<p class="texte" dir="ltr"><strong>Il n&rsquo;y a pas de crise </strong><em><strong>dans</strong></em><strong> les sciences</strong></p> <p class="texte" dir="ltr">Le sentiment de vivre une crise, comme celui d&rsquo;&ecirc;tre en d&eacute;cadence, dont il n&rsquo;est peut-&ecirc;tre qu&rsquo;une variante moins r&eacute;actionnaire, est presque permanent. Nous n&rsquo;y &eacute;chappons pas. M&ecirc;me pendant les &laquo;&nbsp;trente glorieuses&nbsp;&raquo;, on d&eacute;non&ccedil;ait qui la &laquo;&nbsp;crise des valeurs&nbsp;&raquo;, qui les premi&egrave;res secousses de la &laquo;&nbsp;crise g&eacute;n&eacute;rale du capitalisme&nbsp;&raquo;. La soci&eacute;t&eacute; n&rsquo;est jamais stable, et les changements que nous vivons nous apparaissent toujours comme plus rapides, plus profonds, plus destructeurs que ceux du pass&eacute;. Soyons donc prudents devant les affirmations de ceux qui annoncent, parfois avec une satisfaction mal dissimul&eacute;e, l&rsquo;imminence ou la r&eacute;alit&eacute; d&rsquo;une crise. Mais il arrive aussi qu&rsquo;ils aient raison...</p> <p class="texte" dir="ltr"><img alt="Image1" src="https://numerev.com/images/cpp/docannexe/image/1373/img-1.jpg" style="width:3.8846inch;height:2.2409inch;margin-left:0.0in;margin-right:0.0in;margin-top:0mm;margin-bottom:0mm;padding-top:0.0602in;padding-bottom:0.0602in;padding-left:0.1102in;padding-right:0.1102in;border:none" /></p> <p class="texte" dir="ltr"><a id="Image17Cgraphics"></a>Le th&egrave;me qui nous est propos&eacute; par la r&eacute;daction de la revue, &laquo;&nbsp;La crise de la science et la modernit&eacute;&nbsp;&raquo;, me laisse perplexe. Par l&rsquo;emploi de l&rsquo;article d&eacute;fini &laquo;&nbsp;la&nbsp;&raquo;, il pr&eacute;suppose qu&rsquo;il y a effectivement crise, et par celui de la conjonction &laquo;&nbsp;et&nbsp;&raquo; qu&rsquo;elle est li&eacute;e de quelque fa&ccedil;on &agrave; la modernit&eacute;.&nbsp; Cela ne me semble pas du tout &eacute;vident, et il vaut la peine de s&rsquo;interroger sur la validit&eacute; de ces deux suppositions, et en particulier sur la r&eacute;alit&eacute; d&rsquo;une crise de la science. Fontenelle, rationaliste prudent, recommandait &agrave; peu pr&egrave;s (je cite de m&eacute;moire)&nbsp;: &laquo;&nbsp;assurons-nous du fait avant d&rsquo;en chercher la cause, pour ne pas se donner le ridicule d&rsquo;expliquer ce qui n&rsquo;est point&nbsp;&raquo;. Quant &agrave; la modernit&eacute;, j&rsquo;avoue ne pas savoir exactement ce que c&rsquo;est, d&rsquo;autant plus que de bons auteurs nous assurent que nous sommes entr&eacute;s dans l&rsquo;&egrave;re post-moderne, qui est pour certains le d&eacute;passement et la n&eacute;gation de la modernit&eacute;, et pour d&rsquo;autres son accomplissement. Pas facile de s&rsquo;y retrouver... Mais si on prend &laquo;&nbsp;modernit&eacute;&nbsp;&raquo; simplement comme &laquo;&nbsp;l&rsquo;&eacute;tat actuel de la soci&eacute;t&eacute;&nbsp;&raquo;, l&rsquo;hypoth&egrave;se sugg&eacute;r&eacute;e serait que la crise, s&rsquo;il y en a bien une, serait due &agrave; des facteurs sociaux, <em>externes</em> &agrave; la science elle-m&ecirc;me. Je commencerai donc par m&rsquo;interroger sur la r&eacute;alit&eacute; d&rsquo;une telle crise avant de r&eacute;fl&eacute;chir d&rsquo;il y a lieu sur sa nature et ses causes.