<p class="texte">&shy;</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;L&rsquo;homme croit aux id&eacute;es non parce qu&rsquo;il leur arrive d&rsquo;&ecirc;tre vraies, mais parce qu&rsquo;il doit croire. Parce qu&rsquo;il doit faire r&eacute;gner l&rsquo;ordre dans son c&oelig;ur. Parce qu&rsquo;il doit boucher au moyen d&rsquo;une illusion ce trou dans les parois de sa vie par lequel se sentiments ne demandent qu&rsquo;&agrave; fuir &agrave; tous les vents. La voie juste serait doute, plut&ocirc;t que de se laisser aller &agrave; de passag&egrave;res illusions, de chercher au moins les conditions de l&rsquo;enthousiasme authentique.&nbsp;&raquo; Robert Musil, L&rsquo;Homme sans qualit&eacute;.</p> </blockquote> <p class="texte">Il faut toujours lire Alain Duhamel. Le plus mesur&eacute; et chevronn&eacute; de nos commentateurs politique sonner l&rsquo;alarme devant l&rsquo;&eacute;tat de la soci&eacute;t&eacute; politique. Elle produit de nos jours, &eacute;crit-il, l&rsquo;&eacute;trange spectacle &laquo;&nbsp;d&rsquo;une hyst&eacute;risation, d&rsquo;une mise en sc&egrave;ne, d&rsquo;une procession continue de faits divers politiques convertis en &eacute;v&eacute;nements majeurs le temps d&rsquo;une journ&eacute;e, un chapelet ininterrompu de pol&eacute;miques, de d&eacute;nonciations, d&rsquo;interpellations, de d&eacute;bats caricaturaux&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn1" id="bodyftn1">1</a></sup>.</p> <p class="texte">Retenons de cette indignation un mot, &laquo;&nbsp;hyst&eacute;risation&nbsp;&raquo;, qui d&eacute;finit la soci&eacute;t&eacute; politique contemporaine. Nous constaterons que le concept d&rsquo;hyst&eacute;rie politique n&rsquo;est pas nouveau&nbsp;: forg&eacute; au lendemain de la Seconde guerre mondiale, il a longtemps &eacute;t&eacute; la caract&eacute;ristique des mouvements extr&eacute;mistes. Il leur demeure attach&eacute;, mais s&rsquo;&eacute;tend aussi progressivement &agrave; l&rsquo;ensemble de la soci&eacute;t&eacute; politique, des dirigeants politiques aux citoyens, sans oublier les m&eacute;dias. L&rsquo;hyst&eacute;risation politique qui inqui&egrave;te Alain Duhamel est bien une r&eacute;alit&eacute;, elle p&egrave;se d&eacute;j&agrave; lourdement sur la campagne des prochaines &eacute;lections europ&eacute;ennes. Il faut maintenant essayer de comprendre comment s&rsquo;est produit le d&eacute;sastre &ndash; car c&rsquo;est en est un, fatal &agrave; la d&eacute;mocratie si nous ne trouvons pas d&rsquo;urgence les moyens d&rsquo;en sortir.</p> <h1 class="texte">&laquo;&nbsp;Des &eacute;tats durables de peur collective&nbsp;&raquo;</h1> <p class="texte">Un politologue hongrois, Istvan Bibo (1911-1979), a le premier d&eacute;velopp&eacute; le concept d&rsquo;&nbsp;&laquo;&nbsp;hyst&eacute;rie politique&nbsp;&raquo; ou &laquo;&nbsp;communautaire&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn2" id="bodyftn2">2</a></sup>. Nous sommes en 1946, Istvan Bibo a connu les prisons des fascistes hongrois, il connaitra plus tard celle des communistes. Son propos est alors d&rsquo;analyser pourquoi l&rsquo;Allemagne, de Bismarck &agrave; Hitler, a plusieurs fois entrain&eacute; l&rsquo;Europe dans la guerre. Il r&eacute;fute les explications essentialistes d&rsquo;un peuple allemand qui serait &laquo;&nbsp;guerrier&nbsp;&raquo; par nature, pour explorer les causes historiques de ce nationalisme belliqueux. Il les trouve dans &laquo;&nbsp;le processus douloureux et tumultueux de la naissance des nations modernes&nbsp;&raquo;, en premier lieu de la nation allemande, un processus qui a pu &laquo;&nbsp;d&eacute;former l&rsquo;attitude psychique de peuples entiers&nbsp;&raquo;.