<h2>Introduction</h2> <p><br /> Comment enserrer le r&eacute;el dans les rets de la raison ? Comment dominer la variabilit&eacute; infinie du r&eacute;el et son in&eacute;puisable contingence pour ne pas &ecirc;tre constamment pris au d&eacute;pourvu, contredit, d&eacute;pass&eacute; par ce qui arrive ? Comment articuler l&rsquo;innovation de l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement et la r&eacute;p&eacute;tition du connu ? &nbsp;Car ces deux termes sont de prime abord antinomiques et s&rsquo;excluent. En effet, l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement est toujours nouveau car il fait rupture entre ce qui est et ce qui advient : c&rsquo;est en cela qu&rsquo;il y a &eacute;v&eacute;nement et pas seulement permanence ou continuit&eacute; entre ce qui est et ce qui sera. Par ailleurs, le connu est ce qui est reconnu, motif r&eacute;p&eacute;t&eacute; &agrave; l&rsquo;envi dans les th&eacute;ories de la connaissance depuis Platon et son M&eacute;non ((Platon, 1999) jusqu&rsquo;&agrave; Schlick (2005 [1925]). Si le nouveau est ce qui fait rupture avec le d&eacute;j&agrave; advenu, c&rsquo;est-&agrave;-dire le connu, il devient difficile de comprendre comment il est possible de rendre compte du nouveau dans une th&eacute;orie de la connaissance, &agrave; savoir du d&eacute;j&agrave; connu qui se r&eacute;p&egrave;te et qui donc se reconna&icirc;t.&nbsp;</p> <p>La r&eacute;ponse traditionnelle est de rapporter le nouveau au variable. Le nouveau n&rsquo;est plus ce qui fait rupture, mais ce qui s&rsquo;inscrit dans une variabilit&eacute; inscrite dans la compr&eacute;hension du connu. Le futur est rapport&eacute; &agrave; un sch&eacute;ma reconnu dont il n&rsquo;est qu&rsquo;une des d&eacute;clinaisons d&eacute;j&agrave; recens&eacute;es et rep&eacute;r&eacute;es, plus ou moins probables. Une rupture appara&icirc;t seulement si ce qui advient ne peut se r&eacute;duire &agrave; une variation du d&eacute;j&agrave;-l&agrave;. Dans ce cas, il faut revoir les connaissances, et les faire &eacute;voluer, changer de th&eacute;orie voire de paradigme (Kuhn, 1983). C&rsquo;est la connaissance comme forme des variations admises qu&rsquo;il faut faire &eacute;voluer. Cette &eacute;volution est plus ou moins importante : d&rsquo;une loi &agrave; modifier, d&rsquo;un p&eacute;rim&egrave;tre de validit&eacute; &agrave; reconsid&eacute;rer, ou d&rsquo;une forme radicalement nouvelle de connaissance &agrave; &eacute;laborer.</p> <p>Mais, on l&rsquo;a compris du fait m&ecirc;me des termes employ&eacute;s, le d&eacute;bat est non seulement m&eacute;taphysique (au sens de structures fondamentales du r&eacute;el), mais &eacute;galement &eacute;pist&eacute;mologique ou no&eacute;tique (au sens de structures fondamentales de la pens&eacute;e et du pensable). En effet, il ne s&rsquo;agit pas seulement d&rsquo;articuler nouveau et advenu, mais aussi le r&eacute;el et le pensable : d&rsquo;une part, un r&eacute;el qui &eacute;volue ou s&rsquo;enrichit, d&rsquo;autre part une pens&eacute;e qui en rend compte. Or, et c&rsquo;est l&agrave; que g&icirc;t le fond du probl&egrave;me, quelle connivence peut-on &eacute;tablir entre la pens&eacute;e et le r&eacute;el : depuis Parm&eacute;nide et ses apories, on sait que si on les unit, alors la pens&eacute;e comme telle dispara&icirc;t pour se confondre avec l&rsquo;&ecirc;tre, et si on les s&eacute;pare, on ne comprend pas alors comment on peut dans une pens&eacute;e distincte du r&eacute;el pouvoir penser ce dernier, voire le conna&icirc;tre.&nbsp;<br /> La r&eacute;duction du nouveau au variable est donc le fruit d&rsquo;une gen&egrave;se longue et compliqu&eacute;e. C&rsquo;est pourquoi, &agrave; d&eacute;faut d&rsquo;en faire une g&eacute;n&eacute;alogie pr&eacute;cise, nous pr&eacute;senterons les principales &eacute;tapes par des raccourcis synth&eacute;tiques. Nous pourrons alors consid&eacute;rer comment de mani&egrave;re contemporaine la variabilit&eacute; est trait&eacute;e dans les sciences exp&eacute;rimentales : un domaine du r&eacute;el est traduit par une th&eacute;orie, qui se formule en lois. Ces lois, universelles et n&eacute;cessaires dans le domaine concern&eacute;, permettent d&rsquo;&eacute;laborer des mod&egrave;les d&rsquo;objets particuliers ou de situations singuli&egrave;res. Ces mod&egrave;les ont pour fonction de tenir lieu de ce qu&rsquo;ils repr&eacute;sentent pour &ecirc;tre interrog&eacute;s et exp&eacute;riment&eacute;s en lieu et place du r&eacute;el. C&rsquo;est pourquoi ils se traduisent en mod&egrave;les calculatoires qui r&eacute;pondent aux questions (param&egrave;tres d&rsquo;une situation) qu&rsquo;on leur pose.&nbsp;</p> <p>Mais cette approche est d&rsquo;une certaine mani&egrave;re reconfigur&eacute;e et renvers&eacute;e par les nouvelles figures du calcul : op&eacute;rant sur des donn&eacute;es qui &eacute;manent du r&eacute;el dont elles tiennent d&eacute;sormais lieu, le mod&egrave;le calculatoire n&rsquo;est plus la cons&eacute;quence d&rsquo;une th&eacute;orie et des lois qu&rsquo;elle mobilise ; il est l&rsquo;abstraction qui se d&eacute;gage des corr&eacute;lations ou figures construites &agrave; partir des donn&eacute;es. Il remplace la th&eacute;orie dont il n&rsquo;a plus besoin.&nbsp;</p> <p>Mais ce remplacement implique que le r&eacute;el n&rsquo;est plus la source de nouveaut&eacute; ou de contingence, mais seulement de variabilit&eacute; appr&eacute;hend&eacute;e par le calcul. Tout ce qui arrive se laisse quantifier pour &ecirc;tre ensuite soumis &agrave; des calculs de corr&eacute;lation. Il ne s&rsquo;agit donc pas d&rsquo;un changement technique, mais d&rsquo;une posture &eacute;pist&eacute;mologique et m&eacute;taphysique.&nbsp;<br /> Il conviendra de s&rsquo;interroger s&rsquo;il ne faut pas plut&ocirc;t consid&eacute;rer une conception plus large du r&eacute;el pour prendre en compte non seulement ces nouvelles possibilit&eacute;s calculatoires dont il serait dommage de se priver mais aussi des figures m&eacute;taphysiques et &eacute;pist&eacute;mologiques compl&eacute;mentaires qui permettent d&rsquo;appr&eacute;hender le nouveau qui peut &ecirc;tre sous-jacent &agrave; la variabilit&eacute; constat&eacute;e.&nbsp;</p> <h2>Prologue : un legs philosophique</h2> <p>Sur un plan philosophique, la possibilit&eacute; m&ecirc;me de la pens&eacute;e s&rsquo;est constitu&eacute;e sur le principe d&rsquo;une s&eacute;paration d&rsquo;avec la pr&eacute;sence massive et &eacute;ternelle de ce qui est, pour permettre d&rsquo;envisager ce qui pourrait &ecirc;tre m&ecirc;me si cela n&rsquo;est pas. Autrement dit, pour penser, il faut accepter le divorce d&rsquo;avec ce qui est pour envisager des possibles qui ne sont pas mais qui pourraient &ecirc;tre. Toute la difficult&eacute; est alors de pouvoir caract&eacute;riser ce possible qui n&rsquo;est pas, mais qui n&rsquo;est pas pour autant impossible et qui n&rsquo;est pas un pur n&eacute;ant, n&eacute;ant logique car contradictoire, n&eacute;ant ontologique car irr&eacute;alisable, n&eacute;ant psychologique car impensable. Comment ce qui n&rsquo;a jamais &eacute;t&eacute; encore pens&eacute; est-il n&eacute;anmoins pensable ? Comment ce qui n&rsquo;est jamais arriv&eacute; peut-il encore arriver ? Comment distinguer l&rsquo;impossible du possible ?<br /> Cette tension est au principe m&ecirc;me de la pens&eacute;e philosophique : c&rsquo;est la geste parm&eacute;nidienne et son d&eacute;nouement platonicien. En effet, dans son fameux po&egrave;me (Parm&eacute;nide, 1998) Parm&eacute;nide affirme :</p> <blockquote> <p><br /> C&rsquo;est la m&ecirc;me chose penser et la pens&eacute;e que &laquo; est &raquo; car, sans l&rsquo;&eacute;tant dans lequel &laquo; est &raquo; se trouve formul&eacute;, tu ne trouveras pas le penser. Rien en effet n&rsquo;est ni ne sera d&rsquo;autre &agrave; part l&rsquo;&eacute;tant, puisque c&rsquo;est lui que le destin a attach&eacute; pour que complet et immobile il soit. (fragment VIII, 35).