</p> <p class="texte" dir="ltr">Le mot crise est polys&eacute;mique, son sens varie selon le domaine auquel on l&rsquo;applique. Il est relativement clair en &eacute;conomie, o&ugrave; il &eacute;voque la r&eacute;cession, le ch&ocirc;mage, les faillites. Il l&rsquo;est beaucoup moins lorsqu&rsquo;on parle de crise des valeurs ou de crise de civilisation. Les points communs sont alors les id&eacute;es de remise en cause, de conflit, et aussi de malaise. Mais toute transformation, m&ecirc;me conflictuelle, n&rsquo;est pas n&eacute;cessairement ressentie comme une crise.</p> <p class="texte" dir="ltr">Et en science&nbsp;? Kuhn, dans sa th&eacute;orie du d&eacute;veloppement scientifique, en fait une &eacute;tape essentielle de celui-ci. C&rsquo;est le moment o&ugrave; les difficult&eacute;s, les probl&egrave;mes non r&eacute;solus, les ph&eacute;nom&egrave;nes inattendus et inexpliqu&eacute;s s&rsquo;accumulent, ce qui am&egrave;ne &agrave; une r&eacute;volution scientifique et &agrave; l&rsquo;adoption plus ou moins rapide d&rsquo;un nouveau paradigme. On peut dire qu&rsquo;il y a crise quand la distance entre la th&eacute;orie et les donn&eacute;es empiriques devient trop forte. Elle peut donc &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;e comme un moment positif, puisqu&rsquo;elle est le signe d&rsquo;un accroissement des connaissances.</p> <p class="texte" dir="ltr">C&rsquo;est en physique que les crises ont &eacute;t&eacute; les plus nettes et les plus facilement rep&eacute;rables (je ne parle ici que des sciences de la nature, celles dites &laquo;&nbsp;dures&nbsp;&raquo;, le cas des sciences de l&rsquo;homme est compl&egrave;tement diff&eacute;rent<a class="footnotecall" href="#ftn1" id="bodyftn1">1</a>). On pense &eacute;videmment &agrave; l&rsquo;apparition de la th&eacute;orie de la relativit&eacute;, ou &agrave; celle de la m&eacute;canique quantique, qui ont permis de rendre compte de difficult&eacute;s bien reconnues, mais au prix d&rsquo;un changement complet de perspective et de la modification de concepts aussi fondamentaux que l&rsquo;espace, le temps ou le d&eacute;terminisme. Certains physiciens estiment qu&rsquo;il y a eu dans les ann&eacute;es 50 une crise moins spectaculaire, mais pas moins profonde, quand les d&eacute;couvertes de nouvelles particules s&rsquo;accumulaient sans qu&rsquo;on sache y mettre de l&rsquo;ordre, les classer de fa&ccedil;on coh&eacute;rente, ce qui &eacute;tait pour eux le signe d&rsquo;insuffisances graves de la th&eacute;orie. C&rsquo;est &agrave; partir, entre autres, de ces interrogations qu&rsquo;a &eacute;t&eacute; &eacute;labor&eacute; le &laquo;&nbsp;mod&egrave;le standard&nbsp;&raquo;, accept&eacute; aujourd&rsquo;hui par tous les physiciens, mais sans toutefois qu&rsquo;on puisse consid&eacute;rer qu&rsquo;il y ait eu une v&eacute;ritable r&eacute;volution scientifique.</p> <p class="texte" dir="ltr">Une caract&eacute;ristique importante de ces crises scientifiques est que leur r&eacute;solution n&rsquo;entra&icirc;ne pas, quoi qu&rsquo;on dise souvent, de rupture compl&egrave;te avec le pass&eacute;, de discontinuit&eacute; radicale. Pour &ecirc;tre accept&eacute;s, une nouvelle th&eacute;orie, un nouveau paradigme, doivent pouvoir rendre compte de l&rsquo;essentiel des connaissances consid&eacute;r&eacute;es comme acquises, m&ecirc;me si on les consid&egrave;re autrement et leur attribue une signification profond&eacute;ment diff&eacute;rente. Et en g&eacute;n&eacute;ral les m&eacute;thodes et les crit&egrave;res de validit&eacute; restent invariants, ce qui peut faciliter le passage au nouveau point de vue. Il y a toujours &agrave; la fois continuit&eacute; et discontinuit&eacute;.