de manière efficace et efficiente) avec lui. Une information est à la fois le message à communiquer et les symboles utilisés pour le formaliser. Elle mobilise ainsi un code porteur de sens<a class="sdfootnoteanc" href="#sdfootnote1sym" name="sdfootnote1anc">1</a>. Dans le cadre de notre analyse, l’information peut notamment concerner les sources d’un territoire (i.e., les entités qui maintiennent un territoire en vie et qui peuvent être actives, épuisées ou potentielles selon Aït-Touati et al., p.158) et le tissage territorial (id., p.154). Les individus étant condamnés à imaginer ce qu’ils ne peuvent saisir, Zwer et Rekacevicz (op.cit., p.132) précisent qu’autant la carte mentale que la carte physique nous permettent de nous orienter et de nous projeter dans l’espace ; en cela, la carte nous prépare aussi à l’action. Selon Christian Jacob, (1991, p.143), « La carte est un analogon miniaturisé et symbolique où se projettent le savoir d’une société sur le monde, ses catégories visuelles et ses modèles géométriques. La carte, dans les phases anciennes de son histoire, crée ainsi le monde à son image plus qu’elle ne le représente au sens mimétique. Elle lui impose ainsi, dans la pensée collective, une forme et un ordre qui sont des projections intellectuelles plutôt que des observations empiriques. Au vu de ces analyses, nous soutenons l’idée que la carte peut constituer un support médiumnique efficace et efficient pour pérenniser des informations concernant un territoire, comme nous allons l'approfondir à présent avec la discipline « cartographie expérimentale. » La cartographie expérimentale comme pilier d’un dispositif sociotechnique d’information-communication émancipateur La cartographie expérimentale est une cartographie engagée qui travaille sur les codes et les conventions en les renouvelant, les contournant, les détournant et les utilisant ; elle s'engage en termes de justice sociale et environnementale et explore tous les phénomènes sociaux, économiques et politiques attachés aux territoires en proposant une carte qui porte un message suscitant la pensée, le débat et l’action (Sage, 2017). Elle cherche aussi à montrer une certaine image du monde qui nous entoure, mais en toute conscience de ses propres intentions, de ses limites et de sa nature. Cette approche différente enrichit la cartographie de nouvelles possibilités (Zwer et Rekacevicz, op.cit., p.29). La cartographie radicale produit une information nouvelle souvent dérangeante, qui mélange subtilement données quantitatives et données qualitatives, dans une dimension qui associe les intuitions des cartographes ; là où les données manquent ou sont parcellaires, éclatées voire soustraites à la société civile, mais aussi là où les rapprochements entre différents phénomènes ne peuvent être opérés par une machine (id., p.195). En ce sens, nous considérons que cette approche intégrative peut faciliter le développement d’organisations territoriales intelligentes évoluant dans la complexité croissante (Bonnecarrere, 2017). Zwer et Rekacewicz (op.cit., p.190) appuient l’idée que l’approche « radicale » indique non seulement que ce type de cartographie s’attaque à la racine du mal (qu’elle dévoile) en proposant une déconstruction des mécanismes de la production du savoir, mais aussi qu’elle assume pleinement sa dimension militante. A chaque niveau de sa réalisation (relevés, constitution de bases de données et diffusion en open source), la cartographie radicale repose fondamentalement sur une dimension collaborative, et dépend ainsi intrinsèquement du tissage de réseaux (humains et techniques). La co-élaboration de cartes radicales facilite ainsi la conscientisation des individus engagés dans ce processus du fonctionnement de leur territoire mais aussi de leur position dans le champ social (concernant la place qu’ils y occupent, ainsi que les rôles qui leur sont assignés et qu’ils jouent en son sein). Toujours selon ces auteurs engagés dans le développement et la valorisation de cette branche disciplinaire (p.194-195), si les cartes du pouvoir établi sont celles des frontières, des