</p> <p class="texte">L&rsquo;hyst&eacute;rie politique, d&eacute;veloppe Istvan Bibo, r&eacute;sulte d&rsquo;&laquo;&nbsp;&eacute;tats durables de peur collective qui s&rsquo;emparent des masses &agrave; la suite de grands traumatismes historiques&nbsp;&raquo;. Ses sympt&ocirc;mes sont &laquo;&nbsp;la m&eacute;connaissance de la r&eacute;alit&eacute; par la communaut&eacute;, son incapacit&eacute; &agrave; r&eacute;soudre les probl&egrave;mes pos&eacute;s par la vie, l&rsquo;incertitude ou l&rsquo;hypertrophie de l&rsquo;&eacute;valuation de soi-m&ecirc;me, les r&eacute;actions irr&eacute;alistes et disproportionn&eacute;es aux influences du monde environnant&nbsp;&raquo;.</p> <p class="texte">La communaut&eacute; hyst&eacute;rique est alors port&eacute;e &agrave; &laquo;&nbsp;chercher quelqu&rsquo;un ou un groupe d&rsquo;individus sur qui elle puisse faire retomber ses propres responsabilit&eacute;s.&nbsp;&raquo; Elle ne cesse d&rsquo;agresser le monde environnant, et elle finit par &laquo;&nbsp;susciter effectivement les sentiments et intentions hostiles dont elle avait imagin&eacute; l&rsquo;existence.&nbsp;&raquo; Engrenage implacable de la proph&eacute;tie auto-r&eacute;alisatrice qui d&eacute;bouche sur la guerre.</p> <h1 class="texte">Des nationalistes aux populistes</h1> <p class="texte">Le processus douloureux de la naissance des nations modernes,&nbsp;point&eacute; apr&egrave;s-guerre par Istvan Bibo, continue aujourd&rsquo;hui de produire ses effets. Car il a &eacute;t&eacute; prolong&eacute; par la construction europ&eacute;enne et la mondialisation des &eacute;conomies, qui tendent &agrave; nier les identit&eacute;s nationales. Et il a &eacute;t&eacute; exacerb&eacute; par la crise financi&egrave;re et la crise migratoire, sur fond de terrorisme islamiste.</p> <p class="texte">La Hongrie de Viktor Orban conserve ainsi le traumatisme historique du trait&eacute; de Trianon de 1920, qui l&rsquo;avait priv&eacute;e d&rsquo;un tiers de sa population. Elle le ravive dans son affrontement avec &laquo;&nbsp;Bruxelles&nbsp;&raquo;, qui pr&eacute;tendrait la peupler de migrants. L&rsquo;Italie de Matteo Salvini reste marqu&eacute;e par l&rsquo;&eacute;mergence tardive et toujours contest&eacute;e d&rsquo;une nation italienne, dont l&rsquo;exaltation par le fascisme s&rsquo;est achev&eacute;e en d&eacute;b&acirc;cle. Et elle a souffert d&rsquo;avoir d&ucirc; faire face seule aux flux de migrants traversant la M&eacute;diterran&eacute;e, cet abandon de l&rsquo;Europe ouvrant la voie &agrave; la mont&eacute;e d&rsquo;un nationalisme tourn&eacute; contre &laquo;&nbsp;Bruxelles&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn3" id="bodyftn3">3</a></sup>.</p> <p class="texte">L&rsquo;hyst&eacute;rie politique a cependant gagn&eacute; du terrain au-del&agrave; de l&rsquo;extr&eacute;misme nationaliste. Elle emporte de nos jours des mouvements que, faute de mieux, l&rsquo;on qualifie de &laquo;&nbsp;populistes&nbsp;&raquo;. C&rsquo;est un mot-valise, qui tente de contenir l&rsquo;affirmation du peuple face aux &eacute;lites, le refus du clivage gauche-droite, un manich&eacute;isme port&eacute; par une rh&eacute;torique agressive&hellip; L&rsquo;historien Pascal Ory le d&eacute;finit en trois traits&nbsp;: &laquo;&nbsp;d&eacute;nonciation d&rsquo;une souverainet&eacute; populaire