<p class="texte"><strong>DOSSIER : L&#39;AVENIR DE LA DEMOCRATIE</strong></p> <p class="texte"><em>Pierre-Henri Tavoillot est philosophe, ma&icirc;tre de conf&eacute;rences &agrave; la Facult&eacute; des lettres de Sorbonne-Universit&eacute;, charg&eacute; de cours &agrave; Sciences-po et pr&eacute;sident du Coll&egrave;ge de philosophie. Son dernier ouvrage&nbsp;:&nbsp;Comment gouverner un peuple-roi&nbsp;? Trait&eacute; nouveau d&rsquo;art politique, Odile Jacob, 2019.</em></p> <p class="texte"><strong>SOMMAIRE</strong></p> <p><strong>1. Le peuple m&eacute;thode</strong></p> <p><strong>2. Les &eacute;lections</strong></p> <p><strong>3. La d&eacute;lib&eacute;ration</strong></p> <p><strong>4. La d&eacute;cision</strong></p> <p><strong>5. Reddition des comptes</strong></p> <p><strong>6. La d&eacute;mocratie comme civilisation des grandes personnes</strong></p> <p class="texte">&nbsp;</p> <p class="texte">La d&eacute;mocratie est un r&eacute;gime &laquo;&nbsp;d&eacute;ceptif&nbsp;&raquo;, absurde et incompr&eacute;hensible. Il faut partir de l&agrave;, au lieu, comme c&rsquo;est trop souvent le cas, de finir par l&agrave;. Elle ne peut que d&eacute;cevoir, car ses promesses sont infinies et n&rsquo;ont aucune chance d&rsquo;&ecirc;tre un jour r&eacute;alis&eacute;es&nbsp;: on ne sera jamais totalement libres, ni absolument &eacute;gaux, ni constamment fraternels. Elle est absurde, car comment voir la coh&eacute;rence d&rsquo;un r&eacute;gime o&ugrave; les gouvernants doivent suivre le peuple qu&rsquo;ils sont cens&eacute;s diriger&nbsp;? Elle est incompr&eacute;hensible, car elle repose sur un fondement introuvable &mdash;&nbsp;le peuple&nbsp;&mdash; dont tout le monde se r&eacute;clame, mais que personne n&rsquo;a jamais rencontr&eacute;. Et donc, en partant de l&agrave;, le vrai sujet d&rsquo;&eacute;tonnement n&rsquo;est pas tant que la d&eacute;mocratie fonctionne mal&nbsp;; c&rsquo;est qu&rsquo;elle puisse fonctionner un peu. Le &laquo;&nbsp;Gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple&nbsp;&raquo;, selon la fameuse formule de Lincoln, est peut-&ecirc;tre &laquo;&nbsp;le pire des r&eacute;gimes &agrave; l&rsquo;exception de tous les autres&nbsp;&raquo;, selon une autre formule fameuse (Churchill), il n&rsquo;en reste pas moins tout &agrave; fait myst&eacute;rieux. Or, c&rsquo;est une vraie surprise de constater qu&rsquo;aujourd&rsquo;hui tout le monde s&rsquo;en r&eacute;clame&nbsp;: d&eacute;mocratie lib&eacute;rale, illib&eacute;rale, populaire, radicale, participative, d&eacute;lib&eacute;rative. Le flot de qualificatifs en usage t&eacute;moigne du caract&egrave;re flou du substantif. D&rsquo;ailleurs, m&ecirc;me le dictateur le plus sanguinaire s&rsquo;affichera d&eacute;mocrate, en proclamant, la main sur le c&oelig;ur, que s&rsquo;il massacre son peuple, c&rsquo;est pour son plus grand bien (du peuple). Bref, la d&eacute;mocratie a gagn&eacute;&nbsp;; mais son &eacute;nigme reste enti&egrave;re.</p> <p class="texte">Affrontons-la. Qui est le peuple&nbsp;? Quand on se pose cette question, on esp&egrave;re trouver la r&eacute;ponse au coin de la rue, sur les bancs de l&rsquo;assembl&eacute;e, dans les salles de r&eacute;daction ou sur les ronds-points, mais le peuple n&rsquo;y est pas&nbsp;! On cherchera alors du c&ocirc;t&eacute; des &laquo;&nbsp;ennemis du peuple&nbsp;&raquo; en esp&eacute;rant le trouver l&rsquo;identification de son contraire&nbsp;: les &eacute;lites ou les assist&eacute;s, les immigr&eacute;s ou les hyper-riches. Nouvel &eacute;chec&nbsp;! C&rsquo;est &agrave; ce moment-l&agrave; qu&rsquo;arrive quelqu&rsquo;un qui va dire&nbsp;: &laquo;&nbsp;le peuple c&rsquo;est moi&nbsp;&raquo;. On y croira un petit moment avant de s&rsquo;apercevoir, &agrave; nouveau, qu&rsquo;il y a usurpation.