<p class="texte">&nbsp;</p> <h2 class="texte" style="font-style:italic;">Introduction</h2> <p class="texte">Nous sommes &eacute;duqu&eacute;s &agrave; pr&eacute;f&eacute;rer une attitude en retrait qui est la condition de l&rsquo;objectivit&eacute; scientifique. Du juge au chercheur, toute la pens&eacute;e moderne nous a conditionn&eacute;s en ce sens. Il faut se d&eacute;partir de ses &eacute;motions, s&rsquo;interdire des consid&eacute;rations morales, construire une repr&eacute;sentation d&eacute;barrass&eacute;e des biais de perception, s&rsquo;&eacute;carter des pi&egrave;ges de la passion ou d&rsquo;une empathie trompeuse &agrave; l&rsquo;attention de l&rsquo;objet d&rsquo;&eacute;tude. L&rsquo;apathie est un principe actif de l&rsquo;attitude scientifique. Il pr&eacute;vaut si l&rsquo;on veut pr&eacute;tendre &agrave; l&rsquo;abstraction, &agrave; la g&eacute;n&eacute;ralisation, voire &agrave; l&rsquo;universalisation d&rsquo;une connaissance. Il fait ainsi l&rsquo;apologie d&rsquo;une attitude impassible, indiff&eacute;rente aux &eacute;motions. Mais cette apathie n&rsquo;est pas loin de l&rsquo;aphasie qui d&eacute;tourne du go&ucirc;t, non par d&eacute;go&ucirc;t, mais par crainte des s&eacute;ductions trompeuses du go&ucirc;t. Tout en &eacute;tant cette vertu de l&rsquo;attitude scientifique, elle est aussi le sympt&ocirc;me de quelques troubles psychologiques qui ont &agrave; voir avec une forme de d&eacute;pression, voire de schizophr&eacute;nie dissociant la vie du corps de celle de l&rsquo;esprit, s&eacute;parant le mental et le sentimental jusqu&rsquo;&agrave; faire vivre conjointement des &laquo;&nbsp;&ecirc;tres&nbsp;&raquo; dissoci&eacute;s en une personne.</p> <p class="texte">C&rsquo;est pourquoi l&rsquo;apathie m&eacute;rite toute notre attention&nbsp;; car rien ne dit qu&rsquo;elle soit v&eacute;ridique&nbsp;; bien au contraire. Elle l&eacute;gitime les pires crimes qui peuvent alors s&rsquo;accomplir sans retenue, faute de compassion, profitant d&rsquo;une dissociation dangereuse. Voil&agrave; bien le basculement critique qui ferait passer de l&rsquo;attitude scientifique &agrave; la perversion apathique. Ce serait le sens m&ecirc;me de ce passage de l&rsquo;histoire de la philosophie entre l&rsquo;expos&eacute; de la n&eacute;cessit&eacute; de l&rsquo;apathie chez Kant, &agrave; la r&eacute;v&eacute;lation de sa perversit&eacute; chez Sade. Ce glissement a fait l&rsquo;objet d&rsquo;&eacute;tudes et de commentaires philosophiques nombreux&nbsp;; mais il convient ici de l&rsquo;&eacute;clairer sur un plan plus psychologique.</p> <p class="texte">En effet, si cette privation du <em>pathos</em> est n&eacute;cessaire &agrave; cette attitude, d&icirc;te de neutralit&eacute; axiologique&nbsp;; elle serait du m&ecirc;me coup ce point d&rsquo;intersection et de basculement entre l&rsquo;affirmation d&rsquo;une objectivation et la g&eacute;n&eacute;ralisation toute sadienne de cette pratique apathique. La raison en serait que le savant ne fait pas exception &agrave; la r&egrave;gle qu&rsquo;il impose parce qu&rsquo;il se l&rsquo;impose. Il fait de sa m&eacute;thode et de ses connaissances des normes une conduite personnelle. A son insu, il se transmute du savant rationnel en apologue de sa perversion inh&eacute;rente &agrave; la g&eacute;n&eacute;ralisation du principe d&rsquo;apathie. Sade serait indubitablement le fils spirituel imm&eacute;diat de cette distanciation inhumaine o&ugrave; une certaine conception de l&rsquo;attitude scientifique engendre derechef les conditions de la terreur en se s&eacute;parant de soi.</p> <p class="texte">En prenant la mesure des monstruosit&eacute;s modernes r&eacute;sultant d&rsquo;une politique apathique, nous pourrons mieux saisir les risques politiques de cette g&eacute;n&eacute;ralisation de ce principe devenu la r&egrave;gle universelle de la conduite scientifique et de son langage sp&eacute;cifique. Celui-ci conduit &agrave; une d&eacute;naturation toute sadienne du langage dont nous pensons qu&rsquo;elle explique largement cette dissociation tragique entre le <em>logos</em>, le <em>pathos</em> et l&rsquo;<em>ethos</em>.</p> <h2 class="texte" style="font-style:italic;">1. Le fondement kantien du principe d&rsquo;apathie</h2> <p class="texte">L&rsquo;apologie de l&rsquo;apathie est bien fondamentale pour la raison scientifique et elle trouve ses motivations dans les textes du philosophe Kant au 18<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle. En revenant sur ses textes, il s&rsquo;agit de discerner sa philosophie et d&rsquo;en expliciter son caract&egrave;re quasi-pathologique. Et cette pathologie kantienne a son origine dans son intention de lib&eacute;rer la pens&eacute;e rationnelle de ses anciens fondements th&eacute;ologiques. Il s&rsquo;agit pour Kant d&rsquo;&eacute;manciper la pens&eacute;e humaine en la soustrayant &agrave; ses croyances initiales. La raison doit devenir pleinement autonome. Pour se faire, elle doit se d&eacute;tacher de toute sorte de d&eacute;pendance. Elle ne trouve donc plus son origine en une croyance et elle ne d&eacute;pend pas non plus des perceptions sensibles. <em>Premi&egrave;rement</em>, rappelons-en l&rsquo;inspiration scientifique galil&eacute;enne. <em>Deuxi&egrave;mement</em>, voyons comment le philosophe reproduit ce raisonnement en mati&egrave;re morale ou esth&eacute;tique. <em>Troisi&egrave;mement</em>, analysons comment il en vient &agrave; faire l&rsquo;apologie de l&rsquo;apathie, puis <em>Quatri&egrave;mement </em>&agrave; quel point celle-ci insinue ce basculement vers la perversit&eacute; apathique.</p> <p class="texte"><em>Premi&egrave;rement</em>, Kant s&rsquo;inspire de la physique classique. Il consid&egrave;re que la m&eacute;thode scientifique a &eacute;tabli que l&rsquo;esprit agit sur les choses&nbsp;en renon&ccedil;ant au r&eacute;alisme de Saint Thomas d&rsquo;Aquin pour qui les sens attestent des r&eacute;alit&eacute;s. Il pr&eacute;f&egrave;re la certitude galil&eacute;enne selon laquelle le monde reproduit les concepts math&eacute;matiques. L&rsquo;id&eacute;e pr&eacute;c&egrave;de les choses, les nombres font le monde et le jugement a priori est le fondement m&ecirc;me de la connaissance. En cela Kant consomme une rupture radicale avec l&rsquo;exp&eacute;rience sensible des anciens et il lui pr&eacute;f&egrave;re la pr&eacute;&eacute;minence des id&eacute;es. Il &eacute;crit &agrave; ce sujet&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je devais penser que l&rsquo;exemple de la Math&eacute;matique et de la Physique qui, par l&rsquo;effet d&rsquo;une r&eacute;volution subite, sont devenues ce que nous les voyons, &eacute;tait assez remarquable pour faire r&eacute;fl&eacute;chir sur le caract&egrave;re essentiel de ce changement de m&eacute;thode qui leur a &eacute;t&eacute; si avantageux et pour porter &agrave; l&rsquo;imiter ici &ndash;&nbsp;du moins &agrave; titre d&rsquo;essai&nbsp;&ndash; autant que le permet leur analogie, en tant que connaissances rationnelles, avec la m&eacute;taphysique. Jusqu&rsquo;ici on admettait que toute notre connaissance devait se r&eacute;gler sur les objets&nbsp;; mais, dans cette hypoth&egrave;se, tous les efforts tent&eacute;s pour &eacute;tablir sur eux quelques jugements a priori par concepts, ce qui aurait accru notre connaissance, n&rsquo;aboutissent &agrave; rien. Que l&rsquo;on essaie donc enfin de voir si nous ne serons pas plus heureux dans les probl&egrave;mes m&eacute;taphysiques en supposant que les objets doivent se r&eacute;gler sur notre connaissance a priori de ces objets qui &eacute;tablissent quelque chose &agrave; leur &eacute;gard avant qu&rsquo;ils nous soient donn&eacute;s.&nbsp;&raquo; (1905, 22)</p> <p class="texte">L&rsquo;apathie r&eacute;sulte donc bien de sa conception de la science faisant pr&eacute;valoir une position d&icirc;te id&eacute;aliste&nbsp;; o&ugrave; le concept pr&eacute;c&egrave;de les choses. Kant r&eacute;duit ainsi la raison humaine a la seule rationalit&eacute;-calculabilit&eacute; d&rsquo;actes qui sont vertueux parce que rationnels, et rationnels parce que semblables &agrave; la m&eacute;thode math&eacute;matique qu&rsquo;il prend comme mod&egrave;le. La position id&eacute;aliste kantienne se r&eacute;sume de cette formule o&ugrave; le jugement a priori est ce que l&rsquo;esprit met de lui-m&ecirc;me dans la connaissance et il se reconna&icirc;t du fait de la n&eacute;cessit&eacute; et de l&rsquo;universalit&eacute;. L&rsquo;exactitude du raisonnement tient donc &agrave; son imitation des op&eacute;rations de l&rsquo;homme de science&nbsp;: l&rsquo;astronome et math&eacute;maticien en particulier.</p> <p class="texte"><em>Deuxi&egrave;mement</em>, cette figure de raisonnement se d&eacute;veloppe dans toute sa pens&eacute;e, par exemple en mati&egrave;re morale et en mati&egrave;re esth&eacute;tique. Dans les deux cas, le bien et le beau reproduisent cette exigence d&rsquo;une raison tourn&eacute;e vers elle-m&ecirc;me dont l&rsquo;autonomie de jugement a priori est la raison m&ecirc;me de sa v&eacute;rit&eacute;. Ce r&egrave;gne de la raison se pr&eacute;cise chez Kant dans <span style="text-decoration:underline;">Doctrine de la vertu</span>. Le titre du chapitre&nbsp;XVI fixe d&eacute;j&agrave; la r&egrave;gle&nbsp;: &laquo;&nbsp;La vertu exige d&rsquo;abord l&rsquo;empire de soi-m&ecirc;me&nbsp;&raquo;. Cet empire t&eacute;moigne de cette certitude de la solitude de soi o&ugrave; la raison agit comme ma&icirc;tre de cet empire. Mais la loi de cet empire consiste &agrave; affirmer clairement le devoir d&rsquo;apathie&nbsp;:&nbsp;&laquo;&nbsp;La vertu, en tant qu&rsquo;elle est fond&eacute;e sur la libert&eacute; int&eacute;rieure, contient donc aussi pour nous un ordre positif, celui de retenir sous notre puissance (sous l&rsquo;autorit&eacute; de la raison), toutes nos facult&eacute;s et toutes nos inclinations, par cons&eacute;quent l&rsquo;ordre d&rsquo;avoir l&rsquo;empire de soi-m&ecirc;me&nbsp;; cet ordre s&rsquo;ajoute &agrave; la d&eacute;fense de se laisser dominer par ses sentiments et ses inclinations (au devoir d&rsquo;apathie)&nbsp;; car, si la raison ne prend en mains les r&ecirc;nes du gouvernement, ces inclinations et ces sentiments deviennent bient&ocirc;t les ma&icirc;tres de l&rsquo;homme.&nbsp;&raquo; (1855, 58). Kant est ici tr&egrave;s clair pour d&eacute;tacher la raison d&rsquo;autres empires ind&eacute;sirables, ceux des sens et des sentiments en particulier pour purifier la raison des inclinations coupables de la chair. En effet, Kant a d&eacute;sincarn&eacute; la morale de toute satisfaction ou plaisir, de toute fiert&eacute; particuli&egrave;re, prenant grand soin de purifier la vertu. Un des termes favoris de l&rsquo;auteur est &laquo;&nbsp;le pur&nbsp;&raquo;. Elle est sa propre r&egrave;gle autonome, d&eacute;nu&eacute;e de toute reconnaissance qui ferait r&eacute;f&eacute;rence &agrave; autre chose&nbsp;: plaisir personnel, plaisir d&rsquo;autrui, plaisir de Dieu, reconnaissance flatteuse, bonheur, etc. Sa d&eacute;finition de la vertu la lie &agrave; la gratuit&eacute;. Il &eacute;crit&nbsp;:&nbsp;&laquo;&nbsp;La vertu doit &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;e comme &eacute;tant pour elle-m&ecirc;me son propre salaire, en tant qu&rsquo;elle est pour elle-m&ecirc;me sa propre fin.