<p class="texte">C&eacute;cile Wajsbrot donne avec son roman <em>Destruction</em> une fiction politique tr&egrave;s actuelle. Elle anticipe avec une immense finesse ce que pourrait &ecirc;tre sa vie personnelle et sociale si les mouvements populistes prenaient le pouvoir aujourd&rsquo;hui. Son roman est donc aussi une r&eacute;flexion, &agrave; partir de la vie quotidienne, sur un pouvoir politique qui ne repose plus sur des mouvements de masse mais sur un travail d&rsquo;aplatissement id&eacute;ologique dans tous les domaines d&rsquo;expression&nbsp;: artistique, litt&eacute;raire, mais aussi dans la langue. Ceux qui ont pris le pouvoir ainsi ne sont pas nomm&eacute;s. &laquo;&nbsp;Ils&nbsp;&raquo; veulent l&rsquo;avenir, le progr&egrave;s, le nouveau au prix d&rsquo;une abolition de l&rsquo;histoire et du pass&eacute;. &laquo;&nbsp;Derri&egrave;re les mots l&eacute;nifiants transparut la haine, derri&egrave;re les id&eacute;es devenues consensuelles reparut l&rsquo;entreprise initiale&nbsp;&ndash; la destruction.&nbsp;&raquo;</p> <p class="texte">Vivant entre Paris et Berlin, l&rsquo;auteure s&rsquo;appuie sur sa connaissance intime du nazisme pour d&eacute;monter le poison insidieux qui pr&eacute;c&egrave;de la prise de pouvoir et le processus de son installation. Ce roman, &eacute;nonc&eacute; &agrave; la premi&egrave;re personne, sonne comme un avertissement, un phare qui est &agrave; la fois un rep&egrave;re, mais dont le faisceau se perd dans la houle, et le lieu d&rsquo;une solitude au service des autres.</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;Quand cette histoire a-t-elle commenc&eacute;&nbsp;? Un d&eacute;but invisible, progressif, une ombre qui s&rsquo;&eacute;tend - jusqu&rsquo;au jour o&ugrave; l&rsquo;&eacute;vidence d&rsquo;un changement appara&icirc;t. C&rsquo;est ce jour-l&agrave; qu&rsquo;on consid&egrave;re en g&eacute;n&eacute;ral comme le d&eacute;but, comme le premier jour d&rsquo;une &egrave;re nouvelle - alors que tout se pr&eacute;parait depuis longtemps.&nbsp;&raquo; &laquo;&nbsp;C&rsquo;&eacute;tait &eacute;trange, ce sentiment de sentir quelque chose et de ne pas le sentir, de savoir et en m&ecirc;me temps d&rsquo;ignorer&hellip;&nbsp;&raquo;</p> </blockquote> <p class="texte">D&egrave;s la premi&egrave;re page, la narratrice situe l&rsquo;objet de son &eacute;criture qui s&rsquo;adresse &agrave; un homme myst&eacute;rieux et secret, r&eacute;el ou imaginaire. Fiction litt&eacute;raire qui lui permet de penser et de parler ou inverse sym&eacute;trique du &laquo;&nbsp;ils&nbsp;&raquo; pers&eacute;cutant&nbsp;?&nbsp;&laquo;&nbsp;Et vous demandez maintenant de parler, de prendre la parole pour ceux qui ne parlent pas.&nbsp;&raquo;</p> <p class="texte">Le roman se construit sur cette double pr&eacute;occupation, pr&eacute;ciser ce qui est ressenti et en comprendre le sens pour aller vers une action politique porteuse d&rsquo;espoir et de vie, une fois &laquo;&nbsp;leur politique&nbsp;&raquo; de destruction identifi&eacute;e. La narratrice parle &agrave; partir de la mutation de ses sensations, de ses habitudes, de la transformation de la langue que le nouveau pouvoir politique lui impose. Elle ne sait pas o&ugrave; cette qu&ecirc;te des transformations de la vie quotidienne la m&egrave;nera. La forme du roman refl&egrave;te cette libert&eacute; d&rsquo;&eacute;criture. Il alterne les interpellations po&eacute;tiques br&egrave;ves et dialogu&eacute;es et l&rsquo;affleurement des r&eacute;f&eacute;rences litt&eacute;raires classiques, ce qui fait entendre de biais qu&rsquo;un tel but n&eacute;cessite une pluralit&eacute; des voix d&rsquo;expression, &agrave; l&rsquo;oppos&eacute; du pouvoir uniforme que la narratrice subit. Ce pouvoir repose sur la transformation omnipr&eacute;sente apport&eacute;e par le num&eacute;rique dans la soci&eacute;t&eacute; et sur un id&eacute;al affich&eacute; de modernit&eacute; et de rupture avec le pass&eacute; et la m&eacute;moire. &laquo;&nbsp;En effa&ccedil;ant la m&eacute;moire collective, ils ont effac&eacute; la m&eacute;moire personnelle. Nos exp&eacute;riences, m&ecirc;mes les plus intimes, se rattachent aux &eacute;v&egrave;nements du monde.&nbsp;&raquo; La narratrice se d&eacute;fend contre cette emprise qui alt&egrave;re son style d&rsquo;&eacute;criture et va jusqu&rsquo;&agrave; &eacute;teindre son d&eacute;sir d&rsquo;&eacute;crire, effet inattendu de l&rsquo;exigence de transmission dans la spontan&eacute;it&eacute; orale que lui demande son Interlocuteur myst&eacute;rieux et secret.