</p> </blockquote> <p><br /> Ce texte, tr&egrave;s c&eacute;l&egrave;bre, affirme que c&rsquo;est la m&ecirc;me chose que penser et &ecirc;tre, comme on le trouve ainsi formul&eacute; dans d&rsquo;autres traductions (par exemple celle de Dumont (Parm&eacute;nide, 1988). Cette phrase, &agrave; vrai dire assez &eacute;nigmatique, peut &ecirc;tre comprise comme l&rsquo;id&eacute;e selon laquelle la seule possibilit&eacute; de la pens&eacute;e est son adh&eacute;rence totale avec le r&eacute;el, avec l&rsquo;&ecirc;tre. Autrement dit, une pens&eacute;e qui ne serait pas identique &agrave; ce qui est, n&rsquo;est pas une pens&eacute;e mais n&rsquo;est qu&rsquo;un pur n&eacute;ant. Selon Parm&eacute;nide, il n&rsquo;y pas de place pour le possible : seul est &agrave; consid&eacute;rer ce qui est ; une pens&eacute;e qui ne renvoie pas &agrave; ce qui est mais &agrave; ce qui est possible n&rsquo;est pas une pens&eacute;e. On conna&icirc;t les cons&eacute;quences intenables de cette conception qui n&rsquo;affirme que l&rsquo;identit&eacute; &agrave; l&rsquo;&ecirc;tre, l&rsquo;identit&eacute; de l&rsquo;&ecirc;tre avec lui-m&ecirc;me (puisque penser et &ecirc;tre sont la m&ecirc;me chose), et que toute autre option est impossible : l&rsquo;&ecirc;tre est, le non-&ecirc;tre n&rsquo;est pas. Derri&egrave;re cette apparente platitude, tout le non-&ecirc;tre est r&eacute;duit au n&eacute;ant, &agrave; la non-existence, et ne peut revendiquer aucun statut. En particulier, le possible, le pensable, le r&eacute;alisable, puisqu&rsquo;ils ne renvoient pas &agrave; l&rsquo;&ecirc;tre dans sa pr&eacute;sence et imm&eacute;diatet&eacute;, rel&egrave;vent du non-&ecirc;tre et du n&eacute;ant. C&rsquo;est la pens&eacute;e comme telle, la pens&eacute;e comme langage (logique) ou la pens&eacute;e du r&eacute;el (physique) qui sont impossibles. Comme le r&eacute;sume excellemment Joseph Moreau (1985):</p> <blockquote> <p>L&#39;&ecirc;tre de Parm&eacute;nide est exactement conforme &agrave; l&#39;exigence d&#39;identit&eacute;, qui est la loi de la pens&eacute;e : &eacute;ternellement un et identique &agrave; soi-m&ecirc;me, il est exclusif de tout changement et de toute diversit&eacute;. &nbsp;La conception &eacute;l&eacute;atique de l&#39;&ecirc;tre entra&icirc;ne des cons&eacute;quences inadmissibles : 1) dans l&#39;ordre physique, l&#39;impossibilit&eacute; du changement, illustr&eacute;e par Z&eacute;non ; 2) dans l&#39;ordre logique, l&#39;impossibilit&eacute; de la pr&eacute;dication, du jugement d&#39;attribution, et du jugement en g&eacute;n&eacute;ral. &nbsp;Si l&#39;&ecirc;tre, en effet, est exclusif de toute diversit&eacute;, la science s&#39;&eacute;puise dans cette double assertion tautologique : l&#39;&ecirc;tre est, le non-&ecirc;tre n&#39;est pas ; et &agrave; supposer m&ecirc;me qu&#39;on distingue une pluralit&eacute; de sujets, on ne saurait sans se contredire affirmer d&#39;un sujet un attribut autre que lui; il faudra se borner &agrave; dire : l&#39;homme est homme, le blanc est blanc ; on n&#39;aura jamais le droit de dire : l&#39;homme est blanc.&nbsp;</p> </blockquote> <p>Le d&eacute;nouement viendra de Platon qui, dans son dialogue du Sophiste, mettra dans les propos de l&rsquo;Etranger le parricide qu&rsquo;il faudra bien commettre &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de Parm&eacute;nide pour que la philosophie soit possible. Le probl&egrave;me que se pose Platon est de savoir si, quand on dit que quelque chose de faux, on dit quand m&ecirc;me quelque chose. Autrement dit, y a-t-il place pour l&rsquo;erreur, c&rsquo;est-&agrave;-dire un discours sens&eacute; mais faux ? Si c&rsquo;est la m&ecirc;me chose que penser et &ecirc;tre, l&rsquo;erreur est impossible car son &eacute;cart &agrave; l&rsquo;&ecirc;tre ou &agrave; la v&eacute;rit&eacute; l&rsquo;ab&icirc;me dans le n&eacute;ant. L&rsquo;Etranger dit ainsi :</p> <blockquote> <p><br /> [L&rsquo;Etranger] C&rsquo;est que r&eacute;ellement, cher jeune homme [Th&eacute;&eacute;t&ecirc;te], notre recherche est extr&ecirc;mement difficile. Qu&rsquo;une chose apparaisse ou semble, sans cependant &ecirc;tre et que l&rsquo;on dise quelque chose, sans cependant dire la v&eacute;rit&eacute;, voil&agrave; que tout cela est plein de difficult&eacute;s, non seulement &agrave; l&rsquo;heure actuelle et dans le pass&eacute;, mais toujours. Mais il est tout-&agrave;-fait difficile de trouver un moyen pour expliquer comment est-il n&eacute;cessaire que dire ou penser le faux soit r&eacute;el, sans &ecirc;tre emp&ecirc;tr&eacute; dans une contradiction quand on prononce cela.&nbsp;<br /> [Th&eacute;&eacute;t&ecirc;te] Pourquoi ?<br /> [L&rsquo;Etranger] Parce que cet argument a l&rsquo;audace de supposer que le non-&ecirc;tre existe, car autrement, le faux ne pourrait pas devenir une chose qui est. Mais le grand Parm&eacute;nide, mon enfant, quand nous-m&ecirc;mes &eacute;tions des enfants, t&eacute;moignait de cela d&rsquo;un bout &agrave; l&rsquo;autre, aussi bien en prose qu&rsquo;en vers, chaque fois qu&rsquo;il disait &laquo; Que ceci ne soit jamais impos&eacute; : qu&rsquo;il y a des choses qui ne sont pas. Quand tu recherches, &eacute;loigne ta pens&eacute;e de ce chemin. &raquo; Voil&agrave; son t&eacute;moignage [&hellip;]. Le Sophiste, 237e (Platon, 1993)</p> </blockquote> <p><br /> L&rsquo;enjeu est donc de donner un statut &agrave; ce qui n&rsquo;est pas r&eacute;el sans n&rsquo;&ecirc;tre rien pour autant. Comment penser quelque chose quand ce quelque chose n&rsquo;est pas ? Comment la pens&eacute;e peut avoir un contenu, une signification, un sens, si elle ne renvoie &agrave; rien de r&eacute;el ou pr&eacute;sent ?<br /> Mais on d&eacute;passe l&rsquo;aporie parm&eacute;nidienne pour une autre : si en effet il est intenable de dire que penser et &ecirc;tre sont la m&ecirc;me chose, il est tout aussi intenable de vouloir les s&eacute;parer car il devient impossible de comprendre leur articulation. Si la pens&eacute;e n&rsquo;est pas ce qui est, et que le r&eacute;el n&rsquo;est pas le pensable, comment peuvent-ils se rencontrer ? Si on ne peut conna&icirc;tre que ce qui est accessible par la pens&eacute;e, puisque la connaissance est une pens&eacute;e, comment le connu pourrait-il avoir un rapport avec le r&eacute;el s&rsquo;il rel&egrave;ve de la pens&eacute;e, puisque cette derni&egrave;re n&rsquo;est pas l&rsquo;&ecirc;tre ? L&rsquo;aporie classique est donc que la pens&eacute;e doit s&rsquo;&eacute;carter du r&eacute;el pour exister mais devient vide de contenu du fait de cette s&eacute;paration.&nbsp;</p> <p>Sortir de cette aporie fut long et laborieux. Les deux figures que nous retenons ici et qui se sont succ&eacute;d&eacute; furent pour la premi&egrave;re, qu&rsquo;on appellera &laquo; m&eacute;taphysique &raquo;, la r&eacute;sorption du r&eacute;el dans l&rsquo;essence, le r&eacute;el ne d&eacute;bordant l&rsquo;essence que par une contingence ineffable et impensable, donc in fine irr&eacute;elle ; et pour la seconde, qu&rsquo;on appellera &laquo; &eacute;pist&eacute;mologique &raquo;, la solution sera de r&eacute;sorber le r&eacute;el dans le conceptuel, le r&eacute;el se manifestant par le sensible donn&eacute; dans l&rsquo;exp&eacute;rience.</p> <p>Selon l&rsquo;approche m&eacute;taphysique, le r&eacute;el est r&eacute;el dans la mesure o&ugrave; il renvoie &agrave; des essences, des entit&eacute;s universelles et n&eacute;cessaires qui sont ce qu&rsquo;elles ont &agrave; &ecirc;tre et ne peuvent &ecirc;tre autrement. Elles sont exprim&eacute;es &agrave; travers des individus que l&rsquo;on rencontre dans l&rsquo;exp&eacute;rience du monde. Ces individus sont r&eacute;els dans la mesure o&ugrave; ils correspondent ce que prescrivent les essences, mais les variations qu&rsquo;ils pr&eacute;sentent vis-&agrave;-vis de ces derni&egrave;res sont contingentes, c&rsquo;est-&agrave;-dire accidentelles : elles pourraient &ecirc;tre autrement, ne pas &ecirc;tre. Elles ne suivent aucune n&eacute;cessit&eacute; d&rsquo;o&ugrave; leur irr&eacute;alit&eacute;. L&rsquo;individu, pour la science antique et m&eacute;di&eacute;vale, est ineffable car ce qui est connaissable en lui n&rsquo;est pas son individualit&eacute; mais l&rsquo;essence qui le caract&eacute;rise. On comprend ainsi que la pens&eacute;e acc&egrave;de &agrave; la loi du r&eacute;el &agrave; travers les essences qu&rsquo;elles appr&eacute;hendent. Ces essences ne sont pas des entit&eacute;s mentales ou conceptuelles, mais elles ne sont accessibles que par la pens&eacute;e qui les abstraient de l&rsquo;exp&eacute;rience (tradition aristot&eacute;licienne) ou les intuitionnent directement (tradition augustinienne).&nbsp;<br /> Selon l&rsquo;approche &eacute;pist&eacute;mologique, le r&eacute;el se donne via l&rsquo;exp&eacute;rience sensible pour &ecirc;tre arraisonn&eacute; par l&rsquo;entendement ou la facult&eacute; des concepts. Autrement dit, la variation du r&eacute;el est soumise &agrave; ce que le concept peut en rendre compte par les lois / r&egrave;gles qui le traduisent et lui correspondent. C&rsquo;est le concept de causalit&eacute;, ou de gravit&eacute;, qui se traduit par une loi sur les ph&eacute;nom&egrave;nes mesur&eacute;s d&rsquo;espace et de temps. La philosophie kantienne (Kant, 1997) s&rsquo;inscrit notamment dans cette approche.