limites, de l’accaparement et de la restriction des déplacements, la carte radicale va représenter non pas les formes du monde tel que voulu et imposé par les puissants, mais celles du monde vécu par les personnes qui subissent cette domination. Ces caractéristiques nous semblent ainsi parfaitement adaptées à un processus d’intelligence territoriale stratégique visant à faciliter l’émancipation de communautés locales engagées dans un processus de régénération (écologique et culturelle) de leur territoire. Dans l’approche que nous développons pour faciliter l’appréhension de la complexité croissante caractéristique de notre époque « post-normale » (Sardar, 2010), la carte constitue à la fois un support pour l’analyse de ce qui existe déjà au sein des territoires (des éléments constituant son biotope, des infrastructures et des forces agissant au sein du champ social à cet endroit), mais aussi pour l’imagination d’autres configurations écologiques et sociales. Elle mobilise ainsi la gestion d’informations, de connaissances, de savoirs mais aussi d’ignorances, et contribue à régénérer le sens des territoires entendu dans ses dimensions intelligibilité (conceptualisation pour l’analyse), sensibilité et directionnel (se projeter dans une direction désirable et soutenable pour ces lieux de vie). La carte constitue ainsi un objet de matérialisation de l’information, de transmission des savoirs et de communication d’influence pour la mobilisation politique en vue de l’exploration de futurs soutenables pour les territoires. La carte, comme toute représentation graphique, possède ainsi « une double fonction de mémoire artificielle et d’instrument de recherche » (Bertin, 1970). Nous pensons donc que la pérennisation des informations-clés concernant un territoire par des communautés locales (e.g., sa nature, son potentiel, son fonctionnement ou encore les forces qui le traversent, le façonnent et le déterminent au moins partiellement) peut s’opérer notamment via les réseaux d’intelligence territoriale. Ces réseaux incluent un maillage et des dispositifs sociotechniques d’information-communication (DISTIC selon Bertacchini, 2004). Ces dispositifs sont constitués d’acteurs, d’un langage et de signes permettant l’élaboration de discours, ainsi que de techniques dédiées à la gestion efficace et efficiente des informations, des connaissances, des savoirs et des ignorances. Ils prennent en compte les dimensions : a) individuelles (chaque habitant est amené à contribuer par son savoir expérientiel de vie ou questionnements au développement d’une représentation de son territoire) ; b) organisationnelles (chaque collectif peut proposer sa propre vision de son territoire, enrichissant ainsi son sens) ; et c) territoriales (ce système local est interrogé en tant que tout dans lequel chaque organisation évoluant en son sein doit ancrer son processus de singularisation culturelle). Dans notre approche de cartographie expérimentale, la carte est donc utilisée comme un objet de savoir pouvant avoir une multiplicité de formes potentiellement infinie. Le savoir politique des simples citoyens subissant diverses formes d’aliénation sociale, économique et politique devient ainsi un outil d’émancipation quand il prend la forme d’une carte (Zwer et Rekacewicz, p.14). Dans le cadre d’une stratégie d’intelligence territoriale, la cartographie expérimentale peut par conséquent faciliter : a) les interactions sociales « éclairées » car mobilisant l’analyse, la mémoire et le réseau de communautés locales épistémiques et de pratique (dans le but d’identifier efficacement les informations nécessaires pour ce travail) ; et b) l’élaboration et l’hybridation de savoirs augmentant la puissance de résoagir<a class="sdfootnoteanc" href="#sdfootnote2sym" name="sdfootnote2anc">2</a> de ces organisations citoyennes. Nous considérons, en d’autres termes, que la cartographie peut être un processus de co-construction de dessin et de dessein au service de l’émancipation des habitants des territoires, en les amenant à gérer de manière efficace et efficiente leurs informations, leurs savoirs, leurs