</p> <p class="texte">Pour sortir de cette impasse, les p&egrave;res fondateurs des d&eacute;mocraties modernes (Siey&egrave;s en France, Hamilton et Madison pour les Etats-Unis) eurent l&rsquo;extr&ecirc;me sagesse de consid&eacute;rer que le peuple avait plusieurs visages. Pour eux, le peuple se dit en trois sens&nbsp;: c&rsquo;est d&rsquo;abord la soci&eacute;t&eacute;, soit l&rsquo;ensemble des individus qui vivent ensemble en tissant diff&eacute;rents types de lien (amicaux, &eacute;conomiques, juridiques,&hellip;). C&rsquo;est ensuite l&rsquo;Etat, c&rsquo;est-&agrave;-dire ces m&ecirc;mes individus qui, non seulement vivent ensemble, mais <em>veulent</em> vivre ensemble et <em>durablement</em>. C&rsquo;est enfin l&rsquo;opinion publique, soit ces individus qui, vivant et voulant vivre ensemble, d&eacute;battent ensemble de la mani&egrave;re dont ils esp&egrave;rent y parvenir. Vivre-ensemble (Peuple-Soci&eacute;t&eacute;), vouloir vivre en commun (Peuple-Etat) et r&eacute;fl&eacute;chir ensemble sur la mani&egrave;re de vivre en commun (Peuple-Opinion)&nbsp;: ces trois visages du peuple, dans leur diversit&eacute;, nous immunisent &mdash;&nbsp;en principe&nbsp;&mdash; contre toute &laquo;&nbsp;mystique du peuple&nbsp;&raquo;, car, dans sa pluralit&eacute;, personne ne pourra jamais l&rsquo;usurper.</p> <p class="texte">Mais cette solution d&eacute;place une partie du probl&egrave;me&nbsp;: comment penser les relations entre ces trois figures du peuple, qui sont compl&eacute;mentaires, certes, mais aussi virtuellement concurrentes&nbsp;? En fait, chacune aspire secr&egrave;tement &agrave; d&eacute;vorer les deux autres. Ainsi, l&rsquo;hypertrophie de la Soci&eacute;t&eacute; produit une tentation anarchique&nbsp;; celle de l&rsquo;Etat conduit au r&ecirc;ve (ou cauchemar) technocratique&nbsp;; celle de l&rsquo;Opinion am&egrave;ne la &laquo;&nbsp;m&eacute;diacratie&nbsp;&raquo; et le r&eacute;gime abominable de la &laquo;&nbsp;Transparence&nbsp;&raquo;&hellip; trois maladies chroniques des d&eacute;mocraties lib&eacute;rales, qui condensent presque tous les maux du pr&eacute;sent.</p> <h1 class="texte">1. Le peuple m&eacute;thode</h1> <p class="texte">C&rsquo;est pour r&eacute;pondre &agrave; ce d&eacute;fi que je propose de consid&eacute;rer un quatri&egrave;me peuple&nbsp;: le peuple-m&eacute;thode, qui d&eacute;signerait non un visage, mais la &laquo;&nbsp;capacit&eacute; collective d&rsquo;agir&nbsp;&raquo;. Il est celui des &laquo;&nbsp;r&egrave;gles du jeu&nbsp;&raquo; permettant aux trois peuples (Soci&eacute;t&eacute;, Etat, Opinion) de fonctionner correctement. Ces r&egrave;gles du jeu, sont simples &agrave; formuler et elles permettent d&rsquo;identifier <em>&agrave; coup s&ucirc;r</em> la pr&eacute;sence d&rsquo;un peuple d&eacute;mocratique. Pour qu&rsquo;il existe, il faut des <em>&eacute;lections</em>, des <em>d&eacute;lib&eacute;rations publiques</em>, des <em>d&eacute;cisions</em> et une <em>reddition r&eacute;guli&egrave;re des comptes</em>. S&rsquo;il manque une seule de ces &eacute;tapes, la d&eacute;mocratie &eacute;choue et le peuple dispara&icirc;t.