<p dir="ltr"><strong>DOSSIER : QUANTIFICATION ET QUANTITE</strong></p> <p dir="ltr"><em>Fr&eacute;d&eacute;ric Patras est directeur de recherche au CNRS o&ugrave; Il dirige l&rsquo;&eacute;quipe alg&egrave;bre et topologie de l&rsquo;UMR 6621 (Laboratoire J.-A. Dieudonn&eacute;) et il enseigne au d&eacute;partement de math&eacute;matique de l&rsquo;universit&eacute; de Nice. Ancien &eacute;l&egrave;ve de l&rsquo;ENS section math&eacute;matique, il est l&rsquo;auteur de plusieurs ouvrages dont La pens&eacute;e math&eacute;matique contemporaine (PUF, 2001) et plus r&eacute;cemment La possibilit&eacute; des nombres (PUF 2014).</em></p> <p dir="ltr"><strong>SOMMAIRE</strong></p> <p dir="ltr">&nbsp;</p> <p><strong>1. Introduction</strong></p> <p><strong>2. La tentation pythagoricienne</strong></p> <p><strong>3. Le probl&egrave;me de la technique</strong></p> <p><strong>4. L&#39;apprentissage profond</strong></p> <h1 dir="ltr" id="heading1">1. Introduction</h1> <p class="texte" dir="ltr">Jusqu&#39;o&ugrave; est-il possible de donner une mod&eacute;lisation math&eacute;matique du r&eacute;el, et de lui faire confiance&nbsp;? Jusqu&#39;o&ugrave; est-il possible de quantifier le r&eacute;el &ndash;&nbsp;physique ou social&nbsp;&ndash; et quelle valeur scientifique, sociale et &eacute;thique donner &agrave; cette quantification&nbsp;?</p> <p class="texte" dir="ltr">Les deux questions se ressemblent, et il est tentant de penser qu&#39;au moins en premi&egrave;re approximation la seconde ne serait qu&#39;un avatar de la premi&egrave;re &ndash;&nbsp;la quantification &eacute;tant, en fin de compte, l&#39;aboutissement d&#39;une mod&eacute;lisation r&eacute;ussie comme lorsque, en physique des particules, la th&eacute;orie quantique des champs permet de pr&eacute;dire avec une pr&eacute;cision incroyable le moment magn&eacute;tique de l&#39;&eacute;lectron<a class="footnotecall" href="#ftn1" id="bodyftn1">1</a>. La qualit&eacute; de la pr&eacute;diction num&eacute;rique est, de toute &eacute;vidence, dans de telles situations, l&#39;indice de la qualit&eacute; du mod&egrave;le th&eacute;orique.</p> <p class="texte" dir="ltr">Pourtant, dans l&#39;usage quotidien, et surtout dans l&#39;usage soci&eacute;tal des math&eacute;matiques &ndash;&nbsp;on pensera surtout ici aux statistiques, mais la remarque vaudrait pour les mod&egrave;les math&eacute;matiques utilis&eacute;s par exemple en &eacute;conomie&nbsp;&ndash;, il est le plus souvent impossible de raisonner comme en physique d&egrave;s lors que les ph&eacute;nom&egrave;nes en jeu ne peuvent le plus souvent pas faire l&#39;objet de mesures ind&eacute;pendantes fiables. Tout au plus pourra-t-on constater a posteriori l&#39;inanit&eacute; d&#39;un sondage &eacute;lectoral, en comparant ses pr&eacute;dictions au r&eacute;sultat des urnes, et pourra-t-on en d&eacute;duire, soit l&#39;invalidit&eacute; des mod&egrave;les qu&#39;il utilise, soit la maladresse ou le manque de professionnalisme du sondeur.