<p class="texte">Le num&eacute;rique est une r&eacute;volution au m&ecirc;me titre que celle qu&rsquo;a introduite Gutenberg. Le Sujet en est transform&eacute; dans son rapport &agrave; la connaissance et au savoir, &agrave; sa m&eacute;moire et &agrave; son intelligence donc &agrave; son efficience. Une telle rupture dans le rapport du Sujet &agrave; son <em>Umwelt, </em>&agrave; sa limitation intellectuelle et corporelle<em> </em>et donc &agrave; son discours, produit des effets psychiques d&rsquo;exclusion mais aussi des effets d&rsquo;exaltation et de toute puissance, qui deviennent collectivement un &laquo;&nbsp;r&eacute;chauffement m&eacute;diatique&nbsp;&raquo; selon l&rsquo;expression de D.&nbsp;Boullier<a class="footnotecall" href="#ftn1" id="bodyftn1">1</a>. Nous nous appuierons aussi sur Andr&eacute; Leroi-Gourhan, Guy Mamou-Mani et surtout sur Sherry Turkle.</p> <p class="texte">Le num&eacute;rique est en premier lieu une technique de connaissance et de communication. A ce titre, il doit &ecirc;tre compar&eacute; avec l&rsquo;invention de l&rsquo;imprimerie. Il modifie radicalement notre mode de communication avec les autres et d&eacute;multiplie aussi notre m&eacute;moire, si l&rsquo;individu parvient &agrave; s&rsquo;en approprier la technique. Se l&rsquo;approprier, c&rsquo;est se l&rsquo;incorporer sans angoisse pour que le recours &agrave; cette extension de son intelligence devienne une aptitude psychique personnelle. &Agrave; chacune de ces &eacute;tapes, intervient une possibilit&eacute; d&rsquo;arr&ecirc;t, de blocage, dans l&rsquo;acquisition de ce savoir nouveau dont la fonctionnalit&eacute; &eacute;tait jusqu&rsquo;alors inconnue. L&rsquo;instant de franchissement dans cette acquisition peut d&eacute;clencher un exc&egrave;s de jouissance, marque de l&rsquo;expansion subjective. Comme pour l&rsquo;usage de l&rsquo;&eacute;criture dont on conna&icirc;t bien les expressions psychopathologiques, (inhibitions, graphorrh&eacute;e, sensations de puissance...), l&rsquo;acquisition ou l&rsquo;&eacute;chec de la ma&icirc;trise du num&eacute;rique ouvre le champ d&rsquo;une nouvelle clinique individuelle et collective.</p> <p class="texte">La particularit&eacute; du Num&eacute;rique est qu&rsquo;il peut engager de nombreuses personnes simultan&eacute;ment dans une m&ecirc;me d&eacute;marche et susciter ainsi l&rsquo;illusion partag&eacute;e d&rsquo;&ecirc;tre ensemble alors qu&rsquo;il ne s&rsquo;agit que d&rsquo;un <em>un par un</em>, un c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te. Cette illusion d&rsquo;&ecirc;tre un collectif construit une certitude de pens&eacute;e partag&eacute;e, comparable &agrave; un d&eacute;lire &agrave; deux. Elle est une croyance reposant sur un postulat commun masquant le R&eacute;el. C&rsquo;est ce lien avec un R&eacute;el actif, quoique impossible &agrave; penser et &agrave; d&eacute;limiter, qui est mis en jeu par le num&eacute;rique dans le psychisme du Sujet.</p> <p class="texte">Leroi-Gourhan a d&eacute;crit que chaque progr&egrave;s majeur dans la civilisation est &agrave; relier &agrave; une mise en jeu du corps. Le propulseur n&eacute;olithique et l&rsquo;arc, par exemple, d&eacute;multipliaient la force de projection du bras. De m&ecirc;me, le num&eacute;rique est une d&eacute;multiplication quasiment infinie des capacit&eacute;s intellectuelles, d&rsquo;intelligence et de m&eacute;moire. Il est &agrave; ce titre une r&eacute;volution. Comme toute r&eacute;volution, il cr&eacute;e une rupture, il est <em>disruptif</em>, et suscite un clivage entre les individus. Il y a d&eacute;sormais ceux qui peuvent s&rsquo;y d&eacute;ployer et ceux qui le ressentent comme un rejet ou un &eacute;chec.