<p dir="ltr" style="text-align: justify;"><strong>DOSSIER : QUANTIFICATION ET QUANTITE</strong></p> <p dir="ltr" style="text-align: justify;"><em>Eve Lamendour est ma&icirc;tre de conf&eacute;rences HDR, responsable du Master 2 SPE Management Environnemental &agrave; l&rsquo;IAE de La Rochelle&nbsp;- CEREGE</em></p> <p dir="ltr" style="text-align: justify;"><strong>SOMMAIRE</strong></p> <p dir="ltr" style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p><strong>1. L&rsquo;&eacute;valuation chiffr&eacute;e&nbsp;: une fiction au travail</strong></p> <p><strong>2. Regarder voir</strong></p> <p><strong>3. Un contexte favorable &agrave; la surench&egrave;re &eacute;valuative</strong></p> <p><strong>4. Se faire strat&egrave;ge</strong></p> <p><strong>5. L&rsquo;&eacute;valuation&nbsp;: une machine infernale&nbsp;?</strong></p> <h1 dir="ltr" id="heading1">1. L&rsquo;&eacute;valuation chiffr&eacute;e&nbsp;: une fiction au travail</h1> <p class="texte" dir="ltr">Dans la vie de tous ceux qui travaillent, quel que soit le lieu, quel que soit le m&eacute;tier, s&rsquo;est impos&eacute;e au cours des derni&egrave;res d&eacute;cennies une logique d&rsquo;&eacute;valuation. D&rsquo;apparence anodine de prime abord, cette logique a pris une place pr&eacute;pond&eacute;rante pour en venir &agrave; d&eacute;finir la nature m&ecirc;me de ce qu&rsquo;est le travail&nbsp;: fournir des donn&eacute;es &eacute;valuables. Ou plus pr&eacute;cis&eacute;ment fournir des donn&eacute;es chiffr&eacute;es d&eacute;montrant aux yeux d&rsquo;autrui le travail r&eacute;alis&eacute;. La d&eacute;monstration est faite pour les b&eacute;n&eacute;fices de la hi&eacute;rarchie, mais aussi des auditeurs externes dans les proc&eacute;dures de certification, et parfois au nom du public pour lequel on &oelig;uvre. Tous semblent s&rsquo;y retrouver selon l&rsquo;adage &laquo;&nbsp;on ne g&egrave;re bien que ce que l&rsquo;on mesure<a class="footnotecall" href="#ftn1" id="bodyftn1">1</a>&nbsp;&raquo;. Mais ces &eacute;valuations amplifient la distance entre une nouvelle bureaucratie manag&eacute;riale et les gens de terrain qu&rsquo;ils soient ing&eacute;nieurs, femmes de m&eacute;nage ou charg&eacute;s d&rsquo;&eacute;tudes. Je ne fais que citer les fonctions que j&rsquo;ai &eacute;t&eacute; amen&eacute;e &agrave; observer dans mes recherches. Disons que ce sont les productifs. Si le temps consacr&eacute; &agrave; &eacute;laborer cette &eacute;valuation para&icirc;t aux productifs disproportionn&eacute; dans leur charge de travail hebdomadaire, cela n&rsquo;y change rien. S&rsquo;ils ont le sentiment que le <em>reporting</em> grignote de plus en plus le temps qui devrait selon eux &ecirc;tre consacr&eacute; &agrave; travailler, cela n&rsquo;y change rien. Par contre ce ph&eacute;nom&egrave;ne g&eacute;n&egrave;re des frustrations que l&rsquo;on croyait disparues avec les ronds de cuir<a class="footnotecall" href="#ftn2" id="bodyftn2">2</a> et il nourrit un renouveau du sens de l&rsquo;absurde. A trop rendre compte, l&rsquo;on ne dispose plus du temps de faire. Le succ&egrave;s de l&rsquo;&eacute;valuation chiffr&eacute;e me semble avoir pour corollaire une crise de confiance. Si les responsables et managers du public comme du priv&eacute; se reposent sur des &eacute;valuations chiffr&eacute;es pour appr&eacute;cier le travail de leurs &eacute;quipes, c&rsquo;est qu&rsquo;il s&rsquo;est produit un renversement dans la culture du travail en France. Philippe d&rsquo;Iribarne a d&eacute;crit la logique de l&rsquo;honneur pr&eacute;valant dans la culture professionnelle fran&ccedil;aise<a class="footnotecall" href="#ftn3" id="bodyftn3">3</a>. Citant un contrema&icirc;tre, il met en avant &laquo;&nbsp;&lsquo;la fiert&eacute; du travail bien fait&rsquo;.