confisqu&eacute;e&nbsp;; forte identification nationale&nbsp;; personnalisation du leadership&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn4" id="bodyftn4">4</a></sup>. La x&eacute;nophobie populiste, poursuit Pascal Ory, s&rsquo;apparente &agrave; un &laquo;&nbsp;trouble parano&iuml;aque&nbsp;&raquo;. Elle se nourrit d&rsquo;une &eacute;motion partag&eacute;e, politiquement exploit&eacute;e, le ressentiment. Pascal Ory explique, en des termes qui font &eacute;cho &agrave; l&rsquo;hyst&eacute;rie politique d&rsquo;Istvan Bibo&nbsp;: &laquo;&nbsp;Conscience hostile d&rsquo;une hostilit&eacute;, le ressentiment justifie l&rsquo;animosit&eacute; contre autrui en postulant ses mauvaises intentions, faisant de soi une victime et de l&rsquo;autre un bourreau&nbsp;&raquo;. Le ressentiment recrute parmi &laquo;&nbsp;ceux qui se vivent comme les vaincus, mat&eacute;riels ou symboliques, d&rsquo;un univers assimil&eacute; &agrave; un espace agonistique&nbsp;&raquo;.</p> <p class="texte">Il en va ainsi du Mouvement 5 Etoiles, qui gouverne l&rsquo;Italie avec la Ligue de Matteo Salvini. Son populisme n&rsquo;est pas r&eacute;ductible au nationalisme d&rsquo;extr&ecirc;me droite, mais il participe bien de l&rsquo;hyst&eacute;rie politique, jusqu&rsquo;&agrave; son slogan fondateur, &laquo;&nbsp;Vaffanculo&nbsp;&raquo; (va te faire foutre). En France, Le Rassemblement national de Marine Le Pen prolonge et &eacute;largit l&rsquo;extr&eacute;misme du Front national, en conjuguant le ressentiment social au ressentiment national. La France Insoumise de Jean-Luc M&eacute;lenchon met en sc&egrave;ne chaque semaine son combat contre les &eacute;lites de Paris, Bruxelles et Washington. Et aux Etats-Unis Donald Trump, l&rsquo;&eacute;lu du tr&egrave;s vieux et tr&egrave;s respectable Parti R&eacute;publicain, fantasme le monde entier en pr&eacute;dateur des Am&eacute;ricains.</p> <h1 class="texte">Les passions selon Macron</h1> <p class="texte">Istvan Bibo parle indiff&eacute;remment d&rsquo;hyst&eacute;rie &laquo;&nbsp;politique&nbsp;&raquo; ou &laquo;&nbsp;communautaire&nbsp;&raquo;. C&rsquo;est que l&rsquo;hyst&eacute;rie s&rsquo;inscrit dans un monde scind&eacute; en deux communaut&eacute;s irr&eacute;conciliables, &laquo;&nbsp;nous&nbsp;&raquo; et &laquo;&nbsp;eux&nbsp;&raquo;. Les n&ocirc;tres, les &laquo;&nbsp;nachi&nbsp;&raquo; comme se sont appel&eacute;s les partisans de Vladimir Poutine, et les autres, les ennemis. Et c&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment sur ce sch&eacute;ma manich&eacute;en que Viktor Orban a choisi d&rsquo;ouvrir la campagne des &eacute;lections europ&eacute;ennes, le 28 ao&ucirc;t &agrave; Milan. Il y a &laquo;&nbsp;actuellement deux camps en Europe&nbsp;&raquo;, a lanc&eacute; le Premier ministre hongrois au c&ocirc;t&eacute; de son &laquo;&nbsp;h&eacute;ros&nbsp;&raquo;&nbsp;(sic), Matteo Salvini. Dans leur camp, les forces qui veulent &laquo;&nbsp;arr&ecirc;ter l&rsquo;immigration ill&eacute;gale&nbsp;&raquo;. En face, le camp ennemi &laquo;&nbsp;dirig&eacute; par Macron, &agrave; la t&ecirc;te des&nbsp;forces politiques qui soutiennent l&rsquo;immigration&nbsp;&raquo;. Rien de surprenant, Viktor Orban &eacute;tait dans la logique hyst&eacute;rique de son nationalisme. La surprise est venue de la r&eacute;ponse. D&egrave;s le lendemain, depuis Copenhague, Emmanuel Macron r&eacute;plique&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ils ont raison&nbsp;&raquo;. Il affirme qu&rsquo;il &laquo;&nbsp;ne c&egrave;dera jamais rien aux nationalistes et &agrave; ceux qui pr&ocirc;nent ce discours de haine&nbsp;&raquo;. Le d&eacute;fi est relev&eacute;, le choc des hyst&eacute;ries est annonc&eacute;.