&nbsp;</p> <h2>Une articulation traditionnelle : Th&eacute;orie &ndash; Loi &ndash; Mod&egrave;le</h2> <p>Dans l&rsquo;approche contemporaine de l&rsquo;articulation pens&eacute;e versus r&eacute;alit&eacute;, l&rsquo;aporie parm&eacute;nidienne est r&eacute;duite en consid&eacute;rant que l&rsquo;apport du r&eacute;el peut se repr&eacute;senter comme une variabilit&eacute; enserr&eacute;e dans la port&eacute;e d&rsquo;une loi qui en prescrit la forme. Chaque domaine scientifique s&rsquo;est ainsi forg&eacute; une conception qui lui est propre pour caract&eacute;riser et d&eacute;cliner cette articulation qui reste vague quand elle est consid&eacute;r&eacute;e en g&eacute;n&eacute;ral. Il est donc d&eacute;licat d&rsquo;en tirer des consid&eacute;rations qui se voudraient universelles. Cependant, un sch&eacute;ma semble se d&eacute;gager qui serait en quelque sorte un id&eacute;al-type de la construction scientifique contemporaine dans les disciplines exp&eacute;rimentales. Id&eacute;al-type dans la mesure o&ugrave; il ne s&rsquo;agit pas d&rsquo;avoir l&rsquo;essence de la science, ni une norme &agrave; laquelle tendre, mais un cadre conventionnel autour de d&eacute;finitions pr&eacute;cises &agrave; partir desquels marquer les diff&eacute;rences et les &eacute;carts que l&rsquo;on peut constater &ccedil;&agrave; et l&agrave; entre les diff&eacute;rentes pratiques scientifiques. Universaux de description et non de constitution, convention de formalisation et non de normalisation vers laquelle il faudrait tendre, le sch&eacute;ma g&eacute;n&eacute;ral et les concepts associ&eacute;s que nous allons esquisser est une norme qui plus int&eacute;ressante par les &eacute;carts qu&rsquo;elle permet de constater que par les convergences qu&rsquo;elle commanderait aux diff&eacute;rentes disciplines.&nbsp;<br /> Ce sch&eacute;ma g&eacute;n&eacute;ral s&rsquo;articule autour de trois notions compl&eacute;mentaires, celles de th&eacute;orie, de loi et de mod&egrave;le. Pr&eacute;cisons les pour comprendre leur coop&eacute;ration.</p> <h3>Th&eacute;orie</h3> <p>La th&eacute;orie est la forme la plus g&eacute;n&eacute;rale qu&rsquo;adopte une compr&eacute;hension du monde ou d&rsquo;une partie de ce dernier. Une th&eacute;orie se constitue autour d&rsquo;un objet ou d&rsquo;un concept autour desquels se rattachent un ensemble de ph&eacute;nom&egrave;nes que l&rsquo;on peut rassembler d&rsquo;une part et distinguer des autres d&rsquo;autre part. Ainsi parlera-t-on de th&eacute;orie de la chaleur, du mouvement, de la formation de l&rsquo;univers, du vivant, de l&rsquo;esprit, etc. L&rsquo;objet d&rsquo;une th&eacute;orie est en premi&egrave;re intention un objet vague abstrait du r&eacute;el. En seconde intention, c&rsquo;est le concept que la th&eacute;orie propose pour rendre compte de l&rsquo;objet r&eacute;el. Ainsi la th&eacute;orie du mouvement, objet vague concernant ce qui bouge ou se d&eacute;place, se traduit au sein de la th&eacute;orie dans le concept de trajectoire mesur&eacute;e en termes de temps et d&rsquo;espace. Et la th&eacute;orie, quand elle s&rsquo;appelle m&eacute;canique classique, proposera les principes de la dynamique newtonienne pour montrer comment les mesures effectu&eacute;es sur la trajectoire peuvent &ecirc;tre comprises dans leur variabilit&eacute;, selon les diff&eacute;rentes configurations des syst&egrave;mes consid&eacute;r&eacute;s.<br /> Mais quelle peut &ecirc;tre la forme sous laquelle une th&eacute;orie exprime la compr&eacute;hension que l&rsquo;on peut avoir des ph&eacute;nom&egrave;nes mesur&eacute;s ou constat&eacute;s autour du comportement de l&rsquo;objet &eacute;tudi&eacute; ? Cette forme est celle de lois qui prescrivent comment varient ces ph&eacute;nom&egrave;nes et les grandeurs ou entit&eacute;s qui les caract&eacute;risent.</p> <h3>Loi</h3> <p>Une loi est l&rsquo;expression id&eacute;alis&eacute;e, autrement dit universelle et n&eacute;cessaire, d&rsquo;un rapport entre ph&eacute;nom&egrave;nes. Si on prend l&rsquo;exemple de la loi de la gravitation universelle, l&rsquo;id&eacute;e est qu&rsquo;elle s&rsquo;applique partout et tout le temps (elle est universelle), pour tout syst&egrave;me, et qu&rsquo;elle ne conna&icirc;t aucune exception (elle est n&eacute;cessaire). Universalit&eacute; et n&eacute;cessit&eacute; sont li&eacute;es : si quelque chose est n&eacute;cessaire il est universel, et s&rsquo;il est universel et ne peut conna&icirc;tre d&rsquo;exception, c&rsquo;est qu&rsquo;il est n&eacute;cessaire. Comme il est difficile de d&eacute;terminer si une loi conna&icirc;t ou non des exceptions, l&rsquo;universalit&eacute; constat&eacute;e n&rsquo;est que l&rsquo;indice ou le sympt&ocirc;me de la n&eacute;cessit&eacute; et non la preuve. C&rsquo;est pourquoi l&rsquo;universalit&eacute; n&eacute;cessaire est postul&eacute;e et non prouv&eacute;e, et qu&rsquo;elle ne s&rsquo;applique pas au r&eacute;el directement, mais seulement &agrave; des ph&eacute;nom&egrave;nes id&eacute;alis&eacute;s consid&eacute;r&eacute;s &agrave; partir de ce dernier. Ainsi, la loi de gravitation ne s&rsquo;applique qu&rsquo;&agrave; des objets consid&eacute;r&eacute;s comme des masses, elles-m&ecirc;mes pouvant &ecirc;tre rapport&eacute;es &agrave; des points, i.e. des masses ponctuelles ce qui, pour &ecirc;tre une expression habituelle des manuels, n&rsquo;en reste pas moins une formulation paradoxale car un point qui, en math&eacute;matique n&rsquo;a pas de surface, aurait n&eacute;anmoins en physique une masse. Le principe d&rsquo;inertie reste &eacute;galement un exemple de loi universelle s&rsquo;appliquant &agrave; des syst&egrave;mes id&eacute;alis&eacute;s, car on consid&egrave;re un syst&egrave;me en mouvement parfaitement isol&eacute;, ce qui en tout rigueur n&rsquo;est v&eacute;rifi&eacute; que par l&rsquo;univers entier lui-m&ecirc;me, et seulement lui.<br /> Le point important &agrave; cette &eacute;tape est que la loi ne poss&egrave;de de rigueur que parce qu&rsquo;elle se rapporte &agrave; des ph&eacute;nom&egrave;nes id&eacute;alis&eacute;s et d&eacute;contextualis&eacute;s. On constate d&rsquo;ailleurs, que la notion de loi peut avoir des acceptions nuanc&eacute;es selon les domaines en fonction de l&rsquo;id&eacute;alisation apport&eacute;e aux ph&eacute;nom&egrave;nes consid&eacute;r&eacute;s.</p> <p>En effet, comme on vient de l&rsquo;&eacute;voquer, les lois physiques sont d&rsquo;une rigueur implacable dans la mesure o&ugrave; elle ne s&rsquo;applique pas directement &agrave; la r&eacute;alit&eacute;, mais &agrave; des ph&eacute;nom&egrave;nes r&eacute;duits et id&eacute;alis&eacute;s, que l&rsquo;on peut rapporter &agrave; des mesures effectu&eacute;es selon des protocoles traduisant dans la pratique l&rsquo;id&eacute;alit&eacute; port&eacute;e par la th&eacute;orie. C&rsquo;est le propre du laboratoire que de permettre cette traduction et id&eacute;alisation, faisant de l&rsquo;exp&eacute;rimentation une tout autre affaire que la simple exp&eacute;rience sensible ou v&eacute;cue. L&rsquo;exp&eacute;rimentation est le fait de convoquer le r&eacute;el pour qu&rsquo;il r&eacute;ponde d&rsquo;une mani&egrave;re contr&ocirc;l&eacute;e et r&eacute;duite, conforme &agrave; l&rsquo;id&eacute;alit&eacute; du ph&eacute;nom&egrave;ne &eacute;tudi&eacute;. L&rsquo;enjeu alors de l&rsquo;exp&eacute;rimentation est de s&rsquo;adjoindre une th&eacute;orie de l&rsquo;erreur et de l&rsquo;approximation pour la variation de la mesure ne soit pas imput&eacute; au ph&eacute;nom&egrave;ne mesur&eacute;, qui reste fixe et invariable dans son id&eacute;alit&eacute; (la masse de l&rsquo;objet, la vitesse du mobile), mais bien au dispositif concret mis en &oelig;uvre. Et, pour que les deux soient compatibles, l&rsquo;approximation de la mesure et des erreurs engendr&eacute;es d&rsquo;une part et l&rsquo;id&eacute;alit&eacute; du ph&eacute;nom&egrave;ne d&rsquo;autre part, on fait de l&rsquo;ensemble des mesures une distribution statistique autour d&rsquo;un principe qui est la vraie mesure recherch&eacute;e.&nbsp;</p> <p>Mais d&egrave;s qu&rsquo;on s&rsquo;int&eacute;resse &agrave; des ph&eacute;nom&egrave;nes plus concrets ou plus complexes, o&ugrave; l&rsquo;id&eacute;alisation est plus malais&eacute;e ou la r&eacute;duction plus d&eacute;licate, la loi devient moins universelle et n&eacute;cessaire : elle conna&icirc;t des exceptions, des variabilit&eacute;s lui &eacute;chappent sans la remettre en cause. Ainsi en biologie. Alors que la gravitation universelle serait d&eacute;finitivement r&eacute;fut&eacute;e pour une seule mesure d&eacute;viante, les lois biologiques sont moins inflexibles dans leur application : l&rsquo;exception ne vient pas d&rsquo;une erreur de mesure ou d&rsquo;une fausset&eacute; de la loi, mais d&rsquo;une erreur dans la mise en &oelig;uvre de cette loi par cette m&ecirc;me nature dont la loi exprime le mode de fonctionnement : ainsi parle-t-on commun&eacute;ment d&rsquo;erreur de la nature, mais plus sp&eacute;cifiquement d&rsquo;erreurs, par exemple dans la r&eacute;plication d&rsquo;un code g&eacute;n&eacute;tique, o&ugrave; ce qui est pr&eacute;vu par la loi n&rsquo;est pas r&eacute;alis&eacute; du fait du dispositif biologique consid&eacute;r&eacute;.&nbsp;</p> <p>La variabilit&eacute; du vivant n&rsquo;est donc pas de m&ecirc;me nature que celle du physique et son r&ocirc;le et rapport vis-&agrave;-vis de la l&eacute;galit&eacute; scientifique diff&egrave;re. Alors que la loi physique rencontre les exceptions comme des r&eacute;futations, la loi biologique aborde l&rsquo;exception comme une variation non pr&eacute;vue, non expliqu&eacute;e par la th&eacute;orie, mais renvoyant &agrave; une variation dans la mise en &oelig;uvre de cette loi ne valant pas r&eacute;futation de cette derni&egrave;re.