<p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Au moment du dixi&egrave;me anniversaire du g&eacute;nocide se multiplient les fictions et documentaires consacr&eacute;s au conflit qui d&eacute;chira le Rwanda en 1994. Guido Convents remarque que, de mani&egrave;re assez significative, la plupart de ces r&eacute;alisations sont dues &agrave; des initiatives occidentales&nbsp;: &Eacute;tats-Unis, Canada, France, Grande-Bretagne et Belgique, soit autant de pays m&ecirc;l&eacute;s de pr&egrave;s ou de loin aux &eacute;v&eacute;nements, ou du moins d&eacute;tenteurs d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;ts dans la r&eacute;gion. La plupart de ces films participent activement &agrave; la construction et &agrave; la diffusion d&rsquo;une repr&eacute;sentation du g&eacute;nocide principalement ax&eacute;e sur le point de vue occidental. D&eacute;connect&eacute; de sa propre histoire, le Rwanda n&rsquo;y appara&icirc;t plus que comme vague toile de fond<a name="_ftnref1"></a><a href="#_ftn1"><sup><span style="color:black">[1]</span></sup></a>.</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.1pt">S&rsquo;il s&rsquo;agit l&agrave; d&rsquo;une tendance g&eacute;n&eacute;rale, tous les films ne s&rsquo;y inscrivent pas. R&eacute;alis&eacute; au m&ecirc;me moment, le documentaire de Marie-France Collard, </span></span></span><i><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Rwanda. &Agrave; travers nous l&rsquo;humanit&eacute;</span></span></i><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">, repr&eacute;sente une des alternatives &agrave; ce type de productions. Nourri par le spectacle <i>Rwanda 94</i> qui interrogeait notamment &ndash;&nbsp;et avec ses propres outils&nbsp;&ndash; le traitement m&eacute;diatique et le r&ocirc;le de la t&eacute;l&eacute;vision<a name="_ftnref2"></a><a href="#_ftn2"><sup><span style="color:black">[2]</span></sup></a> dans la couverture des &eacute;v&eacute;nements<a name="_ftnref3"></a><a href="#_ftn3"><sup><span style="color:black">[3]</span></sup></a>, le film se construit sur la base de la tourn&eacute;e du Groupov &agrave; Kigali en 2004. <i>Rwanda. &Agrave; travers nous l&rsquo;humanit&eacute;</i> d&eacute;passe de loin la captation partielle de quelques repr&eacute;sentations ou l&rsquo;aventure d&rsquo;un spectacle et d&rsquo;une &eacute;quipe artistique en d&eacute;placement. En d&eacute;tournant le sous-titre de la pi&egrave;ce<a name="_ftnref4"></a><a href="#_ftn4"><sup><span style="color:black">[4]</span></sup></a> pour expliciter son projet filmique d&egrave;s les premi&egrave;res s&eacute;quences, la cin&eacute;aste affirme d&rsquo;embl&eacute;e la dimension r&eacute;flexive de son travail et certains de ses enjeux : &laquo; &agrave; propos d&rsquo;une tentative de r&eacute;paration symbolique envers les morts, &agrave; l&rsquo;usage des vivants&nbsp;&raquo;.</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Marie-France Collard entreprend avec cette nouvelle &laquo;</span></span>&nbsp;<span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">tentative &raquo;&nbsp;une recherche d&rsquo;autres formes et d&rsquo;autres figures. L&rsquo;analyse de <i>Rwanda. &Agrave; travers nous l&rsquo;humanit&eacute;</i> tentera d&rsquo;explorer une nouvelle voie possible dans la repr&eacute;sentation du g&eacute;nocide rwandais, qui parvient tant &agrave; s&rsquo;affranchir de l&rsquo;occidentalocentrisme qui frappe la plupart des productions de 2004 qu&rsquo;&agrave; &eacute;viter l&rsquo;&eacute;cueil d&rsquo;un traitement univoque et probl&eacute;matique du t&eacute;moin.</span></span></span></span></p> <h2><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><b><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="text-transform:uppercase">Rwanda 94</span></span></span></b></span></span></h2> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.1pt">L&rsquo;ann&eacute;e 2000 marque l&rsquo;aboutissement de <i>Rwanda 94</i>, un spectacle atypique de plus de cinq heures propos&eacute; par le Groupov, collectif interdisciplinaire li&eacute;geois qui se d&eacute;finit avant tout comme un laboratoire. &Eacute;crivains, metteurs en sc&egrave;ne, acteurs, vid&eacute;astes, musiciens </span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">et plasticiens y &oelig;uvrent &agrave; l&rsquo;&eacute;laboration de spectacles politiquement et socialement engag&eacute;s<a name="_ftnref5"></a><a href="#_ftn5"><sup><span style="color:black">[5]</span></sup></a></span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black">. </span></span><i><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Rwanda 94</span></span></i><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">, tout en honorant la m&eacute;moire des victimes et en accordant une place importante &agrave; la parole des survivants, revient sur le d&eacute;roulement des &eacute;v&eacute;nements, l&rsquo;histoire du pays, et interroge la responsabilit&eacute; internationale dans l&rsquo;an&eacute;antissement d&rsquo;un million de Rwandais (Tutsis et Hutus mod&eacute;r&eacute;s).