</p> <p class="texte" dir="ltr">Dans certains cas, un tel recours &agrave; un jugement de valeur a posteriori est cependant impossible car il est difficile et parfois impossible de donner un sens objectif &agrave; telle ou telle quantit&eacute; en dehors du contexte que met en place le mod&egrave;le qui la calcule. Un exemple int&eacute;ressant de ces ph&eacute;nom&egrave;nes est donn&eacute; par les enqu&ecirc;tes de type PISA<a class="footnotecall" href="#ftn2" id="bodyftn2">2</a> (Program for international student assessment), dont on sait l&#39;importance qui leur est accord&eacute;e pour &eacute;valuer le syst&egrave;me &eacute;ducatif. Le probl&egrave;me que soul&egrave;vent ces &eacute;valuations tient &agrave; un ph&eacute;nom&egrave;ne trop vite oubli&eacute;, qui est celui des choix pr&eacute;alables effectu&eacute;s dans la d&eacute;finition m&ecirc;me de ce qu&#39;est une &laquo;&nbsp;bonne &eacute;ducation&nbsp;&raquo;. Tout rabattre ensuite sur quelques nombres et un classement, en oubliant que ces choix, n&eacute;cessairement en partie subjectifs, les conditionnent, conduit &agrave; un ph&eacute;nom&egrave;ne d&#39;unidimensionnalit&eacute; proche de celui que d&eacute;non&ccedil;ait Marcuse<a class="footnotecall" href="#ftn3" id="bodyftn3">3</a> et qui laisse une place limit&eacute;e &agrave; un d&eacute;bat authentique &ndash;&nbsp;la tentation des gouvernements &eacute;tant d&#39;aligner leur politique sur celle pr&eacute;conis&eacute;e implicitement par ces classements. L&#39;enseignement abonde d&#39;ailleurs d&#39;indicateurs qui, &nbsp;initialement m&eacute;thodes d&#39;&eacute;valuation quantitative, deviennent rapidement normatifs en imposant une certaine grille de lecture sur la qualit&eacute; et &laquo;&nbsp;l&#39;excellence&nbsp;&raquo;. Le classement de Shangha&iuml;<a class="footnotecall" href="#ftn4" id="bodyftn4">4</a> des &eacute;tablissements d&#39;enseignement sup&eacute;rieur en est un autre exemple c&eacute;l&egrave;bre et symptomatique.</p> <p class="texte" dir="ltr">La question que cet article voudrait poser, dans cette perspective, est celle du rapport des nombres, mesures, classements, et de leurs diff&eacute;rents usages soci&eacute;taux aux mod&egrave;les qui sous-tendent leur calcul. Il voudrait aussi interroger le ph&eacute;nom&egrave;ne &ndash;&nbsp;peut-&ecirc;tre plus subtil&nbsp;&ndash; qui sous-tend la confiance que nous avons spontan&eacute;ment dans la facult&eacute; des nombres &agrave; d&eacute;crire, voire &agrave; normer le r&eacute;el&nbsp;&ndash; confiance qui conduit souvent &agrave; oublier que cette description repose toujours sur une mod&eacute;lisation sous-jacente, et donc sur des hypoth&egrave;ses, des conjectures, des r&eacute;gularit&eacute;s observ&eacute;es, mais dont la port&eacute;e peut s&#39;av&eacute;rer incertaine ou d&#39;un domaine de validit&eacute; restreint.</p> <h1 dir="ltr" id="heading2">2. La tentation pythagoricienne</h1> <p class="texte" dir="ltr">Le pacte apophantique qui lie les nombres<a class="footnotecall" href="#ftn5" id="bodyftn5">5</a> au r&eacute;el a des origines multiples. Peut-&ecirc;tre est-il, en fin de compte, une &eacute;manation spontan&eacute;e des r&egrave;gles, des m&eacute;canismes qui sous-tendent notre pens&eacute;e et c&#39;est &agrave; ce titre qu&#39;on le retrouverait dans toutes les civilisations et dans tant de formes de mysticisme. Comme souvent, c&#39;est pourtant seulement avec la pens&eacute;e grecque que ces id&eacute;es se sont cristallis&eacute;es sous une forme th&eacute;orique et, plus pr&eacute;cis&eacute;ment, avec le pythagorisme. Rappelons le t&eacute;moignage d&#39;Aristote&nbsp;:</p> <p class="texte" dir="ltr">&laquo;&nbsp;Ceux qu&#39;on d&eacute;signe sous le nom de pythagoriciens se consacr&egrave;rent les premiers aux math&eacute;matiques. Nourris dans cette discipline, ils estim&egrave;rent que les principes des math&eacute;matiques sont les principes de tous les &ecirc;tres.