</p> <p>Enfin, autre domaine mettant en avant le concept de loi, le droit. Mais dans ce cas, on s&rsquo;int&eacute;resse au fait humain en tant qu&rsquo;il est v&eacute;cu et assum&eacute; par des agents moraux ou civiques, c&rsquo;est-&agrave;-dire des sujets de l&rsquo;imputation morale ou juridique, et de l&rsquo;engagement contractuel (en s&rsquo;inspirant d&rsquo;une approche de l&rsquo;&eacute;thique et du droit h&eacute;rit&eacute;e de (Ricoeur, 1990)). La loi juridique r&eacute;gule les faits en tant que les agents doivent pouvoir en rendre compte, rendre raison de leur attitude et action, et les engagements en tant que les agents choisissent de s&rsquo;y conformer et acceptent de rendre compte des raisons qui auraient pu motiver de pas les tenir.&nbsp;</p> <p>Dans ce cas, la variation non conforme &agrave; la l&eacute;galit&eacute; des faits n&rsquo;est ni sur le mode de la r&eacute;futation ou de l&rsquo;erreur, elle se module sous la forme de l&rsquo;&eacute;cart dont il faut rendre raison. La loi ne doit changer par ce qu&rsquo;elle serait fausse, la nature humaine n&rsquo;a pas commis d&rsquo;erreur dans la mise en &oelig;uvre de la loi, mais les circonstances et le contexte ont conduit des agents &agrave; ne pas suivre la prescription de la loi, et il faut alors juger si cet &eacute;cart est bien une infraction &agrave; la loi, infraction alors &agrave; punir, ou bien si d&rsquo;autres motivations sont &agrave; consid&eacute;rer pour retenir d&rsquo;autres facteurs que le simple &eacute;cart, comme la conformit&eacute; &agrave; d&rsquo;autres principes ou lois.&nbsp;</p> <p>On pourrait encore citer d&rsquo;autres acceptions de la notion de loi o&ugrave; la variation prend d&rsquo;autres connotations (voir tableau ci-dessous) : ainsi, dans le domaine anthropologique ou sociologique, la loi exprime plut&ocirc;t des st&eacute;r&eacute;otypes ou des moyennes qui n&rsquo;ont pas pour vocation de constituer un cadre dans lequel enfermer les ph&eacute;nom&egrave;nes, mais de d&eacute;crire ce que l&rsquo;on rencontre la plupart du temps en fonction de certaines pr&eacute;d&eacute;terminations sans interdire qu&rsquo;il puisse en &ecirc;tre autrement l&agrave; ou ailleurs.</p> <h3 style="text-align: center;"><img height="525" src="https://www.numerev.com/img/ck_2796_17_Capture d’écran 2022-09-28 à 20.20.26.png" width="723" /></h3> <p style="text-align: center;">&nbsp;</p> <h3>Mod&egrave;le</h3> <p>La th&eacute;orie se traduit par des lois qui prescrivent le comportement des ph&eacute;nom&egrave;nes. Mais le caract&egrave;re l&eacute;gal des lois, ce qui peut faire d&rsquo;elles des lois, n&rsquo;est obtenu qu&rsquo;en op&eacute;rant une abstraction et une id&eacute;alisation des ph&eacute;nom&egrave;nes consid&eacute;r&eacute;s. La loi est l&eacute;gale car elle ne porte pas sur le r&eacute;el concret, mais celui abstrait et r&eacute;duit par le laboratoire et convoqu&eacute; par l&rsquo;exp&eacute;rimentation.&nbsp;</p> <p>Si cette articulation th&eacute;orie &ndash; loi permet de comprendre de larges pans de notre environnement, elle ne permet pas toujours de comprendre l&rsquo;ici et le maintenant des objets et des situations que l&rsquo;on rencontre. Pour que la compr&eacute;hension scientifique des ph&eacute;nom&egrave;nes puisse enrichir notre compr&eacute;hension et manipulation du r&eacute;el qui nous environne, il est n&eacute;cessaire d&rsquo;adjoindre un troisi&egrave;me volet, celui de mod&egrave;le.</p> <p>Nous appellerons mod&egrave;le toute repr&eacute;sentation d&rsquo;un objet ou d&rsquo;une situation permettant de les &eacute;tudier sans avoir &agrave; convoquer le r&eacute;el dont le mod&egrave;le est la repr&eacute;sentation. Autrement dit, le mod&egrave;le fournit un substitut du r&eacute;el que l&rsquo;on peut directement exp&eacute;rimenter sans avoir &agrave; se confronter au r&eacute;el lui-m&ecirc;me. Mais pour que la substitution soit pertinente et efficiente, certaines conditions doivent &ecirc;tre remplies, en particulier la conformit&eacute; aux lois et th&eacute;ories.&nbsp;</p> <p>Pr&eacute;cisons &agrave; pr&eacute;sent les termes de notre d&eacute;finition et comment ils s&rsquo;agencent. Tout d&rsquo;abord, un mod&egrave;le est la repr&eacute;sentation d&rsquo;un objet ou d&rsquo;une situation. Cela implique qu&rsquo;on a affaire &agrave; une r&eacute;alit&eacute; concr&egrave;te mais born&eacute;e, d&eacute;limit&eacute;e. On veut faire le mod&egrave;le d&rsquo;un dispositif, d&rsquo;une machine par exemple, ou d&rsquo;une situation, des objets dans un contexte particulier. Or, puisque l&rsquo;on envisage des objets ou situations concrets, ces derniers peuvent relever de diff&eacute;rentes th&eacute;ories ou points de vue. En effet, une th&eacute;orie, comme on l&rsquo;a dit, d&eacute;finit arbitrairement un segment du r&eacute;el qu&rsquo;elle envisage &agrave; travers une notion ou un ph&eacute;nom&egrave;ne centraux : le mouvement, la chaleur, etc. Or, un m&ecirc;me objet peut manifester ces deux ph&eacute;nom&egrave;nes ainsi que d&rsquo;autres encore. Il faut donc mobiliser ces diff&eacute;rentes th&eacute;ories pour rendre compte d&rsquo;un m&ecirc;me objet ou d&rsquo;une m&ecirc;me situation. Ce sont donc plusieurs lois qu&rsquo;il faut composer, alors que les th&eacute;ories dont elles rel&egrave;vent ne prescrivent pas par elles-m&ecirc;mes comment il faut proc&eacute;der &agrave; une telle composition : une th&eacute;orie m&eacute;canique du mouvement ne dit pas comment elle peut s&rsquo;articuler &agrave; une th&eacute;orie de la diffusion de la chaleur. Le mod&egrave;le propose par lui-m&ecirc;me une mani&egrave;re de les composer, et pour ce faire, propose des simplifications ou r&eacute;ductions pour rester intelligible et exploitable.</p> <p>Par ailleurs, le mod&egrave;le simplifie lois et th&eacute;ories pour rendre compte d&rsquo;un objet ou d&rsquo;une situation : il n&rsquo;est donc valable que pour ces derniers, et dans certaines conditions de fonctionnement ou de comportement. Autrement dit, contrairement aux th&eacute;ories et lois, les mod&egrave;les ne sont ni universels ni n&eacute;cessaires, mais locaux et contextuels.&nbsp;</p> <p>Enfin, un mod&egrave;le ne sert pas &agrave; remettre en cause les lois dont il proc&egrave;de : le mod&egrave;le permet d&rsquo;exp&eacute;rimenter l&rsquo;objet et la situation qu&rsquo;il repr&eacute;sente. On suppose que les lois sont justes, et il faut ajuster les param&egrave;tres et simplifications qui ont permis d&rsquo;&eacute;laborer le mod&egrave;le. Aussi distingue-t-on deux &eacute;tapes essentielles :&nbsp;</p> <ul> <li>Dans un premier temps, le mod&egrave;le est calibr&eacute; : en consid&eacute;rant les objets ou situations r&eacute;elles mod&eacute;lis&eacute;s, on v&eacute;rifie que le mod&egrave;le se comporte, r&eacute;pond, comme l&rsquo;objet ou la situation repr&eacute;sent&eacute;s. Cela permet de s&rsquo;assurer que les simplifications et param&eacute;trages sont corrects. Cette v&eacute;rification porte sur des plages de valeurs, ce qui permet de d&eacute;limiter un p&eacute;rim&egrave;tre de validit&eacute;. Autrement dit, non seulement le mod&egrave;le est local &agrave; un objet ou une situation, mais il est en outre local &agrave; une certaine plage de fonctionnement o&ugrave; on le consid&egrave;re comme valide ; en dehors, il est inutilisable.&nbsp;</li> <li>Dans un second temps, en restant dans le p&eacute;rim&egrave;tre de validit&eacute;, le mod&egrave;le est exploit&eacute; : il peut &ecirc;tre utilis&eacute; pour r&eacute;pondre &agrave; la place du r&eacute;el aux questions que l&rsquo;on se pose &agrave; propos de ce dernier, &eacute;tant attendu que ces questions ne portent que sur les objets et situations mod&eacute;lis&eacute;s dans les limites de la calibration effectu&eacute;e.&nbsp;</li> </ul> <p>L&rsquo;exploitation du mod&egrave;le peut r&eacute;pondre &agrave; diff&eacute;rentes finalit&eacute;s selon les questions qui lui sont pos&eacute;es :&nbsp;</p> <ul> <li>Finalit&eacute; cognitive : le mod&egrave;le sert &agrave; comprendre comment fonctionne l&rsquo;objet et se comporte en fonction des conditions de fonctionnement ;</li> <li>Finalit&eacute; pr&eacute;dictive : le mod&egrave;le sert &agrave; pr&eacute;dire comment &eacute;volue le syst&egrave;me mod&eacute;lis&eacute; &agrave; travers son fonctionnement ; le mod&egrave;le simule alors le r&eacute;el. Cette finalit&eacute; pr&eacute;dictive peut avoir &eacute;galement diff&eacute;rentes finalit&eacute;s :</li> <li>Finalit&eacute; de conception : le mod&egrave;le permet de faire varier un objet et de le simuler pour d&eacute;duire les principales caract&eacute;ristiques de son comportement ; c&rsquo;est une approche tr&egrave;s habituelle en conception m&eacute;canique par exemple ;</li> <li>Finalit&eacute; de diagnostic : en face d&rsquo;un objet d&eacute;fectueux, on consid&egrave;re un mod&egrave;le dans lequel on reproduit ce qu&rsquo;on pense &ecirc;tre l&rsquo;origine de la panne, et la simulation permet de constater si on reproduit bien le m&ecirc;me d&eacute;faut, confirmant ainsi l&rsquo;hypoth&egrave;se diagnostic, et permettant donc de pr&eacute;coniser la r&eacute;paration &agrave; effectuer. C&rsquo;est l&rsquo;approche notamment mises en &oelig;uvre dans les jumeaux num&eacute;riques.