ignorances et leur imaginaire pour leur pérennité. Ainsi, dans notre approche d’intelligence territoriale, la cartographie expérimentale peut faciliter l’identification, la représentation claire ainsi que la pérennisation d’informations stratégiques utiles à des communautés locales dans l’appréhension de la complexité de leur territoire, comme : a) des ressources stratégiques (matérielles et immatérielles hébergées localement<a class="sdfootnoteanc" href="#sdfootnote3sym" name="sdfootnote3anc">3</a>) ; b) des faits significatifs qui se sont produits au sein de ce territoire, et dont la connaissance et l’interprétation permet de mieux comprendre le passé de cet espace de vie en vue de mieux explorer son avenir (événements, dynamiques, circulations et flux) ; ou c) des groupes, communautés locales (épistémiques et de pratique) ou réseaux (fermés ou ouverts et distribués de pair-à-pair), et les relations de pouvoir qui les caractérisent, les définissent, les conditionnent, voire les déterminent. La carte peut donc faciliter l’analyse des dynamiques d’un territoire et ainsi permettre de mieux appréhender les liens et les relations de pouvoir, de domination, mais aussi d’émancipation des modèles sociaux qui s’inventent au sein des territoires. En interagissant autour de la co-élaboration d’un outil graphique comme la carte, les acteurs d’un territoire peuvent donc échanger à la fois des informations-clés concernant leur espace de vie, et des savoirs liés à ce qu’ils ont vécu, compris et travaillé en leur sein. Ces interactions « socio-constructivistes critiques » facilitent ainsi la gestion efficace et efficiente des informations et des savoirs, catalysés et formalisés sous la forme d’un objet culturel et politique aisément compréhensible et partageable. Le médium carte nous semble, à ce titre, un outil idéal pour soutenir les processus d’intelligence territoriale, d’imaginierie stratégique et d’éducation populaire. Le fait que des communautés locales développent de multiples formes de cartes formalisant des points de vue potentiellement divergents peut ainsi augmenter les types de savoirs « chauds » (expérientiels de vie) mais aussi d’interprétation de leur territoire. La cartographie expérimentale peut donc permettre à des communautés locales de se resituer au sein de leur espace de vie, en créant des situations émancipatrices (permettant de dépasser certains déterminismes sociaux ou techniques qui peuvent condamner les territoires dans des trajectoires dystopiques), via des dispositifs capacitants augmentant la puissance de résoagir. Ces situations créées peuvent ainsi élargir le champ des possibles des territoires. De ce fait, l’imagination par des communautés locales de visions désirables à l’égard de leur territoire en se basant sur les informations et les savoirs recueillis et formalisés (voire hybridés) dans le cadre de leurs interactions pour co-élaborer une carte potentielle de leur lieu de vie peut ainsi supporter et alimenter les processus d’analyse, de mémoire, de réseau et d’intelligence collective au c&oelig;ur de l’intelligence territoriale stratégique (Besson et Possin, 2001 ; Marcon et Moinet, 2011). En cela, la cartographie expérimentale peut selon nous améliorer le processus d’émancipation individuelle et collective face à des systèmes (économiques, politiques et techniques) de domination qui sont intrinsèquement inadaptés à une évolution pérenne de ces espaces de vie dans un monde de plus en plus énergétiquement et matériellement limité<a class="sdfootnoteanc" href="#sdfootnote4sym" name="sdfootnote4anc">4</a>. Elle peut ainsi induire le « court-circuitage » de discours visant à légitimer le pouvoir de ces systèmes et dispositifs en « naturalisant » cette domination dans l’inconscient et l’imaginaire collectif. La carte comme support et catalyseur des projections désirables et soutenables à partir du potentiel des territoires La cartographie expérimentale peut selon nous faciliter l’exploration et le développement du potentiel d’un territoire en lien avec sa vocation. Le potentiel renvoie à ce qui existe déjà de manière