&nbsp;&raquo;</p> <p class="texte" dir="ltr">Les nombres sont parmi ces principes, premiers&nbsp;; les pythogoriciens voyaient par ailleurs en eux une multitude d&#39;analogies avec ce qui est et devient. Comme, enfin, tout leur paraissait finalement &ecirc;tre form&eacute; &agrave; la ressemblance des nombres, &laquo;&nbsp;dans ces conditions, ils consid&eacute;r&egrave;rent que les principes des nombres &eacute;taient les principes de tous les &ecirc;tres, et que le Ciel tout entier est harmonie et nombre&nbsp;&raquo;.<a class="footnotecall" href="#ftn6" id="bodyftn6">6</a></p> <p class="texte" dir="ltr">Bien entendu, nous ne sommes plus pythagoriciens sous une forme na&iuml;ve&nbsp;: personne (ou presque) ne penserait aujourd&#39;hui comme eux que l&#39;&acirc;me, principe entre tous, s&#39;identifie au 1, l&#39;intelligence, mouvement des pr&eacute;misses &agrave; la conclusion, au 2, et ainsi de suite. Pour autant, le d&eacute;veloppement m&ecirc;me de la science moderne, l&#39;id&eacute;e galil&eacute;enne que le monde est &eacute;crit en langue math&eacute;matique<a class="footnotecall" href="#ftn7" id="bodyftn7">7</a>, la possibilit&eacute; enfin de d&eacute;crire tant de ph&eacute;nom&egrave;nes par l&#39;interm&eacute;diaire de mod&egrave;les quantitatifs, ont souvent conduit &agrave; une nouvelle forme de pr&eacute;gnance de l&#39;id&eacute;e que les nombres sont &agrave; m&ecirc;me de rendre compte de la nature de choses.</p> <p class="texte" dir="ltr">Ce que l&#39;on qualifiera ici de &laquo;&nbsp;risque pythagoricien&nbsp;&raquo; tient &agrave; la g&eacute;n&eacute;ralisation abusive et la d&eacute;contextualisation de certaines modalit&eacute;s math&eacute;matiques de connaissance et d&#39;acquisition d&#39;emprise sur le monde. De ce qu&#39;il est possible de quantifier tel ou tel ph&eacute;nom&egrave;ne et d&#39;acc&eacute;der par-l&agrave; &agrave; une forme authentique, profonde et scientifique de connaissance, il ne faut pas se h&acirc;ter de conclure, ni que toute connaissance serait n&eacute;cessairement de cette forme, ni que toute quantification donne acc&egrave;s &agrave; l&#39;&ecirc;tre des choses &ndash;&nbsp;sans m&ecirc;me que soit pos&eacute;e la question de sa pertinence et de son domaine de validit&eacute;.</p> <h1 dir="ltr" id="heading3">3. Le probl&egrave;me de la technique</h1> <p class="texte" dir="ltr">Une des cl&eacute;s de la compr&eacute;hension des usages d&eacute;plac&eacute;s des nombres comme mesures inconditionnelles de l&#39;&ecirc;tre des choses tient &agrave; l&#39;aura de myst&egrave;re qui les a toujours entour&eacute;s &ndash;&nbsp;dans le n&eacute;oplatonisme, l&#39;herm&eacute;tisme, la kabbale&hellip;&nbsp;&ndash;, mais &eacute;galement au probl&egrave;me de la technique.