</p> <p class="texte">Le rangement d&rsquo;Emmanuel Macron dans la cat&eacute;gorie de l&rsquo;hyst&eacute;rie politique, en compagnie (ou en miroir) de Matteo Salvini et Viktor Orban, peut &eacute;videmment &eacute;tonner, sinon choquer. Examinons cependant sans a priori les composantes de son discours. La simplification manich&eacute;enne, en premier lieu&nbsp;: bien avant le d&eacute;fi lanc&eacute; par le duo Orban-Salvini, il a r&eacute;duit le d&eacute;bat europ&eacute;en &agrave; l&rsquo;affrontement de deux camps, progressistes contre nationalistes, lib&eacute;raux contre illib&eacute;raux. Entre lui et eux, rien&nbsp;: la droite de Laurent Wauquiez est renvoy&eacute;e dans le camp de Viktor Orban, la gauche de Jean-Luc M&eacute;lenchon est confondue avec l&rsquo;extr&ecirc;me droite de Marine Le Pen au nom d&rsquo;une &laquo;&nbsp;convergence des nationalismes europ&eacute;ens&nbsp;&raquo;. L&rsquo;agressivit&eacute; rh&eacute;torique, en second lieu&nbsp;: il stigmatise &agrave; Bratislava &laquo;&nbsp;ces dirigeants avec ces esprits fous et qui mentent &agrave; leur peuple&nbsp;&raquo;, ciblant sans ambigu&iuml;t&eacute; Viktor Orban et le gouvernement polonais. En juin, au lendemain d&rsquo;un Conseil europ&eacute;en tendu, il accuse ces derniers de vouloir &laquo;&nbsp;d&eacute;porter&nbsp;&raquo; les migrants. La dramatisation &eacute;motionnelle de la situation politique, enfin&nbsp;: il alerte sur les similitudes de l&rsquo;Europe actuelle avec celle des ann&eacute;es 30, sur un regain nationaliste qui pourrait &agrave; nouveau plonger le continent dans la guerre. &laquo;&nbsp;Le monde dans lequel nous vivons est dangereux&nbsp;&raquo;, insiste le pr&eacute;sident fran&ccedil;ais.</p> <p class="texte">Emmanuel Macron rel&egrave;ve le d&eacute;fi hyst&eacute;rique, et cela n&rsquo;a rien d&rsquo;&eacute;tonnant. Sa r&eacute;action est dans la continuit&eacute; de son ascension politique, qui a su emprunter le registre populiste pour s&rsquo;imposer contre les partis de gouvernement, puis contre le populisme de Marine Le Pen. Son tract de l&rsquo;entre-deux-tours citait, comme premi&egrave;re raison de voter Macron&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il est diff&eacute;rent des responsables politiques qui l&rsquo;ont pr&eacute;c&eacute;d&eacute;, il a eu un vrai m&eacute;tier&nbsp;&raquo;. Apr&egrave;s cette affirmation antipolitique, la deuxi&egrave;me raison puisait dans la plus pure d&eacute;magogie populiste&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il va r&eacute;duire d&rsquo;un tiers le nombre de parlementaires&nbsp;&raquo;. Et la quatri&egrave;me le campait en chevalier blanc anti-corruption&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il ne doit rien &agrave; personne d&rsquo;autre qu&rsquo;&agrave; nous&nbsp;; il n&rsquo;aura pas d&rsquo;ascenseur &agrave; renvoyer&nbsp;&raquo;&hellip; La ma&icirc;trise du registre populiste se double, chez Emmanuel Macron, de l&rsquo;ambition de d&eacute;passer une approche gestionnaire de la politique. L&agrave; encore, les apparences sont trompeuses, chez un homme souvent r&eacute;duit &agrave; sa formation d&rsquo;&eacute;narque et &agrave; son activit&eacute; pass&eacute;e de banquier. &laquo;&nbsp;Le grand enjeu, c&rsquo;est de sortir de l&rsquo;insignifiance&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn5" id="bodyftn5">5</a></sup>, th&eacute;orisait-il r&eacute;cemment dans La Nouvelle Revue fran&ccedil;aise. A rebours des politiciens du &laquo;&nbsp;vieux monde&nbsp;&raquo;, qui auraient commis l&rsquo;erreur d&rsquo;&ecirc;tre &laquo;&nbsp;sortis de l&rsquo;&eacute;motion populaire&nbsp;&raquo;, il revendique d&rsquo;y faire retour&nbsp;: &laquo;&nbsp;Les gens ne vous reconnaissent comme l&rsquo;un des leurs que si vous prouvez que vous &ecirc;tes capables de partager leur &eacute;motion.