&nbsp;Elle s&#39;accompagne d&#39;un rapport tr&egrave;s affectif &agrave; un travail auquel on s&#39;identifie fortement, qui n&#39;est pas simplement un contrat que l&#39;on ex&eacute;cute<a class="footnotecall" href="#ftn4" id="bodyftn4">4</a>&nbsp;&raquo;. La condescendance avec laquelle la fonction des ressources humaines (RH) est trait&eacute;e par les acteurs dans l&rsquo;entreprise t&eacute;moigne de la persistance de cette culture. Pour les productifs, le travail n&rsquo;est jamais d&eacute;fini par la fiche de poste, &agrave; peine lue&nbsp;; il est d&eacute;fini par les r&egrave;gles d&rsquo;un m&eacute;tier qui a &eacute;t&eacute; appris au cours de la formation et perfectionn&eacute; lors des diff&eacute;rentes exp&eacute;riences professionnelles. Cette identit&eacute; avec son travail explique aussi en quoi une &eacute;valuation rationalis&eacute;e par un service RH est une violence insupportable &agrave; un individu parfaitement en contr&ocirc;le de ce que doit &ecirc;tre un travail bien fait. Une femme de m&eacute;nage, une charg&eacute;e d&rsquo;&eacute;tudes en marketing, un ing&eacute;nieur de maintenance a&eacute;ronautique, un professeur des &eacute;coles, une chirurgienne ma&icirc;trisent les r&egrave;gles de leur m&eacute;tier qu&rsquo;ils ne retrouvent pas dans les crit&egrave;res des grilles d&rsquo;&eacute;valuation qui leur sont soumises et selon lesquelles ils sont &eacute;valu&eacute;s par des managers qui deviennent de fait des juges ignorants et par l&agrave; rel&egrave;vent d&rsquo;un arbitraire insupportable. La friction entre ces deux logiques antagonistes est &agrave; l&rsquo;origine de souffrances au travail pour ce qui est du cas fran&ccedil;ais. Je voudrais illustrer cette dissonance avec l&rsquo;exemple d&rsquo;une femme de m&eacute;nage qui travaille exclusivement en horaires d&eacute;cal&eacute;s dans des bureaux. Elle a appris &agrave; travailler avec m&eacute;thode dans ce type de lieux&nbsp;: faire la poussi&egrave;re, vider les corbeilles, passer l&rsquo;aspirateur, cela se fait selon un certain ordre logique. Quand sa hi&eacute;rarchie lui demande de travailler plus vite, celle-ci donne une double justification&nbsp;: l&rsquo;efficacit&eacute; (un travail plus vite fait) et la satisfaction du client (qui n&rsquo;est pas perfectionniste et veut un service &agrave; moindre co&ucirc;t dont il a conscience qu&rsquo;il ne serait pas parfait). Soyons honn&ecirc;te, la chercheuse s&rsquo;&eacute;tonne&nbsp;: est-ce bien grave&nbsp;? Et la r&eacute;ponse de la femme de m&eacute;nage dit tout de l&rsquo;impossible situation&nbsp;: faire comme cela ne correspond pas &agrave; un travail bien fait. Mal pratiquer son travail, c&rsquo;est d&eacute;choir. L&rsquo;&eacute;valuation favorable (appr&eacute;ci&eacute;e en nombre de bureaux nettoy&eacute;s) n&rsquo;y change rien<a class="footnotecall" href="#ftn5" id="bodyftn5">5</a>.