</p> <p class="texte" dir="ltr">Tr&egrave;s souvent, les mod&egrave;les qui sous-tendent les quantifications du r&eacute;el nous sont inaccessibles. Fr&eacute;quemment, parce que les mod&egrave;les sont trop complexes pour pouvoir &ecirc;tre appr&eacute;hend&eacute;s &ndash;&nbsp;parfois m&ecirc;me par des math&eacute;maticiens chevronn&eacute;s. Le seul acc&egrave;s possible &agrave; l&#39;intelligibilit&eacute; est alors au travers de leurs r&eacute;sultats. Ainsi des pr&eacute;visions m&eacute;t&eacute;o, qui mettent en jeu des mod&egrave;les extr&ecirc;mement sophistiqu&eacute;s, coupl&eacute;s &agrave; toute une technologie d&#39;acquisition des donn&eacute;es. Parfois, l&#39;absence d&#39;intelligibilit&eacute; vient, plut&ocirc;t que de la complexit&eacute; des mod&egrave;les, d&#39;un secret technique ou technologique, d&#39;un savoir-faire cach&eacute; &ndash;&nbsp;comme avec les instituts de sondage, dont les m&eacute;thodes reposent tout autant sur un ensemble de m&eacute;thodes empiriques de collecte et de retraitement des donn&eacute;es que sur des outils statistiques th&eacute;oriques. Pour autant, dans ces deux cas, un contr&ocirc;le a posteriori des pr&eacute;visions et estimations est possible &ndash;&nbsp;qui nourrit d&#39;ailleurs une m&eacute;fiance presque atavique du public &agrave; l&#39;&eacute;gard aussi bien des pr&eacute;visions m&eacute;t&eacute;orologiques que des sondages d&#39;opinion.</p> <p class="texte" dir="ltr">D&#39;une toute autre nature est le rapport que la soci&eacute;t&eacute; entretient aux quantit&eacute;s issues de mod&egrave;les qui d&eacute;finissent leurs propres r&egrave;gles d&#39;interpr&eacute;tation et d&#39;intelligibilit&eacute;. Qui sait, par exemple, pour commencer avec deux exemples pourtant simples et familiers, quel est le panier de produits sur lequel se base le calcul de l&#39;inflation&nbsp;? Les r&egrave;gles de calcul du taux de ch&ocirc;mage&nbsp;?</p> <p class="texte" dir="ltr">Les &laquo;&nbsp;subprimes&nbsp;&raquo;<a class="footnotecall" href="#ftn8" id="bodyftn8">8</a>, ces &laquo;&nbsp;produits d&eacute;riv&eacute;s toxiques&nbsp;&raquo; qui ont &eacute;t&eacute; &agrave; l&#39;origine de la crise financi&egrave;re mondiale de 2008<a class="footnotecall" href="#ftn9" id="bodyftn9">9</a>, donnent un exemple embl&eacute;matique de ce ph&eacute;nom&egrave;ne. Il a ceci d&#39;int&eacute;ressant, outre de par sa dimension historique, que le probl&egrave;me de l&#39;intelligibilit&eacute; des quantit&eacute;s, de leurs rapports aux mod&egrave;les sous-jacents, s&#39;est essentiellement pos&eacute; &agrave; l&#39;int&eacute;rieur d&#39;une communaut&eacute; &ndash;&nbsp;celle de la finance&nbsp;&ndash; pourtant aguerrie au maniement des chiffres et tout sauf na&iuml;ve quant au fonctionnement des mod&egrave;les.</p> <p class="texte" dir="ltr">Beaucoup a &eacute;t&eacute; dit sur la crise, sur ses origines en partie frauduleuses, les instituts de cr&eacute;dit ayant &eacute;mis des pr&ecirc;ts hypoth&eacute;caires sans suivre les r&egrave;gles de prudence les plus &eacute;l&eacute;mentaires &ndash;&nbsp;puisqu&#39;ils allaient ensuite transf&eacute;rer ces pr&ecirc;ts et les risques aff&eacute;rents &agrave; d&#39;autres investisseurs. On sait moins que la crise repose pour beaucoup par ailleurs sur plusieurs erreurs de mod&eacute;lisation et la transposition au-del&agrave; de leur domaine de validit&eacute; d&#39;id&eacute;es math&eacute;matiquement et techniquement raisonnables &ndash;&nbsp;comme l&#39;utilisation en finance du th&eacute;or&egrave;me central limite (qui explique le comportement d&#39;une famille suffisamment nombreuse de quantit&eacute;s al&eacute;atoires ayant des comportements ind&eacute;pendants).