&nbsp;&raquo; (1855, 78). C&rsquo;est l&agrave; le point du basculement dialectique, ce moment de la gratuit&eacute;, cette solitude de soi o&ugrave; le jugement de raison se fixe &agrave; lui-m&ecirc;me sa raison d&rsquo;agir. La perversion apathique commence l&agrave;. En effet, cette d&eacute;finition donne du cr&eacute;dit &agrave; la philosophie de Sade comme expression l&eacute;gitime de la pens&eacute;e kantienne subordonn&eacute;e au r&egrave;gne de l&rsquo;apathie&nbsp;; en prenant bien la pr&eacute;caution de consid&eacute;rer Sade, non comme un d&eacute;bauch&eacute; cherchant des plaisirs pervers, mais lui accordant le sens d&rsquo;une philosophie scientifique apathique justifiant l&rsquo;exercice d&rsquo;une libert&eacute; d&rsquo;exp&eacute;rimenter pour comprendre toute sorte de situation&nbsp;; fussent-elles les plus surprenantes et les plus choquantes pour les personnes de son temps.</p> <p class="texte">L&rsquo;apathie kantienne d&eacute;veloppe donc &agrave; l&rsquo;extr&ecirc;me la puret&eacute;, au sens d&rsquo;un devoir qui n&rsquo;aurait pas d&rsquo;autre mobile que de s&rsquo;accomplir par raison sans aucune motivation ou d&eacute;sir. L&rsquo;acte pur inspire aussi sa d&eacute;finition du beau parce que l&rsquo;acte vertueux r&eacute;pond &agrave; cette m&ecirc;me exigence d&rsquo;une esth&eacute;tique de la puret&eacute;. Kant &eacute;crit &agrave; propos du beau&nbsp;:&nbsp;&laquo;&nbsp;Je dis donc&nbsp;: le beau est le symbole du bien moral&nbsp;; et c&rsquo;est &agrave; ce point de vue (relation qui est naturelle &agrave; chacun et que chacun attend des autres comme un devoir) qu&rsquo;il pla&icirc;t et pr&eacute;tend &agrave; l&rsquo;assentiment de tous les autres et en ceci l&rsquo;esprit est conscient d&rsquo;&ecirc;tre en quelque sorte ennobli et d&rsquo;&ecirc;tre &eacute;lev&eacute; au-dessus de la simple aptitude &agrave; &eacute;prouver un plaisir par les impressions des sens et il estime la valeur des autres par une maxime semblable &agrave; la facult&eacute; de juger.&nbsp;[&hellip;] La facult&eacute; de juger ne se voit pas dans le go&ucirc;t, comme dans le jugement empirique soumis &agrave; une h&eacute;t&eacute;ronomie des lois de l&rsquo;exp&eacute;rience&nbsp;; par rapport aux objets d&rsquo;une satisfaction si pure elle donne elle-m&ecirc;me la loi, comme la raison donne elle-m&ecirc;me la loi par rapport &agrave; la facult&eacute; de d&eacute;sirer.&nbsp;&raquo; (1968, 175‑176). Il est important de noter son d&eacute;go&ucirc;t du go&ucirc;t. Celui-ci est empreint d&rsquo;une sensualit&eacute; et d&rsquo;une vuln&eacute;rabilit&eacute; aux &eacute;motions, voire aux passions. Kant le rejette &agrave; deux titres. Le premier tient &agrave; son m&eacute;pris des sens qui sont la source d&rsquo;une fausse connaissance incompatible avec le mod&egrave;le galil&eacute;en. S&rsquo;abandonner &agrave; une connaissance par les sens est pour lui irrecevable puisque cette &eacute;coute des sens correspond &agrave; un d&eacute;tournement du jugement. Ce dernier n&rsquo;est plus ici autonome, mais bien conditionn&eacute; par ces interactions avec un ext&eacute;rieur&nbsp;: l&rsquo;h&eacute;t&eacute;ronome. Il en est alors de m&ecirc;me en toute logique de la beaut&eacute;, du bien et de la science, puisque partout Kant reproduit sa structure de raisonnement.</p> <p class="texte">Le jugement esth&eacute;tique kantien correspond &agrave; une contemplation passive et apathique. Kant &eacute;carte l&rsquo;attrait ou l&rsquo;&eacute;motion. On y retrouve la gratuit&eacute; par l&rsquo;ignorance des finalit&eacute;s. En effet, il insiste sur cette n&eacute;cessaire absence de finalit&eacute;. L&rsquo;apathie impose cette disparition des fins qui rendraient impurs tout jugement car il y deviendrait int&eacute;ress&eacute;, orient&eacute; et le signe d&rsquo;une interaction avec un environnement o&ugrave; chacun entretiendrait des relations. Celles-ci manifesteraient donc des interd&eacute;pendances entre l&rsquo;homme et un monde en dehors de lui.</p> <p class="texte"><em>Troisi&egrave;mement</em>, Kant en d&eacute;crit attentivement les cons&eacute;quences dans la raison pratique qui va d&eacute;terminer le devoir moral tout entier subordonn&eacute; au respect du principe d&rsquo;apathie. Il &eacute;crit dans <span style="text-decoration:underline;">Critique de la raison pratique</span>&nbsp;: &laquo;&nbsp;la raison pure se montre en nous r&eacute;ellement pratique, c&rsquo;est-&agrave;-dire par l&rsquo;autonomie du principe moral par lequel elle d&eacute;termine la volont&eacute; de l&rsquo;action.&nbsp;&raquo; (1848, 194). La morale n&rsquo;est pas pr&eacute;alablement &eacute;crite. Elle ne prescrit pas. Elle est le r&eacute;sultat d&rsquo;une libre volont&eacute;. Il s&rsquo;agit d&rsquo;exercer cette libre volont&eacute; tout en la soumettant &agrave; l&rsquo;exigence de se fixer une r&egrave;gle. La volont&eacute; s&rsquo;exerce dans la raison, non sous l&rsquo;emprise d&rsquo;une impulsion r&eacute;sultant d&rsquo;un d&eacute;sir &agrave; assouvir. Cette volont&eacute;-l&agrave; serait le signe d&rsquo;un d&eacute;sordre o&ugrave; le <em>pathos</em> aurait pris le dessus sur la libre volont&eacute;, la libert&eacute; tenant bien &agrave; ce d&eacute;tachement du <em>pathos</em> qui fait p&acirc;tir, soit subir. Il &eacute;crit en ce sens dans les <span style="text-decoration:underline;">Fondements de la M&eacute;taphysiques des m&oelig;urs</span>&nbsp;: &laquo;&nbsp;Le principe de l&rsquo;obligation ne doit pas &ecirc;tre ici cherch&eacute; dans la nature de l&rsquo;homme, ni dans les circonstances o&ugrave; il est plac&eacute; en ce monde, mais a priori dans les seuls concepts de la raison pure.&nbsp;&raquo; (2004, 71). Cette affirmation montre que la raison produit cette libre volont&eacute;&nbsp;; mais elle promeut pour cela des qualit&eacute;s logiques uniquement&nbsp;: unit&eacute;, coh&eacute;rence, sans jamais d&eacute;terminer un contenu moral particulier. En fixant cette libert&eacute; rationnelle, Kant prend l&agrave; le risque de voir cette logique mise au service de tout acte compos&eacute; d&rsquo;une s&eacute;rie d&rsquo;actions coh&eacute;rentes. Kant est tr&egrave;s pr&eacute;cis sur cette autonomie qui limite d&rsquo;ailleurs toute influence d&rsquo;autrui sur son propre comportement. En reconnaissant qu&rsquo;il appartient &agrave; chacun de se &laquo;&nbsp;proposer certaines fins&nbsp;&raquo;, le philosophe admet que Sade a toute libert&eacute; de s&rsquo;assigner &agrave; lui-m&ecirc;me sa r&egrave;gle&nbsp;; &eacute;tant l&agrave; rigoureusement kantien comme ce dernier saura le faire dire comme nous le verrons tout &agrave; l&rsquo;heure au Duc&nbsp;de&nbsp;Blangis&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il y a &eacute;galement contradiction &agrave; prendre pour fin la&nbsp;perfection&nbsp;d&rsquo;autrui, et &agrave; se croire oblig&eacute; d&rsquo;y contribuer. En effet la perfection dans un autre homme, en tant que personne, consiste pr&eacute;cis&eacute;ment en ce qu&lsquo;il est&nbsp;lui-m&ecirc;me&nbsp;capable de se proposer certaines fins d&rsquo;apr&egrave;s ses propres id&eacute;es sur le devoir, et il est contradictoire d&rsquo;exiger de moi (de m&rsquo;imposer comme un devoir) que je fasse &agrave; l&rsquo;&eacute;gard d&rsquo;un autre une chose dont seul il est capable.&nbsp;&raquo; (1855, 22)</p> <p class="texte"><em>Quatri&egrave;mement</em>, Kant illustre son propos pour bien se faire comprendre concernant cette puret&eacute; d&eacute;nu&eacute;e de tout <em>pathos</em>. Sa distance &agrave; la vie fait du vertueux un quasi mort-vivant, sans passion, pour lequel la vie est donn&eacute;e. Mais le devoir de raison peut introduire quelques sacrifices en raison. Il &eacute;crit dans <span style="text-decoration:underline;">Fondement de la m&eacute;taphysique des m&oelig;urs</span>&nbsp;: &laquo;&nbsp;Conserver sa vie est un devoir, et c&rsquo;est en outre une chose pour laquelle chacun a encore une inclination imm&eacute;diate. Or c&rsquo;est pour cela que la sollicitude souvent inqui&egrave;te que la plupart des hommes y apportent n&rsquo;en est pas moins d&eacute;pourvue de toute valeur intrins&egrave;que et que leur maxime n&rsquo;a aucun prix moral. Ils conservent la vie conform&eacute;ment au devoir sans doute, mais non par devoir. En revanche, que des contrari&eacute;t&eacute;s et un chagrin sans espoir aient enlev&eacute; &agrave; un homme tout go&ucirc;t de vivre, si le malheureux, &agrave; l&rsquo;&acirc;me forte, est plus indign&eacute; de son sort qu&rsquo;il n&rsquo;est d&eacute;courag&eacute; et abattu, s&rsquo;il d&eacute;sire sa mort et cependant conserve la vie sans l&rsquo;aimer, non par inclination ni par crainte, mais par devoir, alors sa maxime a une valeur morale.&nbsp;&raquo; (2004, 88)</p> <p class="texte">Le d&eacute;sir de vivre est en effet coupable d&egrave;s lors qu&rsquo;il est anim&eacute; par cette vitalit&eacute; passionnelle ou cette volont&eacute; de persister dans son &ecirc;tre par int&eacute;r&ecirc;t de vivre, pour &eacute;prouver quelques plaisirs&nbsp;; ceux des sens, ceux des sentiments pour ses proches, etc. Kant promeut la conservation de la vie par devoir ce qui l&rsquo;am&egrave;ne &agrave; une d&eacute;finition tragique o&ugrave; le raisonnement passe bien par l&rsquo;indiff&eacute;rence &agrave; la mort &agrave; laquelle s&rsquo;oppose une survie par devoir. Mais le raisonnement vaut aussi dans l&rsquo;autre sens. Le devoir de mettre un terme &agrave; la vie justement par devoir est de fait parfaitement recevable. L&rsquo;apathie rend indiff&eacute;rent &agrave; la vie ou &agrave; la mort, annon&ccedil;ant le devoir du sacrifice de toutes les terreurs totalitaires et le devoir d&rsquo;&eacute;tudier les vices qui n&rsquo;en sont plus, comme le d&eacute;montre Sade. La qu&ecirc;te de l&rsquo;objectivit&eacute; au travers de l&rsquo;apathie fabrique sa monstruosit&eacute;.</p> <p class="texte">Avec Kant, le principe d&rsquo;apathie conduit bien &agrave; cette indiff&eacute;rence &agrave; la vie elle-m&ecirc;me. Faire par devoir exclut toute sorte d&rsquo;empathie. Kant poursuit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je dis plus&nbsp;: si le c&oelig;ur d&rsquo;un homme (honn&ecirc;te d&rsquo;ailleurs) &eacute;tait froid et indiff&eacute;rent aux souffrances d&rsquo;autrui par temp&eacute;rament, et peut-&ecirc;tre aussi parce que, sachant lui-m&ecirc;me supporter ses propres maux avec courage et patience, il supposerait dans les autres ou exigerait d&rsquo;eux la m&ecirc;me force&nbsp;; si enfin la nature n&rsquo;avait pas pr&eacute;cis&eacute;ment travaill&eacute; &agrave; faire de cet homme un philanthrope, ne trouverait-il pas en lui un moyen de se donner &agrave; lui-m&ecirc;me une valeur bien sup&eacute;rieure &agrave; celle que lui donnerait un temp&eacute;rament compatissant&nbsp;? Sans doute&nbsp;! Et c&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment qu&rsquo;&eacute;clate la valeur morale du caract&egrave;re, la plus haute de toutes sans comparaison.&nbsp;&raquo; (2004, 21) Fort de cette apologie du principe d&rsquo;apathie, le pas vers la perversion apathique est in&eacute;vitable, le devoir kantien introduisant l&rsquo;indiff&eacute;rence aux malheurs d&rsquo;autrui. Interrogeons-nous sur ce basculement critique d&rsquo;une apathie froide et pr&eacute;tendument raisonn&eacute;e &agrave; ce qu&rsquo;elle est vraiment&nbsp;: cette perversion dont la dimension clinique devient manifeste.