</p> <p class="texte" dir="ltr">Une s&eacute;rie t&eacute;l&eacute;vis&eacute;e a document&eacute; cette &eacute;volution du travail. Cette s&eacute;rie, produite par HBO entre 2002 et 2008, a rencontr&eacute; un succ&egrave;s critique et acad&eacute;mique exceptionnel. Les cinq saisons et quelques 60 &eacute;pisodes de <em>Sur &eacute;coute </em>(<em>The Wire </em>pour la version originale) ont suscit&eacute; un engouement in&eacute;gal&eacute; appr&eacute;ciable &agrave; la couverture m&eacute;diatique<a class="footnotecall" href="#ftn6" id="bodyftn6">6</a> et au nombre de publications universitaires<a class="footnotecall" href="#ftn7" id="bodyftn7">7</a> inaccoutum&eacute; pour une cr&eacute;ation relevant de la culture populaire. Dans le paysage foisonnant des productions t&eacute;l&eacute;visuelles depuis deux d&eacute;cennies, cette s&eacute;rie a &eacute;t&eacute; un choc. Ce qui m&rsquo;y a particuli&egrave;rement int&eacute;ress&eacute;e est le contraste entre l&rsquo;ampleur du propos, une g&eacute;niale le&ccedil;on de sociologie examinant certaines des principales institutions am&eacute;ricaines (par ordre d&rsquo;apparition la police, le syst&egrave;me judiciaire, un syndicat, l&rsquo;&eacute;ducation, la politique locale, la presse d&rsquo;information), et son inscription dans un territoire extr&ecirc;mement circonscrit, les quartiers paup&eacute;ris&eacute;s de Baltimore. Et c&rsquo;est bien cette situation g&eacute;ographique qui permet de traiter de l&rsquo;&eacute;conomie de la drogue en la montrant de fa&ccedil;on &eacute;quivalente aux institutions qui lui font face. Je voudrais revenir rapidement sur le monde d&eacute;crit dans cette s&eacute;rie avant de focaliser le propos sur les strat&eacute;gies adopt&eacute;es par les protagonistes face &agrave; la hi&eacute;rarchie bureaucratique qu&rsquo;ils subissent.</p> <h1 dir="ltr" id="heading2">2. Regarder voir</h1> <p class="texte" dir="ltr">Une parabole moderne veut que pour trouver du p&eacute;trole, il faille creuser toujours au m&ecirc;me endroit. Cela me laisse dubitative mais avec <em>The Wire</em> j&rsquo;ai eu le sentiment d&rsquo;&ecirc;tre face &agrave; ce type de persistance. D&egrave;s les premiers &eacute;pisodes, la qualit&eacute; de la narration s&rsquo;impose. La connaissance &eacute;vidente des milieux d&eacute;crits me surprend. La s&eacute;rie s&rsquo;interdit les facilit&eacute;s et raccourcis &eacute;maillant nombre de s&eacute;ries polici&egrave;res. La description est pr&eacute;cise, intime m&ecirc;me (de l&rsquo;argot des dealers aux jeux de pouvoir au sein de la hi&eacute;rarchie polici&egrave;re). Il n&rsquo;y a aucun discours moral. Le spectateur acc&egrave;de &agrave; la r&eacute;alit&eacute; des personnages par bribes qui feront sens au fil des &eacute;pisodes. En recherchant qui sont les auteurs, je d&eacute;couvre un ancien journaliste de presse de Baltimore &ndash;&nbsp;pendant douze ans&nbsp;&ndash;, David Simon, et un v&eacute;t&eacute;ran du Vietnam qui a &oelig;uvr&eacute; vingt ans au sein de la police de la m&ecirc;me ville puis en tant qu&rsquo;enseignant, Ed Burns. Autour de ces deux cr&eacute;ateurs, une &eacute;quipe de sc&eacute;naristes<a class="footnotecall" href="#ftn8" id="bodyftn8">8</a> va donner vie &agrave; des personnages particuli&egrave;rement fouill&eacute;s et subtilement rendus, dont certains in&eacute;dits tels Omar Little, le d&eacute;trousseur de dealers. M&rsquo;int&eacute;ressant au travail, c&rsquo;est aussi ce que je trouve dans la s&eacute;rie o&ugrave; pr&eacute;vaut le prisme du travail. En y regardant de plus pr&egrave;s, appara&icirc;t non pas une morale mais une &eacute;thique du r&eacute;cit. Pour qui s&rsquo;amuse &agrave; faire le d&eacute;coupage du premier &eacute;pisode, se d&eacute;gage une