latente et qui pourrait se réaliser si les conditions étaient réunies pour y parvenir. La vocation renvoie selon Mang et al. (2016, p.70) à l’expression de l’essence dans une forme de vie nouvelle qui permet à la fois au lieu et au monde d’évoluer. La vocation d’un lieu doit donc orienter chaque membre d’une communauté, quelle que soit son activité. Dans l’analyse que nous développons ici, cette approche cartographique vise à explorer et à réaliser le réservoir de potentiels d’un territoire ; en ce sens, elle n’est pas utopiste puisqu’elle part de ce qui est déjà là. L’approche radicale de la cartographie est de penser la carte comme un spectacle, comme le soutiennent Zwer et Rekacevicz (op.cit., p.32). Le territoire est de ce fait la scène sur laquelle se joue l’histoire du monde dans laquelle se côtoient, se confrontent et se confondent intrigues, pouvoir, argent, profits, mouvements, amours, trahisons, accaparements, injustices, douleurs et souffrances. Cette histoire est recréée et mise en dialogue par l’imagination des cartographes dans le tout petit espace de la carte. Ces auteurs (p.142) soulignent que la modélisation cartographique nous permet de manipuler facilement l’image qui tient lieu de monde effectif à notre imagination. « Manipuler » prend ici le sens de « manier » les données. Ainsi, la modélisation contribue par le traitement graphique de l’information à l’élaboration de la connaissance. Ce processus propre à la cartographie s’avère par conséquent un outil de travail pour l’exploration, la réflexion, la formalisation et la conceptualisation. La carte est également une « formidable machine à rêves » (id., p.9) qui permet de transposer notre vision du monde en une infinité de formes dessinées. Pour Jean-Marc Besse (2008, p.30), la carte est une « matrice de la découverte » : l’opération de modélisation qui lui est propre va rendre possible la formulation d’une problématique et son exploration, ce qui mènera à la construction d’un monde de référence hypothétique cohérent. En ce sens, ce médium nous semble un outil ludo-narratif idéal pour des praxis comme l’imaginierie stratégique, car nous pensons qu’il peut plus aisément fédérer des acteurs dans le « dessin d’un dessein commun » pour leur territoire, et catalyser à la fois leurs désirs d’évolution et leurs volontés de préserver des informations et des savoirs-clés pour mieux mener à bien ces desseins. En résumé, l’objet carte peut jouer, dans un processus d’imaginierie stratégique appliqué à l’intelligence territoriale, le rôle de catalyseur d’interactions co-créatrices au sein de communautés locales engagées dans l’invention régénérative de leur territoire. Ainsi, des communautés locales peuvent imaginer puis inventer de manière capacitée des visions désirables et soutenables de leur territoire, en se basant sur le socle de connaissances qu’elles auront au préalable formalisé à son égard. L'expérience acquise de ces organisations territoriales, étoffée par les expériences singulières individuelles et collectives exprimées et reliées en leur sein, irrigue ainsi le processus créatif visant à appréhender de futures expérimentations créatives. <h2 align="justify" class="western">LA MÉTHODOLOGIE DE RECHERCHE-ACTION IMAGINEERINT COMME DÉMARCHE SUPPORTANT LE PROCESSUS DE PÉRENNISATION ET DE RÉGÉNÉRATION CULTURELLE DES TERRITOIRES</h2> Nous avons développé un modèle d’intelligence territoriale nommé ImagineerInt, qui repose sur une méthodologie de recherche-action spécifique. Cette méthodologie procédurale se base sur la démarche « logiscénique » (Bonnecarrere, 2021) ; en d’autres termes, les processus d’intelligence territoriale qui structurent notre modèle se basent sur une démarche résoactive (op.cit., 2017.) qui s’appuie sur un dialogue constant entre raisonnements déductifs, inductifs, abductifs et imaginactifs. L'imaginaction est un raisonnement créatif « rebondissant » sur des connaissances existantes (celles-ci servant de « tremplin » à l'imagination) permettant de spéculer sur le futur d'un objet d'étude via l'exploration d'idées créatives problématisantes formalisées sous la forme de scénarios « croyables » (Bonnecarrere, 2021). La résoaction (id.) renvoie à un processus culturel qui mobilise le rêve, le raisonnement et l’action en réseau ouvert et distribué de pair-à-pair afin de régénérer les biotopes et les cultures qui en sont issues par une stratégie de diversification culturelle. 