</p> <h2 class="texte" style="font-style:italic;">2. Le basculement de l&rsquo;attitude scientifique &agrave; la perversion apathique</h2> <p class="texte">Cette tradition kantienne perdure au fil des&nbsp;si&egrave;cles jusque dans les distinctions de L&ouml;tze et de Weber concernant l&rsquo;objectivit&eacute; et les jugements de fait et de valeurs<a class="footnotecall" href="#ftn1" id="bodyftn1">1</a>. Tout &agrave; fait kantien sur ce point, Weber perp&eacute;tue cet &eacute;vitement de soi au profit d&rsquo;une concentration de l&rsquo;esprit sur le jugement de fait&nbsp;; pensant pouvoir &eacute;viter l&rsquo;intrusion des valeurs comme Kant pensait pouvoir s&rsquo;abstraire des int&eacute;r&ecirc;ts, des affections et des d&eacute;sirs. En s&rsquo;interdisant des jugements de valeurs, ces auteurs de tradition kantienne sont &agrave; l&rsquo;origine du passage de la philosophie politique et morale &agrave; la stricte science politique. Cette nouvelle science normative s&rsquo;inscrit dans la <em>Wertfreheit</em>, cette attitude weberienne qui neutralise la pens&eacute;e morale et politique au nom d&rsquo;une conception rationaliste et positive de la science en g&eacute;n&eacute;ral et de la science politique en particulier.</p> <p class="texte">Or, cette attitude conduit in&eacute;luctablement &agrave; ce point de basculement. L&rsquo;apathie conduit bien &agrave; s&rsquo;extraire de toute humanit&eacute;&nbsp;; comme si l&rsquo;acte totalement d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;, pur et gratuit, &eacute;tait accessible &agrave; la motivation humaine. De ce point de vue, Kant d&eacute;nature l&rsquo;action humaine &ndash;&nbsp;au sens o&ugrave; il la prive de sa nature charnelle&nbsp;&ndash; pour tenter d&rsquo;en faire un acte d&eacute;nu&eacute; d&rsquo;intention, comme la m&eacute;thode scientifique le revendique aussi. Mais cette puret&eacute; se retourne contre son intention&nbsp;; car tendre vers l&rsquo;apathie, c&rsquo;est bien d&eacute;naturer au sens d&rsquo;&eacute;liminer le <em>pathos</em>, jug&eacute; coupable et impur. Mais cette raison &eacute;pur&eacute;e de la nature&nbsp;; soit au sens propre d&eacute;natur&eacute;e, peut-elle exprimer la vertu sans basculer dans une libre action sans limite&nbsp;? Le basculement n&rsquo;est-il pas alors in&eacute;vitable&nbsp;? C&rsquo;est le sens m&ecirc;me de la d&eacute;monstration &agrave; laquelle vont se livrer Adorno et Horkheimer dans <span style="text-decoration:underline;">La dialectique de la Raison</span><a class="footnotecall" href="#ftn2" id="bodyftn2">2</a>. Leur critique vise directement ce rationalisme pur kantien o&ugrave; l&rsquo;esprit des Lumi&egrave;res &eacute;difie ses propres r&egrave;gles, sans recourir &agrave; des v&eacute;rit&eacute;s ext&eacute;rieures&nbsp;: anc&ecirc;tres, traditions, divinit&eacute;s, prescriptions morales et encore moins les v&eacute;rit&eacute;s de perception des r&eacute;alit&eacute;s communes qui environnent l&rsquo;homme de chair. Un retour sur la m&eacute;thode kantienne permet &agrave; leur suite de revenir sur l&rsquo;&eacute;mergence de cette pens&eacute;e qui compose la raison et l&rsquo;autonomie de jugement &agrave; l&rsquo;origine du totalitarisme.</p> <p class="texte">Adorno et Horkheimer ont fait ce lien entre la philosophie kantienne et les totalitarismes du 20<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle qui en ont &eacute;t&eacute;, pour eux, les expressions les plus abouties. D&egrave;s que l&rsquo;homme est pens&eacute; sous l&rsquo;angle exclusif de la raison, il en ressort que celle-ci devient l&rsquo;unique guide de ce raisonnement autonome, lib&eacute;r&eacute; de toutes les injonctions morales &eacute;manant des anciennes sagesses ou religions ou d&rsquo;une perception empathique de ses souffrances et d&eacute;sirs personnels, voire celles et ceux d&rsquo;autrui. La raison ne reconna&icirc;t d&rsquo;ailleurs ni le bien, ni le mal, mais seulement la coh&eacute;rence du devoir. Comment &ecirc;tre &agrave; l&rsquo;origine de son action sans prescription et limites morales, sans aspiration ou int&eacute;r&ecirc;ts altruistes ou &eacute;go&iuml;stes&nbsp;? De ce point de vue, Sade agit en homme de science, poursuivant m&eacute;thodiquement des exp&eacute;riences savamment structur&eacute;es, organisant des rites, les examinant au fil du temps dans une encyclop&eacute;die syst&eacute;matique, produite dans ce laboratoire des cent vingt journ&eacute;es de Sodome. Il agit dans la permanence d&rsquo;un but qu&rsquo;il s&rsquo;est librement assign&eacute; &agrave; la fa&ccedil;on d&rsquo;un devoir ou d&rsquo;un commandement&nbsp;exp&eacute;rimental. Le plaisir et le mal sadien sont l&agrave; des objets d&rsquo;&eacute;tude plus que des fins. La lecture de l&rsquo;introduction de Sade permet de s&rsquo;en convaincre. On y retrouve une organisation, des rituels et des proc&eacute;dures qui d&eacute;terminent chaque rencontre dans un cycle bien &eacute;tabli. On y retrouve des fonctions, par exemple celle de la Desgranges dont Sade indique&nbsp;: &laquo;&nbsp;on l&rsquo;avait choisie pour remplir le quatri&egrave;me r&ocirc;le d&rsquo;historienne, c&rsquo;est-&agrave;-dire dans le r&eacute;cit duquel il devait se rencontrer le plus d&rsquo;horreurs et d&rsquo;infamies. Qui, mieux qu&rsquo;une cr&eacute;ature qui les avait toutes faites, pouvait jouer ce personnage-l&agrave;&nbsp;?&nbsp;&raquo; On y constate surtout l&rsquo;argumentation philosophique du Duc de Blangis<a class="footnotecall" href="#ftn3" id="bodyftn3">3</a>. Elle t&eacute;moigne d&rsquo;une coh&eacute;rence dans l&rsquo;expression d&rsquo;un devoir en pleine conscience d&rsquo;une raison qui d&eacute;veloppe l&agrave; les raisons de l&rsquo;organisation m&eacute;thodique des d&eacute;bauches. L&rsquo;autonomie de la raison kantienne est mise en &eacute;vidence tout particuli&egrave;rement dans cette sentence&nbsp;:&nbsp;&laquo;&nbsp;Ferme dans mes principes parce que je m&rsquo;en suis form&eacute; de s&ucirc;rs d&egrave;s mes plus jeunes ans, j&rsquo;agis toujours cons&eacute;quemment &agrave; eux.&nbsp;&raquo; Le duc de Blangis est un kantien qui s&rsquo;est sciemment donn&eacute; &agrave; lui-m&ecirc;me une r&egrave;gle de direction de l&rsquo;esprit et un principe auquel Kant ne peut rien opposer&nbsp;; sauf &agrave; contredire l&rsquo;autonomie de la raison &agrave; laquelle aucune prescription particuli&egrave;re ne saurait &ecirc;tre impos&eacute;e de l&rsquo;ext&eacute;rieur.</p> <p class="texte">D&egrave;s l&rsquo;introduction, Sade adopte bien un style apathique o&ugrave; la description &laquo;&nbsp;scientifique&nbsp;&raquo; met en &eacute;vidence la bonne raison de comprendre et d&rsquo;accomplir des actes du fait de leur logique propre en r&eacute;ponse au devoir que se sont assign&eacute;s les complices de cette exp&eacute;rience, dont par exemple&nbsp;: &laquo;&nbsp;il sentit qu&rsquo;une commotion violente imprim&eacute;e sur un adversaire quelconque rapportait &agrave; la masse de nos nerfs une vibration dont l&rsquo;effet, irritant les esprits animaux qui coulent dans la concavit&eacute; de ces nerfs, les oblige &agrave; presser les nerfs &eacute;recteurs, et &agrave; produire d&rsquo;apr&egrave;s cet &eacute;branlement ce qu&rsquo;on appelle une sensation lubrique.&nbsp;&raquo; En cela, Sade d&eacute;voile Kant sans aucunement le transgresser. D&rsquo;ailleurs, Adorno et Horkheimer d&eacute;nudent les errements du raisonnement kantien dans ses circonvolutions, le confrontant &agrave; son incoh&eacute;rence dans laquelle se dissout toute exigence morale du fait de cette exfiltration de l&rsquo;homme de lui-m&ecirc;me. En effet, si la raison est un simple calcul, rien ne peut retenir la volont&eacute; d&rsquo;agir selon une r&egrave;gle autonome dont la coh&eacute;rence interne est sa seule justification&nbsp;: &laquo;&nbsp;La raison est l&rsquo;organe du calcul, de la planification&nbsp;; elle est neutre &agrave; l&rsquo;&eacute;gard des buts, son &eacute;l&eacute;ment est la coordination. L&rsquo;affinit&eacute; entre la connaissance et la planification, &agrave; laquelle Kant a donn&eacute; un fondement transcendantal et qui conf&egrave;re &agrave; tous les aspects de l&rsquo;existence bourgeoise, pleinement rationalis&eacute;e m&ecirc;me dans les temps de pause, un caract&egrave;re de finalit&eacute; in&eacute;luctable, a d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; expos&eacute;e empiriquement par Sade.&nbsp;&raquo; (1974, 98). Leur critique d&eacute;montre cette continuit&eacute; de raisonnement &agrave; laquelle Kant ne peut &eacute;chapper, sans doute malgr&eacute; lui, lorsque ses successeurs prolongent son raisonnement, &agrave; l&rsquo;instar de Sade.</p> <p class="texte">Cette philosophie du pur devoir kantien construit un homme r&eacute;ductible &agrave; sa seule raison pour ne pas subir les &eacute;mois de la sensibilit&eacute; qui relaieraient les impressions de l&rsquo;ext&eacute;rieur et les sensations de l&rsquo;int&eacute;rieur. La perversion apathique de Sade le conduit &agrave; user lui aussi d&egrave;s l&rsquo;introduction, de l&rsquo;argument d&rsquo;apathie pour ne pas s&rsquo;&eacute;mouvoir de la mort et des souffrances inflig&eacute;es &agrave; des tiers, au nom m&ecirc;me de cette prudente distance scientifique et raisonnable qui ne saurait c&eacute;der &agrave; l&rsquo;&eacute;motion d&rsquo;une empathie trompeuse de la seule raison et du devoir qui s&rsquo;ensuit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Quelle que f&ucirc;t sa mani&egrave;re de jouir alors, ses mains n&eacute;cessairement s&rsquo;&eacute;garaient toujours, et l&rsquo;on l&rsquo;a vu plus d&rsquo;une fois &eacute;trangler tout net une femme &agrave; l&rsquo;instant de sa perfide d&eacute;charge. Revenu de l&agrave;, l&rsquo;insouciance la plus enti&egrave;re sur les infamies qu&rsquo;il venait de se permettre prenait aussit&ocirc;t la place de son &eacute;garement, et de cette indiff&eacute;rence, de cette esp&egrave;ce d&rsquo;apathie, naissaient presque aussit&ocirc;t de nouvelles &eacute;tincelles de volupt&eacute;.&nbsp;&raquo;</p> <p class="texte">Toute la d&eacute;monstration d&rsquo;Adorno et Horkheimer consiste &agrave; prendre le philosophe des Lumi&egrave;res au jeu, voire au pi&egrave;ge de cette apologie de la raison autonome dont la cons&eacute;quence ultime est bien de rendre tout possible et acceptable. L&rsquo;apathie &eacute;loigne de tout sentiment de culpabilit&eacute;. D&rsquo;ailleurs, l&rsquo;homme de science se pr&eacute;vaut de cette libert&eacute; sans limite dans son laboratoire, libre d&rsquo;agir au nom de la raison qui ne saurait rencontrer la moindre entrave &agrave; ses actes. N&rsquo;a-t-il pas fallu l&rsquo;&eacute;moi des na&iuml;fs empathiques pour faire cesser les tortures impos&eacute;es aux animaux de laboratoires&nbsp;; aucune mise en cause psychologique de ces d&eacute;rives n&rsquo;ayant conduit &agrave; se poser la question de la sant&eacute; mentale des scientifiques, d&egrave;s lors qu&rsquo;ils sont sous l&rsquo;emprise du principe d&rsquo;apathie&nbsp;? Si la raison exige de faire exp&eacute;rience, qui pourrait s&rsquo;y opposer&nbsp;? Si la science politique confirme des d&eacute;cisions s&eacute;lectives, eug&eacute;niques, qui peut les contredire&nbsp;? Ainsi, transposer le devoir d&rsquo;apathie dans une science rationnelle du politique, c&rsquo;est rendre tout possible, sans aucun contre-pouvoir &agrave; cette raison d&icirc;te libre et autonome. Et celle-ci aura fait de la soci&eacute;t&eacute; toute enti&egrave;re, un laboratoire. Voil&agrave; comment l&rsquo;apathie kantienne se transmute en barbarie assumant les drames des g&eacute;nocides, des guerres et des eug&eacute;nismes occidentaux comme autant de d&eacute;rives fatales d&rsquo;une science politique apathique voyant dans le monde un grand laboratoire o&ugrave; tout est &agrave; exp&eacute;rimenter sans contraintes. L&rsquo;apathie &eacute;loigne des &eacute;motions, pensant que les v&eacute;rit&eacute;s de la chair sont des errements de la raison et que l&rsquo;intelligence produit des d&eacute;cisions et des connaissances pour autant qu&rsquo;elle se s&eacute;pare de ce qui lui appara&icirc;t comme autant de biais de perception.