<p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">T<i>&eacute;moins </i>de Jean Norton Cru (1929) se caract&eacute;rise par un projet &ndash;&nbsp;celui de dire la guerre pour emp&ecirc;cher son retour&nbsp;&ndash;, une r&eacute;flexion sur l&rsquo;&eacute;criture de l&rsquo;Histoire, une m&eacute;thode d&rsquo;enqu&ecirc;te et un corpus de textes qui parlent encore &agrave; l&rsquo;historien et &agrave; bien d&rsquo;autres chercheurs d&rsquo;aujourd&rsquo;hui<a name="_ftnref1"></a><a href="#_ftn1"><sup><span style="color:black">[1]</span></sup></a>. Solidement adoss&eacute; &agrave; une pratique de lectures critiques de pr&egrave;s de quatorze ann&eacute;es doubl&eacute;e d&rsquo;une exp&eacute;rience <i>in vivo</i> de la guerre de plus de deux ann&eacute;es, Cru a tout d&rsquo;abord propos&eacute; une d&eacute;finition du t&eacute;moin et du t&eacute;moignage correspondant peu ou prou &agrave; l&rsquo;acception aujourd&rsquo;hui la plus courante. Selon celle-ci, les t&eacute;moignages sont des traces &eacute;crites du pass&eacute;, constitu&eacute;es et laiss&eacute;es par des acteurs de premier plan &mdash;&nbsp;les initi&eacute;s&nbsp;!&nbsp;&mdash;, pour &ecirc;tre transmises aux contemporains non-initi&eacute;s ainsi qu&rsquo;aux g&eacute;n&eacute;rations suivantes, &agrave; dessein ou non, comme autant de buttes-t&eacute;moins m&eacute;morielles. &Agrave; de rares exceptions pr&egrave;s<a name="_ftnref2"></a><a href="#_ftn2"><sup><span style="color:black">[2]</span></sup></a>, cette pr&eacute;tention &agrave; l&rsquo;institution du t&eacute;moignage comme document de premi&egrave;re main pour l&rsquo;historien, et plus encore, du t&eacute;moin ordinaire comme initi&eacute; l&eacute;gitime &agrave; dire et &agrave; transmettre son exp&eacute;rience, fit l&rsquo;unanimit&eacute; contre elle au moment de la parution du gros livre. Aussi &eacute;tonnant que cela puisse para&icirc;tre, aujourd&rsquo;hui encore, l&rsquo;&oelig;uvre de Cru fait l&rsquo;objet de querelles aussi vilaines que d&eacute;pourvues de sens&nbsp;; mais t&acirc;chons de d&eacute;passer cela<a name="_ftnref3"></a><a href="#_ftn3"><sup><span style="color:black">[3]</span></sup></a>. Plus de 85 ans se sont en effet &eacute;coul&eacute;s depuis la premi&egrave;re &eacute;dition de <i>T&eacute;moins&nbsp;;</i> le temps est peut</span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black">-</span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">&ecirc;tre venu de mettre en perspective ce travail demeur&eacute; in&eacute;gal&eacute; et d&rsquo;entrevoir comment il peut &ecirc;tre prolong&eacute;</span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black">, </span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">voire d&eacute;pass&eacute;. Dans cette optique, deux dimensions seront ici abord&eacute;es&nbsp;: dans un premier temps, il sera question de la composition du corpus des t&eacute;moignages de la Grande Guerre disponible en ce moment si singulier du Centenaire&nbsp;; puis dans un second, l&rsquo;exploitation possible des t&eacute;moignages selon une perspective plus large d&rsquo;histoire sociale&nbsp;; en l&rsquo;occurrence, il s&rsquo;agira alors d&rsquo;essayer d&rsquo;appr&eacute;hender au plus pr&egrave;s les comportements individuels et collectifs afin de mieux comprendre pourquoi et pour quoi les hommes et les femmes agissent de la mani&egrave;re dont ils agissent, dans une situation donn&eacute;e&nbsp;; dans cette optique, la Grande Guerre fournit le cadre d&rsquo;investigation mais le questionnement vaut pour bon nombre de situations de crise et le programme d&rsquo;enqu&ecirc;te sugg&eacute;r&eacute; ouvre un certain nombre de pistes pour l&rsquo;appr&eacute;hension d&rsquo;autres p&eacute;riodes de l&rsquo;histoire, je pense particuli&egrave;rement &agrave; la Seconde Guerre mondiale, &agrave; la R&eacute;sistance, aux d&eacute;portations ainsi qu&rsquo;aux exp&eacute;riences concentrationnaires.</span></span></span></span></p> <h2><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><b><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="text-transform:uppercase">Un si&egrave;cle de t&eacute;moignages</span></span></span></b></span></span></h2> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><b><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">T&eacute;moins, <i>l&rsquo;An I de la d&eacute;mocratie testimoniale</i></span></span></b></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Tout &agrave; fait sciemment, Cru n&rsquo;a consid&eacute;r&eacute; que les t&eacute;moins ne d&eacute;passant pas le grade de commandant, autrement dit ceux qui ont eu, &agrave; l&rsquo;instar des soldats du rang et des sous-officiers, les pieds dans la boue et la t&ecirc;te sous les obus et la mitraille. De fait, ce choix s&rsquo;impose radicalement d&egrave;s lors qu&rsquo;il s&rsquo;agit, effectivement, d&rsquo;approcher, de dire et de transmettre l&rsquo;exp&eacute;rience de guerre des combattants v&eacute;ritables, des hommes qui ont une connaissance intime de la guerre de l&rsquo;avant. Or, jusque-l&agrave;, l&rsquo;entreprise de narration de la guerre &eacute;tait rest&eacute;e l&rsquo;apanage des plus &eacute;minents personnages et autres grands chefs militaires dont l&rsquo;une des