</p> <p class="texte" dir="ltr">A ma connaissance, actuellement, aucun chercheur dans les sciences &laquo;&nbsp;dures&nbsp;&raquo; n&rsquo;estime se trouver face &agrave; une telle crise. Certes, les probl&egrave;mes ne manquent pas, mais on ne consid&egrave;re pas qu&rsquo;ils puissent remettre en cause les fondements de la discipline. J&rsquo;ai m&ecirc;me entendu un physicien d&eacute;plorer le manque d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t, pour un exp&eacute;rimentateur, de la physique actuelle&nbsp;: toutes les pr&eacute;dictions des th&eacute;oriciens se v&eacute;rifient exp&eacute;rimentalement, il manque l&rsquo;aiguillon que constitueraient des r&eacute;sultats inattendus, contradictoires. Il y a bien quelques voix critiques, comme celle du math&eacute;maticien Ren&eacute; Thom, qui estiment que l&rsquo;abstraction croissante des math&eacute;matiques utilis&eacute;es en physique et l&rsquo;incapacit&eacute; de se repr&eacute;senter ce qu&rsquo;elles d&eacute;crivent rendent la physique actuelle inintelligible, et qu&rsquo;il y a l&agrave; le signe d&rsquo;un d&eacute;faut fondamental. Mais ces critiques restent marginales, et jusqu&rsquo;&agrave; pr&eacute;sent n&rsquo;ont pas affect&eacute; la poursuite de la recherche. Les probl&egrave;mes non r&eacute;solus et les controverses, toujours pr&eacute;sents dans toutes les disciplines scientifiques, ne suffisent pas pour parler de crise. .</p> <p class="texte" dir="ltr">Mais s&rsquo;il n&rsquo;y a pas crise des diff&eacute;rentes sciences, peut-&ecirc;tre y a-t-il crise de <em>la</em> science&nbsp;? On l&rsquo;annonce parfois, en g&eacute;n&eacute;ral d&rsquo;un point de vue spiritualiste qui consid&egrave;re que le rationalisme et le mat&eacute;rialisme de la science sont appauvrissants et m&egrave;nent &agrave; une impasse. Ils d&eacute;plorent le &laquo;&nbsp;d&eacute;senchantement du monde&nbsp;&raquo; que les romantiques reprochaient d&eacute;j&agrave; &agrave; Newton et &agrave; son monde m&eacute;canique, sans commencement ni but, sans signification. Ils jugent la m&eacute;thode scientifique &eacute;troite, limit&eacute;e, passant &agrave; c&ocirc;t&eacute; de l&rsquo;essentiel ou, injure supr&ecirc;me, r&eacute;ductionniste. Chaque difficult&eacute; rencontr&eacute;e par des chercheurs est l&rsquo;occasion pour eux d&rsquo;affirmer l&rsquo;insuffisance de la connaissance scientifique et des m&eacute;thodes qui la produisent, et d&rsquo;affirmer la sup&eacute;riorit&eacute; d&rsquo;autres formes de connaissance.</p> <p class="texte" dir="ltr">Mais ce type de critique romantique semble actuellement en r&eacute;gression, au profit d&rsquo;un syncr&eacute;tisme qui voit dans la science contemporaine, surtout bien s&ucirc;r dans la physique quantique et son ind&eacute;terminisme, la confirmation de la sagesse orientale ou des intuitions de quelque mystique, de pr&eacute;f&eacute;rence lointain dans le temps ou dans l&rsquo;espace. Mais si ce point de vue romantique ne s&rsquo;exprime plus gu&egrave;re explicitement, il subsiste &agrave; l&rsquo;&eacute;tat latent, non &eacute;labor&eacute;, dans certaines attitudes &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de la science.