<p>Il y a trace num&eacute;rique dans la mesure o&ugrave; toute action dans un environnement informatis&eacute; est aussi une interaction avec des machines. Toute action volontaire comme &eacute;crire un courrier &eacute;lectronique, naviguer sur le web ou pr&eacute;parer un diaporama se fait sur un support num&eacute;rique et avec des outils num&eacute;riques, elle est m&eacute;di&eacute;e par un syst&egrave;me technique, un programme informatique. Elle passe par un codage qui en rend certains aspects manipulables. Autrement dit, les activit&eacute;s dont la forme est socialement partageable (poster un commentaire, partager une photographie, enregistrer un son, etc.) se doublent &ldquo;toujours d&rsquo;un code traductible en donn&eacute;es calculables&rdquo; (Jeanneret, 2011, p. 68) : la trace num&eacute;rique. Ainsi, un nombre croissant d&rsquo;activit&eacute;s laisse des traces &ndash; num&eacute;riques &ndash; car &ldquo;l&rsquo;informatique exige que les objets et les actes passent par l&rsquo;inscription pour exister&rdquo;. Les traces num&eacute;riques ne sont donc pas des signes (Peirce, 1978), ni des indices (Peirce, 1978), ni des textes, ni m&ecirc;me des donn&eacute;es. Elles sont des inscriptions, au sens d&rsquo;une alt&eacute;ration de mati&egrave;re qui n&rsquo;est pas faite au hasard, qui doublent toujours les activit&eacute;s ayant lieu dans des environnements informatis&eacute;s.</p> <p>Ces traces num&eacute;riques, inh&eacute;rentes &agrave; l&rsquo;interaction avec des machines computationnelles endossent les propri&eacute;t&eacute;s du num&eacute;rique : manipulabilit&eacute;, asignifiance, discr&eacute;tisation et autoth&eacute;ticit&eacute; (Bachimont, 2004). Ces caract&eacute;ristiques leur font pleinement m&eacute;riter le nom de &ldquo;trace&rdquo;, au sens philosophique du terme, en particulier au sens derridien du terme pour qui toute trace est toujours d&eacute;j&agrave; d&eacute;liaison, diss&eacute;mination, d&eacute;rive, marque abandonn&eacute;e, pouvant &ecirc;tre ins&eacute;r&eacute;e dans des cha&icirc;nes de significations qui ne sont pas celles de son &laquo; contexte &raquo; de production (Derrida, 1971 ; Ginzburg, 1989).</p> <p>De nombreux chercheurs en sciences humaines et sociales (SHS) ont critiqu&eacute; la mise en donn&eacute;e de la trace num&eacute;rique. Contrairement &agrave; la trace (&ldquo;Un like n&rsquo;a pas besoin de th&eacute;orie&rdquo; (Boullier, 2015), la donn&eacute;e porte d&eacute;j&agrave; en elle toute une s&eacute;rie d&rsquo;hypoth&egrave;ses et d&rsquo;interpr&eacute;tations, elle n&rsquo;est jamais neutre et embarque toujours des d&eacute;cisions en amont de sa collecte ou de sa production : quels sont les attributs ou les variables que l&rsquo;on consid&egrave;re comme int&eacute;ressants, lesquels peuvent &ecirc;tre ignor&eacute;s, etc. Latour (1993) affirme m&ecirc;me que plut&ocirc;t que de parler de &ldquo;donn&eacute;es&rdquo;, on devrait parler d&rsquo; &ldquo;obtenues&rdquo;.</p> <p>Parmi les critiques qui visent la mise en donn&eacute;es en SHS des traces num&eacute;riques, on trouve le reproche d&rsquo;un biais quantitativiste, scientiste et n&eacute;o-positiviste (Rebillard, 2011), o&ugrave; le calcul automatis&eacute; coupl&eacute; &agrave; l&rsquo;h&eacute;ritage en SHS de th&eacute;orisations qui viennent des sciences du vivant et des sciences exactes (la &ldquo;nouvelle science des r&eacute;seaux&rdquo;) se retrouvent au coeur de recherches qui finissent par d&eacute;nier la composante humaine et sociale des ph&eacute;nom&egrave;nes. D&rsquo;autres critiques visent la qualit&eacute; des donn&eacute;es issues des traces num&eacute;riques : les indicateurs sont superficiels (Rebillard, 2011), ces donn&eacute;es sont limit&eacute;es et biais&eacute;es m&ecirc;me si elles sont pr&eacute;sent&eacute;es comme tr&egrave;s nombreuses (&ldquo;bigger isn&rsquo;t better&rdquo; boyd &amp; Crawford, 