caract&eacute;ristiques, &agrave; quelques exceptions pr&egrave;s, &eacute;tait pr&eacute;cis&eacute;ment la grande distance les ayant s&eacute;par&eacute;s de la ligne de feu et du danger. &Agrave; ce premier titre, la publication de <i>T&eacute;moins</i> en 1929 marque une vraie rupture et l&rsquo;irruption dans le r&eacute;cit public de la guerre des soldats invisibles et inconnus, les combattants de base et autres hommes de terrain&nbsp;; en somme, elle ouvre l&rsquo;&egrave;re d&eacute;mocratique du t&eacute;moin au sens o&ugrave; tout un chacun ayant v&eacute;cu la guerre ou tout autre exp&eacute;rience traumatique est pos&eacute;, institutionnalis&eacute;, comme un t&eacute;moin potentiel et l&eacute;gitim&eacute; non plus par sa condition (de chef, de noble, etc.) mais par son exp&eacute;rience personnelle. Pour autant, si <i>T&eacute;moins</i> ouvre alors une br&egrave;che qui ne se refermera plus, nous ne sommes qu&rsquo;au tout d&eacute;but d&rsquo;un processus de d&eacute;mocratisation&nbsp;de la parole publique o&ugrave; l&rsquo;on va voir que les choses sont un peu plus complexes et surtout plus lentes &agrave; se dessiner. Ainsi, et malgr&eacute; la mutation que sa r&eacute;v&eacute;lation entra&icirc;ne <i>de facto</i>, le corpus compos&eacute; par Cru pr&eacute;sente-t-il un biais important du point de vue de la repr&eacute;sentation sociale et culturelle des t&eacute;moins&nbsp;: en effet, 98,4</span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black">&nbsp;%</span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"> appartiennent aux classes sup&eacute;rieures et moyennes-sup&eacute;rieures lettr&eacute;es<a name="_ftnref4"></a><a href="#_ftn4"><sup><span style="color:black">[4]</span></sup></a>. Les classes interm&eacute;diaires ne sont gu&egrave;re repr&eacute;sent&eacute;es que par quelques commer&ccedil;ants et encore, tr&egrave;s marginalement (1,6&nbsp;%). Quant aux t&eacute;moins issus des classes populaires, ouvriers et surtout paysans, ils sont tout simplement absents du corpus de Cru. Compte tenu du r&ocirc;le &eacute;minent jou&eacute; par la paysannerie dans l&rsquo;infanterie qui tient les tranch&eacute;es, ce biais constitue &eacute;videmment un probl&egrave;me majeur. L&rsquo;auteur de <i>T&eacute;moins</i> &eacute;tait d&rsquo;ailleurs tout &agrave; fait conscient de son existence et appelait vivement ses camarades poilus les plus modestes &agrave; sortir des armoires et des greniers les t&eacute;moignages ensevelis<a name="_ftnref5"></a><a href="#_ftn5"><sup><span style="color:black">[5]</span></sup></a>. Eh bien, un si&egrave;cle apr&egrave;s la fin de la guerre, on peut dire que son v&oelig;u a &eacute;t&eacute; en partie exauc&eacute;, en partie seulement.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><b><i><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">De </span></span></i></b><b><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">T&eacute;moins<i> &agrave;</i> 500 t&eacute;moins<a name="_ftnref6"></a><a href="#_ftn6"><sup><span style="color:black">[6]</span></sup></a><i>&hellip; La lente d&eacute;mocratisation de la prise de parole sur la guerre</i></span></span></b></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Effectivement, force est de constater que, depuis 1929, le corpus des t&eacute;moins de la Grande Guerre disponible et accessible tant aux lecteurs qu&rsquo;aux chercheurs s&rsquo;est non seulement accru mais profond&eacute;ment diversifi&eacute; du point de vue de sa composition sociale. Un chiffre et trois pourcentages suffisent &agrave; prendre la mesure&nbsp;de la mutation&nbsp;: en effet, aux 250 t&eacute;moins rep&eacute;r&eacute;s par Cru se sont progressivement ajout&eacute;s 500 autres t&eacute;moins d&ucirc;ment r&eacute;pertori&eacute;s et situ&eacute;s tant du point de vue civil, militaire que social par l&rsquo;&eacute;quipe de R&eacute;my Cazals&nbsp;; en outre, parmi ces 500&nbsp;t&eacute;moins, figurent de nombreux in&eacute;dits et quelques t&eacute;moignages de civil(e)s. Par ailleurs, et si l&rsquo;on consid&egrave;re maintenant le corpus global (Cru&nbsp;+&nbsp;Cazals), celui-ci appara&icirc;t <span style="letter-spacing:-.1pt">nettement plus &eacute;quilibr&eacute; dans sa repr&eacute;sentation sociale des conditions et statuts&nbsp;: de 98,4</span>&nbsp;<span style="letter-spacing:-.1pt">% chez Cru, la repr&eacute;sentation des classes sup&eacute;rieures et moyennes sup&eacute;rieures lettr&eacute;es tombe &agrave; 64,6</span>&nbsp;<span style="letter-spacing:-.1pt">%. Les classes interm&eacute;diaires passent de 1,6</span>&nbsp;<span style="letter-spacing:-.1pt">% &agrave; 7,9</span>&nbsp;<span style="letter-spacing:-.1pt">%. Et surtout, les classes populaires repr&eacute;sentent aujourd&rsquo;hui 27,8</span>&nbsp;<span style="letter-spacing:-.1pt">% du corpus global (42,1</span>&nbsp;<span style="letter-spacing:-.1pt">% du corpus Cazals). Dans l&rsquo;ensemble</span>, le corpus global disponible a donc connu un net r&eacute;&eacute;quilibrage m&ecirc;me s&rsquo;il n&rsquo;&eacute;quivaut toujours ni &agrave; la composition sociale de la population fran&ccedil;aise de 1914, ni d&rsquo;ailleurs &agrave; celle du peuple des tranch&eacute;es o&ugrave; la paysannerie &eacute;tait surrepr&eacute;sent&eacute;e, cause de la longueur