</p> <p class="texte">Trois exemples. L&rsquo;Iran actuel est une r&eacute;publique&nbsp;: il y a des &eacute;lections, des d&eacute;cisions et des redditions r&eacute;guli&egrave;res des comptes, mais l&rsquo;espace public n&rsquo;est pas libre. Ce n&rsquo;est pas une d&eacute;mocratie. La R&eacute;publique f&eacute;d&eacute;rale de Russie dispose d&rsquo;&eacute;lections (certes un peu pr&eacute;visibles), d&rsquo;un espace public (certes un peu p&eacute;rilleux), de d&eacute;cisions claires, mais la reddition des comptes y fait d&eacute;faut. Ce n&rsquo;est pas une d&eacute;mocratie.</p> <p class="texte">La France appr&eacute;cie les &eacute;lections&nbsp;: elles sont fr&eacute;quentes, pr&eacute;par&eacute;es par des campagnes longues (avec le risque d&rsquo;y an&eacute;antir bien des candidats). La France adore la d&eacute;lib&eacute;ration&nbsp;: les petits et grands d&eacute;bats y sont toujours des succ&egrave;s, &agrave; tel point qu&rsquo;il est souvent difficile de les clore pour d&eacute;cider. La France idol&acirc;tre les redditions de compte. D&rsquo;ailleurs il est rare que les sortants ne soient pas sortis&hellip;, comme pour le nouveau bac, il semble qu&rsquo;on y pr&eacute;f&egrave;re le contr&ocirc;le continu au contr&ocirc;le terminal. La France a plus de mal avec les d&eacute;cisions&nbsp;: non qu&rsquo;aucune ne soit prise, mais le poids (voire les abus) des contre-pouvoirs g&ecirc;ne trop souvent leur coh&eacute;rence et leur application. Pourtant la France est bien une d&eacute;mocratie, mais quelque peu boiteuse. Non du c&ocirc;t&eacute; du <em>demos</em> comme on le pense g&eacute;n&eacute;ralement&nbsp;&mdash; jamais les &eacute;lus n&rsquo;ont &eacute;t&eacute; autant attentifs ni connaisseurs des &eacute;lecteurs qu&rsquo;aujourd&rsquo;hui (ne serait-ce que pour se faire r&eacute;&eacute;lire)&nbsp;&mdash;&nbsp;; mais plut&ocirc;t du c&ocirc;t&eacute; de <em>cratos</em>. Celui-ci est englu&eacute; dans la complexit&eacute; des dossiers, dans la fragmentation des int&eacute;r&ecirc;ts particuliers, dans les contraintes internationales, dans les exigences toujours plus pr&eacute;cises des r&egrave;glements, dans l&rsquo;exposition permanente aux injonctions de la &laquo;&nbsp;transparence&nbsp;&raquo;. C&rsquo;est &laquo;&nbsp;l&rsquo;impuissance publique&nbsp;&raquo;&nbsp;: elle ne vient pas du manque de courage des politiques, mais des transformations gigantesques qu&rsquo;a subi le gouvernement &agrave; l&rsquo;&acirc;ge hypermoderne. On pr&eacute;tend r&eacute;soudre la crise d&eacute;mocratique en donnant davantage la parole au peuple (&mdash;&nbsp;&agrave; qui d&eacute;j&agrave;&nbsp;?&nbsp;&mdash;), alors qu&rsquo;il est urgent de pr&eacute;server la place du &laquo;&nbsp;pouvoir&nbsp;&raquo;. Car la d&eacute;mocratie, c&rsquo;est la promesse de ma&icirc;trise du destin collectif&nbsp;: s&rsquo;il n&rsquo;y a plus de pouvoir de ma&icirc;trise, il n&rsquo;y a plus ni peuple ni d&eacute;mocratie.</p> <p class="texte">Comment retrouver cette ma&icirc;trise, ou, plut&ocirc;t, comment l&rsquo;inventer, car je doute qu&rsquo;elle n&rsquo;ait jamais vraiment exist&eacute;&nbsp;? Je crois que la premi&egrave;re condition est &agrave; rechercher moins du c&ocirc;t&eacute; de l&rsquo;&eacute;lu que du c&ocirc;t&eacute; du citoyen. En d&eacute;mocratie, l&rsquo;art de gouverner est un art d&rsquo;&ecirc;tre gouvern&eacute;. Cela passe d&rsquo;abord et avant tout par la compr&eacute;hension de ce qu&rsquo;est la d&eacute;mocratie. Ce r&eacute;gime n&rsquo;a rien d&rsquo;&eacute;vident&nbsp;; il est m&ecirc;me d&rsquo;une complexit&eacute; dont on a rarement conscience.