2012), elles sont souvent r&eacute;duites &agrave; ce qui peut rentrer dans un mod&egrave;le math&eacute;matique (boyd &amp; Crawford, 2012), elles ne d&eacute;bouchent que sur des analyses qui aplatissent les ph&eacute;nom&egrave;nes (Rieder, 2007), elles proviennent de plateformes qui les ont g&eacute;n&eacute;r&eacute;es pour des buts marketing et qui se retrouvent d&eacute;tourn&eacute;es &agrave; des fins scientifiques (c&rsquo;est le repurposing de Rogers, 2010) menant soit &agrave; &ldquo;un d&eacute;ficit plus g&eacute;n&eacute;ral de probl&eacute;matisation en amont de la recherche&rdquo; (Rebillard, 2011), soit &agrave; la pr&eacute;-construction par les plateformes num&eacute;riques des questions de recherche (boyd &amp; Crawford, 2012).</p> <p>Conscients des probl&egrave;mes m&eacute;thodologiques et &eacute;pist&eacute;mologiques que posent la mise en donn&eacute;es des traces num&eacute;riques, les chercheurs en SHS ne sont toutefois pas dans une posture r&eacute;actionnaire. Ils essaient au contraire de faire preuve d&rsquo;ouverture, moyennant le d&eacute;ploiement de pr&eacute;cautions m&eacute;thodologiques cons&eacute;quentes, et formulent des propositions. Certains estiment que les donn&eacute;es issues des traces num&eacute;riques ne sont pas incompatibles avec des approches qualitatives : Paul Gerbaudo (2016) applique par exemple une herm&eacute;neutique de la donn&eacute;e, Josiane Jou&euml;t et Coralie Le Caroff (2013) d&eacute;ploient une forme d&rsquo;ethnographie en ligne. D&rsquo;autres chercheurs, selon des degr&eacute;s variables militent en faveur d&rsquo;une articulation entre approches quantitatives et qualitatives en SHS (Rebillard, 2011 ; Venturini, 2012). Certains chercheurs, enfin, estiment que le travail &agrave; partir de traces num&eacute;riques constitu&eacute;es en donn&eacute;es permettent la constitution de nouveaux objets de recherche. Boullier (2015) estime ainsi que les traces num&eacute;riques, qui ne sont pas des donn&eacute;es structur&eacute;es socio-d&eacute;mographiquement significatives, peuvent donner lieu &agrave; une nouvelle sociologie, une sociologie des vibrations : &ldquo;c&rsquo;est une autre strate du social qui affleure gr&acirc;ce &agrave; ces dispositifs de tra&ccedil;abilit&eacute; &agrave; haute fr&eacute;quence.&rdquo; (Boullier, 2015) Boyd et Crawford (2012) estiment quant &agrave; elles, apr&egrave;s Latour, qu&rsquo;en changeant les instruments, c&rsquo;est toute la th&eacute;orie du social qui change &eacute;galement. La disponibilit&eacute; des big data (je pr&eacute;f&egrave;re parler de disponibilit&eacute;s des traces num&eacute;riques, exploit&eacute;es comme donn&eacute;es en SHS), d&eacute;bouchent selon elles sur l&rsquo;analyse de deux types de r&eacute;seaux sociaux particuliers : les r&eacute;seaux articul&eacute;s et les r&eacute;seaux comportementaux - qui ne doivent pas &ecirc;tre confondus avec les r&eacute;seaux personnels, par ailleurs bien connus de la sociologie.</p> <p>Consciente de ces critiques, je soutiens qu&rsquo;il faut faire preuve d&rsquo;une certaine prudence lorsqu&rsquo;on se livre &agrave; une op&eacute;ration de mise en donn&eacute;es des traces num&eacute;riques dans la recherche en SHS. Dans l&rsquo;article que je vous propose, j&rsquo;entends montrer qu&rsquo;avant la mise en donn&eacute;e de la trace, un travail avec la trace est non seulement possible, mais aussi souhaitable. La trace num&eacute;rique n&rsquo;est pas la donn&eacute;e en SHS, elle est une inscription inh&eacute;rente &agrave; l&rsquo;interaction avec une machine computationnelle. Avant de chercher &agrave; faire de la trace, une donn&eacute;e pour nous, chercheurs en SHS, je soutiens qu&rsquo;il est pr&eacute;cieux de s&rsquo;installer dans le trouble dans lequel nous plonge cet objet &eacute;trange qu&rsquo;est la trace num&eacute;rique, un objet o&ugrave; s&rsquo;hybrident humains