effarante des listes de tu&eacute;s figurant sur les monuments aux morts de nos villages ruraux. En outre, la comparaison des deux corpus constitu&eacute;s laisse entrevoir une autre surprise&nbsp;: en effet, si dans celui de Cru on compte pr&egrave;s de 99&nbsp;% de bacheliers (et parmi eux beaucoup sont aussi grad&eacute;s de l&rsquo;universit&eacute;), le corpus Cazals rassemble encore pr&egrave;s de 40</span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black">&nbsp;%</span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"> de t&eacute;moins ayant fait des &eacute;tudes sup&eacute;rieures auxquels on peut ajouter les 5&nbsp;% d&rsquo;institu<span style="letter-spacing:.1pt">teurs. Ainsi, malgr&eacute; un fl&eacute;chissement sensible, la surrepr&eacute;sentation des t&eacute;moins &eacute;duqu&eacute;s et m&ecirc;me tr&egrave;s lettr&eacute;s demeure une donn&eacute;e fortement pr&eacute;sente aujourd&rsquo;hui au point que si l&rsquo;on ne consid&egrave;re plus que les t&eacute;moignages &eacute;dit&eacute;s depuis 1998 seulement, 47,9</span>&nbsp;<span style="letter-spacing:.1pt">% des r&eacute;cits &eacute;manent encore de repr&eacute;sentants de grandes lign&eacute;es et de familles bourgeoises<a name="_ftnref7"></a><a href="#_ftn7"><sup><span style="color:black">[7]</span></sup></a>. Cette relative inertie de la composition sociale du corpus est notamment &agrave; mettre au compte d&rsquo;une plus grande proximit&eacute; de ces classes privil&eacute;gi&eacute;es avec l&rsquo;&eacute;crit et l&rsquo;&eacute;dition, le livre y &eacute;tant toujours consid&eacute;r&eacute; comme un bon vecteur d&rsquo;estime de soi et des siens. Quoiqu&rsquo;il en soit, la d&eacute;mocratisation de la prise de parole publique produit ses effets&nbsp;; l&rsquo;existence des nouveaux m&eacute;dias (internet) renforce le ph&eacute;nom&egrave;ne d&rsquo;exposition croissante de la parole populaire&nbsp;; au total, ce r&eacute;&eacute;quilibrage encore relatif mais substantiel permet aux historiens de notre temps d&rsquo;appr&eacute;hender la guerre autrement qu&rsquo;au travers des lunettes des repr&eacute;sentants des seules classes sup&eacute;rieures, lettr&eacute;es et&hellip; grad&eacute;es<a name="_ftnref8"></a><a href="#_ftn8"><sup><span style="color:black">[8]</span></sup></a>. D&rsquo;ores et d&eacute;j&agrave;, le discours souvent &eacute;difiant des &eacute;lites sur la guerre se voit concurrenc&eacute; &ndash;&nbsp;sinon contredit&nbsp;&ndash;, mais toujours nuanc&eacute;, par la parole populaire<a name="_ftnref9"></a><a href="#_ftn9"><sup><span style="color:black">[9]</span></sup></a>. La guerre des uns n&rsquo;est d&eacute;cid&eacute;ment pas celle des autres<a name="_ftnref10"></a><a href="#_ftn10"><sup><span style="color:black">[10]</span></sup></a>. Voil&agrave; le premier apport d&rsquo;une lecture interclassiste des t&eacute;moignages.</span></span></span></span></span></p> <h2><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><b><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="text-transform:uppercase">Au-del&agrave; de la Grande Guerre&nbsp;: documenter le fonctionnement du corps social en crise</span></span></span></b></span></span></h2> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><b><i><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Le t&eacute;moignage comme exp&eacute;rience sociale</span></span></i></b></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">En soi, le maintien de cette distorsion par rapport &agrave; la composition sociale de la soci&eacute;t&eacute; signale &agrave; quel point le t&eacute;moignage &ndash;&nbsp;ici l&rsquo;acte consistant &agrave; restituer et &agrave; exposer dans l&rsquo;espace public une exp&eacute;rience individuelle et collective</span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black">&nbsp;&ndash; </span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">&eacute;tait et demeure une exp&eacute;rience sociale. Non seulement les t&eacute;moins, et aujourd&rsquo;hui leurs descendant(e)s, s&rsquo;affirment en tant que personnages singuliers de l&rsquo;Histoire</span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black">&nbsp;; </span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">ils ont estim&eacute; que leur exp&eacute;rience ou celle de leur plus ou moins lointain parent valait la peine d&rsquo;&ecirc;tre transmise &agrave; d&rsquo;autres, au-del&agrave; du cercle familial. Et clairement, effectuer cette d&eacute;marche d&rsquo;exposition ne va pas de soi pour tout un chacun. Un si&egrave;cle apr&egrave;s, l&rsquo;&eacute;dition du t&eacute;moignage de son anc&ecirc;tre demeure un acte socialement tr&egrave;s marqu&eacute;</span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black">. </span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Dans un certain nombre de cas, cela peut soulever des questions de repr&eacute;sentation et de r&eacute;putation. Par ailleurs, la publication d&rsquo;un t&eacute;moignage suppose la prise en compte des attentes des lecteurs potentiels, que ceux-ci soient clairement envisag&eacute;s ou non. Cette anticipation p&egrave;se plus ou moins sur l&rsquo;&eacute;criture, l&rsquo;expression, le choix des th&egrave;mes et des termes eux-m&ecirc;mes, sur la pr&eacute;sentation