</p> <h2 class="texte" style="font-style:italic;">3. La perversion du rejet du Pathos</h2> <p class="texte">Le fait m&ecirc;me de vouloir construire une science politique reproduit ce protocole sadien. L&rsquo;autonomie de la raison se donne par une libre volont&eacute;. Rien ne peut alors s&rsquo;opposer aux syst&egrave;mes politiques rationnels occidentaux qui produiront sans exception des pers&eacute;cutions de masse<a class="footnotecall" href="#ftn4" id="bodyftn4">4</a>. Il y aurait d&eacute;j&agrave; une sorte de perversion &agrave; se d&eacute;tacher de son humanit&eacute;, cherchant une puret&eacute; maladive &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;un fantasme abstrait ne correspondant en rien &agrave; la v&eacute;rit&eacute; quotidienne de l&rsquo;existence et des r&eacute;alit&eacute;s v&eacute;cues. La critique autorise donc ce rapprochement d&eacute;j&agrave; fait avec l&rsquo;&oelig;uvre de Sade. En faisant l&rsquo;apologie d&rsquo;une totale autonomie de la raison, Sade en assume l&rsquo;&eacute;mancipation absolue et destructrice, dont les auteurs de l&rsquo;&eacute;cole de Francfort consid&egrave;rent qu&rsquo;elle est totalitaire dans sa conception m&ecirc;me, se suffisant &agrave; elle-m&ecirc;me et faisant &agrave; elle seule totalit&eacute;. En effet, l&rsquo;ultime preuve d&rsquo;autonomie consiste bien &agrave; se conformer &agrave; l&rsquo;obligation formelle de d&eacute;finir son propre devoir. Voil&agrave; pourquoi la cr&eacute;ation de sa propre r&egrave;gle est ici un pouvoir d&rsquo;instituer. Il n&rsquo;y a aucune raison d&rsquo;imposer des limites &agrave; cette libre autonomie de la volont&eacute;. Ainsi, la d&eacute;finition formelle du devoir conjugu&eacute;e &agrave; la pure autonomie de la raison induit cette libert&eacute; de d&eacute;finir son devoir sans limite. Kant invente Sade.</p> <p class="texte">L&rsquo;apathie se voit dans l&rsquo;impassibilit&eacute; dont elle se distingue. L&rsquo;impassibilit&eacute; est une attitude o&ugrave; il s&rsquo;agit de rester calme et imperturbable, du moins en apparence sans se laisser abuser par les &eacute;motions et des consid&eacute;rations diverses qui troubleraient le jugement. L&rsquo;apathie est un trait psychologique manifestant l&rsquo;indiff&eacute;rence aux &eacute;motions, le manque d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t pour autrui et l&rsquo;environnement avec une insensibilit&eacute; d&eacute;j&agrave; pr&eacute;sente dans l&rsquo;enseignement des sto&iuml;ciens dont Pyrrhon d&rsquo;Elis<a class="footnotecall" href="#ftn5" id="bodyftn5">5</a>. Elle &eacute;loigne des passions, mais elle conduit &agrave; se dissocier de soi en prenant une distance telle que ses propres actes deviennent des faits vertueux en ceci qu&rsquo;ils n&rsquo;affectent pas, conform&eacute;ment &agrave; la d&eacute;finition kantienne de la vertu. Elle produit ainsi l&rsquo;esseulement et sur un plan plus logique, son affirmation m&egrave;ne &agrave; l&rsquo;isolement revendiqu&eacute; comme l&rsquo;expression de l&rsquo;ind&eacute;pendance et de l&rsquo;autonomie de la libre raison. Cette seule raison fait agir sans investissement ou int&eacute;r&ecirc;t, dans une sorte de gratuit&eacute; et puret&eacute; vertueuse, l&rsquo;acte &eacute;tant le reflet de cette raison instrumentale lib&eacute;r&eacute;e de toute affection ou d&eacute;sir. En faisant l&rsquo;apologie d&rsquo;une indiff&eacute;rence lointaine, l&rsquo;apathie affirme une radicalit&eacute; extr&ecirc;me, celle de la soumission &agrave; la d&eacute;termination rationnelle du devoir. Et cette aspiration &agrave; la puret&eacute; conduisait d&eacute;j&agrave; le sto&iuml;cien &agrave; un renoncement d&rsquo;interagir avec le monde en pr&eacute;f&eacute;rant l&rsquo;ataraxie, soit ce refus d&rsquo;un monde illusoire, rejet&eacute; et au fond d&eacute;test&eacute;. Et aujourd&rsquo;hui, cette puret&eacute; de la coh&eacute;rence formelle exclut encore les sentiments et les affects pr&eacute;f&eacute;rant une virtualit&eacute; dont la mise en sc&egrave;ne conduit &agrave; la destruction jusqu&rsquo;&agrave; tuer sans &eacute;prouver aucune sensation. Ainsi, &agrave; l&rsquo;instar de l&rsquo;enseignement d&rsquo;Epicure, sa m&ecirc;me r&egrave;gle conduit aux pourceaux d&rsquo;Epicure et &agrave; la justification d&rsquo;une d&eacute;bauche tragique, illusoire et destructrice, comme Sade prolonge Kant<a class="footnotecall" href="#ftn6" id="bodyftn6">6</a>. La m&ecirc;me promotion de l&rsquo;apathie reproduit le m&ecirc;me basculement du&nbsp;: ne rien faire en se retirant du monde et de soi qui laisse place &agrave; une apathie perverse et indiff&eacute;rente &agrave; l&rsquo;action m&ecirc;me qui peut &ecirc;tre lib&eacute;r&eacute;e de toute limitation morale. Le tout faire succ&egrave;de au ne rien faire dans la plus totale indiff&eacute;rence.</p> <p class="texte">La relation de Kant &agrave; Sade s&rsquo;&eacute;claire dans cet imperceptible et fatal glissement de l&rsquo;apathie allant de son repli initiateur de l&rsquo;inaction &agrave; sa totale libre action. En reproduisant une partie de la position d&rsquo;Epicure dans son apologie de l&rsquo;apathie dont il fait un devoir, Kant laisse ouverte la m&ecirc;me ambivalence d&rsquo;une totale libert&eacute; d&rsquo;agir, puisqu&rsquo;agir ou ne pas agir est tout aussi illusoire. Alors, sans discernement et par cette insensibilit&eacute; totale &agrave; l&rsquo;environnement ou aux r&eacute;actions d&rsquo;autrui dont les plaisirs ou les souffrances n&rsquo;affectent pas celui qui agit, Kant l&eacute;gitime Sade. Ce dernier n&rsquo;&eacute;prouve aucun plaisir mais agit froidement dans la discipline de l&rsquo;homme de science qui organise son exp&eacute;rimentation, reclus dans son laboratoire avec ceux qui participent &agrave; cette revue encyclop&eacute;dique des libres actions. Le sadien et non le sadique, est lui aussi apathique, agissant sans aucun sentiment, ou faisant du <em>pathos </em>l&rsquo;objet d&rsquo;une &eacute;tude pour en comprendre les m&eacute;canismes. L&rsquo;action devient une performance, un acte instrumental &agrave; la fa&ccedil;on d&rsquo;une proc&eacute;dure appliqu&eacute;e sans passion. L&rsquo;acte est rationalis&eacute;, m&eacute;canis&eacute;, froid. En cela, la raison autonome lib&egrave;re de toute culpabilit&eacute; puisque les ressorts de la peine ou de l&rsquo;affliction proviennent avant tout des expressions d&rsquo;autrui ou d&rsquo;un ressentiment int&eacute;rieur, d&rsquo;une douleur li&eacute;e &agrave; l&rsquo;&eacute;cart entre la pratique et la connaissance. Kant est indubitablement le p&egrave;re du totalitarisme, parce qu&rsquo;il a fait de la raison le juge exclusif et total d&rsquo;une coh&eacute;rence apathique, restant l&agrave; en surplomb, pris au pi&egrave;ge de sa propre exigence o&ugrave; le crime gratuit d&eacute;nu&eacute; de toute intention est logiquement plus vertueux qu&rsquo;une relative &laquo;&nbsp;bonne&nbsp;&raquo; action entach&eacute;e de quelqu&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t.</p> <p class="texte">Voil&agrave; pourquoi, cette raison instrumentale a un caract&egrave;re totalitaire dans sa r&eacute;futation des autres formes de relation de l&rsquo;homme &agrave; autrui et &agrave; la nature. Il y a alors deux dimensions &agrave; cette folie de la raison. La premi&egrave;re est celle de la dialectique o&ugrave; la pens&eacute;e du progr&egrave;s rejoint la barbarie par un processus de r&eacute;ification et d&rsquo;ext&eacute;riorisation de soi. Cette mise en dehors de soi traduit ce refoulement de tout ce qui &eacute;loignerait de la seule raison&nbsp;: &laquo;&nbsp;L&rsquo;animisme avait donn&eacute; une &acirc;me &agrave; la chose, l&rsquo;industrialisme transforme l&rsquo;&acirc;me de l&rsquo;homme en chose&nbsp;&raquo; disent Adorno et Horkheimer dans leur critique du capitalisme (1974, 44). La seconde est celle d&rsquo;une r&eacute;duction des espaces int&eacute;rieurs de la conscience au seul empire de la raison. Cette dimension plus psychologique tient &agrave; cette amputation de l&rsquo;homme de tout ce qui le met en relation avec l&rsquo;ext&eacute;rieur, au nom m&ecirc;me du refus de l&rsquo;h&eacute;t&eacute;ronomie mena&ccedil;ante de la nature ou de ses repr&eacute;sentants symboliques. Plus encore, parce que l&rsquo;h&eacute;t&eacute;ronomie existe aussi dans la chair vuln&eacute;rable aux al&eacute;as d&rsquo;un environnement, il s&rsquo;agit de se lib&eacute;rer de cette emprise, ces souffrances et vuln&eacute;rabilit&eacute;s qu&rsquo;exerce encore la nature sur l&rsquo;homme par ses sens. Ce repli jusqu&rsquo;&agrave; la fuite int&eacute;rieure conduit en apparence &agrave; la libre volont&eacute; d&rsquo;une raison se guidant par sa seule exigence. Mais cette conqu&ecirc;te de la libert&eacute; de la raison pure r&eacute;v&egrave;le une possession de soi illusoire, car elle se fait au prix de la d&eacute;possession de soi dans son humanit&eacute;. L&rsquo;apathie est bien froideur, mise en &eacute;tranget&eacute;, objectification au sens sado-masochiste du terme cette fois.</p> <p class="texte">Or, l&agrave; encore les grecs en avaient compris les ressorts, la raison &eacute;tant bien plus la<em> M&egrave;tis</em> en situation que cette raison universelle, arrogante et pr&eacute;tentieuse<a class="footnotecall" href="#ftn7" id="bodyftn7">7</a>. En effet, cette raison instrumentale s&rsquo;apparente &agrave; ce qu&rsquo;ils d&eacute;nommaient l&rsquo;<em>hybris. </em>Celle-ci perd la mesure des choses au profit de cette dialectique de la raison transmut&eacute;e en d&eacute;raison o&ugrave; l&rsquo;abstraction fait franchir la limite au-del&agrave; de la condition humaine. Cette seule raison rend toute chose identique et &eacute;quivalente car seule une &eacute;motion ou un enseignement porteur d&rsquo;inhibitions motivent une retenue pour ne pas tuer ou ne pas faire souffrir. L&rsquo;<em>hybris</em> est cette folie qui croit s&rsquo;affranchir de la destin&eacute;e et de la part qu&rsquo;elle donne. Elle croit pouvoir arracher, comme Prom&eacute;th&eacute;e, une part du pouvoir des dieux en les singeant dans une libert&eacute; qui outrepasse la condition humaine. Et la tradition grecque dit que cette erreur de l&rsquo;<em>hybris</em> se paie du prix de la sanction de N&eacute;m&eacute;sis, soit l&rsquo;abaissement&nbsp;; Prom&eacute;th&eacute;e finissant encha&icirc;n&eacute; et &eacute;ternellement d&eacute;vor&eacute; de ses entrailles. N&eacute;m&eacute;sis ram&egrave;ne chacun &agrave; ce qui lui est d&ucirc;, ce qui suppose que la nature juge bien chacun selon sa condition, pour qu&rsquo;il ne d&eacute;passe pas les limites de sa condition singuli&egrave;re. Kant en aspirant &agrave; la puret&eacute; vise une raison du devoir o&ugrave; l&rsquo;homme d&eacute;sint&eacute;ress&eacute; serait insensible, ne trouvant l&agrave; aucune raison d&rsquo;agir, sans pour autant faire le pas vers l&rsquo;ataraxie. Voil&agrave; pourquoi, &eacute;voquer une raison pratique d&eacute;sireuse d&rsquo;agir dans un monde d&eacute;nu&eacute; de d&eacute;sir et de mobile d&rsquo;action parait la cause du passage de Kant &agrave; Sade qui agit selon sa r&egrave;gle. Reste &agrave; finir notre examen par l&rsquo;&eacute;tude plus d&eacute;taill&eacute;e de deux aspects, celui du discours politique pris dans l&rsquo;apathie technocratique et celui de l&rsquo;attitude politique emprisonn&eacute;e dans sa perversit&eacute; scientifique. C&rsquo;est l&agrave; l&rsquo;enjeu d&rsquo;un changement d&rsquo;&eacute;poque o&ugrave; le discours et l&rsquo;action politique ont &agrave; d&eacute;passer l&rsquo;illusion de l&rsquo;approche scientifique et sa perversion apathique qui sont, je le crois, les pires menaces qui p&egrave;sent sur l&rsquo;avenir des soci&eacute;t&eacute;s occidentales.