</p> <p class="texte" dir="ltr">Le probl&egrave;me cl&eacute; pos&eacute; par les centaines de cr&eacute;dits hypoth&eacute;caires sous-jacents aux RMBS<a class="footnotecall" href="#ftn10" id="bodyftn10">10</a> &eacute;tait pr&eacute;cis&eacute;ment que, pour une multitude de raisons, leur comportement ne se pr&ecirc;te pas &agrave; une mod&eacute;lisation simple. Trop de param&egrave;tres entrent en jeu&nbsp;: les taux d&#39;int&eacute;r&ecirc;t, les prix de l&#39;immobilier, la solvabilit&eacute; des m&eacute;nages. Ce type de quantit&eacute;s suit des dynamiques tr&egrave;s complexes qui en rendent la mod&eacute;lisation illusoire sur les p&eacute;riodes tr&egrave;s longues typiques pour ce type de pr&ecirc;t (10 ans, 20 ans, parfois plus) alors m&ecirc;me qu&#39;&agrave; de telles &eacute;ch&eacute;ances un changement anodin (disons par exemple 1&nbsp;% sur les taux d&#39;int&eacute;r&ecirc;t &agrave; 20 ans) affecte tr&egrave;s profond&eacute;ment l&#39;ensemble des processus de valorisation.</p> <p class="texte" dir="ltr">En deux mots, il s&#39;agissait avec les RMBS de ce que les math&eacute;maticiens appellent des syst&egrave;mes complexes, mais d&#39;une complexit&eacute; rebelle &agrave; la mod&eacute;lisation et &agrave; la quantification. Seules des hypoth&egrave;ses extr&ecirc;mement simplificatrices permettaient de donner un prix aux diff&eacute;rents produits financiers issus de ces paniers de cr&eacute;dits hypoth&eacute;caires, avec les cons&eacute;quences que l&#39;on sait. Certains des grands dirigeants des banques qui allaient faire faillite ou &ecirc;tre sauv&eacute;es ou rachet&eacute;es in extremis soutenaient pourtant peu avant la crise que ce type de produits financiers contribuait &agrave; stabiliser le syst&egrave;me bancaire international<a class="footnotecall" href="#ftn11" id="bodyftn11">11</a>&nbsp;! Le point cl&eacute; sur lequel il convient d&#39;insister ici est qu&#39;en d&eacute;pit de d&eacute;fauts de mod&eacute;lisation &eacute;vidents a posteriori, un large consensus technique soutenait donc leur diffusion &agrave; grande &eacute;chelle. La raison ultime de cet aveuglement tient sans doute en grande partie &agrave; la confiance, construite au fil de d&eacute;cennies d&#39;ing&eacute;nierie financi&egrave;re, dans un certain m&eacute;ta-discours qui accompagnait le d&eacute;veloppement de la finance quantitative, m&eacute;ta-discours dont les principes math&eacute;matiques fondateurs avaient pourtant cess&eacute; de valoir dans des configurations nouvelles.</p> <p class="texte" dir="ltr">Une telle utilisation de paradigmes math&eacute;matiques et techniques au-del&agrave; de leur domaine de l&eacute;gitimit&eacute;&nbsp;; la confiance qui est accord&eacute;e &agrave; des mod&egrave;les et les mesures qui en sont issues, dont on ne questionne pas la validit&eacute;, soit du fait de difficult&eacute;s techniques ou conceptuelles, soit par le simple jeu de l&#39;inertie et de l&#39;habitude&nbsp;: il s&#39;agit l&agrave; de situations au fond assez classiques, dont seule la r&eacute;p&eacute;tition peut surprendre. Ce que cet article voudrait examiner, en conclusion, est de nouvelles modalit&eacute;s de rapport aux quantit&eacute;s et &agrave; leur utilisation soci&eacute;tale, dans le contexte actuel, tr&egrave;s particulier, o&ugrave; &eacute;mergent de nouvelles formes de l&#39;id&eacute;e m&ecirc;me de mod&egrave;le.