de l&rsquo;ouvrage, le choix de la maison d&rsquo;&eacute;dition, de l&rsquo;iconographie, du pr&eacute;facier. Le t&eacute;moin &eacute;crit pour &ecirc;tre lu. Et dans une large mesure, un t&eacute;moin qui ne tiendrait aucun compte des repr&eacute;sentations des lecteurs potentiels prendrait le risque de ne pas &ecirc;tre compris et de rompre le lien t&eacute;nu qu&rsquo;il cherche &agrave; nouer avec ses confidents. C&rsquo;est dire si tout t&eacute;moignage exige d&rsquo;&ecirc;tre resitu&eacute; dans son contexte d&rsquo;&eacute;criture (guerre, censure, autocensure, etc.), d&rsquo;&eacute;dition et de r&eacute;ception. Il ne faut pas sous-estimer les effets de mode. En outre, tout t&eacute;moignage s&rsquo;inscrit dans une dur&eacute;e</span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black">&nbsp;; </span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">par nature, il s&rsquo;agit d&rsquo;un objet processuel, mouvant, instable, tout particuli&egrave;rement en ce qui concerne les sentiments exprim&eacute;s. C&rsquo;est la raison pour laquelle tant de t&eacute;moins peuvent para&icirc;tre contradictoires &agrave; quelques heures d&rsquo;intervalle. Aussi le chercheur pr&eacute;f&egrave;re-t-il exploiter des t&eacute;moignages constitu&eacute;s en corpus</span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black">&nbsp;: </span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">de lettres (correspondances) ou de notations journali&egrave;res (carnets, journaux) poss&eacute;dant une fr&eacute;quence &eacute;lev&eacute;e sur une dur&eacute;e de plusieurs mois ou ann&eacute;es</span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black">. </span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">&Agrave; rebours d&rsquo;un usage fort r&eacute;pandu chez les historiens press&eacute;s, il ne s&rsquo;agit plus d&rsquo;extraire telle ou telle citation cens&eacute;e illustrer telle ou telle th&egrave;se plus ou moins pr&eacute;con&ccedil;ue que de reconstituer des carri&egrave;res comportementales analys&eacute;es dans leur plus ou moins longue dur&eacute;e. Ces <i>analyses longitudinales </i>des t&eacute;moignages sont en d&eacute;finitive les plus &agrave; m&ecirc;me de r&eacute;v&eacute;ler les v&eacute;ritables motivations de leurs auteurs et plus encore d&rsquo;en &eacute;clairer les fluctuations au-del&agrave; de telle ou telle exclamation qui, prise isol&eacute;ment, nous renseigne fort peu.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><b><i><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Quelles sont pr&eacute;cis&eacute;ment les motivations des acteurs&nbsp;?</span></span></i></b></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.2pt">Les historiens discutent beaucoup des motivations des acteurs de l&rsquo;Histoire. Ils ont d&rsquo;ailleurs tendance &agrave; &ecirc;tre abusivement p&eacute;remptoires sur le sujet. Ainsi, les engagements r&eacute;sistants d&rsquo;hier font-ils aujourd&rsquo;hui l&rsquo;objet de relectures plus que surprenantes tendant &agrave; minorer et &agrave; d&eacute;mon&eacute;tiser le r&ocirc;le historique de la R&eacute;sistance<a name="_ftnref11"></a><a href="#_ftn11"><sup><span style="color:black">[11]</span></sup></a>. S&rsquo;agis</span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">sant de la Premi&egrave;re Guerre mondiale, une vive controverse anime depuis plusieurs ann&eacute;es le microcosme des &laquo;&nbsp;sp&eacute;cialistes&nbsp;&raquo;&nbsp;; pour certains, l&rsquo;union sacr&eacute;e et le patriotisme seraient l&rsquo;explication d&eacute;terminante, non seulement de la dur&eacute;e mais aussi des formes et de la violence de la guerre. Pour l&rsquo;essentiel, cette explication qui se veut d&eacute;finitive repose sur deux arguments&nbsp;: l&rsquo;absence tout d&rsquo;abord, exception faite de la Russie, de v&eacute;ritables oppositions &agrave; la guerre&nbsp;; la faiblesse et le caract&egrave;re tardif des mutineries fran&ccedil;aises sont ainsi singuli&egrave;rement mis en avant. Par ailleurs, l&rsquo;&eacute;tude des repr&eacute;sentations de la guerre et de l&rsquo;ennemi produites durant la guerre elle-m&ecirc;me viendrait confirmer le profond investissement des soci&eacute;t&eacute;s dans la guerre. Plusieurs fortes objections peuvent &ecirc;tre oppos&eacute;es &agrave; cette th&egrave;se&nbsp;: en effet, quand on parle de &laquo;&nbsp;soci&eacute;t&eacute;s&nbsp;&raquo;, de qui parle-t-on exactement&nbsp;? Et depuis quand une soci&eacute;t&eacute; forme-t-elle un corps homog&egrave;ne&nbsp;? De fait, s&rsquo;il n&rsquo;est pas rare que la <span style="letter-spacing:.1pt">production culturelle (c&rsquo;est-&agrave;-dire les discours, les images, les &oelig;uvres d&rsquo;art, etc.) t&eacute;moigne d&rsquo;un certain &laquo;&nbsp;consentement&nbsp;&raquo; et parfois m&ecirc;me de &laquo;&nbsp;haine de l&rsquo;ennemi&nbsp;&raquo;, il s&rsquo;av&egrave;re n&eacute;anmoins que ces repr&eacute;sentations sont pour l&rsquo;essentiel celles des &eacute;lites, produites et reproduites par elles, &agrave; des fins auto</span>-l&eacute;gitimatrices et d&rsquo;&eacute;dification des masses, bref, &agrave; des fins de propagande de guerre&nbsp;; sauf &agrave; consid&eacute;rer que ces repr&eacute;sentations des &eacute;lites valent pour l&rsquo;ensemble du corps social, et ceci nonobstant les diff&eacute;rences de conditions, de statuts, de fortunes, bref en niant l&rsquo;existence des classes sociales et des rapports de domination, ces repr&eacute;sentations n&rsquo;&eacute;clairent gu&egrave;re que l&rsquo;investissement dans la guerre d&rsquo;un grand nombre des repr&eacute;sentants des couches sup&eacute;rieures de la nation&nbsp;; rien n&rsquo;autorise &agrave; d&eacute;duire de cette observation socialement fort circonscrite les sentiments et motivations des autres classes sociales constituant le vaste peuple des invisibles et des inaudibles de la soci&eacute;t&eacute;. Faut-il r&eacute;p&eacute;ter que si la guerre n&rsquo;est pas r&eacute;ductible &agrave; ses dimensions proprement militaires, strat&eacute;giques ou diplomatiques, elle ne l&rsquo;est pas non plus aux seules repr&eacute;sentations des &eacute;lites ou de l&rsquo;arri&egrave;re&nbsp;? Force est de reconna&icirc;tre que les d&eacute;clamations martiales r&eacute;p&eacute;t&eacute;es d&rsquo;un Maurice Barr&egrave;s, d&rsquo;un Clemenceau ou les p&eacute;roraisons racistes de tel ou tel homme de sciences n&rsquo;&eacute;clairent pas beaucoup le comportement des paysans arrach&eacute;s brutalement &agrave; leurs moissons un bel apr&egrave;s-midi d&rsquo;ao&ucirc;t, ni la promptitude qu&rsquo;ils ont mise &agrave; rejoindre leur r&eacute;giments respectifs et encore moins leur grande patience de quatre ans et demi. Une fois encore, dire cela ne revient pas &agrave; soutenir que les poilus des classes populaires n&rsquo;&eacute;prouvaient aucun sentiment patriotique car bien que l&rsquo;historien se trouve fort d&eacute;muni pour le mesurer, le patriotisme des uns et des autres n&rsquo;est pas en cause. D&rsquo;ailleurs, pourquoi en douter&nbsp;? En r&eacute;alit&eacute; le probl&egrave;me est ailleurs&nbsp;et r&eacute;side dans le fait que, quelles que soient son intensit&eacute; et ses variations, ce sentiment ne saurait suffire &agrave; expliquer ni le succ&egrave;s de la mobilisation, ni la dur&eacute;e de la guerre, ni les formes que <span style="letter-spacing:-.1pt">celle-ci a prises. Et pour atteindre le c&oelig;ur et l&rsquo;&acirc;me de l&rsquo;ensemble du peuple appel&eacute; aux armes en ao&ucirc;t</span></span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.1pt">&nbsp;19</span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.1pt">14, il faut tenter de l&rsquo;approcher autrement qu&rsquo;&agrave; partir des seuls discours des &eacute;lites de l&rsquo;&eacute;poque. Pr&eacute;cis&eacute;ment, les t&eacute;moignages, de par leur nombre, de par leur diversit&eacute; &eacute;galement, permettent aujourd&rsquo;hui d&rsquo;envisager un autre r&eacute;cit de la guerre qui tienne mieux compte de la multiplicit&eacute; des situations en fonction des conditions sociales, des statuts, de l&rsquo;&acirc;ge, et&hellip; du genre&nbsp;; bref, un autre r&eacute;cit de la guerre comme exp&eacute;rience sociale est possible&nbsp;; certes, il para&icirc;tra beaucoup moins unanimiste, mais il restituera l&rsquo;extr&ecirc;me complexit&eacute; et sinuosit&eacute; des processus qui conduisent tel ou tel individu &agrave; agir dans tel ou tel sens&nbsp;; sans jamais perdre de vue que ce m&ecirc;me individu, &agrave; de tr&egrave;s rares exceptions pr&egrave;s, doit toujours &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute; comme une fraction indissociable d&rsquo;un collectif, groupe, famille, communaut&eacute;, agissant en &eacute;troite interaction avec ces diff&eacute;rents cercles de connaissance.</span></span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">&Agrave; l&rsquo;&eacute;vidence, la situation de guerre bouleverse &agrave; l&rsquo;instar d&rsquo;autres crises majeures les vies de millions de personnes des deux sexes. D&egrave;s l&rsquo;annonce de la mobilisation, c&rsquo;est la routine de la vie quotidienne qui explose. Subitement, s&rsquo;ouvre un nouvel espace d&rsquo;actions, de r&eacute;actions et d&rsquo;interactions, particuli&egrave;rement fluide et mouvant&nbsp;; en somme, la guerre propose une <i>sc&egrave;ne sociale</i> entendue ici au sens le plus th&eacute;&acirc;tral du terme, une sc&egrave;ne compos&eacute;e d&rsquo;acteurs et d&rsquo;actrices &eacute;voluant au c&oelig;ur d&rsquo;une succession de v&eacute;ritables plateaux sc&eacute;niques (par exemple, celui de l&rsquo;annonce de la mobilisation, celui des pr&eacute;paratifs, celui du d&eacute;part et de la s&eacute;paration, celui de l&rsquo;arriv&eacute;e au d&eacute;p&ocirc;t r&eacute;gimentaire puis au front, celui du premier assaut, du premier bombardement subi, etc.)