</p> <p class="texte">Un objectif de sant&eacute; mentale pourrait &ecirc;tre de prendre en main la p&eacute;dagogie du num&eacute;rique en direction de ces personnes. Les <em>ateliers de p&eacute;dagogie num&eacute;rique</em> auraient alors un double objectif&nbsp;au profit de ces personnes&nbsp;: faire chuter leur angoisse et leur v&eacute;cu insupportable d&rsquo;&ecirc;tre une fois de plus marginalis&eacute;s et rejet&eacute;s et les faire b&eacute;n&eacute;ficier de cette forme d&rsquo;affirmation de soi. Ils peuvent alors devenir des <em>ateliers th&eacute;rapeutiques</em> int&eacute;gr&eacute;s dans une structure ou un r&eacute;seau ayant un effet de soins, puisqu&rsquo;ils n&eacute;cessitent d&rsquo;&ecirc;tre encadr&eacute;s par des moniteurs attentifs &agrave; la dimension qu&rsquo;ils engagent. La lev&eacute;e du blocage n&eacute; de l&rsquo;angoisse et du sentiment de r&eacute;p&eacute;tition des &eacute;checs sociaux ou scolaires ant&eacute;rieurs n&eacute;cessite une attention individualis&eacute;e et la clart&eacute; d&rsquo;un projet sur une assez longue dur&eacute;e. Le second objectif est, une fois l&rsquo;angoisse de l&rsquo;inconnu d&eacute;pass&eacute;e, une fois la relation transf&eacute;rentielle &eacute;tablie entre l&rsquo;accompagnant et le n&eacute;ophyte, de d&eacute;placer la demande de savoir vers un groupe banalis&eacute;, associatif ou municipal par exemple. S&rsquo;ouvre alors la possibilit&eacute; d&rsquo;une int&eacute;gration sociale par ce groupe non sp&eacute;cifique comme des municipalit&eacute;s ou des associations en organisent. L&rsquo;apprentissage du num&eacute;rique aura alors &eacute;t&eacute; l&rsquo;acc&egrave;s &agrave; une meilleure int&eacute;gration sociale. Un certain plaisir peut en venir, accompagnant le sentiment d&rsquo;une confiance en soi enfin trouv&eacute;e ou retrouv&eacute;e. L&rsquo;image de soi restaur&eacute;e permet le refoulement de la blessure narcissique qui avait &eacute;t&eacute; r&eacute;activ&eacute;e par l&rsquo;&eacute;chec &agrave; comprendre.</p> <p class="texte">L&rsquo;exp&eacute;rience montre que l&rsquo;outil num&eacute;rique, quand on ne laisse pas la personne seule face &agrave; l&rsquo;inconnu qui la paralyse, peut devenir un outil relationnel, un m&eacute;diateur th&eacute;rapeutique. Les clubs th&eacute;rapeutiques avaient su &ecirc;tre des lieux d&rsquo;ouverture sur la vie sociale et institutionnelle en produisant des journaux ou des imprimeries. L&rsquo;atelier informatique reproduit la m&ecirc;me d&eacute;marche socialisante major&eacute;e par son utilisation imm&eacute;diate dans la vie quotidienne.