</p> <h1 dir="ltr" id="heading4">4. L&#39;apprentissage profond</h1> <p class="texte" dir="ltr">Un changement de paradigme radical est en train de s&#39;op&eacute;rer dans l&#39;univers de la mod&eacute;lisation &ndash;&nbsp;il ne convient d&#39;ailleurs plus de parler de mod&eacute;lisation math&eacute;matique proprement dite mais sans doute plut&ocirc;t de &laquo;&nbsp;mod&eacute;lisation digitale&nbsp;&raquo;.</p> <p class="texte" dir="ltr">Dans toutes les configurations th&eacute;oriques que nous avons examin&eacute;es, les nombres, les mesures, &eacute;taient issus de mod&egrave;les, et les questions qui se posaient &eacute;taient celles de leur validit&eacute; et leur intelligibilit&eacute;. Faute de comprendre un mod&egrave;le et ses ressorts, notre acc&egrave;s &agrave; la signification authentique de telle ou telle quantit&eacute; qui en &eacute;tait issue nous &eacute;tait refus&eacute;e, mais, au moins en principe, en acc&eacute;dant au mod&egrave;le et &agrave; ses sp&eacute;cifications, seuls des obstacles cognitifs et techniques pouvaient faire obstruction &agrave; une entente authentique des m&eacute;thodes, des enjeux et des r&eacute;sultats.</p> <p class="texte" dir="ltr">Avec l&#39;intelligence artificielle<a class="footnotecall" href="#ftn12" id="bodyftn12">12</a> et en particulier les r&eacute;seaux de neurones et ce que l&#39;on appelle l&#39;apprentissage profond (deep learning), l&#39;essence m&ecirc;me de notre rapport &agrave; la quantification est en train de changer. Les techniques d&#39;intelligence artificielle reposent en effet sur des m&eacute;canismes nouveaux o&ugrave; l&#39;acc&egrave;s au mod&egrave;le de calcul sous-jacent ne donne plus acc&egrave;s, pour des raisons structurelles et de principe, &agrave; la compr&eacute;hension des r&eacute;sultats. L&#39;id&eacute;e de d&eacute;part est assez simple&nbsp;: il s&#39;agit typiquement d&#39;approximer une fonction &agrave; un grand nombre de variables produisant quelques valeurs en sortie. Au hasard, la d&eacute;tection d&#39;une tumeur maligne &agrave; partir de photos de peau, les mouvements dans un jeu d&#39;&eacute;chec, la reconnaissance faciale...</p> <p class="texte" dir="ltr">Il s&#39;agit d&#39;un probl&egrave;me on ne peut plus classique qui aurait &eacute;t&eacute; r&eacute;solu traditionnellement en &laquo;&nbsp;fittant&nbsp;&raquo; la fonction (c&#39;est-&agrave;-dire en calibrant de fa&ccedil;on optimale ses param&egrave;tres) aux donn&eacute;es disponibles. Trois id&eacute;es nouvelles viennent perturber ce sch&eacute;ma, rendues possibles par l&#39;accroissement de puissance de calcul et de m&eacute;moire des machines. D&#39;abord, l&#39;utilisation dynamique de masses importantes de donn&eacute;es. Ensuite, l&#39;utilisation de compositions it&eacute;r&eacute;es de fonctions, qui rend l&#39;espace fonctionnel total &agrave; explorer d&#39;une dimension inaccessible &agrave; des techniques d&#39;optimisation directes. Enfin, la technique d&#39;optimisation (ou &laquo;&nbsp;d&#39;apprentissage&nbsp;&raquo;) proprement dite, qui repose sur des algorithmes r&eacute;cursifs permettant de propager l&#39;information d&#39;entr&eacute;e/sortie des observations disponibles sur les diff&eacute;rents niveaux (ou couches) fonctionnels.