&nbsp;; depuis l&rsquo;annonce de la mobilisation jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;&eacute;ventuel retour &agrave; la fin de la guerre, chaque mouvement du corps et de l&rsquo;&acirc;me pr&eacute;pare le suivant&nbsp;; en ce sens, chacun des plateaux sc&eacute;niques constitue un maillon de la cha&icirc;ne qui structure le comportement des hommes et des femmes concern&eacute;s&nbsp;; malgr&eacute; les apparences, tout maillon isol&eacute; de cette cha&icirc;ne demeure muet face aux sollicitations de l&rsquo;historien. Durant une crise majeure, de multiples situations surgissent et s&rsquo;imposent aux individus et aux groupes auxquels ils sont rattach&eacute;s affectivement, socialement et statutairement&nbsp;; des d&eacute;cisions non anticip&eacute;es, souvent in&eacute;dites, doivent &ecirc;tre prises. Prenons le cas de la mobilisation et du d&eacute;part d&rsquo;ao&ucirc;t&nbsp;1914. Formidable et impr&eacute;vu succ&egrave;s du point de vue des autorit&eacute;s&nbsp;: plus de 2,5&nbsp;millions de Fran&ccedil;ais rejoignent leurs r&eacute;giments et le front en deux semaines&nbsp;; v&eacute;ritable tour de force logistique en effet. Mais cette r&eacute;ussite observable prouve-t-elle l&rsquo;intensit&eacute; du sentiment patriotique des Fran&ccedil;ais&nbsp;?</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Encore une fois, r&eacute;p&eacute;tons-le, il ne s&rsquo;agit pas de douter du patriotisme des Fran&ccedil;ais ou des Europ&eacute;ens de l&rsquo;&eacute;poque&nbsp;; plus simplement, il s&rsquo;agit de sugg&eacute;rer que l&rsquo;invocation de ce sentiment ne suffit pas &agrave; appr&eacute;hender ce qui s&rsquo;est v&eacute;ritablement pass&eacute; en ao&ucirc;t&nbsp;1914. En premier lieu, il convient de consid&eacute;rer que l&rsquo;annonce elle-m&ecirc;me de la mobilisation est un &eacute;v&eacute;nement &eacute;minemment collectif ne laissant que bien peu d&rsquo;espace &agrave; l&rsquo;individu pensant, autonome et rationnel. Contrairement aux apparences, et cela vaut &eacute;videmment encore plus pour les hommes et femmes ordinaires, ce que l&rsquo;on qualifie souvent abusivement de d&eacute;cisions ne sont g&eacute;n&eacute;ralement pas le produit d&rsquo;une d&eacute;lib&eacute;ration personnelle et solitaire et rel&egrave;vent fort peu de la spontan&eacute;it&eacute; individuelle&nbsp;; elles d&eacute;coulent au contraire d&rsquo;un certain nombre d&rsquo;h&eacute;ritages et d&rsquo;apprentissages normatifs plus ou moins longs&nbsp;; elles s&rsquo;inscrivent en outre dans un intense processus interactionnel au cours duquel diff&eacute;rents acteurs (parents, &eacute;pouse, camarades, t&eacute;moins, etc.) exercent une pression sociale sur le mobilis&eacute;. C&rsquo;est l&rsquo;occasion de redire combien l&rsquo;emploi du terme de &laquo;&nbsp;consentement&nbsp;&raquo; est inappropri&eacute; pour rendre compte des actes de la plupart des acteurs ordinaires concern&eacute;s. Ce terme suppose en effet un individu parfaitement autonome et rationnel, en mesure de d&eacute;lib&eacute;rer et d&rsquo;effectuer des choix et, donc, pleinement responsable. Or, cet homme est dans une tr&egrave;s large mesure introuvable en ao&ucirc;t&nbsp;1914, particuli&egrave;rement dans les classes populaires. Qui, en <span style="letter-spacing:.2pt">effet, a v&eacute;ritablement le choix de (se) refuser (&agrave;) la guerre&nbsp;? En r&eacute;alit&eacute;, tous les membres de la communaut&eacute; nationale, riches et pauvres, grands et petits, partants et restants, sont &eacute;galement</span> touch&eacute;s par l&rsquo;annonce battue par le tocsin et le tambour. Ils le sont tous, et ils le sont ensemble. Ce fait est tr&egrave;s important d&egrave;s lors qu&rsquo;il s&rsquo;agit de qualifier la mobilisation et le d&eacute;part d&rsquo;individus.</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">En d&eacute;finitive, ce dont t&eacute;moigne surtout le d&eacute;part massif et quasi unanime de millions d&rsquo;hommes, c&rsquo;est des valeurs dominantes dans une soci&eacute;t&eacute; et &agrave; un moment donn&eacute;, des valeurs partag&eacute;es au sein des diff&eacute;rents cercles de connaissance auxquels chaque mobilis&eacute; se sent attach&eacute;. Or, ces valeurs constituent un bouquet &eacute;videmment non r&eacute;ductible au seul patriotisme, quelle que f&ucirc;t par ailleurs son intensit&eacute; lors de la mobilisation. Aussi, est-ce en portant une attention particuli&egrave;re aux gestes les plus fugaces, aux attitudes, aux diff&eacute;rents mouvements du corps et plus encore, aux contextes sociaux pr&eacute;cis dans lesquels ceux-ci surviennent que l&rsquo;on peut &eacute;clairer et mieux percevoir ce bouquet de valeurs qui habite et fait agir tout individu. En tant que sayn&egrave;tes sociales successives, l&rsquo;annonce de la mobilisation, les pr&eacute;paratifs du d&eacute;part et le d&eacute;part lui-m&ecirc;me s&rsquo;effectuent sous le regard enveloppant, attentif, affectueux et n&eacute;anmoins fortement normatif des siens et des plus ou moins proches. Cette situation impose &agrave; chacun-chacune des mani&egrave;res d&rsquo;&ecirc;tre, des attitudes, des mouvements du corps&nbsp;; bref, des devoirs. Comment faire le l&acirc;che quand tout le monde fait montre du courage qui sied non seulement &agrave; tout citoyen, mais aussi &agrave; tout homme bien <span style="letter-spacing:-.1pt">constitu&eacute;&nbsp;? Gr&acirc;ce aux t&eacute;moignages, l&rsquo;observation, la d&eacute;composition, puis l&rsquo;analyse de ces sc&egrave;nes sociales cruciales qui engagent des millions d&rsquo;individus dans une guerre longue sont propices &agrave; une meilleure appr&eacute;hension du fonctionnement du monde social confront&eacute; &agrave; une crise majeure de cette esp&egrave;ce. L&rsquo;enqu&ecirc;te est fondamentalement transposable &agrave; d&rsquo;autres s&eacute;quences du m&ecirc;me type o&ugrave; les questions de la vie, de la survie et/ou de la mort violente sont brutalement pos&eacute;es.