&nbsp;</li> <li>Finalit&eacute; d&eacute;cisionnelle : le mod&egrave;le sert &agrave; pr&eacute;voir l&rsquo;&eacute;volution &agrave; partir d&rsquo;une situation pr&eacute;sente dont on a mesur&eacute; les principaux param&egrave;tres ensuite inject&eacute;s dans le mod&egrave;le. Selon le r&eacute;sultat obtenu, une d&eacute;cision peut &ecirc;tre prise pour modifier les param&egrave;tres du r&eacute;el et entra&icirc;ner une &eacute;volution jug&eacute;e plus vertueuse.</li> </ul> <p>Cette liste n&rsquo;est bien s&ucirc;r pas exhaustive et n&rsquo;est limit&eacute;e que par le respect des limites de validit&eacute; du mod&egrave;le.</p> <h3>Mod&egrave;le comme machine &agrave; pr&eacute;dire, reposant sur des machines &agrave; calculer</h3> <p>On a donc une d&eacute;clinaison qui part d&rsquo;une th&eacute;orie qui se traduit en lois qui elles-m&ecirc;mes se composent et se d&eacute;clinent en mod&egrave;les. Alors que les lois sont universelles et n&eacute;cessaires, portant sur des ph&eacute;nom&egrave;nes id&eacute;alis&eacute;s, dont l&rsquo;id&eacute;alit&eacute; est la condition de possibilit&eacute; de l&rsquo;universalit&eacute; et n&eacute;cessit&eacute; l&eacute;gales, les mod&egrave;les qui en proc&egrave;dent sont locaux, propres &agrave; des situations et objets d&rsquo;une part et &agrave; des conditions particuli&egrave;res de fonctionnement de ces derniers d&rsquo;autre part.&nbsp;</p> <p>Une question peut se poser concernant la mise en &oelig;uvre des mod&egrave;les et leur op&eacute;rationnalit&eacute;. En effet, pour se substituer au r&eacute;el et r&eacute;pondre aux questions qu&rsquo;on leur pose, les mod&egrave;les doivent se comporter comme une reproduction du r&eacute;el, bref, comme une machine. L&rsquo;enjeu est que le mod&egrave;le puisse produire un r&eacute;sultat &agrave; partir des param&egrave;tres des objets et situations &agrave; reproduire. Le principe m&ecirc;me de cette reproduction machinale repose sur les machines &agrave; calculer.</p> <p>En effet, les lois scientifiques mobilis&eacute;s dans les mod&egrave;les, les simplifications et hypoth&egrave;ses adopt&eacute;es, aboutissement &agrave; des r&egrave;gles de fonctionnement qui se traduisent par des calculs &agrave; effectuer. Pour cela il est n&eacute;cessaire que ces r&egrave;gles soient quantitatives et poss&egrave;dent des traductions ou versions num&eacute;riques. Le mod&egrave;le devient la plupart du temps num&eacute;rique pour &ecirc;tre effectivement exploitable (ce n&rsquo;est pas une condition n&eacute;cessaire : les diagrammes scientifiques comme les diagrammes de phase, ou de diagrammes de Feynman, etc., sont des machines permettant d&rsquo;obtenir des r&eacute;sultats sans pour autant &ecirc;tre des outils num&eacute;riques informatis&eacute;s (Ferri, 2021)).</p> <p>Au final, il est d&eacute;sormais habituel que les mod&egrave;les soient num&eacute;riques et computationnels. Par l&rsquo;interm&eacute;diaire du calcul, les lois sont op&eacute;rationnalis&eacute;es dans leur mobilisation dans le mod&egrave;le. Le mod&egrave;le est donc un artefact qui produit des r&eacute;ponses calcul&eacute;es &agrave; la place d&rsquo;un objet du r&eacute;el et &agrave; partir de sa repr&eacute;sentation, qui s&rsquo;appelle, par m&eacute;tonymie, mod&eacute;lisation.</p> <h2>Une hi&eacute;rarchie boulevers&eacute;e par le calcul</h2> <p>L&rsquo;id&eacute;al-type qui se d&eacute;gage est donc simple : une th&eacute;orie donnant un point de vue sur monde, autour d&rsquo;un objet ou d&rsquo;une notion abstraite, des lois qui formalisent les ph&eacute;nom&egrave;nes s&rsquo;y rattachant, des mod&egrave;les qui articulent ces lois entre elles et avec celles d&rsquo;autres th&eacute;ories pour repr&eacute;senter des objets ou situations concrets, et enfin des artefacts computationnels qui op&eacute;rationnalisent les mod&egrave;les pour en faire des machines &agrave; simuler ce que mod&eacute;lisent les mod&egrave;les sans avoir &agrave; les consulter.&nbsp;</p> <p>Cette hi&eacute;rarchisation correspond &agrave; une sp&eacute;cialisation croissante et une validit&eacute; ou g&eacute;n&eacute;ralit&eacute; d&eacute;croissante. En effet, si la th&eacute;orie est g&eacute;n&eacute;rale, car valable toujours et partout pour les ph&eacute;nom&egrave;nes id&eacute;alis&eacute;s qu&rsquo;elle consid&egrave;re, un mod&egrave;le n&rsquo;est valable que pour des circonstances et contextes clairement identifi&eacute;s sous peine d&rsquo;obtenir des r&eacute;ponses erron&eacute;es ou ininterpr&eacute;tables.&nbsp;</p> <p>Cependant, le caract&egrave;re calculatoire des art&eacute;facts computationnels am&egrave;ne &agrave; renverser cette hi&eacute;rarchie, voire &agrave; en faire l&rsquo;&eacute;conomie. En effet, le mod&egrave;le peut sugg&eacute;rer qu&rsquo;il peut fonctionner d&egrave;s lors qu&rsquo;il est possible de lui soumettre des donn&eacute;es num&eacute;riques. On peut envisager d&rsquo;obtenir des mod&egrave;les reposant seulement sur leur capacit&eacute; &agrave; mettre en relation des donn&eacute;es num&eacute;riques, ind&eacute;pendamment des th&eacute;ories et lois que refl&egrave;teraient ces donn&eacute;es.&nbsp;</p> <p>Cette possibilit&eacute; est assum&eacute;e &agrave; divers titres et &agrave; plusieurs niveaux. D&rsquo;un point de vue &eacute;pist&eacute;mologique, Gray dans (Hey, Tansley, &amp; Tolle, 2009) propose de consid&eacute;rer qu&rsquo;il existe un nouveau paradigme, dans son sens kuhnien (Kuhn, 1983), succ&eacute;dant aux trois paradigmes historiques pr&eacute;c&eacute;dents : le premier correspondant &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience (e.g. le soleil se l&egrave;ve &agrave; l&rsquo;est, tous les jours), le second &agrave; la th&eacute;orie (e.g. la loi de la gravitation universelle, les lois de la m&eacute;canique quantique), le troisi&egrave;me aux mod&egrave;les calculatoires (au sens o&ugrave; nous les avons d&eacute;finis ici, par exemple les mod&egrave;les num&eacute;riques utilis&eacute;s pour la pr&eacute;vision m&eacute;t&eacute;orologique). Il y a lieu de parler d&rsquo;un nouveau et quatri&egrave;me paradigme dans la mesure o&ugrave; il remplace les pr&eacute;c&eacute;dents et permet de faire l&rsquo;&eacute;conomie de la th&eacute;orie et des mod&egrave;les calculatoires : les donn&eacute;es fournissent une base num&eacute;rique calculatoire suffisante (ce qui rend compte du troisi&egrave;me paradigme), repr&eacute;sentant dans sa masse le savoir empirique (ce qui rend compte du premier paradigme), permettant d&rsquo;abstraire des r&eacute;gularit&eacute;s et corr&eacute;lations donnant lieu de lois et savoirs abstraits (rendant compte finalement du deuxi&egrave;me paradigme).&nbsp;</p> <p>D&rsquo;un point de vue de la pratique scientifique, on peut citer les nouvelles perspectives que cela ouvre pour des disciplines pour lesquelles la mod&eacute;lisation est par construction un exercice d&eacute;licat voire artificiel, notamment les sciences humaines. Lev Manovich (2008) a pu ainsi proposer de d&eacute;velopper une analytique de la culture (cultural analytics) o&ugrave; les donn&eacute;es culturelles permettent de d&eacute;gager des motifs et sch&eacute;mas d&rsquo;analyse et interpr&eacute;tation des contenus culturels. On peut enfin citer pour m&eacute;moire un point de vue plus pol&eacute;mique, &agrave; savoir celui de Chris Anderson (2008) qui &eacute;voque une disparition de la th&eacute;orie.</p> <p>L&rsquo;artefact computationnel obtenu &agrave; partir des donn&eacute;es et de leur traitement n&rsquo;est pas un mod&egrave;le au m&ecirc;me sens que celui que poss&egrave;de ce terme dans la hi&eacute;rarchie Th&eacute;orie &ndash; Lois &ndash; Mod&egrave;le &ndash; Artefact. En effet, le mod&egrave;le au sens de cette hi&eacute;rarchie est un mod&egrave;le du monde, un mod&egrave;le d&rsquo;un objet concret ou d&rsquo;une situation effective. Appelons ce type de mod&egrave;le &laquo; mod&egrave;le de th&eacute;ories &raquo;, le pluriel de ce dernier terme provenant du fait que les mod&egrave;les sont souvent &agrave; l&rsquo;intersection de plusieurs visions th&eacute;oriques qu&rsquo;il faut agencer. En revanche, le mod&egrave;le obtenu &agrave; partir du traitement d&rsquo;une masse des donn&eacute;es n&rsquo;est pas un mod&egrave;le d&rsquo;un objet pr&eacute;cis, mais consiste dans un mod&egrave;le des donn&eacute;es pr&eacute;cis&eacute;ment, dans leur relation mutuelle et leurs &eacute;ventuelles d&eacute;pendances ou redondances. Au lieu de porter sur un r&eacute;el dont la connaissance a permis d&rsquo;ajuster les simplifications et les approximations des lois d&eacute;clinant les diff&eacute;rents points de vue &agrave; mobiliser sur ce r&eacute;el, le mod&egrave;le num&eacute;rique de donn&eacute;es n&rsquo;est obtenu que par abstraction &agrave; partir des donn&eacute;es et non &agrave; partir d&rsquo;int&eacute;gration de connaissances pr&eacute;alables. C&rsquo;est la raison pour laquelle ce mod&egrave;le num&eacute;rique de donn&eacute;es peut faire l&rsquo;&eacute;conomie de la th&eacute;orie mais qu&rsquo;il ne peut tenir lieu des mod&egrave;les qui en sont tir&eacute;s. Appelons ce type de mod&egrave;le &laquo; mod&egrave;le de donn&eacute;es &raquo;.