</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Sans revenir dans le d&eacute;tail sur la trame de <i>Rwanda 94</i>, il faut d&rsquo;abord<i> </i>rappeler que le spectacle retrace les diff&eacute;rentes &eacute;tapes qui ont conduit au g&eacute;nocide et tente de comprendre ce qui a rendu possible l&rsquo;extermination d&rsquo;un million de Rwandais sous l&rsquo;&oelig;il indiff&eacute;rent de la communaut&eacute; internationale. Pour commenter la gen&egrave;se du projet, le collectif &eacute;voque volontiers la r&eacute;volte&nbsp;; une r&eacute;volte suscit&eacute;e, d&rsquo;une part, par les &eacute;v&eacute;nements et la passivit&eacute; internationale dans laquelle le g&eacute;nocide s&rsquo;est accompli, d&rsquo;autre part par les discours m&eacute;diatiques &ndash;&nbsp;singuli&egrave;rement t&eacute;l&eacute;visuels&nbsp;&ndash; qui ont accompagn&eacute; l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement. Durant quatre ann&eacute;es, un v&eacute;ritable travail de fond est men&eacute; par l&rsquo;&eacute;quipe artistique qui se rend &agrave; plusieurs reprises au Rwanda pour collecter des informations, mais qui collabore aussi avec des ethnologues, historiens, survivants, journalistes et autres t&eacute;moins pour mener &agrave; bien cette entreprise<a name="_ftnref6"></a><a href="#_ftn6"><sup><span style="color:black">[6]</span></sup></a>.</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.3pt">La cin&eacute;aste Marie-France Collard, membre du collectif depuis 1990, avait contribu&eacute; &agrave; l&rsquo;&eacute;criture de <i>Rwanda&nbsp;94<a name="_ftnref7"></a><a href="#_ftn7"><b><sup><span style="color:black">[7]</span></sup></b></a></i></span></span></span><i>&thinsp;</i><i> </i><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.3pt">et sign&eacute; les vid&eacute;os du spectacle. En 2005, elle revient sur cette exp&eacute;rience pour r&eacute;aliser <i>Rwanda. &Agrave; travers nous l&rsquo;humanit&eacute;</i>, un documentaire qui s&rsquo;int&eacute;resse &agrave; la r&eacute;ception du spectacle par le public rwandais et qui d&eacute;peint un pays en crise, dix ans apr&egrave;s le g&eacute;nocide. Entre <i>Rwanda&nbsp;94</i> et <i>Rwanda. &Agrave; travers nous l&rsquo;humanit&eacute;</i> s&rsquo;op&egrave;re une s&eacute;rie de glissements, de prolongements et d&rsquo;empreintes.</span></span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Au cours d&rsquo;une interview, Marie-France Collard rapporte que l&rsquo;utilisation du m&eacute;dium cin&eacute;matographique d&eacute;coule de sa participation &agrave; la cr&eacute;ation de <i>Rwanda 94</i>. Elle n&rsquo;aurait pas voulu traiter du g&eacute;nocide par le biais du cin&eacute;ma dans un premier temps, consid&eacute;rant que le th&eacute;&acirc;tre &eacute;tait peut-&ecirc;tre la forme la plus appropri&eacute;e pour inscrire l&rsquo;individu dans la collectivit&eacute; et le temps pr&eacute;sent<a name="_ftnref8"></a><a href="#_ftn8"><sup><span style="color:black">[8]</span></sup></a>.</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><i><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Rwanda. &Agrave; travers nous l&rsquo;humanit&eacute;</span></span></i><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"> assume pleinement cette filiation et se construit sur d&rsquo;incessants allers-retours, une certaine perm&eacute;abilit&eacute; entre des sc&egrave;nes du spectacle et les s&eacute;quences documentaires. En op&eacute;rant un m&eacute;lange entre spectacle th&eacute;&acirc;tral et images du r&eacute;el, le film interroge la fronti&egrave;re entre le monde et sa repr&eacute;sentation, que le spectacle questionne aussi &agrave; sa fa&ccedil;on en convoquant le r&eacute;el sur sc&egrave;ne de diverses mani&egrave;res.</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.2pt">Une s&eacute;quence en particulier est exemplaire de l&rsquo;hybridit&eacute; constitutive du film</span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">&nbsp;<span style="letter-spacing:-.2pt">: celle de Dusabe Marine, rescap&eacute;e du g&eacute;nocide, qui livre son t&eacute;moignage devant la cam&eacute;ra de Marie-France Collard. Cette partie mobilise trois registres d&rsquo;images qui ne cessent de r&eacute;appara&icirc;tre et de s&rsquo;entrem&ecirc;ler tout au long du documentaire. Il s&rsquo;agit d&rsquo;images de t&eacute;moignage, auxquelles s&rsquo;ajoutent rapidement des extraits de la repr&eacute;sentation de <i>Rwanda 94</i> &agrave; Kigali, et, enfin, des images de comm&eacute;moration.