construction tr&egrave;s tenue fond&eacute;e sur un montage parall&egrave;le. Chaque sc&egrave;ne se d&eacute;double. Ce que l&rsquo;on voit de la police trouve son &eacute;cho imm&eacute;diat dans ce que l&rsquo;on d&eacute;couvre du milieu de l&rsquo;&eacute;conomie d&eacute;viante. Police et dealers, les deux groupes montr&eacute;s dans leur complexit&eacute;&nbsp;&ndash; h&eacute;t&eacute;rog&egrave;nes et gouvern&eacute;s d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;ts divergents, sont trait&eacute;s de fa&ccedil;on &eacute;galitaire.</p> <p class="texte" dir="ltr">Le foisonnement d&rsquo;une cr&eacute;ation d&eacute;ploy&eacute;e sur soixante &eacute;pisodes rend mon propos n&eacute;cessairement partiel. Il s&rsquo;agit moins de rendre compte de la richesse d&rsquo;une cr&eacute;ation que de s&rsquo;en saisir pour voir en quoi elle permet de comprendre l&rsquo;&eacute;volution du travail. Et c&rsquo;est bien l&rsquo;inscription dans le particulier de la s&eacute;rie qui rend son contenu passionnant.</p> <h1 dir="ltr" id="heading3">3. Un contexte favorable &agrave; la surench&egrave;re &eacute;valuative</h1> <p class="texte" dir="ltr">Pour traiter de l&rsquo;&eacute;valuation dans un contexte institutionnalis&eacute;, nous allons regarder du c&ocirc;t&eacute; des policiers. Mais l&rsquo;&eacute;valuation existe bien &eacute;videmment du c&ocirc;t&eacute; de l&rsquo;&eacute;conomie d&eacute;viante et porte aussi sur les petits gars de la rue. La connaissance que le spectateur se fait de la police de Baltimore au fil des premiers &eacute;pisodes dessine les contours d&rsquo;une organisation bureaucratique dans laquelle le respect de la ligne hi&eacute;rarchique prime sur le sens de l&rsquo;action et son potentiel d&rsquo;efficacit&eacute; pour lutter contre la d&eacute;linquance et ses effets d&eacute;l&eacute;t&egrave;res sur une cit&eacute; o&ugrave; les rapports sociaux et raciaux sont tendus. Le ma&icirc;tre-mot entendu <em>ad nauseam</em> est &laquo;&nbsp;<em>chain of command</em>&nbsp;&raquo;, la ligne hi&eacute;rarchique. Exprim&eacute;e de fa&ccedil;on insistante, cette logique veut que chaque policier respecte avant tout la hi&eacute;rarchie et c&rsquo;est bien au sommet de celle-ci que la d&eacute;cision s&rsquo;obtient (&laquo;&nbsp;<em>take it upstairs&nbsp;</em>&raquo;). Cette logique permet de distinguer ceux qui jouent le jeu, &laquo;&nbsp;<em>he is a company man&nbsp;</em>&raquo;, et peuvent par l&agrave;-m&ecirc;me voir leur carri&egrave;re se faire, &laquo;&nbsp;<em>a prospect on&nbsp;the short-list for major&nbsp;</em>&raquo;. Dans cette organisation, la loyaut&eacute; est parfois moins une vertu qu&rsquo;une forme d&rsquo;ob&eacute;dience. L&rsquo;importance de la hi&eacute;rarchie entendue r&eacute;p&eacute;t&eacute;e dans la bouche des policiers est rejou&eacute;e &agrave; l&rsquo;image par l&rsquo;occupation des bureaux. Le premier &eacute;pisode de la s&eacute;rie voit la cr&eacute;ation d&rsquo;un d&eacute;tachement <em>ad hoc</em> pour r&eacute;pondre &agrave; ce qui est vu comme un probl&egrave;me politique par le sommet hi&eacute;rarchique (montrer &agrave; un juge que sa demande a &eacute;t&eacute; entendue) et comme une enqu&ecirc;te &agrave; faire absolument aboutir (sur un r&eacute;seau de dealers au chef &eacute;lusif) pour ce qui est d&rsquo;un des d&eacute;tectives. Une nouvelle &eacute;quipe est constitu&eacute;e sous la direction du Lieutenant Daniels. Son objet exprim&eacute; par ce dernier consiste &agrave; agir vite et bien, &laquo;&nbsp;<em>We do it fast and clean and simple</em>.