<p>La mucoviscidose est une maladie génétique rare qui, dès la naissance, affecte les épithéliums glandulaires de différents organes ayant pour fonction de sécréter une ou plusieurs substances au sein de l’organisme. Dans les termes plus courants, il s’agit d’un dysfonctionnement de la sécrétion de mucus dont l’épaississement et l’inflammation traduisent des difficultés qui peuvent toucher plusieurs organes, principalement les voies respiratoires, mais aussi le système digestif et le pancréas. Sur le plan pulmonaire, ils entraînent l’encombrement des bronches qui rend les patients plus sensibles aux infections bactériennes désormais très fréquentes. Les symptômes de la maladie se traduisent alors par une toux chronique, puis par l’inflammation des voies aériennes qui, devenant répétitive, s’accompagne d’une destruction progressive, et a priori irréversible, de tissus pulmonaires, engendrant une perte parfois très importante de la capacité respiratoire. Les patients les plus gravement touchés souffrent ainsi d’une insuffisance respiratoire qui nécessite parfois une greffe pulmonaire, pouvant emmener au long cours, à leur décès. Anticiper ces exacerbations, pour repousser notamment la date d’une éventuelle greffe, représente un point d’ancrage essentiel de l’expérience de la mucoviscidose et du « travail du patient » atteint par cette maladie. À cet égard, les modalités de suivi, ainsi que les formes de surveillance mises en place, jouent un rôle central dans la prise en charge des patients et l’amélioration de leur qualité de vie.</p>
<p>Cet article porte sur la manière dont un nouveau dispositif d’autosurveillance numérique est introduit dans le quotidien des patients atteints de mucoviscidose, pour aider à mieux anticiper les exacerbations de la maladie. Ce dispositif est composé par un ensemble d’objets connectés (montre, balance, sous-matelas et spiromètre) permettant de relever et de suivre des paramètres physiologiques (poids, oxygénation, fréquence cardiaque, cycles de sommeil, etc.) au sein d’une application mobile, où le patient peut également saisir des ressentis (fatigue, essoufflement, etc.) et des traitements. Le pari du dispositif conçu et développé par un jeune patient, est que la quantification de ces éléments, ainsi que la visualisation conjointe de leur évolution dans le temps, apportent aux patients une nouvelle information sur leurs corps et leurs maladies ; une information qui leur permette d’acquérir plus d’autonomie dans le suivi de leur état de santé. L’objectif de notre recherche est de décrire la manière dont ce dispositif d’autosurveillance est intégré et utilisé concrètement par les patients, et de rendre compte de la manière dont les usages font évoluer l’expérience de la mucoviscidose, ainsi que le travail du patient, dans le cadre de la prise en charge au sein d’un réseau d’acteurs hétérogènes qui participent aux soins, à la fois au sein du milieu hospitalier, en cabinet libéral et à domicile.</p>
<p>Comment s’élaborent les usages du nouveau dispositif d’autosurveillance par les patients ? Comment ces usages font-ils évoluer le suivi de la pathologie et la prévention des risques liés à la maladie ? Dans quelle mesure ce dispositif favorise-t-il l’autonomisation (empowerment ou « encapacitation » en français) des patients ? Cet article propose d’aborder ces interrogations à partir d’une recherche longitudinale réalisée entre 2021 et 2023, auprès de patients invités par leur équipe soignante au sein de l’hôpital Foch, à essayer le dispositif à leur domicile, pendant une durée moyenne de 6 mois, selon la fréquence et les modalités de leur choix. L’étude repose sur des entretiens semi-directifs approfondis (n=71) menés auprès de 13 patients au début, au milieu et à la fin de l’essai (n=37), et auprès de professionnels de santé impliqués dans leur prise en charge, dont les praticiens hospitaliers (n=7), mais aussi les kinésithérapeutes (n=17) et les psychologues (n=10) exerçant en libéral. Si l’étude a été mise en place initialement pour connaître la manière dont le dispositif numérique venait équiper le travail du patient, pour le soutenir notamment dans le processus d’autonomisation, elle a été réalisée cependant dans un contexte de prise en charge profondément bouleversé par l’arrivée d’un nouveau traitement médicamenteux, le Kaftrio. Celui-ci s’est en effet accompagné d’une amélioration rapide et remarquable de l’état de santé des patients qui, pouvant aller jusqu’à la disparition de certains symptômes respiratoires, ont profondément modifiés les questions liées à l’autonomisation des patients au cours de l’essai.</p>
<p>Cet article propose de décrire les logiques d’usage du nouveau dispositif d’autosurveillance numérique, qui se sont développées à l’heure d’une révolution thérapeutique. Il présente les résultats de cette étude en trois temps. Il s’agit tout d’abord de caractériser le contexte, les modalités ainsi que les enjeux liés la prise en charge de la mucoviscidose. L’analyse met en évidence la manière dont le « travail du patient », en particulier toutes les tâches liées à la surveillance de la maladie qui s’organisent autour de l’objectif d’autonomiser les patients, sont régulièrement négociées entre les différents protagonistes de la relation de soin. L’article présente ensuite les modalités d’appropriation du dispositif d’autosurveillance connecté par les patients, ainsi que les logiques de quantification qui, dans le contexte de l’amélioration de l’état de santé des patients, se rapprochent davantage des usages liés aux pratiques usuelles de Quantified Self. L’analyse porte enfin sur les principaux effets des usages du dispositif numérique sur la relation thérapeutique et le « travail du patient ». Bien que celui-ci évolue effectivement avec l’intégration des objets connectés, l’article montre que leur utilisation est liée davantage au « travail sur la vie quotidienne avec la maladie » et au « travail biographique », plutôt qu’au « travail sur la maladie », périmètre qui était initialement visé par les concepteurs du dispositif dans le contexte pré-Kaftrio. L’article conclut que la configuration des usages s’éloigne de celle d’une surveillance médicale omniprésente, souvent redoutée par les soignants et les patients. Le nouveau dispositif se présente comme une nouvelle modalité de surveillance informelle de la pathologie, qui se développe sous la forme d’une « surveillance douce », consentie, largement construite et maîtrisée par le patient lui-même, de manière complémentaire aux formes de surveillance médicale mises en place dans le cadre de sa prise en charge et dans celui de son travail en tant que patient, à travers des paramètres liés à son état de santé général et, indirectement, à sa maladie.</p>
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