</p> <h2 class="texte" style="font-style:italic;">4. Les aspects cliniques de l&rsquo;apathie kantienne</h2> <p class="texte">Les philosophes supportent mal qu&rsquo;on puisse examiner leurs pens&eacute;es sous l&rsquo;angle d&rsquo;une &eacute;ventuelle clinique qui viendrait en souligner une origine plus psychique que logique. D&rsquo;ailleurs, rien n&rsquo;oppose le fait d&rsquo;une pens&eacute;e qui se d&eacute;veloppe selon des principes et des conventions en vertu de quelques pr&eacute;f&eacute;rences fondamentales de son auteur. Celles-ci peuvent relever d&rsquo;une croyance, d&rsquo;une adh&eacute;sion de l&rsquo;esprit &agrave; quelques premiers principes formels ou concepts, d&rsquo;une &eacute;tude attentive de faits selon des m&eacute;thodes qui enrichissent l&rsquo;esprit, mais le philosophe peut aussi exprimer une pens&eacute;e empreinte de ces traits de caract&egrave;res psychologiques. Et ceux-ci l&rsquo;influencent parce que l&rsquo;homme pense &agrave; partir de qu&rsquo;il est et per&ccedil;oit, quand bien m&ecirc;me il s&rsquo;en d&eacute;fendrait. A cet &eacute;gard, l&rsquo;&eacute;pist&eacute;mologue Putnam nous rappelle bien que nous sommes toujours situ&eacute;s dans un <em>hic et nunc</em> qui fait notre contexte, sans oublier celui de l&rsquo;&ecirc;tre vivant dont la pens&eacute;e refl&egrave;te aussi, quelques traits de l&rsquo;&ecirc;tre au plus profond de ses intuitions du monde&nbsp;; ce qui peut faire toute la richesse des exp&eacute;riences humaines<a class="footnotecall" href="#ftn8" id="bodyftn8">8</a>.</p> <p class="texte">L&rsquo;&eacute;tude clinique de l&rsquo;apathie kantienne ne vise pas &agrave; r&eacute;duire cette pens&eacute;e &agrave; quelques maladies qui lui &ocirc;teraient toute l&eacute;gitimit&eacute;. Elle vient prolonger une analyse philosophique pour en r&eacute;v&eacute;ler les signes cliniques. Chaque pens&eacute;e n&rsquo;est-elle pas l&rsquo;expression d&rsquo;une v&eacute;rit&eacute; qui est aussi une maladie de l&rsquo;&acirc;me, en ce sens que le prisme de celui qui s&rsquo;exprime est aussi, et nous ne faisons pas exception, l&rsquo;affirmation d&rsquo;un point de vue qui cherche &agrave; se faire entendre par les chemins de la pens&eacute;e qui veut se diffuser, se partager, s&rsquo;imposer pour que l&rsquo;autre se comprenne, se conforme, s&rsquo;ajuste en vue d&rsquo;une meilleure vie de l&rsquo;auteur qui appelle de ses v&oelig;ux l&rsquo;imitation de sa propre vie&nbsp;? L&rsquo;intentionnalit&eacute; de l&rsquo;expression de la pens&eacute;e m&eacute;ritera une autre fois un approfondissement particulier quant &agrave; l&rsquo;effet attendu de la diffusion de sa pens&eacute;e sur autrui&nbsp;; soit la recherche de la compr&eacute;hension ou d&rsquo;une conformation de l&rsquo;autre &agrave; soi.</p> <p class="texte">Concernant les aspects cliniques de l&rsquo;apathie, rappelons d&rsquo;abord ce qu&rsquo;il en est pour v&eacute;rifier que les sympt&ocirc;mes et les d&eacute;finitions correspondent tr&egrave;s largement &agrave; ce que Kant expose et argumente. Elle se caract&eacute;rise par une perte de motivation et d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t. L&rsquo;&eacute;tymologie&nbsp;: &alpha;&tau;&tau;ά&theta;&epsilon;&iota;&alpha;, souligne l&rsquo;absence de passion soit l&rsquo;insensibilit&eacute; &eacute;motionnelle, les deux &eacute;tant bien revendiqu&eacute;es positivement dans la pens&eacute;e kantienne. Sur le plan psychologique, cette absence de motivation se traduit par la disparition progressive des comportements orient&eacute;s vers des objectifs d&eacute;notant une sensibilit&eacute; &agrave; l&rsquo;environnement et un d&eacute;sir d&rsquo;interaction avec des objets et des personnes. L&rsquo;apathie s&rsquo;observe par la r&eacute;duction des r&eacute;ponses d&icirc;tes &eacute;motionnelles. Elle est souvent associ&eacute;e &agrave; un &eacute;pisode d&eacute;pressif.</p> <p class="texte">Les cliniciens d&eacute;crivent plusieurs sympt&ocirc;mes qui font &eacute;cho &agrave; la pens&eacute;e kantienne. 1)&nbsp;L&rsquo;apathie &laquo;&nbsp;&eacute;motionnelle-affective&nbsp;&raquo; se constate par le refus ou l&rsquo;incapacit&eacute; d&rsquo;assimiler des signaux &eacute;motionnels. Ce sont les comportements adaptatifs qui souffrent de cette premi&egrave;re apathie. 2)&nbsp;L&rsquo;apathie &laquo;&nbsp;cognitive&nbsp;&raquo; correspond &agrave; des troubles m&eacute;moriels se traduisant par une difficult&eacute; &agrave; planifier et organiser ses interactions. 3)&nbsp;L&rsquo;apathie des &laquo;&nbsp;troubles de l&rsquo;auto-activation&nbsp;&raquo;, soit la moindre capacit&eacute; d&rsquo;interaction par d&eacute;faut d&rsquo;initiative volontaire orient&eacute;e vers un but, objet de d&eacute;sir par exemple. Les cliniciens &eacute;tablissent la pr&eacute;valence de l&rsquo;apathie au sein de maladies psychiatriques et somatiques dont la schizophr&eacute;nie, la d&eacute;pression unipolaire ou bipolaire, des paralysies cons&eacute;cutives &agrave; des d&eacute;g&eacute;n&eacute;rescences.</p> <p class="texte">Ils soulignent la forte corr&eacute;lation entre l&rsquo;apathie et la d&eacute;pression dont elle est souvent un sympt&ocirc;me. Et la d&eacute;pression s&rsquo;observe dans sa tristesse, son d&eacute;sespoir, son anxi&eacute;t&eacute;, ses ruminations &eacute;gotiques, sans oublier des troubles relationnels. La mesure clinique de l&rsquo;apathie est donc int&eacute;ressante pour &eacute;clairer l&rsquo;apathie philosophique de Kant. Rappelons ici l&rsquo;&eacute;chelle de Sockeel et Dujardin&nbsp;: <em>Lille Apathy Rating Scale </em>(LARS)<a class="footnotecall" href="#ftn9" id="bodyftn9">9</a>, outil qui comprend 33 questions en neuf domaines. Ces questions permettent de faire une corr&eacute;lation tr&egrave;s int&eacute;ressante entre ce que les cliniciens cherchent &agrave; mettre en &eacute;vidence pour &eacute;valuer le degr&eacute; d&rsquo;apathie et ce que Kant promeut philosophiquement pour faire valoir le principe d&rsquo;apathie. Le philosophe fait pratiquement trait par trait la promotion d&rsquo;une attitude dont les comportements sont ceux que les cliniciens identifient comme autant de sympt&ocirc;mes de l&rsquo;apathie. Ce questionnaire s&rsquo;int&eacute;resse &agrave; neuf domaines&nbsp;: les activit&eacute;s de la vie quotidienne, les centres d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t, la prise d&rsquo;initiative, l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t pour la nouveaut&eacute;, les efforts volontaires, l&rsquo;intensit&eacute; des &eacute;motions, l&rsquo;inqui&eacute;tude, la vie sociale et la capacit&eacute; d&rsquo;autocritique.</p> <p class="texte">Or, Kant avait une vie quotidienne ritualis&eacute;e et immuable dont il vantait le r&eacute;gime inflexible auquel il accordait sa long&eacute;vit&eacute;. Il entretenait un rapport scientifique &agrave; son alimentation, pensant prolonger sa vie par la di&eacute;t&eacute;tique plus qu&rsquo;aux plaisirs de bouche. Rien ne devait le perturber, fuyant les al&eacute;as de la vie quotidienne dans leurs imperfections. Il ne supportait ainsi pas le moindre d&eacute;sordre assignant &agrave; chaque chose une place &eacute;tablie. Cet univers invariant &eacute;tait indispensable &agrave; tel point qu&rsquo;il s&rsquo;habillait de la m&ecirc;me mani&egrave;re, respectant imperturbablement les m&ecirc;mes usages. Sa vie quotidienne &eacute;tait connue et ses horaires &eacute;taient constants. R&eacute;veil &agrave; cinq heures, quelques bols de th&eacute;, sa seule pipe de la journ&eacute;e, sortie &agrave; l&rsquo;universit&eacute; pour les enseignements du matin, les jours de cours, retour et travail en robe de chambre et pantoufles&nbsp;; r&eacute;ception de quelques amis toujours &agrave; la m&ecirc;me heure pour une conversation intellectuelle, puis la promenade ind&eacute;pendamment du temps, seul pour respirer par le nez&nbsp;; ce qui &eacute;tait selon lui bon pour la sant&eacute;. Cette m&ecirc;me promenade conduisit &agrave; d&eacute;nommer sa route l&rsquo;All&eacute;e du philosophe. Tout se faisait par raison et sans plaisir particulier, l&rsquo;obligation d&rsquo;hygi&egrave;ne de vie pr&eacute;valant dans cette organisation. Puis, il lisait jusqu&rsquo;&agrave; dix heures et se couchait.</p> <p class="texte">L&rsquo;ensemble de ces comportements t&eacute;moigne d&rsquo;un temp&eacute;rament qui laisse supposer quelques tendances maniaco-d&eacute;pressives. Kant supporte mal les &eacute;v&eacute;nements perturbateurs dans sa vie quotidienne, pr&eacute;f&eacute;rant sa solitude quelque peu narcissique, s&rsquo;adonnant &agrave; son activit&eacute; d&rsquo;&eacute;criture intens&eacute;ment sans jamais pratiquement la confronter &agrave; l&rsquo;alt&eacute;rit&eacute; du d&eacute;bat. Il &eacute;tait d&rsquo;ailleurs peu curieux, restant &agrave; K&ouml;nigsberg sa vie durant.</p> <p class="texte">Le devoir kantien v&eacute;cu par son auteur atteste de son rigorisme. Son asc&eacute;tisme traduit un choix o&ugrave; le &laquo;&nbsp;pur&nbsp;&raquo; tient &agrave; la purification du corps et Kant n&rsquo;a pas une haute opinion des apports des sens &agrave; la connaissance, la raison l&rsquo;emportant dans ses capacit&eacute;s d&eacute;ductives et sa proximit&eacute; avec les abstractions math&eacute;matiques. Sa relation &agrave; lui-m&ecirc;me semble guid&eacute;e par sa fuite des plaisirs et des souffrances, sa discipline visant une sorte de tranquillit&eacute; d&rsquo;&acirc;me alors rarement d&eacute;tourn&eacute;e de ses m&eacute;ditations. Le corps est comme inexistant. Cet &eacute;loignement est-il totalement &eacute;tranger avec ces v&eacute;cus de type psychotique o&ugrave; le d&eacute;faut de confiance alt&egrave;re les relations &agrave; soi et aux autres&nbsp;? En effet, ces v&eacute;cus de la chair, ces impulsions de la sensibilit&eacute; et des &eacute;motions sont d&eacute;valu&eacute;es, voire rejet&eacute;es parce qu&rsquo;ils exposent &agrave; sa fragilit&eacute; int&eacute;rieure&nbsp;: affliction, &eacute;motion, joie, plaisir, souffrance qui sont m&eacute;prisables si la vie est un devoir. Il y a chez Kant un refus de la r&eacute;ceptivit&eacute; des sensations, une alt&eacute;ration intentionnelle de l&rsquo;ouverture au monde de la vie. Il se fait &eacute;tranger &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience empathique et &agrave; toute sorte de sensibilit&eacute; &agrave; l&rsquo;&eacute;motion de sa chair &eacute;prouvant le monde. Les impressions du monde sont &eacute;vit&eacute;es. Il fait l&rsquo;apologie d&rsquo;une parcimonie relationnelle et d&rsquo;une monotonie de vie. Or ce v&eacute;cu-l&agrave; n&rsquo;est pas &eacute;tranger &agrave; celui observ&eacute; chez des personnes aux tendances psychotiques.