</span></span></span></span></span></p> <h2><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><b><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="text-transform:uppercase">Le t&eacute;moignage de Marine</span></span></span></b><b><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black"><span style="text-transform:uppercase">&nbsp;: </span></span></span></b><b><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="text-transform:uppercase">glissement des images</span></span></span></b><b><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black"><span style="text-transform:uppercase">, </span></span></span></b><b><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="text-transform:uppercase">&nbsp;des lieux et des statuts</span></span></span></b></span></span></h2> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">La s&eacute;quence s&rsquo;ouvre sur le r&eacute;cit de Marine, dont le t&eacute;moignage peut &ecirc;tre divis&eacute; en trois parties, auxquelles correspondent trois lieux</span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black">&nbsp;: </span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">la maison, le charnier puis, dans une moindre mesure, la cabane. Selon le lieu o&ugrave; cette parole est sollicit&eacute;e, le type de discours ainsi que le statut du personnage sont appel&eacute;s &agrave; &eacute;voluer. Le film met en effet en place une figure du t&eacute;moin toujours mouvante et labile, d&eacute;jouant les risques d&rsquo;un dispositif trop classique ou fig&eacute;, r&eacute;affirmant par l&agrave; m&ecirc;me la multiplicit&eacute; des t&eacute;moignages et des exp&eacute;riences.</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.2pt">Dans un premier temps, la rescap&eacute;e fait le r&eacute;cit de son v&eacute;cu. Si l&rsquo;on peut d&eacute;celer quelques cas de voix <i>in</i>, le commentaire s&rsquo;effectue majoritairement en <i>off</i>. La voix de Marine accompagne sa propre image, posant &agrave; distance ce corps ayant subi les pires outrages. Seule survivante avec sa jeune s&oelig;ur d&rsquo;une famille de douze personnes, elle raconte comment, victime de viols &agrave; r&eacute;p&eacute;tition alors qu&rsquo;elle fuyait les massacres puis de chantage apr&egrave;s le g&eacute;nocide, elle a donn&eacute; naissance &agrave; deux gar&ccedil;ons. Au cours de cette partie, l&rsquo;&eacute;chelle des plans varie&nbsp;: un cadrage serr&eacute; permettant d&rsquo;insister sur le visage marqu&eacute; alterne avec des vues plus larges destin&eacute;es &agrave; inscrire le personnage dans l&rsquo;environnement qui est le sien (la petite maison de terre, les enfants n&eacute;s des violences sexuelles). Prononc&eacute; en <i>off</i> sur des images contenant tr&egrave;s peu de dialogues, le commentaire ainsi d&eacute;tach&eacute; du corps appara&icirc;t d&rsquo;autant plus r&eacute;trospectif, presque distanci&eacute;, et s&rsquo;affirme avec puissance comme</span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"> <span style="letter-spacing:-.2pt">t&eacute;moignage. Le r&eacute;cit de Marine, effectu&eacute;</span> <span style="letter-spacing:-.2pt">au sein de la maison familiale</span></span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.2pt">, </span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.2pt">semble s&rsquo;&eacute;riger en</span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"> <span style="letter-spacing:-.2pt">r&eacute;cit de la trag&eacute;die individuelle</span></span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.2pt">.</span></span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.1pt">Le personnage quitte ensuite le foyer et se d&eacute;place jusqu&rsquo;&agrave; une fosse commune, situ&eacute;e un peu plus loin,</span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"> <span style="letter-spacing:-.1pt">o&ugrave;</span> <span style="letter-spacing:-.1pt">des hommes s&rsquo;affairent. Le commentaire de Marine fournit des explications g&eacute;n&eacute;rales sur les charniers au fond desquels on pr&eacute;cipitait les corps lors des tueries. Elle raconte aussi comment, en tant que responsable de &laquo;</span></span></span>&nbsp;<span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.1pt">cellule &raquo;&nbsp;(entit&eacute; administrative), elle a sollicit&eacute; l&rsquo;aide de l&rsquo;&Eacute;tat et a sensibilis&eacute; la population pour qu&rsquo;elle participe au d&eacute;terrement des victimes (parfois moyennant salaire). Outre cet usage de la voix <i>off</i>, une multiplication des &eacute;changes entre les personnages dans le cadre fait progressivement &eacute;voluer le statut de Marine de celui de t&eacute;moin vers celui d&rsquo;acteur. L&rsquo;accent n&rsquo;est plus vraiment plac&eacute; sur le discours testimonial et r&eacute;trospectif&nbsp;: la cam&eacute;ra capte un &eacute;v&eacute;nement en cours (l&rsquo;exhu</span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">mation) auquel le personnage prend une part active. Tenu par la responsable des fouilles, le discours s&rsquo;offre comme voie d&rsquo;acc&egrave;s &agrave; la connaissance pour le spectateur. Si les personnages pr&eacute;sents &agrave; l&rsquo;&eacute;cran sont plus nombreux &agrave; cet instant de la s&eacute;quence, Marine s&rsquo;impose toujours comme figure embl&eacute;matique de la survivante, ainsi que comme porte-parole du reste du groupe. Elle est la seule &agrave; fournir un discours concret et construit sur les gestes capt&eacute;s par l&rsquo;objectif, tandis que les propos des autres personnages sont presque r&eacute;duits &agrave; une ambiance sonore. Seul un homme v&ecirc;tu d&rsquo;un pull-over jaune s&rsquo;adresse directement &agrave; la cam&eacute;ra. Cette intervention permet de l&rsquo;isoler bri&egrave;vement des autres travailleurs. Cette mise en &eacute;vidence prend tout son