et machines. Les SHS doivent d&eacute;sormais composer avec cet objet technique qu&rsquo;est l&rsquo;ordinateur, qui a sa propre logique et sa propre logistique, ses propres styles de raisonnement, ses modes de valorisation (Rieder, 2007). La trace num&eacute;rique appartient peut-&ecirc;tre plus au monde des ordinateurs qu&rsquo;&agrave; celui des chercheurs en SHS, mais avec un travail de d&eacute;centrement, avec un peu de patience qui nous permette de s&eacute;journer aupr&egrave;s des traces num&eacute;riques sans en faire tout de suite des donn&eacute;es, nous pouvons produire une recherche en SHS qui fasse de la place &agrave; ce nouvel acteur non-humain qu&rsquo;est l&rsquo;ordinateur et qui est entr&eacute; dans nos mondes.</p> <p>Je propose d&rsquo;illustrer concr&egrave;tement cette posture en d&eacute;crivant un projet de recherche technologique financ&eacute; par la DGA et sur lequel je travaille avec deux entreprises : l&rsquo;une sp&eacute;cialis&eacute;e en fouille de donn&eacute;es du clear, deep et darkweb ; l&rsquo;autre, en design d&rsquo;interface. Il s&rsquo;agit donc d&rsquo;un projet de recherche m&ecirc;lant informatique et SHS, o&ugrave; l&rsquo;on d&eacute;veloppe des m&eacute;thodes de collecte de traces num&eacute;riques qui sont repr&eacute;sent&eacute;es sous forme de graphes statistiques, avant d&rsquo;&ecirc;tre bascul&eacute;s dans des interfaces de graphes s&eacute;mantiques. Le chercheur doit apprendre &agrave; s&rsquo;installer un certain temps dans un travail avec des traces num&eacute;riques repr&eacute;sent&eacute;es sous forme de graphe statistique. Il se livre &agrave; une forme de data jujitsu (DJ Patil, 2012), o&ugrave; il explore les traces dans un graphe, o&ugrave; il les travaille en tant que traces et non pas en tant que donn&eacute;es, dans une forme d&rsquo;artisanat haute technologie (Ghitalla, 2014), de tissage (Ingold, 2013), dans une forme de culture technique de la trace plus que dans un expertise scientifique de la donn&eacute;e. Ce n&rsquo;est que dans un second temps, apr&egrave;s &ecirc;tre all&eacute; &agrave; la rencontre des traces en tant que traces, que le chercheur - charg&eacute; d&rsquo;hypoth&egrave;ses nouvelles - peut faire un travail de construction de connaissance, avec des traces devenues donn&eacute;es, dans un graphe s&eacute;mantique. Cette &eacute;tape de trouble aupr&egrave;s de la trace est importante, tel est mon argument, si l&rsquo;on veut produire une recherche en SHS de qualit&eacute;, une recherche en SHS qui n&rsquo;oublie pas trop vite l&rsquo;un de ses acteur principal : la machine computationelle.</p> <p>L&rsquo;article que je souhaite soumettre entend, dans un premier temps, proposer une d&eacute;finition de la trace num&eacute;rique &agrave; partir des travaux du philosophe Jacques Derrida et des propri&eacute;t&eacute;s techniques du num&eacute;rique. Dans un deuxi&egrave;me temps, je proc&eacute;derai &agrave; un &eacute;tat de l&rsquo;art portant sur la critique de l&rsquo;exploitation des traces num&eacute;riques en tant que donn&eacute;es en SHS. Enfin, dans un troisi&egrave;me temps, je d&eacute;fendrai l&rsquo;id&eacute;e qu&rsquo;il est int&eacute;ressant, pour les chercheurs en SHS, de ne pas tout de suite chercher &agrave; mettre en donn&eacute;es les traces num&eacute;riques, mais de se laisser troubler par ces traces. J&rsquo;illustrerai tr&egrave;s concr&egrave;tement cet argument en d&eacute;crivant un environnement logiciel de collecte et de repr&eacute;sentation de traces num&eacute;riques sous forme de graphes, d&eacute;velopp&eacute; dans le cadre d&rsquo;un projet de recherche technologique dans lequel je suis actuellement embarqu&eacute;e.