</p> <p class="texte">La soci&eacute;t&eacute; voulue par le populisme au pouvoir traque toutes les traces et tous les indices d&rsquo;une position subjective personnelle par un recours de plus en plus &eacute;tendu au big data. &laquo;&nbsp;Nous ne vivons plus &agrave; l&rsquo;heure des r&eacute;seaux de r&eacute;sistance, nous sommes dans un autre monde, un monde o&ugrave; le virtuel influe sur le r&eacute;el, o&ugrave; son pouvoir ne cesse de grandir. Nous sommes dans un monde o&ugrave; les choses se d&eacute;mat&eacute;rialisent, o&ugrave; les flux qui circulent ont plus de pouvoir que les institutions.&nbsp;&raquo;</p> <p class="texte">&laquo;&nbsp;Je vois des signes dont personne n&rsquo;a tenu compte et qui pourtant &eacute;taient &eacute;vidents. Nous les avons ignor&eacute;s comme nous avons ignor&eacute; chaque avertissement. Prenant acte, simplement, sans chercher &agrave; comprendre.&nbsp;&raquo; La dictature dont l&rsquo;ombre a gel&eacute; la soci&eacute;t&eacute; et la pens&eacute;e trouve aussi sa m&eacute;taphore dans les cataclysmes climatiques. La narratrice demande &laquo;&nbsp;D&rsquo;ailleurs avez-vous remarqu&eacute; que tous les dangers qui nous menacent progressent d&rsquo;abord en silence&nbsp;? Et qu&rsquo;une fois qu&rsquo;il est trop tard, une fois que tout est arriv&eacute;, c&rsquo;est aussi le silence qui se fait&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p> <p class="texte">Dans son effort pour tenter de nommer la sid&eacute;ration que communique le silence de la soci&eacute;t&eacute;, le mot peur s&rsquo;impose soudain &agrave; elle. Elle s&rsquo;appuie sur ce mot pour trouver le fil d&rsquo;une r&eacute;sistance.&nbsp;&laquo;&nbsp;Cette ombre - est-ce la peur de ce qui pourrait advenir ou le d&eacute;sir d&rsquo;un retour au pass&eacute; qui nous hante&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p> <p class="texte">Le roman de C&eacute;cile Wajsbrot trouve sa force dans l&rsquo;originalit&eacute; litt&eacute;raire de sa d&eacute;marche. Il est une anticipation subjective qui se d&eacute;ploie &agrave; partir du v&eacute;cu des effets r&eacute;els du num&eacute;rique sur la langue, sur le rapport au temps et sur l&rsquo;isolement des citoyens faussement, illusoirement ensemble. L&rsquo;&eacute;tranget&eacute; du monde que la pression num&eacute;rique produit en elle trouve un &eacute;cho m&eacute;taphorique chez le Joseph Conrad d&rsquo;<em>Au coeur des t&eacute;n&egrave;bres </em>et chez les po&egrave;tes russes cr&eacute;atifs malgr&eacute; la dictature stalinienne. De m&ecirc;me, la narratrice cite les classiques romans d&rsquo;anticipation tels que <em>1984 </em>ou<em> Farenheit 451.</em> Elle s&rsquo;en diff&eacute;rencie par l&rsquo;&eacute;coute de son malaise &agrave; vivre sous la dictature insidieuse de cette soci&eacute;t&eacute; &agrave; venir et d&eacute;j&agrave; l&agrave;, qui a &eacute;vacu&eacute; le pass&eacute; et a chang&eacute; la langue,&nbsp;&laquo;&nbsp;&hellip; leurs mots &eacute;taient repris par leur adversaires, par leurs alli&eacute;s - finissant par appartenir &agrave; un discours universel.&nbsp;&raquo; On ne peut que penser au <em>Journal </em>de<em> </em>Victor Klemperer. Lui en s&eacute;miologue comme elle en &eacute;crivain entendent que l&rsquo;effet insidieux de la dictature est d&ucirc; &agrave; la pression sur les sujets d&rsquo;une langue aplatie, format&eacute;e qui, peu &agrave; peu, modifie la pens&eacute;e inconsciente et donc les comportements. On peut penser que cette langue, produite par l&rsquo;instantan&eacute;it&eacute; des outils num&eacute;rique, cr&eacute;e une r&eacute;sonance, un style de pens&eacute;e et de vie qui amplifie ses traits dans la soci&eacute;t&eacute;.</p> <p class="texte">La narratrice s&rsquo;en d&eacute;fend par une &eacute;criture s&rsquo;opposant &agrave; &laquo;&nbsp;- l&rsquo;appauvrissement des discours. La disparition progressive des images, l&rsquo;exacte ad&eacute;quation entre la pens&eacute;e et la parole ou plut&ocirc;t, le plus court chemin emprunt&eacute; entre une pauvret&eacute; d&rsquo;id&eacute;es et une pauvret&eacute; d&rsquo;expression. La fin, non des d&eacute;tours mais des nuances, d&rsquo;une subtilit&eacute;, d&rsquo;une r&eacute;flexion. Une rapidit&eacute; qui allait de pair avec la vitesse de r&eacute;action.&nbsp;&raquo;</p> <p class="texte">La langue est alors devenue&nbsp;&laquo;&nbsp;un v&eacute;hicule utilitaire transportant leur propagande, un ensemble de mots &agrave; sens unique.&nbsp;&raquo;</p> <p class="texte">C&eacute;cile Wajsbrot &eacute;crit ici, sous la forme d&rsquo;un roman d&rsquo;anticipation subjective &agrave; la recherche d&rsquo;un temps &agrave; venir, un livre politique qui prend place parmi les phares d&rsquo;une &eacute;poque.</p>