sens lorsque, quelques minutes plus tard, Marine mentionne le pass&eacute; de l&rsquo;individu. La rescap&eacute;e retrouve soudain son statut premier de t&eacute;moin, dans un dispositif relevant davantage de l&rsquo;interview classique face cam&eacute;ra. L&rsquo;interpr&egrave;te, hors champ, pose des questions en kinyarwanda. Assise sur le sol, un peu &agrave; l&rsquo;&eacute;cart des fosses, la rescap&eacute;e a d&eacute;laiss&eacute; le r&ocirc;le plus actif qui &eacute;tait le sien quelques instants auparavant. Son t&eacute;moignage r&eacute;v&egrave;le la pr&eacute;sence d&rsquo;anciens g&eacute;nocidaires parmi les personnes charg&eacute;es de d&eacute;terrer les cadavres (l&rsquo;homme en jaune), avant d&rsquo;&eacute;voquer les probl&egrave;mes de co<span style="letter-spacing:-.1pt">habitation entre bourreaux et victimes apr&egrave;s les &eacute;v&eacute;nements de 1994. L&agrave;</span> <span style="letter-spacing:-.1pt">o&ugrave;</span> <span style="letter-spacing:-.1pt">la maison</span> <span style="letter-spacing:-.1pt">&eacute;tait le lieu du t&eacute;moignage de la trag&eacute;die individuelle, la fosse commune</span> <span style="letter-spacing:-.1pt">devient symboliquement celui de la trag&eacute;die collective. Le t&eacute;</span>moignage abandonne l&rsquo;aspect autocentr&eacute; qui pr&eacute;valait dans un premier temps pour s&rsquo;&eacute;largir et rendre compte de probl&egrave;mes qui touchent le peuple rwandais de mani&egrave;re plus g&eacute;n&eacute;rale.</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">L&rsquo;&eacute;quipe du d&eacute;terrement se dirige ensuite vers une cabane, et la cam&eacute;ra r&eacute;v&egrave;le une montagne de corps exhum&eacute;s des charniers. Ce lieu impose le cadavre comme preuve irr&eacute;futable d&rsquo;une ex&eacute;cution massive. La parole de Marine devient alors secondaire, et la trace que repr&eacute;sentent les d&eacute;pouilles enchev&ecirc;tr&eacute;es devient primordiale. Tout au long du film, ces images attestent la r&eacute;alit&eacute; des faits pass&eacute;s, mais aussi du deuil en cours, qui passe par le d&eacute;terrement des cadavres qui ont &eacute;t&eacute; ensevelis aux quatre coins du pays et priv&eacute;s de toute c&eacute;r&eacute;monie.</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.2pt">Peu &agrave; peu, un glissement sonore s&rsquo;effectue&nbsp;: la musique et le texte de <i>Rwanda&nbsp;94</i> se superposent aux images tourn&eacute;es par Marie-France Collard. Le &laquo;&nbsp;Ch&oelig;ur des morts &raquo;, qui personnifie dans la pi&egrave;ce du Groupov le million de victimes du g&eacute;nocide, permet de formuler sur le mode po&eacute;tique ce que le documentaire laissait d&eacute;j&agrave; transpara&icirc;tre</span></span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.2pt">&nbsp;:</span></span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.2pt">&laquo;&nbsp;</span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Nous n&rsquo;avons pas eu de fun&eacute;railles comme il est de coutume. Nous avons &eacute;t&eacute; d&eacute;pec&eacute;s et jet&eacute;s dans des fosses communes. Nos cadavres, diss&eacute;min&eacute;s &agrave; travers tout le pays, chiens et vautours les d&eacute;vor&egrave;rent. Puis ils laiss&egrave;rent les os, expos&eacute;s au soleil.&nbsp;&raquo;</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">L&rsquo;interp&eacute;n&eacute;tration des images du film et des sons de la pi&egrave;ce (dialogues et musique <i>live</i>) permet le passage de l&rsquo;un &agrave; l&rsquo;autre. La transition fait ainsi place &agrave; des segments de la repr&eacute;sentation &agrave; Kigali. La r&eacute;alisatrice prend le soin de filmer &agrave; la fois la sc&egrave;ne &ndash;&nbsp;rappelant la parent&eacute; et la compl&eacute;mentarit&eacute; entre les deux projets artistiques&nbsp;&ndash;, et le public qui vibre, pleure, rit, crie, r&eacute;agit. Parmi les spectateurs, on reconna&icirc;t Marine dont le statut est &agrave; nouveau modifi&eacute;. Elle est cette fois spectatrice d&rsquo;un discours port&eacute; sur sa propre trag&eacute;die, plus ou moins testimonial ou po&eacute;tique au gr&eacute; de l&rsquo;&eacute;volution du spectacle du Groupov qui alterne les r&eacute;gimes.</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Enfin, un dernier type d&rsquo;images intervient pour montrer l&rsquo;inhumation de victimes lors de l&rsquo;inauguration du Centre M&eacute;morial de Gisozi &agrave; Kigali, le 7&nbsp;avril 2004. La pr&eacute;sence de certains membres du collectif dans le champ permet de relier ces images &agrave; d&rsquo;autres sc&egrave;nes, toujours relativement courtes, donnant &agrave; voir les artistes visitant diff&eacute;rents lieux de m&eacute;moire. Syst&eacute;matiquement, ces br&egrave;ves s&eacute;quences sont accompagn&eacute;es d&rsquo;une l&eacute;gende permettant de contextualiser les images. Outre le fait qu&rsquo;elles rendent compte d&rsquo;un processus de reconstruction nationale, ces sc&egrave;nes tendent &agrave; inscrire le travail du Groupov et celui de la r&eacute;alisatrice dans la lign&eacute;e de ces gestes et lieux de comm&eacute;moration.