</p> <p class="texte">Si l&rsquo;on reprend les quatre moments de la m&eacute;thode d&eacute;mocratique, il est important d&rsquo;en rappeler l&rsquo;esprit et les enjeux, parfois oubli&eacute;s et souvent m&eacute;connus.</p> <h1 class="texte">2. Les &eacute;lections</h1> <p class="texte">Oui, elles sont aristocratiques. Oui, elles produisent une oligarchie. Car &eacute;lire, c&rsquo;est &mdash;&nbsp;par d&eacute;finition &mdash;&nbsp;choisir une &laquo;&nbsp;&eacute;lite&nbsp;&raquo;&nbsp;! D&rsquo;ailleurs, pour les auteurs de l&rsquo;antiquit&eacute;, la seule proc&eacute;dure d&eacute;mocratique est le tirage au sort. Pourtant, les &eacute;lections, aristocratiques par principe, sont devenues d&eacute;mocratiques en pratique. Comment&nbsp;? Du fait de trois &eacute;volutions d&eacute;cisives. D&rsquo;abord la base &eacute;lectorale s&rsquo;est consid&eacute;rablement &eacute;largie, puisque personne n&rsquo;en est exclu <em>a priori</em>, seulement par accident&nbsp;: ce sont les mineurs ou les &laquo;&nbsp;incapables&nbsp;&raquo;.</p> <p class="texte">Ensuite, l&rsquo;&eacute;lu est pens&eacute; comme repr&eacute;sentant de la Nation et non comme porte-parole de son &eacute;lectorat. Il repr&eacute;sente la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale et non tel ou tel int&eacute;r&ecirc;t particulier&nbsp;; et l&rsquo;&eacute;lecteur lui-m&ecirc;me est con&ccedil;u comme le repr&eacute;sentant&nbsp;de tous ceux qui ne peuvent pas voter, mais &agrave; qui il doit penser&nbsp;en votant&nbsp;: mineurs, incapables, g&eacute;n&eacute;rations pass&eacute;es et futures,... Et si on a le moindre doute &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de cette conception &laquo;&nbsp;altruiste&nbsp;&raquo; du vote en estimant que tous les individus-citoyens ne sont que des &eacute;go&iuml;stes, il est alors inutile d&rsquo;installer la d&eacute;mocratie&nbsp;; autant choisir une bonne vieille dictature&nbsp;!</p> <p class="texte">La troisi&egrave;me pratique qui a transform&eacute; l&rsquo;&eacute;lection en proc&eacute;dure d&eacute;mocratique est la campagne &eacute;lectorale moderne. Dans l&rsquo;Ancien r&eacute;gime (par exemple, au sein de l&rsquo;Eglise), elle &eacute;tait secr&egrave;te pour un vote public&nbsp;; en d&eacute;mocratie, elle devient publique avec un vote secret. Cela change tout, et explique les r&egrave;gles qui en garantissent l&rsquo;&eacute;quit&eacute; et l&rsquo;ouverture. Au regard de ces trois &eacute;volutions, la critique actuelle contre les &eacute;lus et &laquo;&nbsp;l&rsquo;oligarchie&nbsp;&raquo; est un contresens total sur l&rsquo;esprit de la d&eacute;mocratie repr&eacute;sentative&nbsp;; et c&rsquo;est un contresens d&eacute;l&eacute;t&egrave;re puisqu&rsquo;il sugg&egrave;re que les citoyens pourraient eux-m&ecirc;mes &ndash;&nbsp;et de mani&egrave;re &agrave; la fois plus juste et plus efficace&nbsp;&mdash; g&eacute;rer &laquo;&nbsp;en direct&nbsp;&raquo; les affaires de la cit&eacute;. C&rsquo;est l&agrave; une illusion totale, &mdash;&nbsp;confirm&eacute;e par d&rsquo;innombrables exemples&nbsp;&mdash; qui n&rsquo;aurait pour effet que d&rsquo;engendrer la captation du pouvoir par des minorit&eacute;s agissantes et militantes, pr&eacute;tendant agir au nom du peuple. La d&eacute;mocratie directe (ou participative), &agrave; l&rsquo;inverse de la d&eacute;mocratie repr&eacute;sentative, ne peut &ecirc;tre qu&rsquo;une <em>usurpation</em> de la souverainet&eacute; populaire. La libert&eacute; des modernes exige donc qu&rsquo;il y ait des &laquo;&nbsp;professionnels&nbsp;&raquo; de la politique, ce qui ne veut pas forc&eacute;ment dire &mdash;&nbsp;et c&rsquo;est plus qu&rsquo;une nuance&nbsp;&mdash; des <em>apparatchiks</em>.