</p> <p class="texte">En effet, des pathologies sont associ&eacute;es &agrave; l&rsquo;apathie. On y retrouve des &eacute;pisodes d&eacute;pressifs, des troubles de l&rsquo;adaptation, bipolaires et dissociatifs. Ces troubles perturbent les interactions avec les autres et les &eacute;v&eacute;nements ou les objets. L&rsquo;apathie &eacute;loigne d&rsquo;un monde d&eacute;nu&eacute; de signification et la vie elle-m&ecirc;me devient un fardeau. La relation aux autres perd tout attrait et le dernier int&eacute;r&ecirc;t porte sur soi. Elle fait fuir les relations sentimentales ou amoureuses en cherchant &agrave; &eacute;viter tout attachement qui serait le signe d&rsquo;une d&eacute;pendance, soit le renoncement &agrave; son autonomie et &agrave; sa libert&eacute;. Toute relation suscitant un lien affectif suscite de la d&eacute;fiance pour ces raisons. Elle conduit aussi &agrave; d&eacute;valoriser l&rsquo;environnement qu&rsquo;il s&rsquo;agit de d&eacute;classer pour justifier de son insignifiance. Ce repli sur soi &eacute;vince toute relation &agrave; une alt&eacute;rit&eacute; dont l&rsquo;&eacute;paisseur en ferait un objet ou un partenaire r&eacute;f&eacute;rent avec lequel interagir et composer, prenant alors le risque de se confronter &agrave; sa limite et &agrave; la manifestation de quelques interd&eacute;pendances. Cette d&eacute;valorisation est omnipr&eacute;sente dans la pens&eacute;e kantienne pour faire l&rsquo;apologie du jugement a priori.</p> <p class="texte">Le point de basculement philosophique &eacute;voqu&eacute; entre Kant et Sade existe aussi pour le clinicien lorsqu&rsquo;il mentionne le passage de l&rsquo;apathie &agrave; la perversit&eacute;. Le renoncement au monde m&eacute;prisable ouvre le champ &agrave; sa manipulation qui est aussi une forme de r&eacute;pudiation et d&rsquo;ali&eacute;nation de ce monde qu&rsquo;on manipule comme un objet soumis &agrave; sa seule volont&eacute;. Seulement, cette assimilation des autres et des choses s&rsquo;accompagne d&rsquo;une d&eacute;valorisation de soi qui se joue en arri&egrave;re-plan d&rsquo;une entreprise de destruction du monde jusqu&rsquo;&agrave; d&eacute;truire celui m&ecirc;me qui devient &agrave; lui-m&ecirc;me un objet. Kant se transmute en Sade comme l&rsquo;apathie signe l&rsquo;&eacute;mergence de la perversit&eacute;, soit cette pathologie qui d&eacute;niera qu&rsquo;elle accomplit des actes immoraux, malveillants, nuisant &agrave; autrui par des d&eacute;viations violentes agissant comme autant de d&eacute;r&egrave;glements.</p> <p class="texte">Il est &agrave; cet &eacute;gard tr&egrave;s &eacute;difiant de voir comment Kant se ferme &agrave; la mati&egrave;re psychologique. Les philosophes savent qu&rsquo;il existe une parent&eacute; entre Kant et Wolff<a class="footnotecall" href="#ftn10" id="bodyftn10">10</a>. D&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration juste ant&eacute;rieure, Wolff est le ma&icirc;tre &agrave; penser de son temps et sa pens&eacute;e syst&eacute;matique est enseign&eacute;e dans toutes les universit&eacute;s allemandes du fait de son travail encyclop&eacute;dique. Il est &agrave; l&rsquo;origine d&rsquo;une distinction entre la psychologie empirique et la psychologie rationnelle. Or, Kant comme plus tard les logiciens dont tout particuli&egrave;rement Frege, va cong&eacute;dier la science psychologique du fait m&ecirc;me que le discours rationnel et ses symboles ne peuvent, en aucun cas, donner lieu &agrave; une quelconque interpr&eacute;tation qui en relativiserait la v&eacute;rit&eacute; absolue. Kant participe de l&rsquo;&eacute;mergence d&rsquo;une tradition antipsychologique. Rien de l&rsquo;attitude et des comportements humains ne peut expliquer la v&eacute;rit&eacute; des concepts logiques ou math&eacute;matiques qui s&rsquo;imposent &agrave; nous telles des &eacute;vidences premi&egrave;res. Aucune science ne peut les surd&eacute;terminer, les commenter en vertu d&rsquo;un autre point de vue qui en alt&eacute;rerait l&rsquo;absolu v&eacute;racit&eacute;. L&rsquo;apathie est donc un principe n&eacute;gateur de la psychologie et n&eacute;gateur d&rsquo;une psych&eacute; comprenant autre chose que l&rsquo;empire de la raison.</p> <p class="texte">Kant initie cette tradition antipsychologique qui est constitutive du rationalisme et du positivisme logique. Dans <span style="text-decoration:underline;">Critique de la raison pure</span>, il tient un propos qui &eacute;limine la psychologie comme science de la <em>psych&eacute;</em>. Le principe d&rsquo;apathie est ici appliqu&eacute; avec coh&eacute;rence, puisqu&rsquo;il rend inutile une consid&eacute;ration humaine du sujet. Les hypoth&egrave;ses sous-jacentes d&rsquo;une humanit&eacute; agissante dans toute sa complexit&eacute; n&rsquo;ont donc pas leur place. Il &eacute;crit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tout d&eacute;bat sur la nature de notre &ecirc;tre pensant et sur son union avec le monde corporel r&eacute;sulte donc uniquement de ce que l&rsquo;on remplit les lacunes de notre ignorance avec des paralogismes de la raison, en transformant ses pens&eacute;es en choses et en les hypostasiant, ce qui donne naissance &agrave; une science imaginaire, aussi bien du c&ocirc;t&eacute; de celui qui affirme que de celui qui nie, puisque chacun d&rsquo;eux s&rsquo;imagine savoir quelque chose d&rsquo;objets dont nul homme n&rsquo;a le moindre concept, ou qu&rsquo;il transforme ses propres repr&eacute;sentations en objets et tourne ainsi dans un cercle &eacute;ternel d&rsquo;&eacute;quivoques et de contradictions.&nbsp;&raquo; (1987, 688). Par cette r&eacute;futation de la psychologie rationnelle, il ne reste plus que l&rsquo;exp&eacute;rience et la pratique. Mais celles-ci sont command&eacute;es par le principe d&rsquo;apathie qui les ampute de toute l&eacute;gitimit&eacute;. Kant privil&eacute;gie la v&eacute;rit&eacute; des jugements a priori, l&rsquo;empirisme ne produisant aucun discours rationnel. Il use d&rsquo;ailleurs de l&rsquo;argument galil&eacute;en de la math&eacute;matisation comme ultime crit&egrave;re en objectant que la psychologie&nbsp;empirique puisse se pr&eacute;valoir du calcul dans des exp&eacute;riences des ph&eacute;nom&egrave;nes psychiques, ce qu&rsquo;au passage la science cognitive contemporaine, toute apathique et kantienne tente de concr&eacute;tiser.</p> <h2 class="texte" style="font-style:italic;">5. Les risques politiques de la d&eacute;naturation apathique du langage</h2> <p class="texte">Nous tenons-l&agrave; peut-&ecirc;tre une des explications de la dialectique qui oppose le langage de ceux qui pr&eacute;tendent &ecirc;tre ces hommes s&eacute;rieux et apathiques, h&eacute;ritiers du cercle de la raison kantienne et la langue populaire des &eacute;motions dont d&rsquo;autres se pr&eacute;valent pour opposer la vie &agrave; la raison. Cette dialectique du d&eacute;bat politique contemporain tiendrait de cette d&eacute;naturation du langage, o&ugrave;, dans la filiation de Kant, seul le <em>logos</em> pr&eacute;vaudrait contre l&rsquo;<em>ethos</em> et le <em>pathos,</em> expos&eacute;s autrefois par Aristote. En d&eacute;naturant la langue et en dissociant ses &eacute;l&eacute;ments pour n&rsquo;en faire valoir qu&rsquo;un seul, les apathiques entretiendraient une relation bien particuli&egrave;re &agrave; la langue dont les effets politiques sont aussi violents que le passage de l&rsquo;apathie &agrave; sa perversion sadienne. Cette subversion sadienne en ferait un objet froid, un nom donn&eacute; &agrave; des pratiques sans autres engagements, puisque l&rsquo;<em>ethos</em> et le <em>pathos</em> en seraient expuls&eacute;s. Examinons donc pour terminer l&rsquo;influence de l&rsquo;apathie sur le langage politique. Elle r&eacute;v&egrave;lera, pensons-nous, ce rapport de l&rsquo;homme au langage o&ugrave; celui-ci est investi d&rsquo;une d&eacute;shumanisation dirig&eacute;e par un processus d&rsquo;objectivation-objectification. Initions l&agrave; une psychologie de la parole politique et publique.</p> <p class="texte">Le langage apathique vise le formalisme strict, l&rsquo;expression d&eacute;nu&eacute;e de passion et d&rsquo;empathie. Faut-il se rappeler les termes de la rh&eacute;torique anthropologique d&rsquo;Aristote&nbsp;? Il y est question de trois dimensions de la langue&nbsp;: le <em>pathos</em>, l&rsquo;<em>ethos</em> et le <em>logos</em> o&ugrave; la langue r&eacute;v&egrave;le et incarne &agrave; la fois ce qu&rsquo;elle est et ce qui lui &eacute;chappe. Elle est ternaire, dynamique, expression et manifestation, mais aussi insinuation et persuasion, &eacute;motion parce que la voix pr&eacute;c&egrave;de la voie, le son ayant un sens qui lui est propre. L&rsquo;interlocution est une relation plus complexe que le seul transport de la signification du <em>logos</em>. La le&ccedil;on de rh&eacute;torique d&rsquo;Aristote explore tous ces pouvoirs de la langue, admettant ces r&eacute;alit&eacute;s de la condition humaine, sans y pr&eacute;f&eacute;rer l&rsquo;une au d&eacute;triment de l&rsquo;autre. A l&rsquo;inverse, la langue de Kant est &agrave; l&rsquo;imitation de sa conception de la connaissance. Sa prose rationnelle &eacute;vite une rh&eacute;torique qui en appellerait au sentiment ou &agrave; l&rsquo;&eacute;motion. Et, &agrave; sa suite, la langue technocratique tient toute sa l&eacute;gitimit&eacute; de sa stylistique distante, froide, sans passion et abstraite&nbsp;: l&rsquo;id&eacute;alisme triomphe. Voil&agrave; pourquoi, il vaut mieux d&eacute;crire les principes de cette langue apathique, plate et s&ucirc;re de sa v&eacute;rit&eacute; pour mieux saisir l&rsquo;intention de cette monotonie. Ce style dirait la politique, mais il dirait aussi une politique en acte selon la mani&egrave;re m&ecirc;me de s&rsquo;adresser &agrave; ses concitoyens.</p> <p class="texte">La parole rationnelle s&rsquo;impose une discipline qui &eacute;radique le <em>pathos</em> et l&rsquo;<em>ethos</em>. Elle d&eacute;nie alors &agrave; l&rsquo;homme l&rsquo;expression de lui-m&ecirc;me. Elle affirme l&rsquo;exclusive du mod&egrave;le scientifique qui d&eacute;territorialise et d&eacute;shumanise le verbe. Ainsi, la logique du discours scientifique emporte ses auteurs en vertu de ses pr&eacute;ceptes. Ceux-ci provoquent ce retrait de l&rsquo;humain au b&eacute;n&eacute;fice de l&rsquo;ex&eacute;cution de proc&eacute;d&eacute;s qui &eacute;liminent l&rsquo;homme de son propre langage, comme si ce dernier se substituait &agrave; lui, l&rsquo;humain s&rsquo;inclinant devant l&rsquo;exigence de dire la v&eacute;rit&eacute; selon ces pr&eacute;ceptes logiques jusqu&rsquo;&agrave; la s&eacute;paration et la dissociation entre science et humanit&eacute;. L&rsquo;homme de raison reconstruit une langue pure au lieu de pratiquer celle qui lui est donn&eacute;e. En effectuant des travaux sur le discours scientifique<a class="footnotecall" href="#ftn11" id="bodyftn11">11</a>, nous avons mis en &eacute;vidence quatre r&egrave;gles. Elles commandent cette parole logique et pleinement apathique en vertu de la philosophie de Kant&nbsp;:</p> <p class="texte">R&egrave;gle un&nbsp;: confondre objectivit&eacute; et subjectivit&eacute;.<br /> R&egrave;gle deux&nbsp;: associer neutralit&eacute; et r&eacute;ification<br /> R&egrave;gle trois&nbsp;: proc&eacute;der par affirmation et norme<br /> R&egrave;gle quatre&nbsp;: asserter l&rsquo;universalit&eacute; et l&rsquo;abstraction</p> <p class="texte">Ces r&egrave;gles du discours de la science politique et administrative restent fid&egrave;les &agrave; l&rsquo;apathie, soit une monotonie langagi&egrave;re d&eacute;nu&eacute;e de toute sensibilit&eacute; ou po&eacute;sie. Le principe d&rsquo;apathie privil&eacute;gie cette langue distante et froide. Il impose cette anthropologie n&eacute;gative, obligeant au sacrifice de l&rsquo;homme. La puret&eacute; kantienne d&eacute;nature la langue ordinaire. Deux risques politiques sont inh&eacute;rents &agrave; cette d&eacute;naturation de la langue. Le premier tient &agrave; la <em>n&eacute;gation du pouvoir d&rsquo;interpr&eacute;tation</em> parce qu&rsquo;une seule langue subsiste, celle du <em>logos</em>. Le second tient &agrave; <em>la dissociation anthropologique</em> induisant la violence politique comme seul recours &agrave; la fermeture-forclusion du langage rationnel sur lui-m&ecirc;me.