</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.1pt">Le documentaire d&eacute;cline ainsi les figures du corps, comme pour en affirmer la valeur testimoniale&nbsp;: corps-survivant parmi les corps-silhouettes&nbsp;; corps-d&eacute;pouille&nbsp;; corps-th&eacute;&acirc;tral (d&eacute;termin&eacute; par la copr&eacute;sence physique de l&rsquo;acteur et du spectateur, qui prend litt&eacute;ralement corps dans cette communaut&eacute;) ou encore corps-m&eacute;morial. En somme, et pour le dire avec Dominique Baqu&eacute;<a name="_ftnref9"></a><a href="#_ftn9"><sup><span style="color:black">[9]</span></sup></a>, <i>Rwanda. &Agrave; travers nous l&rsquo;humanit&eacute;</i> articule ici <i>corps-paroles</i> et <i>paroles incarn&eacute;es</i> pour construire son projet politique.</span></span></span></span></span></p> <h2><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><b><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="text-transform:uppercase">De l&rsquo;individuel au collectif, du mort-vivant au Ch&oelig;ur des morts</span></span></span></b></span></span></h2> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><i><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Rwanda. &Agrave; travers nous l&rsquo;humanit&eacute;</span></span></i><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">, &agrave; l&rsquo;instar du projet du Groupov, recueille un ensemble de t&eacute;moignages pour tenter de redonner un corps, une voix, un nom &agrave; ce million de morts. Progressivement se dessine un film choral o&ugrave; le lien entre le singulier et le collectif est central. Au-del&agrave; d&rsquo;une vis&eacute;e th&eacute;rapeutique de la parole se pose la question d&rsquo;un </span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black">&laquo;&nbsp;</span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">devoir de m&eacute;moire</span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black">&nbsp;&raquo;</span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"> qui se voit ici v&eacute;ritablement et litt&eacute;ralement re-singularis&eacute;. Tout le projet de cette articulation entre l&rsquo;individuel et le collectif vise bien &agrave; rendre une identit&eacute;, une humanit&eacute;, aux victimes.</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:.1pt">Yolande Mukagasana, dont le t&eacute;moignage ouvre le spectacle du Groupov, joue en quelque sorte son propre r&ocirc;le pour offrir, &agrave; chaque repr&eacute;sentation, le r&eacute;cit d&rsquo;une trag&eacute;die &ndash;&nbsp;la sienne&nbsp;&ndash; qu&rsquo;elle partage avec tant d&rsquo;autres familles. Elle le proclame&nbsp;: </span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.2pt">&laquo;&nbsp;</span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:.1pt">Si je dois survivre, je dois t&eacute;moigner du g&eacute;nocide. Ce sera ma vie, ce sera mon h&eacute;ritage.</span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.2pt">&nbsp;&raquo;</span></span></span>&nbsp;<span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:.1pt">Ces propos prononc&eacute;s sur le plateau renvoient, par extension, aux diff&eacute;rentes prises de paroles rapport&eacute;es par le film. On retrouve ici la posture, assez r&eacute;pandue dans le cas des t&eacute;moignages de survivants, du personnage t&eacute;moignant pour lui-m&ecirc;me et pour les autres victimes, survivantes ou disparues<a name="_ftnref10"></a><a href="#_ftn10"><sup><span style="color:black">[10]</span></sup></a>.</span></span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Si le m&eacute;lange entre les discours testimonial et th&eacute;&acirc;tral permet la naissance d&rsquo;une parole plus po&eacute;tique, il impose surtout l&rsquo;id&eacute;e du t&eacute;moignage choral. Au sein du film, diff&eacute;rents t&eacute;moins font entendre leur voix, et ces t&eacute;moignages s&rsquo;effectuent sur diff&eacute;rents modes. La dimension collective et polyphonique trouve un &eacute;cho dans le Ch&oelig;ur des morts de <i>Rwanda 94</i>, qui r&eacute;appara&icirc;t &agrave; de nombreuses reprises dans le documentaire. Cette utilisation du ch&oelig;ur permet ici d&rsquo;&eacute;tendre les possibilit&eacute;s du t&eacute;moignage</span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black">&nbsp;:</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.2pt">&laquo;&nbsp;</span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Le t&eacute;moignage est une forme appropri&eacute;e concernant les g&eacute;nocides, mais dans notre cas, il faut savoir que l&rsquo;on parle d&rsquo;une chose qui est situ&eacute;e dans l&rsquo;ordre de la repr&eacute;sentation. Pour un certain nombre de gens dans la profession, cela pose probl&egrave;me. Cela pose toutes les questions de ce qui est possible, impossible, inad&eacute;quat ou non dans l&rsquo;ordre de la repr&eacute;sentation. Le traitement de ce &laquo;&nbsp;r&eacute;el</span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black">&nbsp;&raquo; </span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">dans quelque chose qui se pr&eacute;sente comme un spectacle. Qu&rsquo;est-ce qui est entendu par th&eacute;&acirc;tre, spectacle&nbsp;? Jusqu&rsquo;&agrave; quel point le th&eacute;&acirc;tre peut-il d&eacute;ranger et comment peut-il se d&eacute;ranger lui-m&ecirc;me&nbsp;?