1) Notre méthodologie se base sur  : a) une approche « épistémagnoto-praxéologique » (id.), qui renvoie à une démarche de recherche étudiant et construisant des connaissances articulées avec la mise en évidence et l’étude d’ignorances conscientisées et précisément formulées afin de stimuler la recherche de réponses pour agir de manière éclairée dans le monde ; et b) une approche culturelle logomythique (Barrau, 2017) : elle part de ce qui est connu (scientifiquement et empiriquement) pour faire décoller l’imagination à partir de ce socle, et fait ainsi dialoguer mode de pensée logico-scientifique et narratif / esthétique (selon Bruner, 1986). 2) Notre approche de design mobilise des méthodes issues : a) du design fiction (Minvielle et al., 2016), qui renvoie à la conception de scénarios « croyables » à l’égard de futurs pour stimuler le dialogue co-créateur au sein d’une organisation et libérer son potentiel transformateur lié à la réalité existante ; b) du design régénératif (Wahl, 2016 ; Mang et al., 2016), qui renvoie à la conception de systèmes sociaux contribuant à l’intégrité (authenticité et santé) des biotopes, via une différenciation culturelle et une synergie positive entre les éléments vivants au sein de territoires ; et c) du design pluriversel (Escobar, 2018) : qui renvoie à la conception de « mondes culturels locaux » singuliers (incomparables et irremplaçables) par des communautés autonomes évoluant dans un réseau d’interactions dynamiques. 3) Notre approche de recherche-action se base sur le paradigme « co-constructiviste critique », qui renvoie à un intersubjectivisme (comme connexion et hybridation résonnante des subjectivités exprimées par des sujets politiques). Cet intersubjectivisme est généré à partir d’interactions sociales : a) capacitées et capacitantes, basées sur une logique reposant sur l’exercice et le développement de la pensée critique pour le co-design, la co-production et la co-création collaboratifs ouverts et distribués de pair-à-pair ainsi que l'étude stratégique de la connaissance, de l’ignorance et de l’action ; et b) ontologisantes, qui conçoivent l’enrichissement et l’exploration du réel par le prisme de la transformation sociale selon une posture imaginieriale et éducative populaire régénérative. Nous avons développé, grâce à une approche transdisciplinaire hybridant notamment des savoirs issus de l’intelligence territoriale stratégique, de la cartographie, du design régénératif et de l’éducation populaire, une méthode procédurale. Cette méthode est encodée sous la forme d’une matrice prenant la forme d’un questionnaire qu vise à faciliter l’élaboration de cartes expérimentales par des communautés locales engagées dans une démarche résoactive pour leur émancipation par leur capacitation ; ceci afin d’augmenter les capacités des territoires à évoluer durablement dans la complexité croissante. Cet outil vise ainsi à enrichir les dispositifs sociotechniques mobilisables dans le but de protéger à la fois un héritage local (renfermant un potentiel latent) et une dynamique de progrès vers des futurs soutenables pour le vivant tel que nous le connaissons. Cette matrice enjoint notamment ses utilisateurs à analyser de manière approfondie ce qui définit leur territoire, comme les éléments (écologiques, sociaux et culturels) qui le constituent, et les événements (humains et non-humains) qui s’y produisent, et à partir de quoi ils sont produits. Par exemple : <ul> <li> Quels motifs sociaux régissent la vie en société en son sein ? Quels effets induisent-ils ?