</p> <p class="texte">Ecouter les crises de panique n&eacute;es d&rsquo;une confrontation au num&eacute;rique peut rendre perplexe si soi-m&ecirc;me on ne le ma&icirc;trise pas. Ce qui &eacute;tait familier quelque temps auparavant devient subitement &eacute;trange, la personne se plaint d&rsquo;une perte de m&eacute;moire, de ne plus retrouver les proc&eacute;dures pourtant connues, de s&rsquo;enfoncer dans un inconnu hostile. Il suffit alors de la r&eacute;assurance apport&eacute;e par quelqu&rsquo;un porteur d&rsquo;un plus-de-savoir pour que le lien de confiance soit retrouv&eacute;. Il faut s&rsquo;interroger sur le lieu psychique concern&eacute; par ce surgissement de l&rsquo;angoisse qui rend la d&eacute;marche informatique source d&rsquo;une <em>inqui&eacute;tante &eacute;tranget&eacute;</em> et agent d&rsquo;un puissant refoulement. Ce qui &eacute;tait su devient inconnu. Les personnes qui subissent une telle r&eacute;gression ne peuvent que dire &laquo;&nbsp;pourtant je savais, mais je ne trouve plus le fil&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;j&rsquo;ai peur de toucher un bouton,&nbsp;&raquo; &laquo;&nbsp;je suis perdu(e).&nbsp;&raquo; Cette angoisse ouvre la porte &agrave; des sentiments de pers&eacute;cution, de complot, de vol d&rsquo;id&eacute;es, d&rsquo;effraction dans l&rsquo;intime repr&eacute;sent&eacute; par l&rsquo;ordinateur ou le t&eacute;l&eacute;phone. <em>Le lieu d&rsquo;un tel ravage est le processus primaire.</em></p> <p class="texte">Ce point d&rsquo;impact du num&eacute;rique dans le sujet est confirm&eacute; par d&rsquo;autres entr&eacute;es dans la clinique&nbsp;: on est souvent surpris par l&rsquo;intensit&eacute; de l&rsquo;attachement au Smartphone ou &agrave; l&rsquo;&eacute;cran de l&rsquo;ordinateur. On qualifie trop vite cette d&eacute;pendance d&rsquo;addiction alors qu&rsquo;il s&rsquo;agit pr&eacute;cis&eacute;ment d&rsquo;&eacute;tablir la diff&eacute;rence. A la diff&eacute;rence des produits toxiques, le num&eacute;rique est un instrument de culture et de vie sociale. Il ne se substitue pas &agrave; quelque chose, il &eacute;largit le champ social jusqu&#39;&agrave; l&#39;exc&egrave;s. Il cr&eacute;e une microsoci&eacute;t&eacute; illusoire certes, mais r&eacute;elle, ancr&eacute;e dans la vie sociale. Internet est devenu indispensable. Nous ne sommes qu&rsquo;aux d&eacute;buts de la vie connect&eacute;e.</p> <p class="texte">De m&ecirc;me, voir un enfant se saisir d&rsquo;un ordinateur et r&eacute;ussir tr&egrave;s vite &agrave; en conna&icirc;tre le fonctionnement &eacute;tonne. C&rsquo;est le m&ecirc;me espace primaire qui est mis en jeu dans la mise <em>hors temps</em> du sujet qui y est <em>ab&icirc;m&eacute;</em> jour et nuit. Il est Z<em>eitlos</em> comme l&rsquo;a &eacute;crit Freud pour d&eacute;signer les traits de cet espace de l&rsquo;Inconscient. C&rsquo;est comme si l&rsquo;outil num&eacute;rique &eacute;tait d&rsquo;embl&eacute;e int&eacute;gr&eacute; dans l&rsquo;image sp&eacute;culaire du corps et que le Sujet, augment&eacute; de la fonction qu&rsquo;il s&rsquo;est appropri&eacute;e, pouvait s&rsquo;y mouvoir sans le refoulement et la r&eacute;sistance qui affectent ceux que j&rsquo;&eacute;voquais plus haut. Cette aptitude psychique est d&rsquo;ailleurs reconnue par les professionnels du num&eacute;rique de la Silicon Valley dont on dit qu&rsquo;ils sont &agrave; la recherche d&rsquo;autistes type Asperger pour leur facult&eacute; d&rsquo;attention r&eacute;gressive.</p> <p class="texte">On touche l&agrave; &agrave; la diff&eacute;rence entre les acquisitions intellectuelles et la connaissance intuitive des enfants qui, une fois obtenu le savoir faire acquis par le jeu, ne peuvent plus le perdre, ne peuvent pas oublier ce qui a &eacute;t&eacute; ouvert et acquis dans l&rsquo;espace du narcissisme primaire et du sp&eacute;culaire. C&rsquo;est dans cet espace psychique que se forge la croyance n&eacute;e de l&rsquo;illusion d&rsquo;&ecirc;tre dans la r&eacute;alit&eacute;, alors que l&rsquo;individu n&rsquo;est alors que dans le R&eacute;el.