</p> <p class="texte" dir="ltr">Pour ce qui nous int&eacute;resse, la grande nouveaut&eacute; de ces techniques est que leur r&eacute;sultat (en g&eacute;n&eacute;ral une succession de compositions de fonctions non lin&eacute;aires) n&#39;a tout simplement pas de sens, de signification accessible &agrave; l&#39;analyse. Aussi bien le processus de calcul des param&egrave;tres que le r&eacute;sultat du processus ne peuvent (en g&eacute;n&eacute;ral) rien nous dire d&#39;humainement intelligible sur les ph&eacute;nom&egrave;nes auxquels ils s&#39;appliquent.</p> <p class="texte" dir="ltr">Le plus inqui&eacute;tant n&#39;est peut-&ecirc;tre pas pourtant cette perte de contr&ocirc;le de l&#39;homme sur la machine, sur les algorithmes, que leur extraordinaire efficacit&eacute; et leur pr&eacute;gnance toujours croissante dans le quotidien&nbsp;: la &laquo;&nbsp;pens&eacute;e num&eacute;rique&nbsp;&raquo; &eacute;mergente fonctionne dans de nombreuses situations mieux que la pens&eacute;e humaine, pour des t&acirc;ches toujours plus vari&eacute;es et parfois requ&eacute;rant traditionnellement une solide formation intellectuelle et scientifique (comme en m&eacute;decine).</p> <p class="texte" dir="ltr">Bien entendu, le probl&egrave;me cl&eacute;, probl&egrave;me majeur des ann&eacute;es qui viennent, est que cette &laquo;&nbsp;pens&eacute;e num&eacute;rique&nbsp;&raquo; n&#39;en est pas une&nbsp;: pens&eacute;e sans objet, sans contenus, sans conscience, sans &eacute;thique, et que son &eacute;mergence pourrait nous conduire, collectivement, &agrave; sacrifier ce qui faisait jusqu&#39;ici l&#39;essence de la pens&eacute;e scientifique&nbsp;: non pas la seule volont&eacute; de ma&icirc;triser la nature et les ph&eacute;nom&egrave;nes, mais &eacute;galement celle d&#39;acc&eacute;der &agrave; leur compr&eacute;hension, &agrave; l&#39;essence des choses.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn1" id="ftn1">1</a> &nbsp;L&#39;ordre de grandeur de l&#39;erreur commise en comparant les pr&eacute;dictions th&eacute;oriques du mod&egrave;le dit standard de la th&eacute;orie quantique des champs aux valeurs exp&eacute;rimentales est extraordinairement faible. De par sa pr&eacute;cision incroyable, qui valide le mod&egrave;le sous-jacent, ce r&eacute;sultat est consid&eacute;r&eacute; comme l&#39;un des plus beaux succ&egrave;s de la physique. Voir par exemple B. Odom, D. Hanneke, B. D&rsquo;Urso, G. Gabrielse, &quot;New Measurement of the Electron Magnetic Moment Using a One-Electron Quantum Cyclotron&quot;. Phys. Rev. Lett. 97 (3): 030801 (2006) et Phys. Rev. Lett. 99, 039902 (2007).</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn2" id="ftn2">2</a> &nbsp;<a href="http://www.oecd.org/pisa/PISA-2015-Brochure-France.pdf">http://www.oecd.org/pisa/PISA-2015-Brochure-France.pdf</a></p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn3" id="ftn3">3</a> &nbsp;H. Marcuse, L&rsquo;Homme unidimensionnel, Le Seuil, 1968.