</p> <p>Bibliographie des auteurs cit&eacute;s dans le r&eacute;sum&eacute; :</p> <p>Bachimont B. (2012). Pour une critique ph&eacute;nom&eacute;nologique de la raison computationnelle. In D. Frau-Meigs, &Eacute;. Bruillard &amp; &Eacute;. Delamotte (dir.), E-dossier de l&rsquo;audiovisuel : L&rsquo;&eacute;ducation aux cultures de l&rsquo;information. En ligne sur : http:// www.ina-expert.com/e-dossier-de-l-audiovisuel-l-education-aux-cultures-de-l-information/pour-une-critique-phenomenologique-de-la-raison- computationnelle.html</p> <p>Bachimont B. (2004). Arts et Sciences du num&eacute;rique : ing&eacute;nierie des connaissances et critique de la raison computationnelle (M&eacute;moire d&rsquo;Habilitation &agrave; diriger les Recherches). UTC, Compi&egrave;gne. En ligne sur : http://www.utc.fr/ ~bachimon/Livresettheses_attachments/HabilitationBB.pdf</p> <p>Bachimont B. (1999). De l&rsquo;hypertexte &agrave; l&rsquo;hypotexte : les parcours de la m&eacute;moire documentaire. In C. Lenay &amp; V. Havelange (dir.), M&eacute;moire de la technique et techniques de la m&eacute;moire. Toulouse, &Eacute;r&egrave;s, p. 195-225.</p> <p>Barats C. (dir.) (2013). Manuel d&#39;analyse du web en sciences humaines et sociales. Paris : Armand Colin.</p> <p>Boullier, D. (2015). Les sciences sociales face aux traces du big data : Soci&eacute;t&eacute;, opinion ou vibrations&nbsp;?. Revue fran&ccedil;aise de science politique, 5(5-6), 805-828.</p> <p>Boyd d. and Crawford K. (2012). Critical Questions for Big Data: Provocations for a Cultural, Technological, and Scholarly Phenomenon. Information, Communication, &amp; Society, 15:5. p. 662-679.</p> <p>Derrida J. (1971). Signature, &eacute;v&eacute;nement, contexte. Communication au Congr&egrave;s international des Soci&eacute;t&eacute;s de philosophie de langue fran&ccedil;aise, Montr&eacute;al.</p> <p>Gerbaudo P. (2016). From Data Analytics to Data Hermeneutics. Online Political Discussions, Digital Methods and the Continuing Relevance of Interpretive Approaches. Digital Culture and Society, Vol. 2, Issue 2.</p> <p>Ghitalla F. (2014). Data Intelligence, un projet d&rsquo;atelier. L&rsquo;atelier cartographie [blog]. En ligne sur : https://ateliercartographie.wordpress.com/2014/12/07/data-intelligence-un-projet-datelier/</p> <p>Ginzburg C. (1989). Mythes, embl&egrave;mes, traces. Paris : Flammarion.</p> <p>Ingold T. (2013). Marcher avec les dragons. Paris : Zones Sensibles.</p> <p>Jeanneret Y. (2011). Complexit&eacute; de la notion de trace. De la traque au trac&eacute;. In B. Galinon-M&eacute;l&eacute;nec (dir.) L&rsquo;homme trace. Paris, CNRS Editions.</p> <p>Latour, B. (1993). Le topofil de Boa Vista ou la r&eacute;f&eacute;rence scientifique&ndash;montage photo- philosophique. Raison Pratique, 4, p. 187&ndash;216.</p> <p>Patil DJ (2012). Data Jujitsu :The Art of Turning Data into Product. Strata Conference, 01/03/2012. En ligne sur : http://strataconf.com/strata2012/public/ schedule/detail/23092</p> <p>Peirce C. (1978). Ecrits sur le signe. Paris : Editions du Seuil.</p> <p>Rebillard F. (2011). L&rsquo;&eacute;tude des m&eacute;dias est-elle soluble dans l&rsquo;informatique et la physique ? &Agrave; propos du recours aux digital methods dans l&rsquo;analyse de l&rsquo;information en ligne. Questions de communication, 20.<br /> Rieder B. (2007). &Eacute;tudier les r&eacute;seaux comme ph&eacute;nom&egrave;nes h&eacute;t&eacute;rog&egrave;nes : quelle place pour la &ldquo;nouvelle science des r&eacute;seaux&rdquo; en sciences humaines et sociales ? Journ&eacute;es d&rsquo;&eacute;tude Dynamiques de r&eacute;seaux &ndash; Information, complexit&eacute; et non-lin&eacute;arit&eacute;, universit&eacute; de Bordeaux. Acc&egrave;s : http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00379526/.</p> <p>Rogers R. 2010. Internet Research : The Question of Method. Journal of Information Technology and Politics, 7 (2/3), pp. 241-260.</p> <p>Venturini T. (2012). Great expectations. In Fourmentraux, Jean-Paul. L&rsquo;&egrave;re post-m&eacute;dia. Humanit&eacute;s digitales et cultures num&eacute;riques. Paris : Hermann, pp.39-51.</p> <p>&nbsp;</p>