</p> <p class="texte">La <em>n&eacute;gation du pouvoir d&rsquo;interpr&eacute;tation</em> est une cons&eacute;quence stricte d&rsquo;un type de langage qui pr&eacute;tend dire de fa&ccedil;on transparente la v&eacute;rit&eacute;. Il ne peut lui-m&ecirc;me faire l&rsquo;objet d&rsquo;un d&eacute;centrage en vertu d&rsquo;une nouvelle position qui rendrait subjective ou relative la position de celui qui est, par construction, en surplomb, au-del&agrave; des situations personnelles et historiques. Ce langage-l&agrave; r&eacute;fute qu&rsquo;il puisse devenir un objet d&rsquo;&eacute;tude, tant par l&rsquo;historien que par le psychologue par exemple. Il s&rsquo;agit d&rsquo;&eacute;vacuer les controverses s&eacute;mantiques et les d&eacute;bats philosophiques ou politiques. La rationalit&eacute; ne se discute pas&nbsp;; elle s&rsquo;impose et contraint. Ce discours-l&agrave; exclut m&ecirc;me la possibilit&eacute; du d&eacute;saccord, contraignant l&rsquo;autre &agrave; sa soumission, voire sa servilit&eacute;.</p> <p class="texte">La <em>dissociation anthropologique</em> tient &agrave; cette r&eacute;ification du langage qui n&rsquo;est plus &eacute;prouv&eacute;, ni v&eacute;cu comme un prolongement de son engagement. La langue rationnelle est d&eacute;sincarn&eacute;e et pour l&rsquo;&ecirc;tre, elle exige de proc&eacute;der, implicitement, &agrave; cette pleine dissociation mentale qui s&eacute;pare celui qui dit de ce qu&rsquo;il dit. Le rationaliste n&rsquo;est jamais responsable d&rsquo;un discours dont les raisons sont l&rsquo;expression de la raison&nbsp;; non de lui-m&ecirc;me. Les id&eacute;alistes allemands ont, &agrave; la suite de Kant, tous exprim&eacute;s que leur texte n&rsquo;&eacute;tait pas tant leur expression personnelle mais bien un calcul au sens o&ugrave; les mots s&rsquo;enchainent dans une coh&eacute;rence implacable et automatique dont ils ont &eacute;t&eacute; les objets.</p> <p class="texte">Or, cette neutralit&eacute; de l&rsquo;homme<a class="footnotecall" href="#ftn12" id="bodyftn12">12</a> tient du primat de l&rsquo;apathie. Celle-ci &eacute;loigne de la coop&eacute;ration pour dominer autrui de ses prescriptions au sein d&rsquo;une technostructure r&eacute;put&eacute;e experte et comp&eacute;tente du fait de la nature de ses connaissances et de son aptitude &agrave; des d&eacute;cisions rationnelles. Se joue l&agrave; une &eacute;volution comportementale de celui qui se d&eacute;cr&egrave;te homme de science&nbsp;; car son apathie se traduit dans sa froideur bureaucratique toute moderne. En effet, faire de la connaissance une science d&rsquo;expert au service du pouvoir est incomparable &agrave; l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;en faire un bien commun au service des autres. Soit, cette connaissance s&rsquo;impose en vue de sa prescription sociale, soit elle participe avec d&rsquo;autres, &agrave; la construction sociale. Dans un cas, si la recherche se confine en quelques lieux aspirant &agrave; l&rsquo;instrumentalisation, alors, la domination ou la manipulation sont &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre, ce qui caract&eacute;rise les processus de modernisation men&eacute;s jusqu&rsquo;&agrave; aujourd&rsquo;hui contre les populations. S&rsquo;il s&rsquo;agit de se lib&eacute;rer ensemble en visant un bien-&ecirc;tre commun plus que la domination des uns par les autres, les savoirs sont &agrave; partager au sein de l&rsquo;agora. Voil&agrave; tr&egrave;s concr&egrave;tement un enjeu entre la philosophie morale et politique et l&rsquo;apathie d&rsquo;une science politique dont les desseins sont implicites &agrave; son statut et &agrave; sa m&eacute;thode.</p> <p class="texte">Les politiques contemporaines souffriraient donc de leur soumission au principe d&rsquo;apathie. En prendre conscience, c&rsquo;est se donner l&rsquo;opportunit&eacute; du soin en abandonnant les pr&eacute;requis f&acirc;cheux de la modernit&eacute;. C&rsquo;est, pensons-nous, une des raisons des tensions qui traversent actuellement les soci&eacute;t&eacute;s occidentales. Dans cette hypoth&egrave;se, la r&eacute;flexion sur les buts du chercheur autant que sur ses m&eacute;thodes, montre bien que cette question influence la nature des actions, et le chercheur n&rsquo;y fait pas exception. Prenons peut-&ecirc;tre l&rsquo;initiative de sortir des torpeurs de l&rsquo;apathie des modernes et de cette &laquo;&nbsp;fausse science&nbsp;&raquo;&nbsp;; car pas m&ecirc;me les nombres ne disent toute la v&eacute;rit&eacute;<a class="footnotecall" href="#ftn13" id="bodyftn13">13</a>.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn1" id="ftn1">1</a> L&ouml;tze (1817‑1881) &eacute;tudia la philosophie de la connaissance et de l&rsquo;esprit pr&eacute;figurant les sciences cognitives contemporaines. Il distingue les lois, les faits et les valeurs&nbsp;; et ce,&nbsp;ant&eacute;rieurement &agrave; l&rsquo;expos&eacute; de Weber sur les jugements de valeur et les jugements de fait utiles &agrave; la d&eacute;finition de la position de neutralit&eacute; du savant. Les lois de la logique sont des intuitions premi&egrave;res, des &eacute;vidences primordiales qui structurent les pens&eacute;es. Les faits physiques ou psychologiques sont, ensuite, les domaines d&rsquo;application des lois. Et les valeurs produisent des jugements &eacute;thiques et esth&eacute;tiques. L&rsquo;objectivit&eacute; se distingue alors de la r&eacute;alit&eacute;. Les lois sont objectives sans pour autant &ecirc;tre r&eacute;elles au sens o&ugrave; elles existeraient tels des faits. Les &eacute;vidences formelles &eacute;chappent au processus de pens&eacute;e car celui-ci r&eacute;v&egrave;le des abstractions qui gouvernent la pens&eacute;e et donc le r&eacute;el, non l&rsquo;inverse. L&rsquo;objet math&eacute;matique a une objectivit&eacute; qui impose son enseignement.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn2" id="ftn2">2</a> Theodor Adorno (1903‑1969), philosophe, sociologue et musicologue, membre &eacute;minent de l&rsquo;&eacute;cole de Francfort et Max Horkheimer (1895‑1973) philosophe et sociologue, directeur de l&rsquo;Institut de Recherche Sociale&nbsp;; ils formalisent la th&eacute;orie critique et publient <span style="text-decoration:underline;">La dialectique des Lumi&egrave;res</span> traduit en <span style="text-decoration:underline;">La dialectique de la Raison</span>. Adorno r&eacute;sumera leur &oelig;uvre de cette formule saisissante&nbsp;: &laquo;&nbsp;Aufkl&auml;rung ist totalit&auml;r&nbsp;&raquo; (Les Lumi&egrave;res sont totalitaires). Ils assumeront une critique de Kant en montrant comment ce dernier annonce Sade, faisant du p&egrave;re de la pens&eacute;e moderne celui de l&rsquo;av&egrave;nement des totalitarismes qui lui sont, &agrave; leurs yeux, consubstantiellement li&eacute;s.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn3" id="ftn3">3</a> Cette citation permet de prendre la mesure de l&rsquo;argumentation kantienne du Duc de Blangis d&eacute;velopp&eacute;e par Sade&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il y a tout plein de gens, disait le duc, qui ne se portent au mal que quand leur passion les y porte&nbsp;; revenue de l&rsquo;&eacute;garement, leur &acirc;me tranquille reprend paisiblement la route de la vertu, et passant ainsi leur vie de combats en erreurs et d&rsquo;erreurs en remords, ils finissent sans qu&rsquo;il puisse devenir possible de dire pr&eacute;cis&eacute;ment quel r&ocirc;le ils ont jou&eacute; sur la terre. De tels &ecirc;tres, continuait-il, doivent &ecirc;tre malheureux&nbsp;: toujours flottants, toujours ind&eacute;cis, leur vie enti&egrave;re se passe &agrave; d&eacute;tester le matin ce qu&rsquo;ils ont fait le soir. Bien s&ucirc;rs de se repentir des plaisirs qu&rsquo;ils go&ucirc;tent, ils fr&eacute;missent en se les permettant, de fa&ccedil;on qu&rsquo;ils deviennent tout &agrave; la fois et vertueux dans le crime et criminels dans la vertu. Mon caract&egrave;re plus ferme, ajoutait notre h&eacute;ros, ne se d&eacute;mentira jamais ainsi. Je ne balance jamais dans mes choix, et comme je suis toujours certain de trouver le plaisir dans celui que je fais, jamais le repentir n&rsquo;en vient &eacute;mousser l&rsquo;attrait. Ferme dans mes principes parce que je m&rsquo;en suis form&eacute; de s&ucirc;rs d&egrave;s mes plus jeunes ans, j&rsquo;agis toujours cons&eacute;quemment &agrave; eux. Ils m&rsquo;ont fait conna&icirc;tre le vide et le n&eacute;ant de la vertu&nbsp;; je la hais, et l&rsquo;on ne me verra jamais revenir &agrave; elle. Ils m&rsquo;ont convaincu que le vice &eacute;tait seul fait pour faire &eacute;prouver &agrave; l&rsquo;homme cette vibration morale et physique, source des plus d&eacute;licieuses volupt&eacute;s&nbsp;; je m&rsquo;y livre. Je me suis mis de bonne heure au-dessus des chim&egrave;res de la religion, parfaitement convaincu que l&rsquo;existence du cr&eacute;ateur est une absurdit&eacute; r&eacute;voltante que les enfants ne croient m&ecirc;me plus. Je n&rsquo;ai nullement besoin de contraindre mes penchants dans la vue de lui plaire. C&rsquo;est de la nature que je les ai re&ccedil;us, ces penchants, et je l&rsquo;irriterais en y r&eacute;sistant&nbsp;; si elle me les a donn&eacute;s mauvais, c&rsquo;est qu&rsquo;ils devenaient ainsi n&eacute;cessaires &agrave; ses vues. Je ne suis dans ses mains qu&rsquo;une machine qu&rsquo;elle meut &agrave; son gr&eacute;, et il n&rsquo;est pas un de mes crimes qui ne la serve&nbsp;; plus elle m&rsquo;en conseille, plus elle en a besoin&nbsp;: je serais un sot de lui r&eacute;sister. Je n&rsquo;ai donc contre moi que les lois, mais je les brave&nbsp;; mon or et mon cr&eacute;dit me mettent au-dessus de ces fl&eacute;aux vulgaires qui ne doivent frapper que le peuple.&nbsp;&raquo;</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn4" id="ftn4">4</a> Nous invitons le lecteur &agrave; consulter notre autre article consacr&eacute; &agrave; &laquo;&nbsp;la modernit&eacute; g&eacute;nocidaire&nbsp;&raquo; dans ce n&deg;&nbsp;35 des cahiers de psychologie politique.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn5" id="ftn5">5</a> Marcel Conche relate la position de Pyrrhon &agrave; partir des textes d&rsquo;Aristocl&egrave;s&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pyrrhon d&rsquo;Elis n&rsquo;a laiss&eacute; aucun &eacute;crit, mais Timon, son disciple, dit que celui qui veut &ecirc;tre heureux doit consid&eacute;rer ces trois points. Premi&egrave;rement, quelle est la v&eacute;ritable nature des choses (ou que sont les choses en elles-m&ecirc;mes)&nbsp;? Deuxi&egrave;mement, quelle doit &ecirc;tre notre disposition d&rsquo;&acirc;me relativement &agrave; elles&nbsp;? Enfin, que r&eacute;sultera-t-il pour nous de ces dispositions&nbsp;? Les choses sont toutes sans diff&eacute;rence entre elles, &eacute;galement incertaines et indiscernables. Aussi nos sensations et nos jugements ne nous apprennent-ils ni le vrai ni le faux. Par suite, nous ne devons nous fier ni aux sens, ni &agrave; la raison, mais demeurer sans opinion, sans incliner ni d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; ni de l&rsquo;autre, impassibles. Quelle que soit la chose dont il s&rsquo;agisse, nous dirons qu&rsquo;il faut l&rsquo;affirmer et la nier &agrave; la fois, ou bien qu&rsquo;il ne faut ni l&rsquo;affirmer ni la nier. Si nous sommes dans ces dispositions, dit Timon, nous atteindrons d&rsquo;abord l&rsquo;aphasie &ndash;&nbsp;c&rsquo;est-&agrave;-dire que nous n&rsquo;affirmerons rien&nbsp;&ndash; puis l&rsquo;ataraxie (c&rsquo;est-&agrave;-dire que nous ne conna&icirc;trons aucun trouble.