&nbsp;</p> <h2>Une nouvelle articulation &agrave; envisager</h2> <p>Il pourrait &ecirc;tre tentant d&rsquo;opposer les deux types mod&egrave;les auxquels nous avons abouti selon le r&ocirc;le jou&eacute; par l&rsquo;artefact calculatoire correspondant &agrave; leur op&eacute;rationnalisation. Cependant, puisqu&rsquo;il est probable qu&rsquo;il est plus f&eacute;cond de les composer que de les opposer, il nous semble plus pertinent de revenir &agrave; notre probl&egrave;me initial, la variabilit&eacute; du r&eacute;el d&rsquo;une part et notre capacit&eacute; &agrave; en rendre raison sans l&rsquo;annuler pour autant. Il s&rsquo;agit alors de d&eacute;finir s&rsquo;il y a lieu de d&eacute;gager diff&eacute;rentes raisons rendant compte de diff&eacute;rents r&eacute;gimes de variabilit&eacute;.</p> <p>Le d&eacute;part du raisonnement est la notion de situation : il s&rsquo;agit du contexte dans lequel l&rsquo;&ecirc;tre humain est toujours d&eacute;j&agrave; plong&eacute;, ce qui le comprend et l&rsquo;enserre. S&rsquo;il lui est possible de consid&eacute;rer la situation dans sa globalit&eacute;, il ne peut s&rsquo;en extraire et la consid&eacute;rer comme s&rsquo;il en &eacute;tait ext&eacute;rieur car son point de vue fait partie du syst&egrave;me qu&rsquo;il veut repr&eacute;senter : l&rsquo;humain est un &ecirc;tre d&eacute;j&agrave; jet&eacute; selon la terminologie heideggerienne d&rsquo;&Ecirc;tre et Temps (Heidegger, 1986). Mais nous l&rsquo;avons sugg&eacute;r&eacute;, l&rsquo;humain peut envisager la situation qu&rsquo;il rencontre et la penser pour raisonner &agrave; son endroit ; comme dit Pascal dans ses Pens&eacute;es (Pascal, 2015) : &laquo; Par l&rsquo;espace l&rsquo;univers me comprend et m&rsquo;engloutit comme un point, par la pens&eacute;e je le comprends &raquo;. Il en est de m&ecirc;me d&rsquo;une situation.</p> <p>Comment la penser alors ? Nous proposons de la caract&eacute;riser d&rsquo;une part comme une ph&eacute;nom&eacute;nalit&eacute; qui se manifeste et donc qui poss&egrave;de des formes vari&eacute;es d&rsquo;une part, et comme une histoire qui poss&egrave;de ses dynamiques et forces en pr&eacute;sence. Dynamiques de ce qui y agit, formes de ce qui s&rsquo;appr&eacute;hende, une situation est la rencontre entre ce que l&rsquo;on per&ccedil;oit (ou non) et l&rsquo;action &agrave; laquelle on participe (ou non). Cette perspective permet alors de comprendre ce qui arrive ou survient dans une telle situation et de d&eacute;terminer la r&eacute;ponse qu&rsquo;on y apporte. Cela ne signifie pas d&rsquo;ailleurs que nous, agent humain, comprenons pour agir ensuite comme si l&rsquo;action r&eacute;sultait d&rsquo;une r&eacute;flexion pr&eacute;alable, mais plut&ocirc;t que notre action est toujours une r&eacute;ponse &agrave; ce que nous avons saisi de la situation, des formes manifest&eacute;es et des forces en pr&eacute;sence.&nbsp;</p> <p>C&rsquo;est pourquoi on peut d&rsquo;une part de poser la question de ce que l&rsquo;on peut saisir et comprendre, et les diff&eacute;rentes mani&egrave;res de le faire, et d&rsquo;autre part distinguer les raisons qui d&eacute;terminent la r&eacute;ponse apport&eacute;e.&nbsp;</p> <h3>La situation entre fait et &eacute;v&eacute;nement, r&eacute;p&eacute;tition et irruption</h3> <p>Comme la philosophie de la connaissance l&rsquo;a th&eacute;matis&eacute; d&egrave;s son origine ainsi que nous l&rsquo;avons dit, et comme la ph&eacute;nom&eacute;nologie l&rsquo;a reconduit, comprendre ce qui nous arrive est d&rsquo;abord reconna&icirc;tre ce qui arrive comme &eacute;tant d&eacute;j&agrave; arriv&eacute;, comme la r&eacute;p&eacute;tition d&rsquo;un d&eacute;j&agrave; survenu, d&rsquo;un fait que l&rsquo;on sait qualifier comme tel car on reconna&icirc;t sa nature et on en d&eacute;termine les propri&eacute;t&eacute;s : on rencontre un autre &ecirc;tre humain, et on constate sa taille par exemple. Mais en cas d&rsquo;&eacute;chec, il y a &eacute;v&eacute;nement, c&rsquo;est-&agrave;-dire irruption d&rsquo;un nouveau, de ce qui fait date pour devenir un fait potentiellement reproduit par la suite. La situation est donc un mixte de faits (reconnus car d&eacute;j&agrave; survenus) et d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements nouveaux (irruption de ce qui n&rsquo;est pas reconnu mais &agrave; conna&icirc;tre). La distinction entre faits et &eacute;v&eacute;nements n&rsquo;est pas exclusive, chaque fait pouvant porter sa part de nouveau : l&rsquo;individu que je rencontre, que je le reconnais comme &ecirc;tre humain mais je ne le connais pas comme personne, et j&rsquo;apprends donc &agrave; la conna&icirc;tre. Mais, et c&rsquo;est l&agrave; un motif cher &agrave; la ph&eacute;nom&eacute;nologie (Romano, 1998), il y a des &eacute;v&eacute;nements &eacute;chappant &agrave; toute reconnaissance pr&eacute;alable, l&rsquo;inou&iuml; (au sens litt&eacute;ral, ce qu&rsquo;on n&rsquo;a encore jamais entendu), l&rsquo;incroyable. On sait qu&rsquo;il arrive quelque chose, mais on ne sait pas ce qui arrive. On a donc une sorte de continuum allant du parfaitement reconnu &agrave; l&rsquo;irruption du parfaitement inconnu, avec toute sorte de gradation entre ces extr&ecirc;mes.&nbsp;</p> <p>Si on pose que toute situation s&rsquo;aborde comme une r&eacute;p&eacute;tition de ce que l&rsquo;on conna&icirc;t d&eacute;j&agrave; ou l&rsquo;irruption de ce que l&rsquo;on ne conna&icirc;t pas encore, comment construire une connaissance qui en rende compte ?&nbsp;</p> <p>La r&eacute;p&eacute;tition peut porter sur la forme de la manifestation ou sur le dynamique des forces en pr&eacute;sence. &nbsp;Pour reconna&icirc;tre le d&eacute;j&agrave; connu, il faudra donc r&eacute;duire la diversit&eacute; des ph&eacute;nom&egrave;nes pour les rapporter &agrave; une forme unique, ou encore r&eacute;duire les dynamiques causales per&ccedil;ues. On retrouve ces deux proc&egrave;s dans l&rsquo;histoire des id&eacute;es : &nbsp;la science galil&eacute;o-cart&eacute;sienne n&rsquo;est pas autre chose en effet, &agrave; travers la mathesis universalis (Rabouin, 2009), que la r&eacute;duction des ph&eacute;nom&egrave;nes rencontr&eacute;s &agrave; une forme math&eacute;matiquement manipulable. De m&ecirc;me les forces en pr&eacute;sence sont rapport&eacute;es &agrave; des principes fondamentaux dont la m&eacute;taphysique antique et m&eacute;di&eacute;vale s&rsquo;est efforc&eacute;e &agrave; recenser et syst&eacute;matiser (Gilson, 1986 [1944]) : l&rsquo;enjeu est de distinguer les causes prochaines ou lointaines, les causes mat&eacute;rielles ou formelles, etc. On retrouve ce qui constitue les fondements de la raison savante : la mathesis conduit &agrave; la preuve formelle, &agrave; la d&eacute;monstration, o&ugrave; seule compte la forme unique que l&rsquo;on retient, forme num&eacute;rique ou abstraite, de m&ecirc;me que la syst&eacute;matisation des causes &agrave; laquelle se livre la m&eacute;taphysique distingue des principes permettant de construire des argumentations. De tels arguments se rencontrent d&egrave;s lors qu&rsquo;on invoque des principes sous lesquels un raisonnement est produit : un principe de moindre action en physique, un principe du vivant en biologie, un principe de raison suffisante en philosophie, un principe l&eacute;gal dans le droit, un principe &eacute;thique en moral, etc.&nbsp;</p> <p>En revanche, l&rsquo;irruption impose d&rsquo;identifier du nouveau, autrement dit de cr&eacute;er une nouvelle identit&eacute; pour ce nouveau dont il faut rendre compte. Identifier une forme nouvelle de manifestation, c&rsquo;est constater un &eacute;cart qu&rsquo;il ne convient pas de r&eacute;duire, en le consid&eacute;rant comme une erreur, mais comme une nouvelle entit&eacute; &agrave; int&eacute;grer dans notre univers, comme une entit&eacute; de plein droit. Rep&eacute;r&eacute; comme une variation faisant &eacute;cart au d&eacute;j&agrave; l&agrave;, &agrave; une norme, le nouveau est une diff&eacute;rence qui surgit et qui revendique sa reconnaissance comme telle.&nbsp;</p> <p>Cette formulation ph&eacute;nom&eacute;nologique ne doit pas d&eacute;router car elle renvoie &agrave; des attitudes fort banales : toute compr&eacute;hension linguistique consiste &agrave; comprendre l&rsquo;usage d&rsquo;un terme dans un contexte donn&eacute; en comprenant en quoi cet usage diff&egrave;re du sens norm&eacute; par le dictionnaire ou l&rsquo;usage que nous connaissions jusque-l&agrave;. De m&ecirc;me, l&rsquo;enqu&ecirc;teur recherche des indices, des traces qui se d&eacute;tachent comme des intrus de leur environnement, car elles renvoient &agrave; une histoire qui leur est propre et n&rsquo;est pas celle de leur environnement direct. C&rsquo;est donc le paradigme indiciaire de l&rsquo;enqu&ecirc;te (Thouard, 2007), de l&rsquo;herm&eacute;neutique, o&ugrave; la diff&eacute;rence est constitutive du sens et non son approximation fautive (Rastier, 1991). Enfin, la dynamique nouvelle que l&rsquo;on distingue ou ressent permet de constater qu&rsquo;il se passe quelque chose, qu&rsquo;on n&rsquo;assiste pas &agrave; ce qui s&rsquo;est d&eacute;j&agrave; jou&eacute; ici ou ailleurs : il y a &eacute;v&eacute;nement car il y aura un apr&egrave;s de ce qui s&rsquo;est pass&eacute; dans la situation. Il faudrait en faire le r&eacute;cit.