</p> <p class="texte" dir="ltr">Donc, apparemment, tout va bien dans les sciences, et dans la science. Les d&eacute;couvertes s&rsquo;accumulent, les th&eacute;ories se d&eacute;veloppent, les applications se multiplient... Pourtant, depuis quelques ann&eacute;es, des philosophes et surtout des sociologues proposent une autre image de la science, lui contestant sa place de connaissance universellement valide, faisant d&rsquo;elle un &laquo;&nbsp;syst&egrave;me de croyances&nbsp;&raquo; comme les autres. &Eacute;tudiant &laquo;&nbsp;la science telle qu&rsquo;elle se fait&nbsp;&raquo;, et non les reconstructions pr&eacute;sent&eacute;es dans les articles et les trait&eacute;s, ils montrent le r&ocirc;le de facteurs extra-scientifiques, sociaux, comme des id&eacute;ologies ou les int&eacute;r&ecirc;ts des chercheurs. Ils remettent ainsi en cause l&rsquo;image traditionnelle d&rsquo;une science rationnelle, fond&eacute;e sur des donn&eacute;es empiriques obtenues dans des conditions rigoureuses, publiques et reproductibles, logiquement reli&eacute;es &agrave; des th&eacute;ories toujours confront&eacute;es &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience, ce qui leur donnerait une validit&eacute; universelle, pour proposer une image de la connaissance scientifique <em>relative </em>au contexte de sa production.</p> <p class="texte" dir="ltr">Mais d&eacute;j&agrave; &agrave; la fin du XIXe si&egrave;cle le physicien, historien et philosophe des sciences Duhem (qui &eacute;tait tr&egrave;s croyant et contestait que la connaissance scientifique puisse avoir une valeur absolue) soutenait qu&rsquo;il est toujours possible, devant un r&eacute;sultat en contradiction avec la th&eacute;orie admise, de sauver celle-ci par des arguments ad hoc. Et aussi, id&eacute;e voisine reprise et d&eacute;velopp&eacute;e par le philosophe et logicien Quine, que les donn&eacute;es empiriques ne d&eacute;terminent pas de fa&ccedil;on univoque la th&eacute;orie&nbsp;: en principe, plusieurs th&eacute;ories sont compatibles avec le m&ecirc;me ensemble de r&eacute;sultats empiriques<a class="footnotecall" href="#ftn2" id="bodyftn2">2</a>. Pour des sociologues de la connaissance, ces ind&eacute;terminations ouvrent un espace o&ugrave; les facteurs sociaux peuvent intervenir<a class="footnotecall" href="#ftn3" id="bodyftn3">3</a>.</p> <p class="texte" dir="ltr">On peut se demander pourquoi ce regard critique sur la science est apparu pr&eacute;cis&eacute;ment au moment o&ugrave; les connaissances scientifiques s&rsquo;accumulent. Peut-&ecirc;tre, paradoxalement, est-ce &agrave; cause de ces succ&egrave;s. Jusqu&rsquo;environ la fin du XIX&egrave;me si&egrave;cle, la science devait s&rsquo;affirmer contre la religion, contre les traditions, d&eacute;fendre l&rsquo;esprit critique et la rationalit&eacute;. Plus tard, il a fallu d&eacute;fendre l&rsquo;universalit&eacute; de la science contre la &laquo;&nbsp;science allemande&nbsp;&raquo;, puis contre la &laquo;&nbsp;science prol&eacute;tarienne&nbsp;&raquo;. Ces combats sont maintenant gagn&eacute;s. La science est maintenant en position dominante. Qui oserait s&rsquo;opposer &agrave; ce qui est &laquo;&nbsp;scientifiquement prouv&eacute;&nbsp;&raquo;&nbsp;? Il est possible que ce soit la r&eacute;action &agrave; cette forme de domination ait suscit&eacute; des r&eacute;actions et des postures critiques.