<p>Les situations de crises et de catastrophes, qu’elles soient d’origine naturelle ou humaine, sont marquées par une intense activité de production, de partage et d’interprétation d’informations en tout genre. En effet, face à une situation nouvelle, dont l’évolution ne peut être prévue, l’incertitude fait obstacle aux actions de protection : « qui ne maîtrise pas l’information ne maîtrise pas la crise » (Bouzon, 1999). En dépit de la professionnalisation croissante de la gestion de catastrophes dans nos sociétés contemporaines (à travers le développement des compétences de la sécurité civile, des pompiers, des personnels médicaux, de l’armée), ce besoin d’information s’étend également au grand public : « avoir accès à l’information dont on a besoin en temps opportun permet aux gestionnaires de prendre les bonnes décisions et de réussir leurs opérations et à la population, de se conduire en toute sécurité et de bien appliquer les consignes en connaissance de cause » (Ait Ouarab-Bouaouli, 2008). Ainsi, les citoyens, lorsqu’ils sont directement affectés par la crise, mais parfois aussi simples témoins distants, développent également des activités complexes de recherche et d’échange d’information.</p>
<p>Depuis le début des années 2000, les outils numériques jouent un rôle central dans les usages des citoyens lors de ces situations. De l’agrégation d’articles de presse sur la page d’accueil de Google durant les attentats du World Trade Center (Bucher, 2002) jusqu’à la coordination d’usagers de Twitter lors d’incendies et d’inondations (Vieweg et al., 2010), en passant par la couverture des Printemps Arabes sur Wikipédia (Ferron & Massa, 2011), les modalités de publication, de circulation et de vérification de l’information se sont démultipliées. Le développement d’outils de cartographie participative simples d’accès a favorisé l’émergence de pratiques de mashup cartographique (Palsky, 2013), notamment documentées après l’accident nucléaire de Fukushima Daiichi (Plantin, 2011). Des projets cartographiques collaboratifs de plus grande ampleur, s’appuyant sur des outils dédiés (tels que Safecast, Ushahidi, etc.) ou des organisations garante d’une certaine expertise (OpenStreetMap par exemple) ont également vu le jour suite à différentes catastrophes (Brown et al., 2016; Goolsby, 2010; Liu & Palen, 2010). Ces cartes donnent à voir différentes représentations d’une même situation de crise, selon les choix réalisés par leurs auteurs (outils utilisés, données sélectionnées, caractéristiques graphiques, etc.), reflets de leurs compétences, de leurs moyens, de leurs rapports au risque et au territoire (Segault, 2020a).</p>
<p>La pandémie mondiale de Covid-19 qui s’est déclarée début 2020 a également suscité une intense activité de partage et de mise en débat d’informations au sein de la population, en France comme à l’étranger. Médias de masse et médias sociaux ont tous connu une abondance de chiffres, présentés sous des formes variées de graphiques (Kennedy, 2020), accompagnés de commentaires d’une diversité plus grande encore. Wikipédia a ainsi vu la création de centaines d’articles liés au virus, à la pandémie, à sa gestion, et à ses conséquences à travers le monde (Rizza & Bubendorff, 2021), faisant également la part belle aux courbes et diagrammes relatifs aux données épidémiologiques (Segault, 2020b). De nombreux travaux se sont penchés sur la fiabilité des données résultant du processus d’édition collaborative de l’encyclopédie en ligne dans le contexte de la pandémie, avec des résultats plutôt encourageants (Benjakob et al., 2021; Colavizza, 2020).</p>
<p>L’étude que nous proposons ici porte plus spécifiquement sur les formes de cartographie apparues dans la galaxie Wikimédia, avec une approche centrée non sur la qualité de l’information mais sur ses mécanismes de production et de circulation. Plusieurs dizaines de cartes, créées par des internautes aux profils variés à partir des données épidémiologiques disponibles et publiées sur la médiathèque Wikimédia Commons au cours des années 2020 et 2021 seront analysées et comparées de manière qualitative. À travers leurs modalités de développement (outils, sources de données, types de présentation, etc.) et d’utilisation au sein des projets Wikimédia (principalement l’encyclopédie Wikipédia), nous examinerons les mises en récit des données auxquelles elles participent. En observant les échanges relatifs à ces cartes dans la communauté Wikimédia (membres créateurs de cartes, mais aussi utilisateurs, commentateurs, critiques), nous monterons également les différentes littératies (informatiques, épidémiologiques, géopolitiques, encyclopédiques, etc.) à l’intersection desquelles ces activités sont ancrées.</p>