&nbsp;&raquo; La sc&egrave;ne de la prise de fonction de cette &eacute;quipe la voit descendre un improbable escalier sombre, &eacute;troit, interminable qui les m&egrave;ne &agrave; un sous-sol insalubre, leurs nouveaux bureaux. Le contraste joue pleinement en comparaison des lieux o&ugrave; a &eacute;t&eacute; vu pr&eacute;c&eacute;demment le plus haut grad&eacute;, Burrell dont l&rsquo;objectif est l&rsquo;image de la police et de sa personne.</p> <p class="texte" dir="ltr">Dernier &eacute;l&eacute;ment pour appr&eacute;cier le fonctionnement de cette institution, sa nature parano&iuml;aque. Dans ce lieu, il convient de ne pas dire les choses. Ne pas dire les choses d&eacute;sagr&eacute;ables au risque de d&eacute;plaire ou g&ecirc;ner. A tous les niveaux hi&eacute;rarchiques, se joue l&rsquo;id&eacute;e qu&rsquo;il est n&eacute;cessaire de se prot&eacute;ger. Le conseil entendu est &laquo;&nbsp;<em>just cover yourself&nbsp;</em>&raquo; que l&rsquo;on pourrait traduire par prends soin de te prot&eacute;ger vis-&agrave;-vis de la hi&eacute;rarchie. Dans ce contexte, les discours tiennent tr&egrave;s vite de l&rsquo;auto-justification, ce premier pas vers l&rsquo;&eacute;valuation.</p> <h1 dir="ltr" id="heading4">4. Se faire strat&egrave;ge</h1> <p class="texte" dir="ltr">Pour appr&eacute;cier ce que fait l&rsquo;&eacute;valuation au travail, trois cas vont permettre de voir en acte ce qu&rsquo;est une culture organisationnelle du court terme, centr&eacute;e sur le r&eacute;sultat chiffr&eacute; et reposant sur des pratiques de <em>reporting</em> hyperbolique.</p> <p class="texte" dir="ltr">Les strat&eacute;gies de contournement ou d&eacute;tournement</p> <p class="texte" dir="ltr">Face aux carri&eacute;ristes, la s&eacute;rie d&eacute;ploie un &eacute;ventail d&rsquo;individus mettant en &oelig;uvre des strat&eacute;gies de contournement des r&egrave;gles. Parmi ceux qui veulent aller au bout de l&rsquo;enqu&ecirc;te et ne se satisfont pas d&rsquo;un travail de pure forme, certains vont d&eacute;ployer des strat&eacute;gies pour court-circuiter leur hi&eacute;rarchie en s&rsquo;appuyant sur leur r&eacute;seau (juge, agent du FBI, journaliste, etc.). Beaucoup d&eacute;veloppent des strat&eacute;gies pour travailler en sous-main. En pr&eacute;tendant faire ce que la hi&eacute;rarchie attend, en faisant remonter des chiffres manipul&eacute;s mais attendus, ils se donnent une marge de man&oelig;uvre pour faire ce qu&rsquo;ils consid&egrave;rent &ecirc;tre leur v&eacute;ritable travail. Leur motivation, r&eacute;soudre l&rsquo;enqu&ecirc;te, est &agrave; la hauteur de leur insubordination. Ces deux caract&eacute;ristiques qui peuvent para&icirc;tre paradoxales sont une figure classique du r&eacute;cit policier de fiction. Le bon travail policier, si l&rsquo;on en juge &agrave; travers la fiction, ne peut se faire sans s&rsquo;affranchir des r&egrave;gles et des proc&eacute;dures. On en trouvera des illustrations dans des s&eacute;ries grand public, tel <em>The Mentalist</em>, <em>Endeavour</em> ou <em>Inspector Lewis</em>. <em>The Wire</em> va porter &agrave; son extr&ecirc;me ce type de comportement avec le d&eacute;tective McNulty. Pour ce personnage, &agrave; l&rsquo;instar d&rsquo;autres d&eacute;tectives de la s&eacute;rie, il y a une n&eacute;cessit&eacute; intrins&egrave;que &agrave; mener l&rsquo;enqu&ecirc;te jusqu&rsquo;&agrave; sa