</p> <p class="texte">Sherry Turkle<sup><a class="footnotecall" href="#ftn2" id="bodyftn2">2</a></sup> rapporte l&rsquo;exemple d&rsquo;adolescents et d&rsquo;adultes qui revendiquent de vivre plusieurs vies simultan&eacute;ment, gr&acirc;ce au Smartphone et &agrave; l&rsquo;Internet, avec la certitude que chacune d&rsquo;elles est aussi vraie qu&rsquo;une autre, a autant de <em>r&eacute;alit&eacute;</em> que l&rsquo;autre. Un homme interview&eacute; lui dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Second Life me permet d&rsquo;avoir une meilleure relation que dans la vie r&eacute;elle.&nbsp;C&rsquo;est l&agrave; que je me sens le plus moi-m&ecirc;me.&nbsp;&raquo; Elle relate des idylles virtuelles durant plusieurs ann&eacute;es &eacute;quilibrant la vie &laquo;&nbsp;physique&nbsp;&raquo;, familiale et professionnelle.</p> <p class="texte">Pour les diff&eacute;rencier, Sherry Turkle est oblig&eacute;e d&rsquo;introduire le terme d&rsquo;authenticit&eacute;, qu&rsquo;elle utilise dans le sens juridique traditionnel &laquo;&nbsp;choses v&eacute;ridiques, indiscutables&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn3" id="bodyftn3">3</a></sup> et non pas dans le sens contemporain &laquo;&nbsp;sinc&egrave;re, naturel, non affect&eacute;&nbsp;&raquo;. Pour eux, la r&eacute;alit&eacute; virtuelle, port&eacute;e par le R&eacute;el, est autant porteuse de vie et de permanence que la r&eacute;alit&eacute; commune<em>. Mais c&rsquo;est un monde sans castration. </em>C&rsquo;est aussi un mode d&rsquo;&ecirc;tre qui nous questionne sur la limite entre le R&eacute;el et la r&eacute;alit&eacute;, entre le narcissisme primaire et le sp&eacute;culaire.</p> <p class="texte">La permanence du lien maintenu par des dizaines de SMS quotidiens avec quelques autres tels que la m&egrave;re, la copine ou le copain de certains adolescents leur permet d&rsquo;&eacute;viter l&rsquo;angoisse de s&eacute;paration. Ce temps est pourtant n&eacute;cessaire &agrave; la structuration psychique d&rsquo;un sujet. Cet &eacute;vitement d&eacute;multipli&eacute; dans le collectif ne peut &ecirc;tre sans effets sociaux.</p> <p class="texte">Les chercheurs en <em>Intelligence Artificielle</em><sup><em><a class="footnotecall" href="#ftn4" id="bodyftn4">4</a></em></sup> ont construit leur mod&egrave;le sur la repr&eacute;sentation dans l&rsquo;espace des connexions neuronales du cerveau, le <em>deep learning.</em> L&rsquo;exp&eacute;rience clinique fait entendre que ceux qui sont addictes au num&eacute;rique pratiquent le <em>multit&acirc;che,</em> c&rsquo;est &agrave; dire qu&rsquo;ils sont certes riv&eacute;s &agrave; leur &eacute;cran mais font autre chose en m&ecirc;me temps. Leur attention est donc flottante disponible pour un <em>instant du regard </em>au sens du temps logique de Lacan.