</p> <p class="texte" dir="ltr">Il faudrait aussi mentionner les analyses d&rsquo;Habermas, qui ne conteste pas la validit&eacute; des connaissances scientifiques, mais leur but ou, plus exactement les int&eacute;r&ecirc;ts qui sont le moteur de la recherche. Constatant que les sciences qu&rsquo;il appelle positivistes (les sciences de la nature et les sciences de l&rsquo;homme qui mod&egrave;lent leurs d&eacute;marches sur elles) proc&egrave;dent par pr&eacute;vision des r&eacute;sultats d&rsquo;une exp&eacute;rience et par manipulation des conditions exp&eacute;rimentales, il soutient que les connaissances ainsi obtenues satisfont les int&eacute;r&ecirc;ts pour la manipulation ou la pr&eacute;vision. En contraste, il a pr&eacute;conis&eacute; une science dont l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t moteur serait l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t pour la lib&eacute;ration. Mais ce projet, qui a eu un certain succ&egrave;s dans les sciences de l&rsquo;homme au cours des ann&eacute;es 70, n&rsquo;a abouti &agrave; rien.</p> <p class="texte" dir="ltr">Si ces critiques, et surtout la position relativiste, appuy&eacute;e tant&ocirc;t sur des recherches sociologiques, tant&ocirc;t sur des analyses &eacute;pist&eacute;mologiques, ont eu un certain retentissement, m&ecirc;me dans les milieux scientifiques, il ne semble pas que cela ait ouvert une crise. Les chercheurs soit ignorent ces sp&eacute;culations, soit conc&egrave;dent qu&rsquo;en effet tout ne se passe pas selon les principes, mais que, en d&eacute;finitive, &laquo;&nbsp;&ccedil;a marche&nbsp;&raquo;.</p> <p class="texte" dir="ltr">Mais il y a crise des rapports entre la science et la soci&eacute;t&eacute;</p> <p class="texte" dir="ltr">Alors, peut-on parler de crise&nbsp;? Malgr&eacute; ce que je viens de dire, oui, mais pas <em>&agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur</em> de la science ou de l&rsquo;une ou l&rsquo;autre des disciplines scientifiques. C&rsquo;est la relation de la science &agrave; la soci&eacute;t&eacute; qu&rsquo;on peut consid&eacute;rer comme &eacute;tant en crise.&nbsp;.Apr&egrave;s avoir pendant plus de deux si&egrave;cles repr&eacute;sent&eacute; le progr&egrave;s, on a commenc&eacute; &agrave; regarder d&rsquo;un oeil critique le monde que nous fait la technique. Certes, l&rsquo;id&eacute;e m&ecirc;me de progr&egrave;s a toujours &eacute;t&eacute; odieuse &agrave; certains traditionalistes pour qui tout changement &eacute;loigne encore plus d&rsquo;un &acirc;ge d&rsquo;or perdu. Mais on peut probablement dater de l&rsquo;explosion de la bombe atomique le moment o&ugrave; on a r&eacute;alis&eacute;, sans pour cela &ecirc;tre n&eacute;cessairement nostalgique, que le d&eacute;veloppement des techniques, et donc des sciences qui les fondent, pouvait &ecirc;tre destructeur,. La prise de conscience des effets indirects de certaines techniques sur l&rsquo;environnement est venue compl&eacute;ter cette m&eacute;fiance &agrave; l&rsquo;&eacute;gard des techniques et, par association, &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de la science prise globalement, l&rsquo;opinion ne faisant souvent pas la distinction. Le scientifique appara&icirc;t comme un apprenti sorcier, indiff&eacute;rent aux cons&eacute;quences de son activit&eacute;, cons&eacute;quences impr&eacute;visibles, donc inqui&eacute;tantes.