r&eacute;solution quel que soit le temps pass&eacute;, les moyens mis en &oelig;uvre ou les cons&eacute;quences pour eux-m&ecirc;mes ou leur entourage professionnel et familial. L&rsquo;ent&ecirc;tement est au c&oelig;ur de l&rsquo;&eacute;thos de l&rsquo;enqu&ecirc;teur. Parmi les diff&eacute;rentes mani&egrave;res de jouer des r&egrave;gles, on verra McNulty qualifier un suicide en meurtre afin de disposer des ressources pour poursuivre l&rsquo;enqu&ecirc;te qui l&rsquo;occupe. Si McNulty est un individualiste qui semble ne pouvoir s&rsquo;exprimer que dans l&rsquo;affrontement avec une hi&eacute;rarchie n&eacute;cessairement compos&eacute;e d&rsquo;incomp&eacute;tents qui posent des limites, le travail policier induit la mise en &oelig;uvre de strat&eacute;gies complexes dans un jeu truqu&eacute;. Aussi inventives soient-elles, aussi justifi&eacute;es aux yeux du spectateur, ces strat&eacute;gies am&egrave;nent certains policiers qui les pratiquent &agrave; fleureter eux-m&ecirc;mes avec des pratiques d&eacute;viantes.</p> <p class="texte" dir="ltr"><strong>La passivit&eacute;</strong></p> <p class="texte" dir="ltr">Le lieutenant Daniels h&eacute;rite dans son tout nouveau d&eacute;tachement d&rsquo;un personnel dont plus aucun service ne veut. Il s&rsquo;agit alors pour ce responsable de limiter la capacit&eacute; de nuisance de ces policiers en fin de carri&egrave;re, las et incomp&eacute;tents. Parmi eux se trouve le d&eacute;tective Freamon que l&rsquo;on voit &agrave; son bureau fabriquer du mobilier de maisons de poup&eacute;es. Le poste qui est le sien depuis plusieurs ann&eacute;es est tr&egrave;s en-de&ccedil;&agrave; de ses comp&eacute;tences. Les meubles miniatures sont &agrave; l&rsquo;image du r&eacute;tr&eacute;cissement de son univers professionnel. Ils ont pour vertu de lui offrir aussi une mani&egrave;re d&rsquo;accepter son sort sans r&eacute;volte. Il fait <em>a minima</em>. Il y trouve autant un revenu secondaire qu&rsquo;un d&eacute;rivatif &agrave; l&rsquo;ennui. Son histoire se d&eacute;voilera en m&ecirc;me temps que ses comp&eacute;tences au fil des &eacute;pisodes. Sa volont&eacute; d&rsquo;&eacute;lucider une enqu&ecirc;te politique lui a valu d&rsquo;&ecirc;tre r&eacute;trograd&eacute; &agrave; un poste administratif subalterne. C&rsquo;est l&agrave; qu&rsquo;il est oubli&eacute; car sa punition tient depuis treize ans. Sommes-nous loin de la question de l&rsquo;&eacute;valuation&nbsp;? Non, sa passivit&eacute; actuelle est bien &agrave; lier &agrave; une &eacute;valuation tenant de la logique d&rsquo;une efficacit&eacute; chiffr&eacute;e (atteindre le taux fix&eacute; de r&eacute;alisation des enqu&ecirc;tes dans un d&eacute;lai court en fournissant un coupable) d&eacute;connect&eacute;e de la r&eacute;alit&eacute; du travail policier.</p> <p class="texte" dir="ltr"><strong>La strat&eacute;gie de confrontation</strong></p> <p class="texte" dir="ltr">Le major Colvin, en charge du district ouest de Baltimore, opte pour une strat&eacute;gie de confrontation quand il doit faire face aux demandes de plus en plus pressantes de sa hi&eacute;rarchie de satisfaire &agrave; l&rsquo;&eacute;volution attendue des statistiques criminelles (saison 3). Les majors en charge de chaque district sont mis en concurrence par Rawls, le commandant des enqu&ecirc;tes criminelles et Burrell. Le jeu consiste &agrave; faire reclasser par ses &eacute;quipes les actes criminels en incidents mineurs afin d&rsquo;all&eacute;ger les