</p> <h1 class="texte">3. La d&eacute;lib&eacute;ration</h1> <p class="texte">On a tendance, l&agrave; encore, &agrave; en m&eacute;conna&icirc;tre le sens. La d&eacute;lib&eacute;ration, n&rsquo;est ni la conversation, ni l&rsquo;expression des convictions, ni l&rsquo;indignation, ni le bavardage. Elle d&eacute;signe l&rsquo;examen (individuel ou collectif) <em>avant</em> et <em>pour</em> la d&eacute;cision. Son lieu naturel est le &laquo;&nbsp;parlement&nbsp;&raquo;, mais sans exclusive, puisqu&rsquo;on peut aussi d&eacute;lib&eacute;rer sur la cit&eacute; dans l&rsquo;espace public (devenu m&eacute;diatique) ou dans l&rsquo;espace priv&eacute;. Ce qui caract&eacute;rise la situation contemporaine est que cette d&eacute;lib&eacute;ration a &eacute;t&eacute; boulevers&eacute;e par la r&eacute;volution des technologies de l&rsquo;information. Celles-ci ont apport&eacute; beaucoup de bonnes choses en termes d&rsquo;accessibilit&eacute; et de diversit&eacute; de l&rsquo;information, mais elles ont aussi contribu&eacute; &agrave; une fragilisation de l&rsquo;espace public. En fait, ces technologies sont porteuses d&rsquo;id&eacute;ologie dont aucune n&rsquo;est spontan&eacute;ment favorable &agrave; la d&eacute;mocratie. On peut distinguer en leur sein trois couches&nbsp;:</p> <ul class="texte"> <li> <p class="texte">L&rsquo;internet au sens strict, r&eacute;seau invent&eacute; en Californie par une association improbable entre des &laquo;&nbsp;<em>geeks</em>&nbsp;&raquo; et des militaires. Cet internet est libertaire et anarchiste, car il s&rsquo;agit d&rsquo;un r&eacute;seau sans organe central ni interrupteur g&eacute;n&eacute;ral</p> </li> <li> <p class="texte">Le Web se construit &agrave; partir de 1992 sur l&rsquo;id&eacute;e de mettre en place, au sein d&rsquo;internet, un langage commun (html) produisant des messageries et surtout des moteurs de recherche. Le Web n&rsquo;est pas d&eacute;mocratique mais aristocratique (ou censitaire), car il est fond&eacute; sur la popularit&eacute; ou le r&eacute;f&eacute;rencement.</p> </li> <li> <p class="texte">Le Web 2.0&nbsp;ajoute une troisi&egrave;me couche. Ce sont les r&eacute;seaux sociaux qui orientent internet dans une logique &laquo;&nbsp;communautariste&nbsp;&raquo;&nbsp;: on se retrouve entre &laquo;&nbsp;amis&nbsp;&raquo;, avec ceux qui partagent nos convictions&nbsp;; ce qui nous fait penser que le monde entier pense comme nous.</p> </li> </ul> <p class="texte">L&rsquo;Internet peut donc d&eacute;stabiliser la d&eacute;mocratie&nbsp;; mais la d&eacute;mocratie peut aussi apprivoiser l&rsquo;internet. L&rsquo;ancien responsable de la s&eacute;curit&eacute; de Facebook, Alex Stamos, &eacute;galement professeur &agrave; Stanford, avait fait paraitre en ao&ucirc;t dernier, un papier int&eacute;ressant pour expliquer sa d&eacute;mission juste apr&egrave;s les &eacute;lections pr&eacute;sidentielles am&eacute;ricaines. Il disait&nbsp;en substance&nbsp;: &laquo;&nbsp;les adversaires de la d&eacute;mocratie, ceux qui investissent pour d&eacute;stabiliser les &eacute;lections, ne veulent pas faire gagner tel ou tel candidat, mais l&rsquo;intention est de faire en sorte que les citoyens des d&eacute;mocraties n&rsquo;aient plus confiance dans leur syst&egrave;me d&eacute;mocratique&nbsp;&raquo;. Face &agrave; cela, Stamos en appelle &agrave; la puissance tut&eacute;laire de l&rsquo;Etat f&eacute;d&eacute;ral. On ne peut pas laisser notre espace public ouvert aux quatre vents. Il faut le prot&eacute;ger. Les d&eacute;mocraties commencent &agrave; prendre conscience de cette d&eacute;stabilisation d&eacute;lib&eacute;rative et &eacute;lectorale et les contre-feux sont en cours d&rsquo;&eacute;laboration&nbsp;: responsabilisation des GAFA, lab&eacute;lisation des e-m&eacute;dias, armement des Etats pour la cyberguerre,... Dans cet arsenal, je doute toutefois de l&rsquo;efficacit&eacute; d&rsquo;une loi anti fake-news.</p> <h1 class="texte">4. La d&eacute;cision</h1> <p class="texte">Elle est tr&egrave;s difficile en d&eacute;mocratie, car d&eacute;cider c&rsquo;est trancher et trancher c&rsquo;est renoncer et faire violence, ce que le d&eacute;mocrate hypermoderne n&rsquo;aime gu&egrave;re. En un sens, le lib&eacute;ralisme a trop bien r&eacute;ussi&nbsp;: convaincus qu&rsquo;il fallait lutter contre les abus de pouvoir, nous n&rsquo;avons pas vu venir les abus de contre-pouvoir. Alors qu&rsquo;ils &eacute;taient con&ccedil;us comme force de progr&egrave;s face &agrave; un pouvoir traditionnel, ils sont devenus crans d&rsquo;arr&ecirc;t et sources de blocages. A force d&rsquo;emp&ecirc;cher d&rsquo;agir, nous risquons de nous condamner &agrave; l&rsquo;impuissance publique et donc de renoncer &agrave; l&rsquo;id&eacute;al d&eacute;mocratique de ma&icirc;trise et de puissance.</p> <p class="texte">D&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, le fonctionnement administratif et r&eacute;glementaire donne l&rsquo;illusion qu&rsquo;un pilotage automatique de la cit&eacute; est possible, sans le gouvernement regard&eacute; avec suspicion. Nos Etats ont constitu&eacute; des murailles d&rsquo;impossibilit&eacute; qui, pour une part, prot&egrave;gent&nbsp;; mais, pour une autre part, emp&ecirc;chent d&rsquo;agir. Nul dossier n&rsquo;est plus embl&eacute;matique que celui de l&rsquo;immigration, trop longtemps r&eacute;duit, en France, &agrave; une simple question administrative ou morale. Le regard politique y avait disparu...&nbsp;au plus grand bonheur du Front national&nbsp;!</p> <p class="texte">Mais la d&eacute;cision est aussi rendue plus difficile par l&rsquo;augmentation de la connaissance de la soci&eacute;t&eacute;. Plus on conna&icirc;t la soci&eacute;t&eacute; (ou l&rsquo;environnement), plus il est difficile d&rsquo;ignorer les effets nocifs de toute action. Mais le c&oelig;ur du probl&egrave;me est au fond la r&eacute;ussite de la d&eacute;mocratie elle-m&ecirc;me&nbsp;: gr&acirc;ce &agrave; ses bienfaits, le tragique (guerre, mis&egrave;re, &eacute;pid&eacute;mie,...) s&rsquo;est &eacute;loign&eacute; de notre horizon. On a donc d&eacute;sormais beaucoup de mal &agrave; concevoir qu&rsquo;une d&eacute;cision n&rsquo;ait pas &agrave; trancher entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire. C&rsquo;est pourtant <em>toujours le cas </em>de la d&eacute;cision politique&nbsp;;...&nbsp;sinon, il n&rsquo;y aurait pas besoin de politique.