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn4" id="ftn4">4</a> &nbsp;<a href="http://www.shanghairanking.com/">http://www.shanghairanking.com/</a></p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn5" id="ftn5">5</a> &nbsp;Sur l&#39;id&eacute;e de nombre et son &eacute;volution on renvoie &agrave; F. Patras, &laquo;&nbsp;La Possibilit&eacute; des nombres&nbsp;&raquo;, PUF, 2014.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn6" id="ftn6">6</a> &nbsp;Aristote, M&eacute;taphysique, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn7" id="ftn7">7</a> &nbsp;Sur ces questions, on consultera Husserl, <em>La crise des sciences europ&eacute;ennes et la ph&eacute;nom&eacute;nologie transcendantale</em>. Gallimard, 1976, toujours d&#39;actualit&eacute; sur de nombreux points -en particulier de par ses analyses d&#39;une perte de contact entre la science et le &laquo;&nbsp;monde de la vie&nbsp;&raquo; mais &eacute;galement de par la m&eacute;thode d&#39;analyse adopt&eacute;e, qui s&#39;appliquerait avec profit &agrave; diverses questions contemporaines.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn8" id="ftn8">8</a> &nbsp;La crise des subprimes a pour origine des produits financiers complexes structur&eacute;s &agrave; partir de pr&ecirc;ts hypoth&eacute;caires &eacute;mis aux Etats-Unis. Elle s&#39;est accompagn&eacute;e d&#39;une crise bancaire, conduisant &agrave; la crise financi&egrave;re mondiale de 2007-2008.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn9" id="ftn9">9</a> &nbsp;Bielecki, Tomasz, Damiano Brigo, and Fr&eacute;d&eacute;ric Patras. <em>Credit risk frontiers: Subprime crisis, pricing and hedging, CVA, MBS, ratings, and liquidity</em>. Vol. 138. John Wiley &amp; Sons, 2011.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn10" id="ftn10">10</a> &nbsp;Residential mortgage-backed securities. Il s&#39;agissait de paniers de plusieurs centaines de pr&ecirc;ts hypoth&eacute;caires li&eacute;s &agrave; l&#39;acquisition de r&eacute;sidences individuelles, essentiellement aux Etats-Unis, dont les risques &eacute;taient r&eacute;partis entre diff&eacute;rentes cat&eacute;gories d&#39;investisseurs en fonction de leur app&eacute;tence au risque.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn11" id="ftn11">11</a> &nbsp;Il est d&#39;ailleurs assez int&eacute;ressant de consulter les rapports techniques des mois qui ont pr&eacute;c&eacute;d&eacute; la crise financi&egrave;re, par les grands acteurs de l&#39;&eacute;poque -&agrave; commencer par Lehman Brothers, dont la faillite retentissante allait emporter l&#39;&eacute;conomie et la finance mondiale, brisant le tabou du &laquo;&nbsp;too big to fail&nbsp;&raquo;.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn12" id="ftn12">12</a> &nbsp;On consultera pour plus de d&eacute;tails sur l&#39;intelligence artificielle les ouvrages de Jean-Gabriel Ganascia, dont&nbsp;: Le mythe de la Singularit&eacute;&nbsp;: faut-il craindre l&rsquo;intelligence artificielle&nbsp;?, &eacute;ditions du Seuil, Collection Sciences Ouvertes, 2017. L&rsquo;intelligence artificielle&nbsp;: vers une domination programm&eacute;e&nbsp;?, &eacute;ditions du Cavalier Bleu, 2017.</p>