</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Le metteur en sc&egrave;ne joue au conf&eacute;rencier, comme on pourrait dire que Yolanda Mukagasana joue son propre r&ocirc;le de t&eacute;moin. Sur le point pr&eacute;cis&eacute;ment dont ne peuvent t&eacute;moigner que les vivants, le spectacle peut, &agrave; ses risques et p&eacute;rils, faire un pas de plus&nbsp;: il peut convoquer les morts.<span style="letter-spacing:-.2pt">&nbsp;&raquo;</span><a name="_ftnref11"></a><a href="#_ftn11"><sup><span style="color:black">[11]</span></sup></a></span></span>&nbsp;</span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:.1pt">Cette personnification des disparus permet de donner corps &agrave; un <i>collectif-t&eacute;moignant</i> absolument singulier, r&eacute;unissant victimes des massacres et survivants que film et pi&egrave;ce pr&eacute;sentent comme des &laquo;&nbsp;morts-vivants&nbsp;&raquo;<a name="_ftnref12"></a><a href="#_ftn12"><sup><span style="color:black">[12]</span></sup></a>. Par ce biais, le documentaire, &agrave; la suite du projet th&eacute;&acirc;tral, donne la parole aux morts qu&rsquo;il convoque, d&eacute;passant ainsi une des limites de la repr&eacute;sentation, justement point&eacute;e par Jacques Delcuvellerie, metteur en sc&egrave;ne et co-auteur de <i>Rwanda 94</i>, dans la citation qui pr&eacute;c&egrave;de.</span></span></span></span></span></p> <h2><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><b><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="text-transform:uppercase">Bourreaux et complices face aux survivants</span></span></span></b></span></span></h2> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><i><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">Rwanda. &Agrave; travers nous l&rsquo;humanit&eacute;</span></span></i><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"> donne &agrave; voir un pays qui peine &agrave; se reconstruire. Le documentaire reconna&icirc;t, entre autres, la cohabitation probl&eacute;matique entre bourreaux et victimes au lendemain du g&eacute;nocide. Marie-France Collard fait le choix de ne donner la parole qu&rsquo;aux rescap&eacute;s ou aux diverses personnes soutenant les victimes. De mani&egrave;re exemplaire, le traitement de l&rsquo;homme en jaune que Marine d&eacute;signe comme g&eacute;nocidaire dans la s&eacute;quence analys&eacute;e en amont ne permet pas une r&eacute;elle prise de parole qui pourrait aboutir &agrave; une confrontation entre le bourreau et son propre pass&eacute;. Il est pr&eacute;sent en tant que figurant, en tant qu&rsquo;embl&egrave;me d&rsquo;une cohabitation insupportable et d&rsquo;un deuil rendu impossible par l&rsquo;absence de justice et de r&eacute;paration. Le proc&eacute;d&eacute; fonctionne ici &agrave; l&rsquo;inverse de celui pr&ocirc;n&eacute; par Rithy Panh, qui insiste souvent sur la n&eacute;cessit&eacute; de l&rsquo;acte<a name="_ftnref13"></a><a href="#_ftn13"><sup><span style="color:black">[13]</span></sup></a> (en un sens, et pour le dire autrement, de la m&eacute;moire du geste) mais aussi de la confrontation pour lib&eacute;rer la parole du bourreau&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il arrive un moment o&ugrave; la victime et le bourreau ont besoin l&rsquo;un de l&rsquo;autre pour continuer ensemble le travail de m&eacute;moire.&nbsp;&raquo;<a name="_ftnref14"></a><a href="#_ftn14"><sup><span style="color:black">[14]</span></sup></a> La m&eacute;moire serait chez lui le fruit d&rsquo;un processus dialogique entre victimes et bourreaux.</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.05pt">Le refus d&rsquo;accorder la parole aux bourreaux permet par ailleurs de les maintenir &agrave; une distance non conflictuelle, comme le soutient Myoung-Jin Cho dans sa r&eacute;flexion sur la relation filmeur/film&eacute;</span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">&nbsp;<span style="letter-spacing:-.05pt">: </span><span style="letter-spacing:-.2pt">&laquo;&nbsp;</span><span style="letter-spacing:-.05pt">Donner la parole aux bourreaux et les</span> <span style="letter-spacing:-.05pt">&eacute;couter implique d&rsquo;instaurer une relation inconfortable d&rsquo;&eacute;change entre filmeur et film&eacute;s<a name="_ftnref15"></a><a href="#_ftn15"><sup><span style="color:black">[15]</span></sup></a></span><span style="letter-spacing:-.2pt">. &raquo;</span><span style="letter-spacing:-.05pt"> Ne pas accorder ce droit de parole permet d&rsquo;&eacute;viter toute relation, mais &eacute;galement toute confusion possible entre bourreaux et victimes. De toute &eacute;vidence, cette fronti&egrave;re demeure parfaitement herm&eacute;tique dans le projet de Marie-France Collard, o&ugrave; le travail de la m&eacute;moire se fraye un autre chemin.