</span></span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.1pt">Au lieu de consid&eacute;rer et de prendre pour argent comptant l&rsquo;opinion exprim&eacute;e par tel ou tel t&eacute;moin au moment o&ugrave; sonne le tocsin et de monter en g&eacute;n&eacute;ralit&eacute; &agrave; partir de tel ou tel cas pris isol&eacute;ment comme simple illustration d&eacute;contextualis&eacute;e, il est plus int&eacute;ressant de d&eacute;composer la sc&egrave;ne sociale qui en d&eacute;finitive voit et montre chaque t&eacute;moin non seulement se mobiliser mais &ecirc;tre mobilis&eacute;. Et ce que disent encore les t&eacute;moignages de la mobilisation, c&rsquo;est que celle des hommes en &acirc;ge d&rsquo;&ecirc;tre appel&eacute;s constitue un moment-cl&eacute;, &eacute;minemment complexe, un moment d&eacute;cisif aussi o&ugrave; l&rsquo;individu ne s&rsquo;appartient pas mais interagit avec ceux qui l&rsquo;entourent&nbsp;; chacun est et demeure en effet tout &agrave; la fois membre d&rsquo;une communaut&eacute;, d&rsquo;une famille, d&rsquo;une classe d&rsquo;&acirc;ge, d&rsquo;une classe sociale, d&rsquo;un genre. Chacun est et demeure fermement attach&eacute; et reli&eacute; &agrave; ses diff&eacute;rents cercles de connaissances et d&rsquo;affection par une multitude de liens qui pour &ecirc;tre souvent invisibles n&rsquo;en sont pas moins tr&egrave;s efficaces en terme d&rsquo;orientation de toute conduite sociale. En fait, d&egrave;s le retentissement des cloches ou du tambour, tout mobilisable est imm&eacute;diatement somm&eacute; de r&eacute;agir et d&rsquo;agir sous le regard de ses camarades, de ses parents, de tous ceux qui comptent &agrave; ses yeux, de tous ceux pour lesquels il compte, en ad&eacute;quation avec les normes dominantes en vigueur. Chacun doit alors faire face&nbsp;et montrer <i>sa</i> face aux regards des autres. Cela concerne les jeunes comme les vieux, les hommes comme les femmes, ceux qui partent comme ceux qui restent. Et si cela ne suffisait pas, l&rsquo;&Eacute;tat et ses divers relais locaux (municipalit&eacute;s, gendarmes, instituteurs et cur&eacute;s, auxquels se joignent de nombreux notables) quadrillent litt&eacute;ralement la sc&egrave;ne sociale de la mobilisation. L&rsquo;intense &eacute;motion collective g&eacute;n&eacute;r&eacute;e par l&rsquo;annonce soudaine de la mobilisation g&eacute;n&eacute;rale, et dans le cas de la France, de l&rsquo;invasion du pays, ach&egrave;ve la fermeture des possibles disponibles. Comment d&egrave;s lors refuser de partir&nbsp;? Au moment o&ugrave; tout le monde est mobilis&eacute; et se mobilise, comment se distraire, individuellement, d&rsquo;un courant aussi collectif, d&rsquo;apparence aussi unanime&nbsp;? Une fois ceci consid&eacute;r&eacute;, il devient particuli&egrave;rement sp&eacute;cieux de parler de consentement &agrave; la guerre des soci&eacute;t&eacute;s en guerre. Sauf dans certains cercles bien circonscrits, on ne consent pas &agrave; la guerre&nbsp;; et si l&rsquo;homme et la femme ordinaires n&rsquo;y consentent pas, c&rsquo;est tout simplement parce que pour eux la question ne se pose pas en termes de choix. Pour des raisons l&eacute;gales, civiques et plus encore, psychologiques et sociales, &agrave; de tr&egrave;s rares exceptions pr&egrave;s, ils ne peuvent faire autrement que de rejoindre le flot des millions de mobilis&eacute;s fermement canalis&eacute;s vers les gares d&rsquo;embarquement et de subir.</span></span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="letter-spacing:-.1pt">Ainsi donc, au-del&agrave; de l&rsquo;&oelig;uvre de Jean Norton Cru et de son projet pacifiste n&eacute; dans les tranch&eacute;es boulevers&eacute;es de Verdun, les t&eacute;moignages peuvent aujourd&rsquo;hui tenir un r&ocirc;le crucial dans notre appr&eacute;hension du fonctionnement du monde social en crise, et au-del&agrave; du monde social tout court, m&ecirc;me s&rsquo;il est vrai que toute crise g&eacute;n&egrave;re une prise de parole particuli&egrave;re et exceptionnelle que la vie paisible et routini&egrave;re ne sait pas susciter. Gageons en tout cas que les historiens, parmi d&rsquo;autres chercheurs en sciences sociales, se saisiront de ce magnifique gisement disponible que sut nous r&eacute;v&eacute;ler le poilu Jean Norton Cru.</span></span></span></span></p> <p>&nbsp;</p> <div> <hr align="left" size="1" width="33%" /></div> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn1"></a><a href="#_ftnref1"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[1]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Renaud Dulong, <i>Le T&eacute;moin oculaire. Les conditions sociales de l&rsquo;attestation personnelle</i>, Paris, &Eacute;ditions de l&rsquo;EHESS, 1998&nbsp;; Carole Dornier, Renaud Dulong (dir.), <i>Esth&eacute;tique du t&eacute;moignage</i>, Caen, Maison des Sciences de l&rsquo;Homme, 2005&nbsp;; Christian Jouhaud, Dinah Ribard et Nicolas Schapira, <i>Histoire, Litt&eacute;rature, T&eacute;moignage</i>, Paris, Gallimard, Folio histoire, 2009, p. 337-344&nbsp;; Charlotte Lacoste, <i>Le T&eacute;moignage comme genre litt&eacute;raire en France de 1914 &agrave; nos jours</i>, Th&egrave;se Sciences du langage et Litt&eacute;rature compar&eacute;e, Universit&eacute;s Paris X et Paris VIII, sous la direction de Tiphaine Samoyault et Fran&ccedil;ois Rastier, 2 d&eacute;cembre 2011&nbsp;; de la m&ecirc;me auteure <i>S&eacute;ductions du bourreau. N&eacute;gation des victimes</i>, Paris, PUF, 2010.