</p> <p class="texte" dir="ltr">Les affaires politico-juridiques o&ugrave; des scientifiques ont &eacute;t&eacute; impliqu&eacute;s viennent renforcer cette perte de confiance&nbsp;: sang contamin&eacute;, vache folle, hormone de croissance sont des exemples o&ugrave; des scientifiques soit ont &eacute;t&eacute; incapables d&rsquo;apporter des certitudes correctes, soit semblent avoir servi des int&eacute;r&ecirc;ts douteux. Et cette m&eacute;fiance s&rsquo;&eacute;tend &agrave; toutes les innovations&nbsp;; on refuse a priori les OGM, et m&ecirc;me les exp&eacute;riences visant &agrave; v&eacute;rifier leur innocuit&eacute;, et on craint les effets pathologiques des ondes &eacute;mises par les t&eacute;l&eacute;phones mobiles ou les antennes du r&eacute;seau. Dans les ann&eacute;es trente, Georges Duhamel, bien oubli&eacute; aujourd&rsquo;hui, pr&eacute;conisait la &laquo;&nbsp;tr&ecirc;ve des inventeurs&nbsp;&raquo;. Il aurait plus de chances d&rsquo;&ecirc;tre entendu aujourd&rsquo;hui, de l&rsquo;opinion publique tout au moins, sinon des responsables. L&rsquo;invocation, fr&eacute;quente aujourd&rsquo;hui, du principe de pr&eacute;caution, montre qu&rsquo;on redoute plus les dangers du d&eacute;veloppement scientifique et technique qu&rsquo;on n&rsquo;en attend de bienfaits.</p> <p class="texte" dir="ltr">La d&eacute;ception est d&rsquo;autant plus forte que les scientifiques, par conviction ou pour se prot&eacute;ger, insistent de plus en plus souvent sur leurs incertitudes et les limites des connaissances qu&rsquo;ils produisent, alors qu&rsquo;on attend d&rsquo;eux des certitudes, et que pendant longtemps &laquo;&nbsp;scientifique&nbsp;&raquo; a &eacute;t&eacute; per&ccedil;u comme synonyme d&rsquo;&nbsp;&laquo;&nbsp;incontestable&nbsp;&raquo;. La capacit&eacute; de critique et de remise en cause, consid&eacute;r&eacute;e par les chercheurs comme une force, est prise par d&rsquo;autres comme un aveu de faiblesse.</p> <p class="texte" dir="ltr">Des craintes semblables &agrave; celles qu&rsquo;on &eacute;prouve pour l&rsquo;environnement peuvent expliquer, au moins en partie, l&rsquo;attrait qu&rsquo;exercent les m&eacute;decines douces&nbsp;. Ce nom lui-m&ecirc;me est significatif&nbsp;: , la m&eacute;decine dite officielle est per&ccedil;ue comme brutale, trop &eacute;loign&eacute;e de la nature, d&eacute;personnalisante et r&eacute;ductrice, et on redoute les effets secondaires des m&eacute;dicaments. A l&rsquo;oppos&eacute;, l&rsquo;hom&eacute;opathie et l&rsquo;acupuncture, pour ne citer que les pratiques h&eacute;t&eacute;rodoxes les plus r&eacute;pandues, sont per&ccedil;ues comme sans danger, prenant en compte et respectant la totalit&eacute; de la personne. On retrouve ici les critiques romantiques de la science dont il a &eacute;t&eacute; question plus haut.</p> <p class="texte" dir="ltr">Une autre source de rejet, ou au moins de m&eacute;fiance, vient de ce que technique et &eacute;conomie sont &eacute;troitement li&eacute;es. Presque toujours, les nouvelles techniques sont plus sophistiqu&eacute;es que les pr&eacute;c&eacute;dentes, et donc sont plus co&ucirc;teuses &agrave; d&eacute;velopper et &agrave; mettre en oeuvre. Ce ne sont plus que de tr&egrave;s grosses entreprises qui en ont les moyens, et l&rsquo;hostilit&eacute; que suscitent souvent les multinationales s&rsquo;&eacute;tend facilement &agrave; leurs produits. A contrario, on pourra &eacute;voquer la l&eacute;gende merveilleuse de Steve Jobs cr&eacute;ant avec un copain Apple dans son garage. Mais c&rsquo;est oublier que tr&egrave;s vite l&rsquo;entreprise a d&ucirc; sortir du garage, embaucher un personnel important et &ecirc;tre cot&eacute;e en bourse. Certains opposants aux OGM ne leur sont pas n&eacute;cessairement hostiles parce qu&rsquo;il les craignent, mais parce que leur adoption rendrait les paysans d&eacute;pendants des entreprises d&eacute;j&agrave; puissantes qui les produisent.