</span></span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">&Agrave; la s&eacute;quence introductive du documentaire succ&egrave;de la sc&egrave;ne de t&eacute;moignage de Yolande qui ouvre le spectacle du Groupov. Cette construction contribue &agrave; rapprocher les deux projets d&egrave;s les premi&egrave;res minutes du film. Il ne fait aucun doute que les propos tenus par la rescap&eacute;e rejoignent le documentaire&nbsp;:</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.2pt">&laquo; [&hellip;]</span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black">&nbsp;je d&eacute;clare devant vous et devant l&rsquo;humanit&eacute; que quiconque ne veut prendre connaissance du calvaire du peuple rwandais est complice des bourreaux.&nbsp;&raquo;</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; text-indent:8.5pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.1pt">&Agrave;</span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"> <span style="letter-spacing:-.1pt">la suite de <i>Rwanda 94</i>, le film questionne la responsabilit&eacute; des instances internationales dans le g&eacute;nocide rwandais. Le documentaire a ceci d&rsquo;int&eacute;ressant qu&rsquo;il prend le parti d&rsquo;assumer une certaine position schizophr&eacute;nique d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; occidentale &ndash;&nbsp;et d&rsquo;une Belgique, en particulier&nbsp;&ndash; en proie &agrave; la culpabilit&eacute;. Le film de Marie-France Collard ne cache pas la relation parfois probl&eacute;matique entre le t&eacute;moignant et l&rsquo;interviewer. Plusieurs s&eacute;quences le soul&egrave;vent</span></span></span><span dir="RTL" new="" roman="" style="font-family:" times=""><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.1pt">&nbsp;: </span></span></span><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><span style="letter-spacing:-.1pt">des Europ&eacute;ens sont &agrave; l&rsquo;origine de la pi&egrave;ce et du film, autrement dit des personnes &eacute;trang&egrave;res &agrave; cette douleur, mais, surtout, qui ont &eacute;t&eacute; les t&eacute;moins muets et passifs du g&eacute;nocide. Certains t&eacute;moins abordent assez directement le probl&egrave;me, amor&ccedil;ant chez le spectateur une r&eacute;flexion portant sur la responsabilit&eacute; occidentale aussi bien dans les faits que dans la repr&eacute;sentation du g&eacute;nocide. Le film a l&rsquo;honn&ecirc;tet&eacute; de questionner la position du r&eacute;alisateur/interviewer comme locuteur privil&eacute;gi&eacute;, et la l&eacute;gitimit&eacute; d&rsquo;une telle parole.</span></span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-family:Helvetica">&Agrave; rebours des productions &eacute;voqu&eacute;es en introduction qui tendent &agrave; arracher le Rwanda &agrave; son histoire, Marie-France Collard propose avec <i>Rwanda. &Agrave; travers nous l&rsquo;humanit&eacute;</i> un travail &agrave; la fois politique et po&eacute;tique. La forme qu&rsquo;emprunte son projet cin&eacute;matographique, hybride, constitue l&rsquo;une des voies possibles dans le cadre probl&eacute;matique et toujours d&eacute;licat de la repr&eacute;sentation d&rsquo;un g&eacute;nocide. En optant pour un documentaire croisant les pratiques artistiques, la cin&eacute;aste construit un film o&ugrave; les figures du t&eacute;moin, plurielles, oscillant entre spectacle vivant et enregistr&eacute;, entre r&eacute;alit&eacute; et fantasme, non seulement jouent un r&ocirc;le important en tant que vecteurs d&rsquo;une m&eacute;moire collective mais interrogent en outre la responsabilit&eacute; de toute forme et de toute repr&eacute;sentation d&rsquo;un g&eacute;nocide.</span></span></span></p> <div> <hr align="left" size="1" width="33%" /></div> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn1"></a><a href="#_ftnref1"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[1]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Guido Convents, <i>Images et paix. Les Rwandais et les Burundais face au cin&eacute;ma et &agrave; l&rsquo;audiovisuel, </i>Leuven, Afrika Filmfestival, 2008, p. 496.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn2"></a><a href="#_ftnref2"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[2]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Voir notamment l&rsquo;article que Nancy Delhalle consacre &agrave; cette question. Nancy Delhalle, &laquo; Un miroir invers&eacute;. La mise en sc&egrave;ne de la t&eacute;l&eacute;vision dans <i>Rwanda 94 </i>du Groupov &raquo;, in <i>Visible,</i> n&deg; 3, &laquo; Interm&eacute;dialit&eacute; visuelle &raquo;, 2007, pp. 99-106.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn3"></a><a href="#_ftnref3"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[3]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Le g&eacute;nocide rwandais n&rsquo;a produit que peu d&rsquo;images, au point qu&rsquo;Olivier Barlet parle d&rsquo;ailleurs d&rsquo;un &laquo; massacre perp&eacute;tr&eacute; &agrave; l&rsquo;abri des cam&eacute;ras &raquo;. Voir Olivier Barlet, <i>Les Cin&eacute;mas d&rsquo;Afrique des ann&eacute;es 2000. Perspectives critiques,</i> Paris, L&rsquo;Harmattan, 2012, p. 258.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn4"></a><a href="#_ftnref4"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[4]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Une tentative de r&eacute;paration symbolique envers les morts, &agrave; l&rsquo;usage des vivants.