</p> <h1 class="texte">5. Reddition des comptes</h1> <p class="texte">C&rsquo;est dans ce domaine o&ugrave; nous avons le plus &agrave; apprendre et &agrave; inventer. Sans doute le citoyen est-il tent&eacute;, comme pour le bac, de passer d&rsquo;un contr&ocirc;le terminal (au terme d&rsquo;un mandat) au contr&ocirc;le continu (&laquo;&nbsp;en temps r&eacute;el&nbsp;&raquo;), mais comment ne pas voir que ce projet est d&eacute;lirant. Bien rendre des comptes suppose qu&rsquo;on le fasse au terme d&rsquo;un &laquo;&nbsp;exercice&nbsp;&raquo;, faute de quoi on ne peut rien &eacute;valuer. Le politologue Francis Fukuyama r&eacute;fl&eacute;chissait dans un de ses livres sur l&rsquo;invention de l&rsquo;Etat moderne. Il notait que ce qui avait pu rendre possible la puissance publique &eacute;tait la responsabilit&eacute; politique. Ce fut le cas de l&rsquo;Angleterre du <span style="font-variant:small-caps;">xvii</span><sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle qui a pu collecter des masses consid&eacute;rables d&rsquo;imp&ocirc;ts, car ceux-ci &eacute;taient &laquo;&nbsp;consentis&nbsp;&raquo; par le Parlement. Beaucoup plus qu&rsquo;en France, r&eacute;gime pourtant absolutiste. C&rsquo;est une le&ccedil;on&nbsp;: la reddition des comptes doit &ecirc;tre au service de la puissance collective, et non son adversaire. Est-ce que rendre des comptes peut nous permettre d&rsquo;&ecirc;tre plus efficace ou pas&nbsp;? Si c&rsquo;est moins efficace, la reddition des comptes &eacute;choue.</p> <p class="texte">A travers ces quatre moments, on per&ccedil;oit que la m&eacute;thode d&eacute;mocratique est bien exigeante&nbsp;! Elle r&eacute;v&egrave;le que l&rsquo;art politique d&rsquo;aujourd&rsquo;hui est d&rsquo;une exigence jamais atteinte dans toute l&rsquo;histoire de l&rsquo;humanit&eacute;. Rien n&rsquo;est plus difficile &agrave; gouverner qu&rsquo;une d&eacute;mocratie&nbsp;et l&rsquo;&eacute;lu doit ma&icirc;triser quatre virtuosit&eacute;s contradictoires&nbsp;: gagner des &eacute;lections, conduire la d&eacute;lib&eacute;ration, avoir l&rsquo;audace de la d&eacute;cision et l&rsquo;humilit&eacute; de la reddition des comptes. Exigeons au moins du citoyen qu&rsquo;il prenne conscience de cet immense d&eacute;fi&nbsp;au lieu d&rsquo;ha&iuml;r ceux qu&rsquo;il a choisi de mettre &agrave; son service&nbsp;!</p> <h1 class="texte">6. La d&eacute;mocratie comme civilisation des grandes personnes</h1> <p class="texte">Mais toute cette prise de conscience serait vaine si, en outre, on oubliait ce qui fait la grandeur de la d&eacute;mocratie. On entend aujourd&rsquo;hui beaucoup parler de &laquo;&nbsp;d&eacute;sert spirituel&nbsp;&raquo;, de manque de rep&egrave;res, crise des valeurs, de flou sur l&rsquo;avenir. Cette petite musique d&eacute;cliniste est tr&egrave;s p&eacute;rilleuse, car elle ne voit pas l&rsquo;horizon sublime que continue de nous offrir la d&eacute;mocratie. Pour le dire d&rsquo;un mot, la d&eacute;mocratie, c&rsquo;est la civilisation des grandes-personnes qui proclame que tous les &ecirc;tres humains ont vocation &agrave; &ecirc;tre des &laquo;&nbsp;majeurs&nbsp;&raquo;, des adultes de plein exercice. Partout ailleurs, la majorit&eacute; &eacute;tait l&rsquo;exception et la minorit&eacute; la norme&nbsp;: pour quelques adultes &agrave; part enti&egrave;re &agrave; qui revenait le savoir et le pouvoir, une masse d&rsquo;enfants, soumis et ob&eacute;issants. La d&eacute;mocratie est la seule &agrave; renverser le sch&eacute;ma&nbsp;et &agrave; promettre &agrave; l&rsquo;humanit&eacute; un &acirc;ge adulte universel. Quelle autre civilisation, dans toute l&rsquo;histoire de l&rsquo;humanit&eacute;, a eu un tel message&nbsp;? Aucune, je crois. Il faut d&eacute;fendre donc cette civilisation des grandes personnes. C&rsquo;est la t&acirc;che de l&rsquo;Europe. Sera-t-elle &agrave; la hauteur de cette grandeur&nbsp;?</p>