&nbsp;&raquo; Mieux, il se r&eacute;jouit du choc des passions politiques en Europe&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ce vieux continent de petits-bourgeois se sentant &agrave; l&rsquo;abri dans le confort mat&eacute;riel entre dans une nouvelle aventure o&ugrave; le tragique s&rsquo;invite.&nbsp;&raquo;</p> <h1 class="texte">&laquo;&nbsp;Mes supporteurs m&rsquo;aiment pour cela&nbsp;&raquo;&nbsp;</h1> <p class="texte">Il est toujours p&eacute;rilleux de pr&eacute;tendre &eacute;valuer la sinc&eacute;rit&eacute; d&rsquo;un homme, singuli&egrave;rement d&rsquo;un homme politique. Comment faire la part du calcul et de la conviction chez Matteo Salvini dans son usage du ressentiment nationaliste&nbsp;? Ou chez Emmanuel Macron dans l&rsquo;agitation du spectre des ann&eacute;es 30&nbsp;?</p> <p class="texte">Donald Trump a r&eacute;pondu, au moins pour lui-m&ecirc;me. Lorsqu&rsquo;un journaliste lui reproche vertement ses violentes diatribes contre les D&eacute;mocrates et les m&eacute;dias, d&eacute;sign&eacute;s en &laquo;&nbsp;ennemis du peuple&nbsp;&raquo; &agrave; ses partisans, le pr&eacute;sident des Etats-Unis r&eacute;torque&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mes supporteurs m&rsquo;aiment pour cela&nbsp;&raquo;. Le journaliste s&rsquo;&eacute;tonne et s&rsquo;indigne, Donald Trump le coupe&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je ne serais pas ici&nbsp;(&agrave; la Maison Blanche), si je n&rsquo;avais pas fait &ccedil;a&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn6" id="bodyftn6">6</a></sup>. Candeur ou cynisme&nbsp;? Peu nous importe ici, l&rsquo;essentiel est qu&rsquo;il assume l&rsquo;hyst&eacute;risation politique, de la campagne pr&eacute;sidentielle &agrave; l&rsquo;exercice de la pr&eacute;sidence.</p> <p class="texte">L&rsquo;hyst&eacute;rie est spectaculaire, dans sa version politique &eacute;galement. Elle assure l&rsquo;audience t&eacute;l&eacute;vis&eacute;e et la popularit&eacute; &eacute;lectorale. Et elle entretient une logique infernale liant politiques, &eacute;lecteurs et m&eacute;dias, dans laquelle chacun s&rsquo;accuse mutuellement d&rsquo;&ecirc;tre &agrave; l&rsquo;origine de la d&eacute;rive&nbsp;&ndash; l&rsquo;hyst&eacute;rique, c&rsquo;est toujours l&rsquo;autre.</p> <h1 class="texte">Dans le vide postmoderne</h1> <p class="texte">Quittons cependant le terrain moral de la sinc&eacute;rit&eacute; et du cynisme pour poser la question autrement&nbsp;: et si Emmanuel Macron n&rsquo;avait pas le choix&nbsp;? Et si le registre hyst&eacute;rique demeurait le seul permettant de contrer la mont&eacute;e des nationalismes&nbsp;? L&rsquo;hyst&eacute;rie politique d&eacute;crite par Istvan Bibo n&rsquo;est plus cantonn&eacute;e au camp populiste ou extr&eacute;miste, la pathologie a gagn&eacute; l&rsquo;ensemble du champ social. Elle s&rsquo;est d&eacute;velopp&eacute;e dans le vide cr&eacute;&eacute; par la fin des id&eacute;ologies d&eacute;crite par Jean-Fran&ccedil;ois