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn5"></a><a href="#_ftnref5"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[5]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Groupov, &laquo; Le Groupov &raquo;, [en ligne], http://groupov.be/index.php/index/presentation, consult&eacute; le 25/11/2015.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn6"></a><a href="#_ftnref6"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[6]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Jacques Delcuvellerie, &laquo; <i>Rwanda 94,</i> une tentative &raquo;, in <i>Europe. Revue litt&eacute;raire mensuelle,</i> n<sup>os</sup> 926-927, &laquo;&nbsp;&Eacute;crire l&rsquo;extr&ecirc;me. La Litt&eacute;rature et l&rsquo;art face aux crimes de masse&nbsp;&raquo;, juin-juillet 2006, pp. 115-118</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn7"></a><a href="#_ftnref7"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[7]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Le spectacle est le fruit d&rsquo;une &eacute;criture collective. Sont cr&eacute;dit&eacute;s comme auteurs Marie-France Collard, Jacques Delcuvellerie, Yolande Mukagasana, Jean-Marie Piemme, Mathias Simons.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn8"></a><a href="#_ftnref8"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[8]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Marie-France Collard, entretien avec Richard Olivier, <i>Big Memory</i> [DVD], Olivier films, 2012.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn9"></a><a href="#_ftnref9"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[9]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Dominique Baqu&eacute;, <i>Pour un nouvel art politique. De l&rsquo;art contemporain au documentaire, </i>Paris, Flammarion, coll. Champs, 2006, pp. 235-254.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn10"></a><a href="#_ftnref10"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[10]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> La plupart des t&eacute;moins qui interviennent dans le film ont par ailleurs eu l&rsquo;occasion de s&rsquo;exprimer dans un autre cadre. L&rsquo;activit&eacute; m&eacute;morielle de Yolande, par exemple, s&rsquo;&eacute;tend &agrave; une pratique d&rsquo;&eacute;criture et de t&eacute;moignage ext&eacute;rieure au projet du Groupov. Le documentaire laisse par ailleurs entrevoir que d&rsquo;autres personnages, telle que Marine, ont &eacute;t&eacute; appel&eacute;s &agrave; t&eacute;moigner dans un cadre juridique, principalement au sein des &laquo; gacacas &raquo; (sorte de tribunaux communautaires) qui apparaissent en nombre au Rwanda apr&egrave;s les &eacute;v&eacute;nements de 1994, d&eacute;peints notamment dans le film de Bernard Bellefroid, <i>Rwanda, les collines parlent</i> (2006).</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn11"></a><a href="#_ftnref11"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[11]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Marie-France Collard, Jacques Delcuvellerie, &laquo; C&rsquo;&eacute;tait un million de fois une personne &raquo;, in <i>Quarto, </i>n&deg;&thinsp;73, &laquo; La volont&eacute; de l&rsquo;autre &raquo;, 2000, [en ligne], http://groupov.be/index.php/index/showtexte/id/10, consult&eacute; le 25/11/2015.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn12"></a><a href="#_ftnref12"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[12]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Le terme est aussi bien utilis&eacute; par une survivante qui intervient dans le documentaire que par Jacques Delcuvellerie (voir J. Delcuvellerie, <i>&laquo; Rwanda 94, une tentative &raquo;, art. cit., </i>p. 116).</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn13"></a><a href="#_ftnref13"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[13]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Fran&ccedil;ois Niney parle de &laquo; remise en jeu &raquo; pour parler de ce re-jeu d&rsquo;une situation pass&eacute;e. Fran&ccedil;ois Niney, <i>Le documentaire et ses faux-semblants,</i> Paris, Klincksieck, 2009, p. 178.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn14"></a><a href="#_ftnref14"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[14]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Rithy Panh, &laquo; La parole film&eacute;e. Pour vaincre la terreur &raquo;, in <i>Communications,</i> n&deg; 71, &laquo; Le parti pris du document &raquo;, 2001, p. 383.</span></span></span></span></p> <p><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri"><a name="_ftn15"></a><a href="#_ftnref15"><sup><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:blue">[15]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:Helvetica"> Myoung-Jin Cho, &laquo; Donner la parole aux bourreaux ? &raquo;, in Jean-Pierre Bertin-Maghit (dir.), <i>Lorsque Clio s&rsquo;empare du documentaire,</i> vol. II, &laquo; Archives, t&eacute;moignage, m&eacute;moire &raquo;, Paris, L&rsquo;Harmattan/INA, 2011, p. 188.</span></span></span></span></p>