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn2"></a><a href="#_ftnref2"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[2]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Citons Jules Isaac, Lucien Febvre ou encore Marc Bloch.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn3"></a><a href="#_ftnref3"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[3]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Il en est fortement question dans le livre collectif consacr&eacute; aux <i>T&eacute;moins &amp; t&eacute;moignages. Figures et objets dans l&#39;histoire du XX<sup>e</sup> si&egrave;cle,</i> sous la direction de Charles Heimberg, Fr&eacute;d&eacute;ric Rousseau et Yannis Thanassekos, &agrave; para&icirc;tre d&eacute;but 2016 aux &eacute;ditions L&#39;Harmattan, env. 400 p.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn4"></a><a href="#_ftnref4"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[4]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Officiers de carri&egrave;re (21,2&nbsp;%), de membres du clerg&eacute; (9,5&nbsp;%), de m&eacute;decins (8,5&nbsp;%), de professeurs, savants, &eacute;rudits (15,9&nbsp;%), d&rsquo;hommes de lettres (28&nbsp;%), ou encore de juristes (9&nbsp;%). Artistes (3,7&nbsp;%), propri&eacute;taires (0,5&nbsp;%) et quelques ing&eacute;nieurs (2,1&nbsp;%) compl&egrave;tent le panel.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn5"></a><a href="#_ftnref5"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[5]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Jean Norton Cru, <i>T&eacute;moins. Essai d&rsquo;analyse et de critique des souvenirs de combattants &eacute;dit&eacute;s en fran&ccedil;ais de 1915 &agrave; 1928</i>, pr&eacute;face et postface de Fr&eacute;d&eacute;ric Rousseau, Presses universitaires de Nancy, coll. &laquo;&nbsp;T&eacute;moins et t&eacute;moignages&nbsp;&raquo;, 2006 [1<sup>re</sup> &eacute;d. Paris, Les &Eacute;tincelles, 1929], p. 492.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn6"></a><a href="#_ftnref6"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[6]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> R&eacute;my Cazals (dir.), <i>500 t&eacute;moins de la Grande Guerre</i>, &Eacute;ditions Midi-Pyr&eacute;n&eacute;ennes-EDHISTO, 2013.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn7"></a><a href="#_ftnref7"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[7]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> De quoi rassurer un historien qui para&icirc;t s&rsquo;en inqui&eacute;ter, Jean-No&euml;l Grandhomme, &laquo;&nbsp;Introduction. Pierre Waline. Des tranch&eacute;es au Bureau international du travail&nbsp;&raquo;, <i>in</i> Pierre Waline, <i>Avec les crapouillots. Souvenirs d&rsquo;un officier d&rsquo;artillerie de tranch&eacute;e, 1914-1919</i>, texte pr&eacute;sent&eacute; par Jean-No&euml;l Grandhomme, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2009, p. 11.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn8"></a><a href="#_ftnref8"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[8]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Nicolas Mariot, <i>Tous unis dans la tranch&eacute;e&nbsp;? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple</i>, Paris, Seuil, 2013.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn9"></a><a href="#_ftnref9"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[9]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> R&eacute;my Cazals, Andr&eacute; Loez, <i>Dans les tranch&eacute;es de 1914-1918</i>, Pau, &Eacute;ditions Cairn, 2008.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn10"></a><a href="#_ftnref10"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[10]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Nicolas Mariot, <i>Tous unis dans la tranch&eacute;e&nbsp;? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple</i>, <i>op. cit.</i></span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn11"></a><a href="#_ftnref11"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[11]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Se reporter aux deux recensions suivantes&nbsp;: Fr&eacute;d&eacute;ric Rousseau, <i>Une histoire de la R&eacute;sistance en minuscule</i>, recension d&rsquo;Olivier Wieviorka, <i>Histoire de la r&eacute;sistance, 1940-1945</i>, Paris, Perrin, 2013&nbsp;; Charles Heimberg, <i>R&eacute;sistance et Lib&eacute;ration en Haute-Savoie, un relativisme et un brouillage m&eacute;moriel &agrave; g&eacute;om&eacute;trie variable</i>, recension de Claude Barbier, <i>Le Maquis de Gli&egrave;res. Mythe et r&eacute;alit&eacute;</i>, Paris, Perrin, 2014&nbsp;; et <i>id., Crimes de guerre &agrave; Hab&egrave;re-Lullin</i>, Saint-Julien-en-Genevois, la Sal&eacute;vienne, 2013, in <i>Revue En Jeu. Histoire et M&eacute;moires vivantes</i>, Revue de la Fondation pour la m&eacute;moire de la d&eacute;portation, n&deg; 3, juin 2014, pp. 153-180.</span></span></span></span></p>