statistiques. Colvin s&rsquo;y refuse. Quand les moyens qui lui sont donn&eacute;s ne lui permettent en rien de satisfaire &agrave; l&rsquo;&eacute;valuation attendue et &agrave; la s&eacute;curit&eacute; de la population sous sa responsabilit&eacute;, il cherche de fa&ccedil;on pragmatique &agrave; faire au mieux en refusant de pratiquer la langue de bois face aux administr&eacute;s. Il attend de sa hi&eacute;rarchie une discussion entre pairs pour tenter de r&eacute;gler sur le long terme les probl&egrave;mes immenses auquel le quartier ouest est confront&eacute;. Il essuie dans un premier temps des r&eacute;primandes et ce qu&rsquo;il obtiendra sera finalement sa r&eacute;trogradation. Une strat&eacute;gie de confrontation n&rsquo;est tenable qu&rsquo;avec des interlocuteurs de bonne foi. Aucune discussion n&rsquo;est possible entre le pragmatique Colvin et une hi&eacute;rarchie bureaucratique imperm&eacute;able &agrave; la r&eacute;alit&eacute; de terrain. Interrog&eacute; par les autres majors, Colvin cache son d&eacute;senchantement derri&egrave;re un humour provocateur&nbsp;qui lui offrira aussi une solution&nbsp;: la seule option qui lui reste pour faire baisser les statistiques criminelles est de l&eacute;galiser la drogue dans son quartier.</p> <h1 dir="ltr" id="heading5">5. L&rsquo;&eacute;valuation&nbsp;: une machine infernale&nbsp;?</h1> <p class="texte" dir="ltr">En partant d&rsquo;une &oelig;uvre de fiction ancr&eacute;e dans le local, il a &eacute;t&eacute; possible de pointer les risques inh&eacute;rents &agrave; la surench&egrave;re contemporaine que conna&icirc;t l&rsquo;&eacute;valuation. Qu&rsquo;il s&rsquo;agisse du temps consacr&eacute; &agrave; l&rsquo;auto-&eacute;valuation aux d&eacute;pens de la qualit&eacute; du travail r&eacute;alis&eacute;, de ses crit&egrave;res quantifi&eacute;s qui peuvent n&rsquo;&ecirc;tre qu&rsquo;une mascarade, du syst&egrave;me bureaucratique que ces proc&eacute;dures exigent. On observe aujourd&rsquo;hui le d&eacute;veloppement d&rsquo;une nouvelle bureaucratie d&rsquo;employ&eacute;s dont le r&ocirc;le n&rsquo;est plus d&rsquo;assurer une fonction support pour les productifs mais bien au contraire d&rsquo;exiger d&rsquo;eux toujours plus d&rsquo;&eacute;valuations. Dans une logique de l&rsquo;absurde qui s&rsquo;auto-entretient, les tableaux chiffr&eacute;s, les bases de donn&eacute;es et autres comptes rendus que cela g&eacute;n&egrave;re ne semblent avoir d&rsquo;autre fonction que de justifier de l&rsquo;activit&eacute; de cette nouvelle classe bureaucratique dont les responsables ont &eacute;t&eacute; conquis au f&eacute;tichisme du <em>big data</em>.</p> <p class="texte" dir="ltr">Dans ce contexte, le travail prend une dimension fictive&nbsp;: dire ce que l&rsquo;on fait plut&ocirc;t que faire. Le dire selon des grilles pens&eacute;es par des &eacute;quipes ignorantes de la nature de ce travail. Y consacrer un temps exponentiel. Ne plus pouvoir bien faire son travail qu&rsquo;en pr&eacute;tendant faire autre chose. Ne plus pouvoir faire son travail dans des organisations malades d&rsquo;un trop-plein de proc&eacute;dures. L&rsquo;&eacute;cart entre une fonction administrative et la fonction productive se creuse alors en accentuant les frustrations et incompr&eacute;hensions.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn1" id="ftn1">1</a> Je reprends ici le titre du chapitre de Nicolas Berland, Catherine Chevalier, Samuel Sponem, &laquo;&nbsp;On ne gère bien que ce que l&rsquo;on mesure&nbsp;&raquo; <em>in</em> Anne Pezet, Samuel Sponem, <em>Petit bréviaire des idées reçues en management</em>, Paris, La Découverte, p.