<sup><a class="footnotecall" href="#ftn5" id="bodyftn5">5</a></sup></p> <p class="texte">On peut comprendre ainsi ces personnes qui ont une compulsion jusqu&rsquo;&agrave; nourrir une forme d&rsquo;&eacute;rotomanie par des dizaines ou des centaines de SMS quotidiens pour l&rsquo;objet de leur amour et peuvent avoir une autre activit&eacute; en m&ecirc;me temps, les <em>multit&acirc;ches</em>. Elles mettent &agrave; fleur de conscience un processus archa&iuml;que, celui d&rsquo;une compulsion irr&eacute;pressible. La g&eacute;n&eacute;ralisation de cette pratique des <em>multit&acirc;ches </em>a permis &agrave; Sherry Turkle de la corr&eacute;ler &agrave; des &eacute;tudes comportementales qui montrent une attitude de compr&eacute;hension superficielle chez les jeunes am&eacute;ricains. &laquo;&nbsp;Et dans le tourbillon de la communication interrompue, il est facile de perdre de vue ce qui importe vraiment&nbsp;&raquo;.<sup><a class="footnotecall" href="#ftn6" id="bodyftn6">6</a></sup> Cette communication ininterrompue effectu&eacute;e dans la h&acirc;te est une succession d&rsquo;instants du regard, temps de l&rsquo;&eacute;clair de l&rsquo;inconscient. Paul Virilio d&eacute;crivait notre civilisation comme celle de la vitesse, alors qu&lsquo;aujourd&rsquo;hui ce serait bien plus celle d&rsquo;une h&acirc;te vertigineuse et aveuglante qui va jusqu&rsquo;&agrave; suspendre le d&eacute;roulement psychique du proc&egrave;s du temps logique. Apr&egrave;s l&rsquo;instant du regard, le temps pour comprendre est comme escamot&eacute; au profit d&rsquo;un moment de conclure devenu intuitif et non plus issu de la m&eacute;ditation. Un avocat explique qu&rsquo;&laquo;&nbsp;on me pose des questions auxquelles je <em>peux </em>r&eacute;pondre imm&eacute;diatement&nbsp;&raquo;. Il pr&eacute;cise&nbsp;: &laquo;&nbsp;c&rsquo;est la technologie qui cr&eacute;e certaines attentes en termes de vitesse<sup><a class="footnotecall" href="#ftn7" id="bodyftn7">7</a></sup>.&nbsp;&raquo; Les probl&egrave;mes juridiques exigent un temps de r&eacute;flexion et de la nuance.</p> <p class="texte">Le recours intensif &agrave; Second Life produit la chose &eacute;trange que cette double vie qui est ressentie comme la vie d&eacute;sir&eacute;e et id&eacute;alis&eacute;e cr&eacute;e un clivage dans l&rsquo;image du moi o&ugrave; le moyen d&rsquo;acc&egrave;s &agrave; ce double fait fonction d&rsquo;objet f&eacute;tiche. Gr&acirc;ce &agrave; lui, la s&eacute;paration, le manque dans la vie r&eacute;elle, dans la vie physique sont l&rsquo;objet d&rsquo;une n&eacute;gation sans aller jusqu&rsquo;au d&eacute;ni puisque les utilisateurs ne s&rsquo;abandonnent pas, semble-t-il, &agrave; en faire (enfer...) l&rsquo;unique lieu de leur vie psychique. Sherry Turkle s&rsquo;&eacute;carte d&rsquo;une possibilit&eacute; de d&eacute;ni quand elle conclut&nbsp;: &laquo;&nbsp;le sentiment de compl&eacute;tude ne provient plus du fait de se sentir <em>un</em>, mais de la fluidit&eacute; et de l&rsquo;aisance des relations entre les diff&eacute;rentes dimensions du moi<sup><a class="footnotecall" href="#ftn8" id="bodyftn8">8</a></sup>.&nbsp;&raquo; Elle pense que&nbsp;&laquo;&nbsp;dans la vie en ligne, <em>le site soutient le moi.</em>&nbsp;&raquo; Le collectif qui r&eacute;agit instantan&eacute;ment aux messages est, pour celui qui s&rsquo;&eacute;carte de l&rsquo;usage en cours dans le groupe, un Surmoi collectif tyrannique, mena&ccedil;ant par l&rsquo;humiliation, le <em>shaming</em>. Ceux qui y entrent sont dans une forme de servitude volontaire o&ugrave; ils trouvent toutes les contreparties qui &eacute;toffent leur vie.