Lyotard dans La Condition postmoderne&nbsp;: nous avons perdu la foi dans &laquo;&nbsp;les grands h&eacute;ros, les grands p&eacute;rils, les grands p&eacute;riples et le grand but&nbsp;&raquo;. Dans le monde postmoderne, poursuit le philosophe, &laquo;&nbsp;les anciens p&ocirc;les d&rsquo;attraction form&eacute;s par les Etats-nations, les partis, les professions, les institutions et les traditions historiques perdent de leur attrait&nbsp;&raquo;. Dans ce monde, &laquo;&nbsp;chacun est renvoy&eacute; &agrave; soi&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn7" id="bodyftn7">7</a></sup>.</p> <p class="texte">La postmodernit&eacute; proclame la fin des Lumi&egrave;res et du r&egrave;gne de la Raison, au profit de l&rsquo;&eacute;motion. Elle bouleverse la fabrique des convictions, autrefois d&eacute;termin&eacute;e par des cadres collectifs. &laquo;&nbsp;La subjectivit&eacute; d&eacute;mocratique s&rsquo;est d&eacute;plac&eacute;e, analyse Anne Muxel, et elle se recompose dans une articulation nouvelle entre l&rsquo;individu et le collectif, au sein de laquelle l&rsquo;exp&eacute;rience subjective et le r&ocirc;le des affects jouent un r&ocirc;le d&eacute;cisif&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn8" id="bodyftn8">8</a></sup>. C&rsquo;est dans ce contexte postmoderne que la dimension psychologique conquiert toute sa place dans l&rsquo;analyse politique, et que l&rsquo;hyst&eacute;rie peut &ecirc;tre reconnue comme une cat&eacute;gorie politique<sup><a class="footnotecall" href="#ftn9" id="bodyftn9">9</a></sup>.</p> <h1 class="texte">En mode num&eacute;rique</h1> <p class="texte">Le choix des armes est pour Emmanuel Macron d&rsquo;autant plus contraint qu&rsquo;il gouverne dans un monde num&eacute;rique. Tout a &eacute;t&eacute; dit sur la radicalisation des opinions sur Internet par les &laquo;&nbsp;bulles de filtrage&nbsp;&raquo;, sur la violence des &eacute;changes par &eacute;motic&ocirc;nes et en 140 signes (et m&ecirc;me en 280). Nous devons constater la banalisation et la l&eacute;gitimation de la violence dans le d&eacute;bat public, sa &laquo;&nbsp;brutalisation&nbsp;&raquo;, pour citer Romain Badouard, qui reprend une expression qualifiant le d&eacute;bat politique de l&rsquo;entre-deux-guerres<sup><a class="footnotecall" href="#ftn10" id="bodyftn10">10</a></sup>. Comment ne pas mentionner ici le mouvement des &laquo;&nbsp;gilets jaunes&nbsp;&raquo;, dont la rapidit&eacute; de diffusion sur les r&eacute;seaux s&rsquo;est doubl&eacute;e d&rsquo;une imm&eacute;diate radicalisation&nbsp;? Mais aussi les tweets vengeurs de Donald Trump contre les institutions am&eacute;ricaines et le pr&eacute;sident fran&ccedil;ais, ou les posts sur Facebook de Matteo Salvini ciblant les migrants et Emmanuel Macron&nbsp;? Posons l&rsquo;hypoth&egrave;se que le monde num&eacute;rique est spontan&eacute;ment hyst&eacute;rique.</p> <p class="texte">Il l&rsquo;est &eacute;galement dans son rapport &agrave; la v&eacute;rit&eacute;. La communaut&eacute; hyst&eacute;rique, &eacute;crivait Istvan Bibo, &laquo;&nbsp;entretient avec la r&eacute;alit&eacute; un rapport de plus en plus faux&nbsp;&raquo;. En 2016, notre soci&eacute;t&eacute; num&eacute;rique conduit le dictionnaire Oxford &agrave; faire de &laquo;&nbsp;post-v&eacute;rit&eacute;&nbsp;&raquo; le mot de l&rsquo;ann&eacute;e, apr&egrave;s la victoire pr&eacute;sidentielle de Donald Trump aux Etats-Unis et du Brexit au Royaume-Uni. Le d&eacute;bat se d&eacute;veloppe d&eacute;sormais au sein de &laquo;&nbsp;tribus&nbsp;&raquo; soud&eacute;es par leurs opinions, contre les opinions d&rsquo;autres tribus, dans l&rsquo;indiff&eacute;rence &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du &laquo;&nbsp;fact-checking&nbsp;&raquo; des m&eacute;dias institutionnels. Notre espace public est constitu&eacute; d&rsquo;une multitude de mondes clos, polaris&eacute;s, qui n&rsquo;entrent en relation que sur un mode guerrier. Nous retrouvons ici l&rsquo;analyse d&rsquo;Istvan Bibo&nbsp;: &laquo;&nbsp;La vision du monde de l&rsquo;hyst&eacute;rique est ferm&eacute;e et homog&egrave;ne&nbsp;; elle explique tout, elle justifie tout, ses affirmations sont en parfait harmonie avec ses prescriptions&nbsp;&raquo;.</p> <p class="texte">Tiss&eacute; de faits r&eacute;els ou d&rsquo;infox, l&rsquo;hyst&eacute;rie politique trouve vite un relais dans les m&eacute;dias. Car l&rsquo;hyst&eacute;rie est spectaculaire, dans sa version politique &eacute;galement, et synonyme d&rsquo;audience. L&rsquo;exemple des &laquo;&nbsp;gilets jaunes&nbsp;&raquo; est &agrave; nouveau pertinent&nbsp;: le mouvement a trouv&eacute; sa v&eacute;ritable dimension quand il est pass&eacute; des r&eacute;seaux sociaux aux m&eacute;dias professionnels. T&eacute;l&eacute;visions et journaux ont diffus&eacute; sans filtre les vid&eacute;os et pages Facebook des initiateurs du mouvement, leur amateurisme technique et le simplisme des arguments semblant leur conf&eacute;rer un surcro&icirc;t de sinc&eacute;rit&eacute;, &agrave; d&eacute;faut de v&eacute;rit&eacute;. La radicalisation et la spectacularisation du mouvement sont ensuite all&eacute;es de pair, jusqu&rsquo;&agrave; embraser les rues de nos villes.</p> <p class="texte">C&rsquo;est l&agrave; une logique infernale qui lie politiques, m&eacute;dias et citoyens. Bien s&ucirc;r, chacun s&rsquo;accuse mutuellement d&rsquo;&ecirc;tre &agrave; l&rsquo;origine de la d&eacute;rive&nbsp;&ndash; l&rsquo;hyst&eacute;rique, c&rsquo;est toujours l&rsquo;autre.</p> <h1 class="texte">Le pacte de Faust</h1> <p class="texte">Les deux camps sont en place. Les nationalistes et les progressistes, dans la version d&rsquo;Emmanuel Macron. Les adversaires de l&rsquo;immigration ill&eacute;gale et les immigrationnistes, selon Viktor Orban. Les &eacute;lecteurs europ&eacute;ens trancheront dans les urnes le 26 mai, nul ne peut aujourd&rsquo;hui anticiper leurs votes. Seule certitude, la campagne sera men&eacute;e sur le registre de l&rsquo;hyst&eacute;rie politique, par la volont&eacute; conjugu&eacute;e des nationalistes et d&rsquo;Emmanuel Macron.</p> <p class="texte">Le pari du pr&eacute;sident fran&ccedil;ais est p&eacute;rilleux. Certains de ses partisans le mettent en garde&nbsp;: &laquo;&nbsp;Une opposition caricaturale entre les m&eacute;chants populistes et les gentils progressistes europ&eacute;anistes fait courir l&rsquo;&eacute;norme risque de voir les plus caricaturaux l&rsquo;emporter&nbsp;&raquo;, avertit le communicant Robert Zarader. Un d&eacute;put&eacute; d&rsquo;En Marche compare le pari macronien au pacte de Faust&nbsp;: &laquo;&nbsp;A court terme, c&rsquo;est n&eacute;cessaire pour gagner&nbsp;; &agrave; long terme, c&rsquo;est dangereux&nbsp;&raquo;.