&nbsp;&raquo; (1994, 328).</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn6" id="ftn6">6</a> L&rsquo;enseignement d&rsquo;Epicure affirme la qu&ecirc;te du plaisir, mais sa d&eacute;finition du plaisir est l&rsquo;absence de souffrance, ce qui ram&egrave;ne &agrave; l&rsquo;apathie et &agrave; l&rsquo;ataraxie bien plus qu&rsquo;&agrave; la d&eacute;bauche de ceux qui retiendront de son enseignement la satisfaction des plaisirs. Epicure &eacute;crit dans <span style="text-decoration:underline;">La lettre &agrave; M&eacute;n&eacute;c&eacute;e</span>&nbsp;: &laquo;&nbsp;(10)&nbsp;En effet, une vision claire de ces diff&eacute;rents d&eacute;sirs permet &agrave; chaque fois de choisir ou de refuser quelque chose, en fonction de ce qu&rsquo;il contribue ou non &agrave; la sant&eacute; du corps et &agrave; la s&eacute;r&eacute;nit&eacute; de l&rsquo;&acirc;me, puisque ce sont ces deux &eacute;l&eacute;ments qui constituent la vie heureuse dans sa perfection. Car nous n&rsquo;agissons qu&rsquo;en vue d&rsquo;un seul but&nbsp;: &eacute;carter de nous la douleur et l&rsquo;angoisse. Lorsque nous y sommes parvenus, les orages de l&rsquo;&acirc;me se dispersent, puisque l&rsquo;&ecirc;tre vivant ne s&rsquo;achemine plus vers quelque chose qui lui manque, et ne peut rien rechercher de plus pour le bien de l&rsquo;&acirc;me et du corps. En effet, nous ne sommes en qu&ecirc;te du plaisir que lorsque nous souffrons de son absence. Mais quand nous n&rsquo;en souffrons pas, nous ne ressentons pas le manque de plaisir. (11)&nbsp;Et c&rsquo;est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse.&nbsp;&raquo;</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn7" id="ftn7">7</a> La <em>M&eacute;tis</em> grecque a &eacute;t&eacute; &eacute;tudi&eacute;e par D&eacute;tienne et vernant pour souligner la ruse de l&rsquo;intelligence pr&eacute;sente chez Ulysse, loin de la rationalit&eacute; froide des modernes.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn8" id="ftn8">8</a> Hilary Putnam (1926‑2016), math&eacute;maticien et &eacute;pist&eacute;mologue, auteur de <span style="text-decoration:underline;">Philosophie de la logique</span> ou de <span style="text-decoration:underline;">Raison, v&eacute;rit&eacute; et histoire</span>, il a pris position contre le positivisme logique incapable de se fonder de mani&egrave;re autonome&nbsp;; soit cette science kantienne d&rsquo;une philosophie autonome. Putnam objecte que toute enqu&ecirc;te rationnelle est li&eacute;e &agrave; un contexte, &agrave; des concepts et des th&eacute;ories pr&eacute;existantes, &agrave; un environnement de probl&eacute;matique th&eacute;orique en suspens ou de questions scientifiques ou politiques majeures. Pour rendre compte de la limite des sciences elles-m&ecirc;mes, il &eacute;voque leur incommensurabilit&eacute; au sens de leur irr&eacute;ductible divergence en mati&egrave;re de contexte&nbsp;: &laquo;&nbsp;nous ne partons pas de, ni ne cherchons, une fondation&nbsp;; nous partons d&rsquo;o&ugrave; nous sommes. Nous ne pouvons que partir d&rsquo;o&ugrave; nous sommes&nbsp;; tout autre r&eacute;cit est un conte de f&eacute;e philosophique.&nbsp;&raquo; (2013, 253).</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn9" id="ftn9">9</a> Cette &eacute;chelle a fait l&rsquo;objet d&rsquo;une premi&egrave;re publication dans le <em>Journal of neurology, neurosurgery and psychiatry</em>. <span lang="en" xml:lang="en">&copy; Sockeel&nbsp;P., Dujardin&nbsp;K., Devos&nbsp;D., Deneve&nbsp;C., Destee&nbsp;A., Defebvre&nbsp;L. en 2006: The Lille apathy rating scale (LARS), a new instrument for detecting and quantifying apathy: Validation in Parkinson&rsquo;s disease. </span>(n&deg;&nbsp;77, p.&nbsp;579‑584).</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn10" id="ftn10">10</a> Christian Wolff (1679‑1754), philosophe rationaliste et id&eacute;aliste des Lumi&egrave;res. Il fait la distinction entre la psychologie rationnelle et empirique dans ses &oelig;uvres dont <em>Psychologia rationalis </em>publi&eacute; en 1734. Math&eacute;maticien, il affirme que la connaissance est le r&eacute;sultat de pures d&eacute;ductions logiques et le fondement math&eacute;matique du r&eacute;el oblige &agrave; rendre compte des ph&eacute;nom&egrave;nes par des mesures, d&rsquo;o&ugrave; son invention de la psychom&eacute;trie. Il discerne l&rsquo;introspection o&ugrave; l&rsquo;observateur est aussi la chose observ&eacute;e, soit un d&eacute;fi pour la mesure, d&rsquo;une science de l&rsquo;esprit qui passe par la logique et l&rsquo;espoir d&rsquo;une m&eacute;trique du psychisme. La d&eacute;marche empirique ayant pour fin d&rsquo;objectiver le psychologique, elle prend le risque de rejeter l&rsquo;exp&eacute;rience int&eacute;rieure du fait de son irr&eacute;ductibilit&eacute; &agrave; la mesure. Le lecteur gagnera &agrave; lire l&rsquo;excellente synth&egrave;se d&rsquo;Anna-Maria Vittadello&nbsp;: <em>Exp&eacute;rience et raison dans la psychologie de Christian Wolff.</em></p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn11" id="ftn11">11</a> Nous faisons r&eacute;f&eacute;rences &agrave; nos recherches men&eacute;es en 2015 pour une communication&nbsp;: <span style="text-decoration:underline;">le discours scientifique sur les discours publics et les &ecirc;tres du langage</span> lors du colloque Communalis de Iasi&nbsp;: le discours public contemporain&nbsp;: nouveaux mod&egrave;les s&eacute;miologiques, argumentatifs et rh&eacute;toriques, le 23&nbsp;octobre 2015 dont l&rsquo;objet &eacute;tait l&rsquo;analyse d&rsquo;une fiction de neutralit&eacute; scientifique dans la rh&eacute;torique du discours scientifique. Il a &eacute;t&eacute; publi&eacute; dans la revue roumaine <em>Argumentum</em> 13 (2), p.&nbsp;46‑65</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn12" id="ftn12">12</a> Nous invitons le lecteur &agrave; consulter les actes du colloque consacr&eacute; &agrave; la neutralit&eacute; axiologique publi&eacute;s r&eacute;cemment au Canada&nbsp;: <span style="text-decoration:underline;">Et si la recherche scientifique ne pouvait &ecirc;tre neutre</span> r&eacute;unissant les articles de 25 chercheurs dont notre contribution <em>De l&rsquo;impossible neutralit&eacute; axiologique &agrave; la pluralit&eacute; des pratiques</em> publi&eacute; en 2019 aux Editions Sciences et Biens Communs. L&rsquo;ouvrage r&eacute;unit des r&eacute;flexions &eacute;pist&eacute;mologiques, politiques et pratiques sur la pertinence de la neutralit&eacute; dans les m&eacute;thodes et le monde scientifique, sous la direction de Laurence Bri&egrave;re, Melissa Lieutenant-Gosselin et Florence Piron.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn13" id="ftn13">13</a> Nous invitons le lecteur &agrave; consulter <span style="text-decoration:underline;">La philosophie de la limite</span>, actes du colloque de Montr&eacute;al de 2017 r&eacute;unissant des math&eacute;maticiens logiciens, &eacute;pist&eacute;mologues, th&eacute;ologiens, philosophes sur le th&egrave;me des limites et seuils des sciences logico-math&eacute;matiques, publi&eacute;s en 2019 aux Presses Universitaires de Louvain.</p> <p class="bibliographie">Adorno, Theodor, <em>Minima Moralia, r&eacute;flexions sur la vie mutil&eacute;e</em>, 2001, Paris, Editions Payot &amp; Rivages</p> <p class="bibliographie">Adorno, Theodor et Horkheimer, Max, <em>La dialectique de la Raison</em>, 1974, Paris, Editions Gallimard</p> <p class="bibliographie">Arendt, Hannah, <em>Les origines du totalitarisme, Le syst&egrave;me totalitaire</em>, 1972, Paris, Editions du Seuil (1972.1)</p> <p class="bibliographie">Arendt, Hannah, <em>La crise de la culture</em>, 1972, Paris, Editions Gallimard</p> <p class="bibliographie">Arendt, Hannah, <em>Vies politiques</em>, 1974, Paris, Editions Gallimard</p> <p class="bibliographie">Arendt, Hannah, <em>Condition de l&rsquo;homme moderne</em>, 1983, Paris, Editions Calmann-L&eacute;vy</p> <p class="bibliographie">Benoist, Jocelyn, <em>Autour de Husserl,</em> <em>l&rsquo;ego et la raison, </em>1994, Paris, Librairie Vrin</p> <p class="bibliographie">Bergeret, Jean, <em>La pathologie narcissique</em>, 1996, Paris, Editions Dunod</p> <p class="bibliographie">Conche, Marcel, <em>Pyrrhon ou l&rsquo;apparence</em>, 1994, Paris, PUF</p> <p class="bibliographie">Chanachev, Aleksandar, Berney, Alexandre, <em>L&rsquo;apathie, un sympt&ocirc;me transnosographique&nbsp;: diagnostic diff&eacute;rentiel et prise en charge</em>, 2010, Revue m&eacute;dicale Suisse, n&deg;&nbsp;6, p.&nbsp;326‑329</p> <p class="bibliographie">Detienne, Marcel et Vernant, Jean-Pierre, <em>Les ruses de l&rsquo;intelligence, la M&egrave;tis des grecs</em> 1974, Paris, Editions Flammarion</p> <p class="bibliographie">Husserl, Edmond, <em>La crise des sciences europ&eacute;ennes et la ph&eacute;nom&eacute;nologie transcendantale</em>, 1976, Paris, Editions Gallimard</p> <p class="bibliographie">Jaspers, Karl, <em>Origines et sens de l&rsquo;histoire</em>, 1974, Paris, Editions Plon</p> <p class="bibliographie">Joli, Arlette, <em>La question du corps, Husserl et Binswanger</em>, 2008, Paris, L&rsquo;&eacute;volution psychiatrique, n&deg;&nbsp;73, p.&nbsp;255‑271</p> <p class="bibliographie">Kant, Emmanuel, <em>Doctrine de la ve</em>rtu, 1855, Paris, Editions Auguste Durand</p> <p class="bibliographie">Kant, Emmanuel, <em>Fondements de la M&eacute;taphysique des m&oelig;urs</em>, 1977, Paris, Editions D&eacute;lagrave</p> <p class="bibliographie">Kant, Emmanuel, <em>Fondements de la M&eacute;taphysique des m&oelig;urs</em>, 2004, Paris, Librairie Vrin</p> <p class="bibliographie">Kant, Emmanuel, <em>Critique de la raison pratique</em>, 2003, Paris, Editions Flammarion</p> <p class="bibliographie">Kant, Emmanuel, <em>Critique de la raison pratique</em>, 1848, Paris, Libraire de Ladrange</p> <p class="bibliographie">Kant, Emmanuel, <em>Critique de la raison pure</em>, 1905, Paris, Editions Felix Alcan</p> <p class="bibliographie">Kant, Emmanuel, <em>Critique de la raison pure</em>, 1987, Paris, Editions Flammarion</p> <p class="bibliographie">Kant, Emmanuel, <em>Critique de la facult&eacute; de juger</em>, 1968, Paris, Librairie Vrin</p> <p class="bibliographie">Lacan, Jacques, <em>Ecrits, Kant avec Sade</em>, 1966, Paris, Editions du Seuil</p> <p class="bibliographie">Ost, Fran&ccedil;ois, <em>Sade et la loi</em>, 2005, Paris, Editions Odile Jacob</p> <p class="bibliographie"><span lang="en" xml:lang="en">Putnam, Anna, </span><em><span lang="en" xml:lang="en">Hilary Putnam&rsquo;s Moral Philosophy</span></em><span lang="en" xml:lang="en">, in Reading Putnam, Londres, 2013, Edition Routledge</span></p> <p class="bibliographie">Ribot, Th&eacute;odule, <em>La psychologie des sentiments</em>, 1930, Paris, Editions Alcan</p> <p class="bibliographie"><span lang="en" xml:lang="en">Sockeel, Pascal , Dujardin, Kathy, </span><em><span lang="en" xml:lang="en">The Lille apathy rating scale (LARS), a new instrument for detecting and quantifying apathy: Validation in Parkinson&rsquo;s disease.</span></em><span lang="en" xml:lang="en"> </span>2006, Londres, Journal Neurol Neurosurg Psychiatry</p> <p class="bibliographie">Vitadello, Anna-Maria, <em>Exp&eacute;rience et raison dans la psychologie de Christian Wolff</em>, 1973, Louvain, Revue philosophique de Louvain, quatri&egrave;me s&eacute;rie, tome&nbsp;71, n&deg;&nbsp;11, p.&nbsp;488‑511.</p> <p class="bibliographie">Zizek, Slavoj, <em>Kant avec (ou contre) Sade&nbsp;?</em>, 2004, Toulouse, Revue Savoirs et clinique n&deg;&nbsp;4, p.&nbsp;89‑101</p>