(« En règle générale, les individus habitant à cet endroit se comportent de telle manière… Cela induit… ») </li> <li> Qu’est-ce qui, s’il était modifié ou supprimé, changerait ce territoire et ce lieu en autre chose ? </li> <li> Quels sont les potentiels originels / de base de ce territoire et de ce lieu de vie ? (Qu’est- ce qui est déjà là et qui pourrait être développé ?) </li> <li> Quelles forces conflictuelles (dynamiques, tendances, pressions) opèrent au sein de ce territoire ou de ce lieu ? </li> <li> Comment notre territoire et notre lieu d’habitation s'organisent et se renouvellent-ils ? (Quels sont les flux d’entrée et de sortie ?) </li> <li> Y a-t-il un héritage qui a peut-être disparu mais qui a encore une résonance avec les habitants de ce lieu ? S’il était réveillé, qu'est-ce que cela pourrait leur inspirer ? </li> <li> Que voulons-nous rendre particulièrement visible sur notre carte ? Pourquoi ? En quoi cela permettra-t-il à notre communauté d’atteindre son objectif de manière plus efficace et plus efficiente ? </li> </ul> Cette matrice vise ainsi à faciliter la compréhension du tout formé au sein de ce territoire. Le développement continu de cette base de connaissance sert ainsi de support à l’analyse et à l’enrichissement des parties le constituant, dans un but de développement d’une structure vivante (Alexander, 2004) adaptée à une évolution pérenne de cet espace habité. Notre approche procédurale et évolutionnaire se base sur les analyses de Nijs (2014), qui souligne que « considérer les organisations comme des systèmes évoluant complexes (des systèmes adaptatifs complexes qui peuvent évoluer), appelle à une méthodologie appropriée : des approches, des méthodes et des outils appropriés pour les étudier et, deuxièmement, pour les aider à évoluer ». Nous considérons ainsi les territoires comme des systèmes complexes évolutifs devant être régénérés culturellement en vue de lutter contre une tendance à l’uniformisation algorithmique menaçant leur singularité et, par extension, leur capacité à s’auto-déterminer dans la complexité croissante (Bonnecarrere, 2018). <h2 class="western">DISCUSSION</h2> La démarche que nous avons présentée se base sur une approche critique de la fabrique cartographique traditionnelle et de son usage. Cette critique renvoie selon Guiraud (2019) à un positionnement plus général de remise en cause de la science positiviste et de son régime de connaissances. Ainsi, Quiros et Imhoff (2014, p.6) soulignent que « La cartographie en tant que discipline a été profondément imbriquée dans la production performative des récits de la modernité, de la rationalité et du positivisme mais aussi de l’histoire du colonialisme et des récits nationaux, et qui se trouve aujourd’hui largement re-signifiée par l’intervention de contre-pratiques et de contre-cartographies d’artistes ». Sur la base des analyses de Zwer et Rekacevicz (op.cit., p.34), nous soulignons que la carte se trouve souvent confrontée à des défis quasi insurmontables comme, par exemple : <ul> <li> Comment faire apparaître ce qui ne se voit pas physiquement dans l’espace monde ? Ce qui existe, mais est ignoré de la communauté humaine (ex : les flux, les interrelations, les dépendances et les conséquences) ? </li> <li> Comment montrer le temps long, les changements multiples et les enchaînements ? </li> </ul> La carte doit donc s’émanciper de nombreux préconçus et ne plus prétendre représenter un monde réel pour simplement fournir une information sur ce réel. Or, comme le soulignent Zwer et Rekacewicz (ibid.), toute information contient une part de jugement, de valorisation, d’avis, d’intention et de volonté. La carte doit dont, par conséquent, admettre les conditions de sa création et reconnaître qu’elle met le monde en scène. Nous soulignons également que la cartographie expérimentale est confrontée aux contraintes techniques propres à tous les autres procédés de fabrication des cartes. A ce sujet, il nous semble pertinent de revaloriser l’élaboration de cartes « traditionnelles » faites à la main, afin de ne pas alimenter une uniformisation de ces &oelig;uvres territoriales que peuvent induire l’utilisation d’outils numériques imposant des signes et symboles « types » utilisés par tous leurs utilisateurs et automatisant leur manière de penser la sémiotique cartographique. Imaginer et élaborer