&nbsp;159-168, 2008. Il va sans dire que les auteurs d&eacute;montent l&rsquo;id&eacute;e re&ccedil;ue qui se cache derri&egrave;re l&rsquo;adage.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn2" id="ftn2">2</a> &nbsp;En tant que responsable de formation, je fais intervenir aupr&egrave;s de mes &eacute;tudiants des professionnels. Depuis quelques ann&eacute;es, leur contribution comporte en apart&eacute; un t&eacute;moignage qui m&rsquo;est destin&eacute;. Je ne pense pas les trahir en le partageant, il fait &eacute;tat d&rsquo;un bilan d&eacute;senchant&eacute; face &agrave; ce qui attend la jeune ing&eacute;nieure ou le cadre d&eacute;butant que l&rsquo;on pourrait synth&eacute;tiser par une normalisation de l&rsquo;agir au travail aux d&eacute;pens de l&rsquo;autonomie, de la confiance de la hi&eacute;rarchie, de l&rsquo;engagement dans le moyen et long terme.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn3" id="ftn3">3</a> &nbsp;Philippe d&#39;Iribarne, <em>La logique de l&#39;honneur</em>, Paris, Seuil, 1989.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn4" id="ftn4">4</a> &nbsp;<em>Ibidem</em>, p.&nbsp;27.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn5" id="ftn5">5</a> &nbsp;On lira &agrave; ce propos le n&deg;&nbsp;sp&eacute;cial d&rsquo;<em>Entreprises et Histoire</em> intitul&eacute; <em>La magie du chiffre</em> et les contributions de Corine Eyraud.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn6" id="ftn6">6</a> &nbsp;Pour ne citer que quelques exemple dans la presse, voir notamment le titre de <em>L&rsquo;Express</em>, &laquo;&nbsp;Pourquoi The Wire est la meilleure s&eacute;rie de tous les temps&nbsp;&raquo; publi&eacute; le 11 d&eacute;cembre 2012 et celui du quotidien anglais <em>The Telegraph</em>&nbsp;: &quot;The Wire&nbsp;: arguably the greatest television programme ever made&quot; le 2 avril 2009.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn7" id="ftn7">7</a> &nbsp;Il est difficile d&rsquo;&ecirc;tre exhaustif, citons dans une longue liste de travaux universitaires d&eacute;di&eacute;s &agrave; cette s&eacute;rie&nbsp;: Fredric Jameson, &quot;Realism and utopia in &lsquo;The Wire&rsquo;&quot;, <em>Criticism</em>, vol.&nbsp;52, n&deg;&nbsp;3-4, 2010, p.&nbsp;359-372&nbsp;;</p> <p class="notebaspage" dir="ltr">Ruth Penfold-Mounce, David Beer, Roger Burrows, &quot;The Wire as Social Science-fiction&nbsp;?&quot;, <em>Sociology</em>, vol.&nbsp;45, n&deg;&nbsp;1, p.&nbsp;152-167, Feb. 4, 2011&nbsp;; Antoine&nbsp;Maillet, &laquo;&nbsp;The Wire&nbsp;: une s&eacute;rie TV comme terrain d&rsquo;&eacute;tude&nbsp;&raquo;, Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne], <em>Images en mouvement</em>, 2009, et les ouvrages <em>The Wire&nbsp;: reconstitution collective</em> dirig&eacute; par Emmanuel Burdeau et Nicolas Vieillescazes, Les Prairies ordinaires Capricci, 2011 et <em>&quot;The wire&quot;&nbsp;: l&#39;Am&eacute;rique sur &eacute;coute</em> dirig&eacute; par Marie-H&eacute;l&egrave;ne Bacqu&eacute; <em>et al</em>., Paris, La D&eacute;couverte, 2014.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn8" id="ftn8">8</a> &nbsp;Le site de la cha&icirc;ne HBO d&eacute;taille les &eacute;quipes&nbsp;ayant particip&eacute; &agrave; la s&eacute;rie&nbsp;: <a href="https://www.hbo.com/the-wire">https://www.hbo.com/the-wire</a></p>