&nbsp;</p> <p style="text-align: center;"><img height="311" src="https://www.numerev.com/img/ck_2796_17_Capture d’écran 2022-09-28 à 20.24.23.png" width="488" /></p> <p>Si aborder une situation consiste &agrave; y reconna&icirc;tre un fait d&eacute;j&agrave; survenu ou prendre la mesure de l&rsquo;irruption d&rsquo;un nouveau qui s&rsquo;inaugure, chacune de ces postures se confronte &agrave; une limite qui l&rsquo;engage &agrave; emprunter &agrave; l&rsquo;autre : aucun fait qui ne poss&egrave;de sa part de nouveaut&eacute;, aucune nouveaut&eacute; qui ne poss&egrave;de un parfum de d&eacute;j&agrave;-vu. C&rsquo;est que chaque situation est la rencontre de deux probl&egrave;mes ou puissances d&rsquo;&eacute;chappement &agrave; nos capacit&eacute;s &agrave; rendre raison du r&eacute;el et &agrave; comprendre ce qui survient ou ce qui nous arrive :</p> <ul> <li>L&rsquo;in&eacute;puisable contingence des faits : quelle que soit la n&eacute;cessit&eacute; dans laquelle nous t&acirc;chons d&rsquo;enserrer le r&eacute;el, notre rapport &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience est avant tout une traque de la contingence, le fait de s&rsquo;apercevoir que ce qui arrive n&rsquo;est jamais totalement ce &agrave; quoi on s&rsquo;attend, ne serait-ce parce que l&rsquo;on veut le v&eacute;rifier ; en effet, la posture scientifique traditionnelle ne repose-t-elle pas sur le principe de v&eacute;rifier les d&eacute;ductions faites &agrave; partir d&rsquo;hypoth&egrave;ses ? Cela signifie que, m&ecirc;me si le r&eacute;el r&eacute;pond &agrave; nos attentes et semble s&rsquo;y conformer, notre interrogation exp&eacute;rimentale repose dans son principe sur le fait qu&rsquo;on suppose a priori qu&rsquo;il pourrait en &ecirc;tre autrement, que le r&eacute;el pourrait offrir une autre v&eacute;rit&eacute;, une contingence nouvelle qu&rsquo;il faudrait arraisonner de mani&egrave;re in&eacute;dite.</li> <li>L&rsquo;autre d&eacute;passement ou &eacute;chappement est l&rsquo;infinie qualification d&rsquo;un monde nouveau : autrement dit, la description de ce qui arrive est potentiellement infinie, car les termes que nous utilisons pour le d&eacute;crire emprunte n&eacute;cessairement &agrave; nos exp&eacute;riences pass&eacute;es si bien que la nouveaut&eacute; est toujours inad&eacute;quatement d&eacute;crite. Pour cela, les mots nous manquent, et existeraient-ils qu&rsquo;ils seraient d&eacute;j&agrave; fautifs, car le sens disponible ne saurait rendre compte d&rsquo;une nouveaut&eacute; qui ne peut se r&eacute;duire &agrave; un d&eacute;j&agrave; connu lui-m&ecirc;me d&eacute;j&agrave; nomm&eacute;.&nbsp;</li> </ul> <p>Si bien que le fait r&eacute;p&eacute;t&eacute; exc&egrave;de toujours par sa contingence en &eacute;carts qu&rsquo;il faut r&eacute;duire ou relever, et le nouveau constat&eacute; ne peut que susciter un manque dans nos descriptions ou th&eacute;ories qui veulent en rendre compte. Si le monde est ce que nos th&eacute;ories ou compr&eacute;hensions communes en disent, le r&eacute;el n&rsquo;est pas contenu dans le monde, mais il affleure ou d&eacute;passe entre les th&eacute;ories contredites par l&rsquo;exp&eacute;rience et la nouveaut&eacute; mal d&eacute;crite. D&rsquo;o&ugrave; la volont&eacute; in&eacute;puisable de chasser le r&eacute;el aux fronti&egrave;res du monde, &agrave; travers la recherche th&eacute;orique ou la recherche cr&eacute;ative, l&rsquo;art &eacute;tant souvent proche de la science dans ce rapport &agrave; l&rsquo;exc&egrave;s du r&eacute;el, l&rsquo;exc&egrave;s de r&eacute;el.&nbsp;</p> <h3>La situation et les raisons d&rsquo;agir</h3> <p>Si la preuve, l&rsquo;argument, l&rsquo;enqu&ecirc;te ou le r&eacute;cit permettent de comprendre ce qui nous arrive, &agrave; quoi on assiste ou participe dans une situation, il est n&eacute;cessaire de se donner une raison d&rsquo;agir, une base pour r&eacute;pondre &agrave; la situation car, si on la comprend par notre analyse, elle nous comprend comme l&rsquo;un de ses actants et nous ne pouvons pas ne pas y r&eacute;pondre.&nbsp;</p> <p>Plusieurs motifs pr&eacute;sident &agrave; nos actions. Max Weber en a propos&eacute; une recension syst&eacute;matique et articul&eacute;e selon les formes de rationalit&eacute; qu&rsquo;il a distingu&eacute;es dans les soci&eacute;t&eacute;s humaines et les savoirs qu&rsquo;elles d&eacute;veloppaient. Si l&rsquo;on suit ses commentateurs (Fleury, 2017 ; Kalberg, 2002) ainsi bien s&ucirc;r que son &oelig;uvre &eacute;pist&eacute;mologique (1965), Weber distingue plusieurs formes de raison :</p> <ul> <li>La raison &laquo; formelle &raquo; : il s&rsquo;agit notamment pour Weber de la raison &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre dans la bureaucratie, o&ugrave; la d&eacute;cision se prend de mani&egrave;re formelle, ind&eacute;pendamment du fond de ce qui est trait&eacute; ;</li> <li>La raison &laquo; th&eacute;orique &raquo; : c&rsquo;est le domaine de la science et de la connaissance th&eacute;orique ;</li> <li>La raison &laquo; substantielle &raquo; : c&rsquo;est le domaine de l&rsquo;&eacute;thique ou morale, o&ugrave; les valeurs axiologiques d&eacute;terminent ce qu&rsquo;il faut faire ;</li> <li>La raison &laquo; pratique &raquo; : qui renvoie &agrave; la raison instrumentale ou technique, ce qu&rsquo;on entreprend pour atteindre un but et dont l&rsquo;efficacit&eacute; comme moyen est &eacute;prouv&eacute;e.</li> </ul> <p>Ces quatre raisons renvoient &agrave; un d&eacute;j&agrave;-l&agrave; qui indique comment r&eacute;pondre &agrave; la situation et d&eacute;terminer l&rsquo;action &agrave; entreprendre. Ces motifs sont somme toutes assez simples et banals :&nbsp;<br /> -&nbsp;&nbsp; &nbsp;On fait ce qui a d&eacute;j&agrave; march&eacute;, la raison pratique ou instrumentale ;<br /> -&nbsp;&nbsp; &nbsp;On fait comme on a toujours fait, la raison formelle ou bureaucratique ;<br /> -&nbsp;&nbsp; &nbsp;On fait comme on pense qu&rsquo;il faudrait faire, la raison substantielle ou &eacute;thique ;<br /> -&nbsp;&nbsp; &nbsp;On fait selon ce qu&rsquo;on a compris jusque-l&agrave;, la raison th&eacute;orique.&nbsp;</p> <p>Toutes ces raisons ne font gu&egrave;re de place &agrave; une r&eacute;alit&eacute; qui serait en exc&egrave;s : cette derni&egrave;re serait plut&ocirc;t la source de leur &eacute;chec, chacune dans sa propre dimension : l&rsquo;exp&eacute;rimentation qui &eacute;choue, une possibilit&eacute; nouvelle o&ugrave; le formalisme &eacute;thique est sans r&eacute;ponse, une technique qui ne produit pas le r&eacute;sultat escompt&eacute; ou qui ne peut atteindre les objectifs fix&eacute;s. Seule la raison bureaucratique, &eacute;tant formelle et coup&eacute;e du r&eacute;el, fonctionne de mani&egrave;re aveugle et ne peut &eacute;chouer : selon son point de vue, ce n&rsquo;est pas la proc&eacute;dure qui &eacute;choue, mais le r&eacute;el qui n&#39;est pas conforme et qui est dans l&rsquo;erreur. Il convient alors de se mettre dans les conditions requises pour que la proc&eacute;dure fournisse son efficace attendue.&nbsp;</p> <p>Le lien est donc fort l&acirc;che entre les raisons du comprendre (ce qui arrive, comme fait r&eacute;p&eacute;t&eacute; ou irruption survenue) et les raisons d&rsquo;agir (d&eacute;terminer l&rsquo;action &agrave; entreprendre). Le lien s&rsquo;effectue finalement &agrave; travers non pas les raisons permettant de d&eacute;terminer l&rsquo;action, mais de la justifier a posteriori au vu de ses r&eacute;sultats : c&rsquo;est en t&acirc;chant de comprendre ce que nous avons provoqu&eacute; que nous pouvons traduire en preuve, argument, enqu&ecirc;te ou r&eacute;cit la r&eacute;ponse du r&eacute;el et justifier ainsi les raisons de nos actions.&nbsp;</p> <p>Encore faut-il qu&rsquo;il y ait encore la place pour entendre une r&eacute;ponse qui n&rsquo;est pas celle attendue par nos raisons d&rsquo;agir. Qu&rsquo;est-ce que l&rsquo;attente en question ? C&rsquo;est attendre un comportement du r&eacute;el conforme &agrave; ce qu&rsquo;on en comprend ou esp&egrave;re. Cette attente repose souvent sur un mod&egrave;le, et &eacute;ventuellement les artefacts computationnels qui le d&eacute;clinent. Comment r&eacute;aliser qu&rsquo;un mod&egrave;le est fautif et doit renvoyer &agrave; une justification qui le remet en cause ? Les mod&egrave;les d&eacute;duits des th&eacute;ories, du fait de leur localit&eacute; revendiqu&eacute;e et assum&eacute;e, permettent ces ajustements : il y a de la place pour l&rsquo;erreur, pour un r&eacute;el qui n&rsquo;est pas celui qu&rsquo;on attend.