</p> <p class="texte">Second Life permet ainsi de se construire une vie &laquo;&nbsp;imaginaire&nbsp;&raquo; qui non seulement compense la vraie vie physique mais peut aussi &ecirc;tre f&eacute;conde pour celle-ci, on pourrait dire th&eacute;rapeutique &agrave; l&rsquo;insu. Les partenaires dans Second Life portent une alt&eacute;rit&eacute;, sans visage, qui d&eacute;tient les exigences et la m&eacute;moire. Il semble que ce jeu qui peut continuer pendant des ann&eacute;es avec les m&ecirc;mes partenaires ou les m&ecirc;mes avatars puisse apporter de telles satisfactions que certains peuvent s&rsquo;y d&eacute;velopper comme d&rsquo;autres y sombrer. Le semblant mis en place quand il se substitue &agrave; la v&eacute;rit&eacute; devient mortif&egrave;re.</p> <p class="texte">On doit aussi s&rsquo;interroger sur la transmission mortif&egrave;re &agrave; l&rsquo;&eacute;gard des jeunes enfants quand les parents sont pr&eacute;sents &agrave; leur &eacute;cran de Smartphone et absents psychiquement &agrave; leur enfant. Dix ans plus tard que produira cette absence r&eacute;p&eacute;t&eacute;e &agrave; l&rsquo;autre, &agrave; l&rsquo;enfant qui n&rsquo;ose plus d&eacute;ranger le parent absorb&eacute; par un ailleurs qui le rend inaccessible&nbsp;? Dans d&rsquo;autres situations, on connait le ravage qui est produit par ce semblant de pr&eacute;sence, pouss&eacute; &agrave; l&rsquo;extr&ecirc;me dans les cas de d&eacute;lire des m&egrave;res. Ici aussi, cette illusion de pr&eacute;sence, de disponibilit&eacute; ne poussera-t-elle pas l&rsquo;adolescent &agrave; reproduire avec insistance la d&eacute;pendance banalis&eacute;e aux &eacute;crans jusqu&rsquo;&agrave; la formation de d&eacute;serts psychiques, d&rsquo;espaces relationnels lacunaires proches de l&rsquo;inaffectif&nbsp;?</p> <p class="texte">Cette situation de d&eacute;pendance se redouble entre les &eacute;ducateurs, les parents et la soci&eacute;t&eacute; au point de devenir le comportement dominant transmis d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration &agrave; l&rsquo;autre, renforc&eacute; par la nature m&ecirc;me de ce comportement qui donne l&rsquo;illusion d&rsquo;une vie individuelle et sociale. La d&eacute;pendance &agrave; un produit (alcool, tabac, drogue ou jeu) est d&rsquo;embl&eacute;e per&ccedil;ue comme ext&eacute;rieure au sujet. Dans le cas du num&eacute;rique, c&rsquo;est le mode relationnel partag&eacute; et g&eacute;n&eacute;ralis&eacute; qui introduit un malaise dans l&rsquo;&eacute;change social. Dans la structuration de la relation &agrave; l&rsquo;autre, dans l&rsquo;alt&eacute;rit&eacute;, l&rsquo;effet du num&eacute;rique est de substituer &agrave; l&rsquo;intrication parole&ndash;affect &eacute;motionnel, qui caract&eacute;rise l&rsquo;expression de l&rsquo;inconscient dans la langue, les traits du num&eacute;rique&nbsp;: instantan&eacute;it&eacute; de l&rsquo;expression, r&eacute;p&eacute;tition sans perlaboration, jouissance de l&rsquo;illusion partag&eacute;e, r&eacute;alisation du fantasme de tout savoir sans l&rsquo;effort de rem&eacute;moration.</p> <p class="texte">La g&eacute;n&eacute;ration des jeunes que l&rsquo;on nomme g&eacute;n&eacute;ration Y, car en permanence branch&eacute;e aux autres, inscrit l&rsquo;usage du num&eacute;rique dans la pulsation de sa vie quotidienne au point que la compulsion &agrave; l&rsquo;utiliser fait corps avec le sac &agrave; pulsions qu&rsquo;est le corps. La psychanalyse est le t&eacute;moin de cette mutation culturelle qui affecte la mise en jeu pulsionnelle et l&rsquo;usage de la parole par la possibilit&eacute; de vivre dans