</p> <p class="texte" dir="ltr">Ce m&eacute;lange confus de craintes plus ou moins vagues, plus ou moins justifi&eacute;es ou coh&eacute;rentes, d&rsquo;hostilit&eacute; latente ou manifeste et d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;ts divers peut nous amener &agrave; reconna&icirc;tre qu&rsquo;il y a bien une crise, non de la science (on peut ne pas aimer l&rsquo;&eacute;nergie nucl&eacute;aire ou les OGM, il faut admettre qu&rsquo;ils sont les produits d&rsquo;une science &laquo;&nbsp;qui marche&nbsp;&raquo;) mais des relations entre la science et la soci&eacute;t&eacute;<a class="footnotecall" href="#ftn4" id="bodyftn4">4</a>. Cela ne va pas jusqu&rsquo;&agrave; des mesures hostiles &agrave; la science (la diminution r&eacute;cente des cr&eacute;dits de recherche a d&rsquo;autres causes), mais c&rsquo;est un &eacute;tat d&rsquo;esprit r&eacute;pandu, quoique le plus souvent implicite. Parmi les groupes qui pourraient &ecirc;tre les plus hostiles, les &eacute;cologistes affirment ne pas &ecirc;tre contre la science, mais au contraire compter sur ses apports pour avoir les moyens d&rsquo;un d&eacute;veloppement durable. Donc pas d&rsquo;opposition franche, plut&ocirc;t un climat diffus de m&eacute;fiance, et surtout la perte de la confiance qui a exist&eacute;. On peut appeler cela une crise. Mais, plus que de la science, c&rsquo;est une crise de la soci&eacute;t&eacute; qui ne parvient pas &agrave; ma&icirc;triser l&rsquo;usage qui est fait des connaissances qu&rsquo;elle produit.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn1" id="ftn1">1</a> &nbsp;Par leur incapacit&eacute; permanente &agrave; s&rsquo;unifier, &agrave; se reconna&icirc;tre des bases communes, on peut dire que les sciences de l&rsquo;homme sont constamment en crise. Mais elles ne suscitent pas les r&eacute;actions de rejet dont il sera question plus loin.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn2" id="ftn2">2</a> &nbsp;Du strict point de vue de la logique formelle, c&rsquo;est incontestable. Mais c&rsquo;est une id&eacute;e de philosophe. Pour le chercheur dont les hypoth&egrave;ses doivent rester compatibles avec un corpus de r&eacute;sultats consid&eacute;r&eacute;s comme acquis, trouver une th&eacute;orie qui en rende compte et dont les pr&eacute;visions sont susceptibles d&rsquo;&ecirc;tre confront&eacute;es &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience, n&rsquo;est pas une petite affaire. Une communaut&eacute; scientifique est bien contente lorsqu&rsquo;elle en a une, et la possibilit&eacute; d&rsquo;autres th&eacute;ories semble le plus souvent bien abstraite.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn3" id="ftn3">3</a> &nbsp;Il n&rsquo;est pas dans mon propos ici de discuter ces positions. Je me bornerai &agrave; remarquer que montrer l&rsquo;influence de facteurs sociaux comme d&eacute;terminants des connaissances scientifiques n&rsquo;exclut en rien&nbsp; que des processus cognitifs, rationnels interviennent aussi, et se r&eacute;v&egrave;lent &agrave; long terme les d&eacute;terminants principaux du&nbsp; d&eacute;veloppement scientifique, au del&agrave; des al&eacute;as et des accidents de la recherche concr&egrave;te.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn4" id="ftn4">4</a> &nbsp;Depuis quelques ann&eacute;es, le nombre de jeunes qui s&rsquo;inscrivent dans des fili&egrave;res scientifiques diminue. Est-ce d&ucirc; &agrave; leur r&eacute;putation de difficult&eacute;, ou &agrave; cause d&rsquo;une image n&eacute;gative de la science&nbsp;?</p>