de nouveaux signes pour représenter les informations d’un territoire peut ainsi contribuer à enrichir potentiellement la perception (et donc l’interprétation) que les utilisateurs de ces cartes en ont, et par conséquent débrider le champ de la pensée, du rêve et de l’action. La cartographie expérimentale nous semble cependant insuffisante pour supporter un réel processus d’intelligence territoriale centrée sur la régénération des territoires pour l’émancipation des communautés locales et l’évolution pérenne de ces systèmes. La carte est un objet qui a ses limites ; ainsi, comme le souligne la cartographe Anne Bailly (2021), « La carte, aussi moderne soit-elle dans son expression, demeure, sur papier, et en deux dimensions, un outil statique mal approprié pour traduire la diversité et la dynamique de propositions et d’actions contenues et sous-jacentes pour l’aménagement du territoire […]. » La carte constitue donc avant tout un outil pour supporter la réflexion et l’analyse, et d’autres stratégies de mise en forme (graphisme) doivent selon nous être identifiées et intégrées dans un dispositif et un processus d’intelligence territoriale pour rendre celui-ci le plus efficace et efficient possible. Le « graphisme de l’information » (Meirelles, 2014, p.11) nous semble ainsi une discipline riche à creuser pour débrider les capacités de communautés locales à gérer de manière efficace et efficiente leurs informations en vue de supporter leur analyse et leur action dans la complexité. <h1 class="western">CONCLUSION</h1> La nature intrinsèquement complexe des territoires implique de prendre en compte leurs caractéristiques dynamiques et évolutives imprédictibles. Il est nécessaire pour supporter cette appréhension efficace et efficiente de pérenniser des informations stratégiques concernant ces systèmes. Il est également indispensable d’élaborer, de partager et d’hybrider des savoirs qui orientent et influencent notre représentation du monde, pour in fine élaborer des représentations communes qui dialoguent entre le réel et l'imaginaire, qui proposent des situations ou des scénarios différents que des communautés locales pourront explorer. Selon Brian Harley (cité par Gould et Bailly, 1995, p.62), les cartes seraient « trop importantes pour être abandonnées aux seuls cartographes. » Bien que la carte ne soit pas le territoire ni le monde, elle peut selon nous constituer un outil puissant pour en régénérer le sens, en débridant les capacités de communautés locales à percevoir ces systèmes complexes afin de pérenniser leur évolution grâce à l’imagination d’un plurivers écologiquement régénérateur et socialement émancipateur. RÉFÉRENCES Ait-Touati, F., Arenes, A., Gregoire, A., DeMarco, A., & Latour, B. (2019). Terra Forma : Manuel de cartographies potentielles. B42. Alexander, C. (2024). The Nature of Order : An Essay on the Art of Building and the Nature of the Universe, Book 1 - The Phenomenon of Life. Center for Environmental Structure. London : Routledge. Ars Industrialis. (2015). Travail et automatisation, pourquoi faut-il être néguentropique ? 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DOMINIQUE CARRE. <div id="sdfootnote1"> <a class="sdfootnotesym" href="#sdfootnote1anc" name="sdfootnote1sym">1</a> Par exemple, un alphabet, des idéogrammes, des pictogrammes, des gestes, ou un programme informatique. </div> <div id="sdfootnote2"> <a class="sdfootnotesym" href="#sdfootnote2anc" name="sdfootnote2sym">2</a> Voir notre définition de la résoaction en partie méthodologie. </div> <div id="sdfootnote3"> <a class="sdfootnotesym" href="#sdfootnote3anc" name="sdfootnote3sym">3</a> Par exemple, des savoirs élaborés et auto-hébergés sur des serveurs. </div> <div id="sdfootnote4"> <a class="sdfootnotesym" href="#sdfootnote4anc" name="sdfootnote4sym">4</a> Par exemple, des systèmes techniques privateurs, incapacitants et écologiquement non-soutenables dont la logique algorithmique emprisonne les pensées et les comportements des habitants d’un territoire, et par conséquent la trajectoire de ces espaces de vie dans des directions dystopiques. </div>