la simulation virtuelle. Tout ce que nous avons &eacute;prouv&eacute; sur le mode du fantasme et appris &agrave; dominer et &agrave; ma&icirc;triser par la dictature de la raison, devient dans l&rsquo;univers du num&eacute;rique un monde possible o&ugrave; r&egrave;gnent la simulation et le semblant sous l&rsquo;emprise du regard des partenaires du groupe, puis par extension de l&rsquo;Etat lui-m&ecirc;me. Nous savons aussi combien il est difficile de se d&eacute;tacher d&rsquo;une simulation et d&rsquo;un semblant qui donnent trop de satisfactions et donnent l&rsquo;illusion d&rsquo;une vie &laquo;&nbsp;normale&nbsp;&raquo;. La psychopathologie nous a fait conna&icirc;tre des cas isol&eacute;s de l&rsquo;exc&egrave;s sous le nom de mythomanie ou de parano&iuml;a. Or, cet exc&egrave;s est devenu la norme pour la Y g&eacute;n&eacute;ration.</p> <p class="texte">Nous d&eacute;couvrons dans la Chine actuelle les effets de l&rsquo;instauration de cette pression des autres &agrave; la vie &laquo;&nbsp;normale&nbsp;&raquo;. Une pression de tous les instants est institu&eacute;e par la vie dans le num&eacute;rique. Elle cr&eacute;e une normalit&eacute; de conformit&eacute; et une r&eacute;pression invisible. Michel Foucault les avait anticip&eacute;es quand il &eacute;crivait que se substituera &agrave; la surveillance &eacute;tatique une auto-surveillance par les membres de la soci&eacute;t&eacute; elle-m&ecirc;me.</p> <p class="texte">O&ugrave; sera alors la vie priv&eacute;e&nbsp;? Ne restera-t-il que l&rsquo;espace de la cure pour la vie, priv&eacute;e&nbsp;d&rsquo;une v&eacute;ritable alt&eacute;rit&eacute;&nbsp;?</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn1" id="ftn1">1</a> Dominique Boullier, <em>Sociologie du Num&eacute;rique,</em> Armand Colin, 2016<br /> Andr&eacute; Leroi-Gourhan, <em>Le geste et la parole</em>, Albin Michel, 1964<br /> Guy Mamou-Mani <em>L&rsquo;apocalypse num&eacute;rique n&rsquo;aura pas lieu,</em> L&rsquo;Observatoire, 2019<br /> Sherry Turkle, <em>Seuls ensemble</em>, L&rsquo;Echapp&eacute;e, 2015.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn2" id="ftn2">2</a> Sherry Turkle, <em>Seuls ensemble</em>, de plus en plus de technologies de moins en moins de relations humaines, &eacute;ditions L&rsquo;&eacute;chapp&eacute;e, Paris, 2015, p.&nbsp;253</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn3" id="ftn3">3</a> Alain Rey, <em>Dictionnaire historique de la langue fran&ccedil;aise, </em>Dictionnaires Le Robert, Paris</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn4" id="ftn4">4</a> <em>Intelligence artificielle</em> Enqu&ecirc;te sur ces technologies qui changent nos vies, collectif avec Enki Bilal, Jean-Paul Delahaye, Laurence Devillers, Gilles Doweks, Jean-Gabriel Ganascia, Yann LeCun, C&eacute;dric Villani&hellip; Flammarion, 2018.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn5" id="ftn5">5</a> Jacques Lacan, <em>Ecrits</em>, Le temps logique, Ed Seuil, 1966.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn6" id="ftn6">6</a> <span lang="en" xml:lang="en">Sherry Turkle, ibidem, p.&nbsp;264.</span></p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn7" id="ftn7">7</a> <span lang="en" xml:lang="en">Sherry Turkle, ibidem, p.&nbsp;265</span></p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn8" id="ftn8">8</a> <span lang="en" xml:lang="en">Sherry Turkle, ibidem, p.&nbsp;306</span></p>