</p> <p class="texte">N&eacute;cessit&eacute; fait peut-&ecirc;tre loi, ici et maintenant. Mais apr&egrave;s&nbsp;? L&rsquo;hyst&eacute;rie politique ne peut demeurer le seul horizon de nos d&eacute;mocraties, au risque de les conduire &agrave; leur perte. &laquo;&nbsp;Sur la plus grande partie du monde, le dialogue est aujourd&rsquo;hui remplac&eacute; par la pol&eacute;mique&nbsp;&raquo;, d&eacute;plorait Albert Camus au lendemain de la guerre, au moment o&ugrave; Istvan Bibo d&eacute;veloppait sa th&egrave;se. La pol&eacute;mique &laquo;&nbsp;consiste &agrave; consid&eacute;rer l&rsquo;adversaire en ennemi, &agrave; la simplifier par cons&eacute;quent et &agrave; refuser de le voir&nbsp;&raquo;, poursuivait Camus, pour conclure&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il n&rsquo;y a pas de vie sans dialogue&nbsp;&raquo; (5). L&agrave; est l&rsquo;urgence&nbsp;: retrouver les voies du dialogue, de l&rsquo;&eacute;change. Le num&eacute;rique est l&agrave; pour durer, il convient maintenant d&rsquo;apprendre &agrave; en ma&icirc;triser l&rsquo;usage. D&eacute;veloppons un programme d&rsquo;alphab&eacute;tisation num&eacute;rique, qui enseigne &agrave; tous comment, dans ce Nouveau monde, parvenir &agrave; renouer avec le respect de l&rsquo;autre et de sa diff&eacute;rence, avec les r&egrave;gles de la conversation et du compromis. Alors nous pourrons esp&eacute;rer sortir de la peur et de l&rsquo;hyst&eacute;rie politique.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn1" id="ftn1">1</a> Lib&eacute;ration, 21 novembre 2018.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn2" id="ftn2">2</a> Bibo Istvan, Mis&egrave;re des petites Etats d&rsquo;Europe de l&rsquo;Est, 1993, Albin Michel.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn3" id="ftn3">3</a> L&rsquo;ironie de l&rsquo;histoire est que le parti de Matteo Salvini, la Ligue du Nord, a longtemps ni&eacute; l&rsquo;existence d&rsquo;une nation italienne au profit d&rsquo;une affirmation autonomiste du Nord du Pays, la Padanie, avant d&rsquo;entreprendre la conqu&ecirc;te &eacute;lectorale du Sud en ne s&rsquo;appelant plus que &laquo;&nbsp;la Ligue&nbsp;&raquo;.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn4" id="ftn4">4</a> Ory Pascal, Peuple souverain, 2017, Gallimard.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn5" id="ftn5">5</a> Entretien avec Michel Cr&eacute;pu et Alexandre Duval-Stalla, La Nouvelle Revue fran&ccedil;aise, Mai 2018.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn6" id="ftn6">6</a> Axios, &laquo;&nbsp;Trump on divisive rhetoric Video&nbsp;&raquo;.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn7" id="ftn7">7</a> Lyotard Jean-Fran&ccedil;ois. La Condition postmoderne, 1979, Les Editions de Minuit. L&rsquo;effacement progressif des Etats-nations est la th&egrave;se dominante &agrave; la fin des ann&eacute;es 70. Leur renaissance apr&egrave;s la chute du communisme sera d&rsquo;autant plus virulente qu&rsquo;elles avaient &eacute;t&eacute; ni&eacute;es.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn8" id="ftn8">8</a> Muxel Anne (sous la direction de), Croire et faire croire, 2017, SciencesPo. Nous lui avons emprunt&eacute; la citation de Musil ouvrant cet article.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn9" id="ftn9">9</a> Pascal Ory se r&eacute;jouit dans &laquo;&nbsp;Peuple souverain&nbsp;&raquo; du retour en gr&acirc;ce de &laquo;&nbsp;l&rsquo;hypoth&egrave;se psychologisante&nbsp;&raquo;.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn10" id="ftn10">10</a> Badouard Romain, &laquo;&nbsp;Internet et la brutalisation du d&eacute;bat public&nbsp;&raquo;, La Vie des Id&eacute;es, 6 novembre 2018. Voir aussi&nbsp;: Brochet Francis, D&eacute;mocratie Smartphone, 2017, Editions Fran&ccedil;ois Bourin.</p>