&nbsp;</p> <p>Qu&rsquo;en est-il pour les mod&egrave;les issus de donn&eacute;es qui transcrivent l&rsquo;&eacute;tat mesur&eacute; ou quantifi&eacute; de la r&eacute;alit&eacute; ? Par nature, ces mod&egrave;les ne renvoient pas une th&eacute;orie qui formule des attentes, mais &agrave; un cadre immanent aux donn&eacute;es. Il ne se r&eacute;fute ni s&rsquo;ajuste de la m&ecirc;me mani&egrave;re, mani&egrave;re qui reste encore largement &agrave; inventer. Les mod&egrave;les de donn&eacute;es donnent souvent lieu pour leur justification ou explication &agrave; des r&eacute;cits qui articulent leur origine ou leur historicit&eacute; aux attentes des acteurs de la situation. Ce storytelling (Salmon, 2008) est plus ou moins motiv&eacute; et rationnalis&eacute;, introduisant la difficult&eacute; qu&rsquo;il est ais&eacute; de donner &agrave; sens &agrave; ce qui est racont&eacute; mais d&eacute;licat de s&rsquo;assurer que ce sens donn&eacute; est correct, coh&eacute;rent et motiv&eacute; par les donn&eacute;es de la situation (Bachimont, 2016). Le num&eacute;rique instaure ainsi le besoin d&rsquo;une nouvelle intelligibilit&eacute; des mod&egrave;les permettant &agrave; la fois d&rsquo;exploiter le potentiel des donn&eacute;es mais aussi de les enr&ocirc;ler dans des proc&eacute;d&eacute;s de justification qui ne soient pas tautologiques vis-&agrave;-vis des m&eacute;thodes employ&eacute;es ou des donn&eacute;es mobilis&eacute;es.&nbsp;</p> <h2>Conclusion</h2> <p>Les mod&egrave;les sont un outil privil&eacute;gi&eacute; dans l&rsquo;investigation du r&eacute;el. Repr&eacute;sentation d&rsquo;un objet concret ou d&rsquo;une situation effective, un mod&egrave;le permet d&rsquo;en tenir lieu et d&rsquo;&ecirc;tre interrog&eacute; &agrave; sa place pour r&eacute;pondre aux questions qu&rsquo;on pourrait lui poser, que ce soit pour anticiper, simuler ou comprendre ce qui est ainsi repr&eacute;sent&eacute;. Un mod&egrave;le proc&egrave;de le plus souvent de th&eacute;ories qui chacune constitue une certaine conceptualisation du r&eacute;el, selon un point de vue qui lui est propre et qui repose sur des lois. Le mod&egrave;le consiste alors en une articulation de ces concepts et lois, via des simplifications et approximations qui permet d&rsquo;int&eacute;grer ces &eacute;l&eacute;ments a priori ind&eacute;pendants voire h&eacute;t&eacute;rog&egrave;nes. C&rsquo;est la raison pour laquelle un mod&egrave;le poss&egrave;de un p&eacute;rim&egrave;tre de validit&eacute; &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur duquel il peut r&eacute;pondre de mani&egrave;re fiable &agrave; la place du r&eacute;el qu&rsquo;il repr&eacute;sente. En revanche, au-del&agrave; de ce p&eacute;rim&egrave;tre, le mod&egrave;le est proprement inutilisable.<br /> Puisque le mod&egrave;le tient lieu du r&eacute;el qu&rsquo;il remplace pour &ecirc;tre interroger &agrave; sa place, il doit &ecirc;tre effectif, il doit donc fonctionner. Le mod&egrave;le comprend une dimension machinale, op&eacute;rationnelle, effective qui se traduit la plupart du temps par un artefact computationnel (mais pas obligatoirement comme le rappellent les diagrammes en sciences). Le calcul est alors ce qui permet de r&eacute;aliser l&rsquo;effectivit&eacute; du mod&egrave;le et de fonctionner selon les attentes qui l&rsquo;ont motiv&eacute;.&nbsp;</p> <p>Mais de tels artefacts computationnels ne sont pas toujours la traduction calculatoire de lois et th&eacute;ories int&eacute;gr&eacute;s dans un mod&egrave;le, mais peuvent &eacute;galement &ecirc;tre issus de donn&eacute;es qui sont collect&eacute;es &agrave; partir de moyens empiriques. Le mod&egrave;le construit &agrave; partir d&rsquo;elles n&rsquo;est plus la concr&eacute;tisation d&rsquo;une th&eacute;orie, ni un substitut du r&eacute;el au p&eacute;rim&egrave;tre limit&eacute; et &agrave; la validit&eacute; relative, mais un artefact qui pr&eacute;tend poss&eacute;der autant de r&eacute;alit&eacute; que les donn&eacute;es dont il est issu sans d&rsquo;autres limitations que celles de leur collecte. Il reste donc &agrave; motiver l&rsquo;usage raisonn&eacute; de tels mod&egrave;les, &agrave; l&rsquo;instar des mod&egrave;les computationnels issus des th&eacute;ories. Comment justifier leur usage ? Comment justifier, g&eacute;rer et assumer leurs erreurs ? Quelles logiques de compr&eacute;hension permettent d&rsquo;aborder les cons&eacute;quences issues de leur utilisation ?</p> <p>Les logiques de compr&eacute;hension renvoient aux diff&eacute;rentes mani&egrave;res d&rsquo;aborder une situation, dans sa part de r&eacute;p&eacute;tition du d&eacute;j&agrave; connu versus l&rsquo;irruption du radicalement nouveau. A ce titre, comprendre peut prendre la forme de la preuve, de l&rsquo;argument, de l&rsquo;enqu&ecirc;te ou du r&eacute;cit selon la capacit&eacute; que l&rsquo;on poss&egrave;de d&rsquo;une part d&rsquo;enserrer ce qui arrive dans les lois de la r&eacute;p&eacute;tition n&eacute;cessaire ou attendue (preuve ou argument) ou de rendre compte de la nouveaut&eacute; signifiante dans son &eacute;cart &agrave; la norme attendue (enqu&ecirc;te ou r&eacute;cit).&nbsp;</p> <p>Ce sont ces formes qu&rsquo;il conviendrait de d&eacute;gager et d&rsquo;adapter pour l&rsquo;usage des artefacts computationnels que sont les mod&egrave;les de donn&eacute;es, pour les rationnaliser et les int&eacute;grer dans notre rapport au r&eacute;el, o&ugrave; l&rsquo;on motive ses d&eacute;cisions en jugement raisonn&eacute; par un discours r&eacute;flexif (Bachimont, 2022). Alors que les mod&egrave;les th&eacute;oriques reposent sur des th&eacute;ories et lois qui les pr&eacute;c&egrave;dent, les mod&egrave;les de donn&eacute;es permettent d&rsquo;envisager des discours r&eacute;flexifs qui leur succ&egrave;dent. On a ainsi la possibilit&eacute; d&rsquo;inventer et d&rsquo;innover &agrave; partir de ce que peuvent nous r&eacute;v&eacute;ler les mod&egrave;les de donn&eacute;es. C&rsquo;est donc un nouvel horizon &eacute;pist&eacute;mique &agrave; consolider, &agrave; l&rsquo;instar de ce que fut en partie le si&egrave;cle dernier en &eacute;quipant les th&eacute;ories des mod&egrave;les permettant de les mettre en &oelig;uvre sur des r&eacute;alit&eacute;s concr&egrave;tes.&nbsp;</p> <h2>Bibliographie</h2> <p>Anderson, C. (2008). The End of Theory: The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete. Wired.&nbsp;<br /> Bachimont, B. (2016). Traces, calcul et interpr&eacute;tation : de la mesure &agrave; la donn&eacute;e. Azimuth : Philosophical Coordinates in Modern and Contemporary Ages, IV(7), 13-36.&nbsp;<br /> Bachimont, B. (2022). Une d&eacute;cision calcul&eacute;e peut-elle tenir lieu de jugement ? Consid&eacute;rations sur la facult&eacute; de juger et son instrumentation. Questions de communication, &agrave; para&icirc;tre.&nbsp;<br /> Ferri, F. (2021). science op&eacute;rative et ing&eacute;nierie s&eacute;miotique : des machines graphiques &agrave; la morphogen&egrave;se organique. (Th&egrave;se de Doctorat Th&egrave;se de Doctorat). Universit&eacute; de technologie de Compi&egrave;gne, Compi&egrave;gne.&nbsp;<br /> Fleury, L. (2017). Max Weber : la responsabilit&eacute; devant l&rsquo;histoire. Paris: &nbsp;Armand Colin&nbsp;<br /> Gilson, E. (1986). La philosophie au Moyen-&acirc;ge : des origines patristiques &agrave; la fin du XIVe si&egrave;cle &nbsp;[1944]). Paris: &nbsp;Payot.<br /> Heidegger, M. (1986). &ecirc;tre et Temps. Paris: &nbsp;Gallimard.<br /> Hey, T., Tansley, S., &amp; Tolle, K. (2009). The Fourth Paradigm : Data-Intensive Scientific Discovery. Redmond Microsoft Research.<br /> Kalberg, S. (2002). La sociologie historique et comparative de Max Weber. Paris: &nbsp;La D&eacute;couverte / MAUSS (Recherches).<br /> Kant, E. (1997). Critique de la raison pure &nbsp;(T. d. A. Renaut, Trans.). Paris: &nbsp;Aubier (Biblioth&egrave;que philosophique).<br /> Kuhn, T. (1983). La structure des r&eacute;volutions scientifiques: &nbsp;Flammarion.<br /> Manovich, L. (2008). Cultural analytics: analysis and visualisation of large cultural data sets.&nbsp;<br /> Moreau, J. (1985). Aristote et son Ecole. Paris: &nbsp;Presses Universitaires de France.<br /> Parm&eacute;nide. (1988). Fragments. In J.-L. Dumont (Ed.), Les Pr&eacute;socratiques (pp. 255-272): Gallimard.<br /> Parm&eacute;nide. (1998). Sur la nature ou sur l&#39;&eacute;tant : la langue de l&#39;&Ecirc;tre ? &nbsp;(B. Cassin, Trans.). 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Storytelling : la machine &agrave; &nbsp;fabriquer des histoires et &agrave; formater les esprits. Paris: &nbsp;La D&eacute;couverte.<br /> Schlick, M. (2005). Th&eacute;orie g&eacute;n&eacute;rale de la connaissance &nbsp;(Allgemeine ErkenntnisLehre, [1925]). Paris: &nbsp;Gallimard.<br /> Thouard, D. (Ed.) (2007). L&#39;interpr&eacute;tation des indices : Enqu&ecirc;te sur le paradigme indiciaire de Carlo Ginzburg. Villeneuve d&#39;Ascq: Presses universitaire du Septentrion (Opuscule Phi).<br /> Weber, M. (1965). Essais sur la th&eacute;orie de la science &nbsp;(J. Freund, Trans.). Paris: &nbsp;Plon.</p>