Notre proposition s’inscrit dans le prolongement d’une étude exploratoire<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" style="color:blue; text-decoration:underline" title="">[1]</a> menée tout le long de l’année 2021 par un collectif de chercheurs et de bibliothécaires pour rendre compte des activités du groupe Facebook La Bibliothèque Solidaire du confinement<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" style="color:blue; text-decoration:underline" title="">[2]</a>(BSc). L’une des catégories d’analyse mobilisée est celle de "courtier intellectuel" proposée par Claude Levi-Strauss dans Tristes tropiques, quand il aborde la déroute des bibliothèques publiques : elle permet de rendre compte du dispositif BSc comme un espace de médiatisation numérique des relations au savoir. Ces relations de transactions documentaires  plus difficilement tangibles en situation physique se manifestent ainsi avec intensité dans le  groupe : - Dans la BSc, ce qui est rendu systématiquement visible, ce sont les demandes de documents, jamais les documents eux-mêmes et pas toujours les réponses apportées ; cette exposition publique des intérêts documentaires constitue habituellement un angle mort pour les bibliothèques – on comptabilise plutôt les ajustements – réussis ou ratés – des demandes et des réponses, sans considérer que les demandes documentaires elles-mêmes constituent un foyer d’attentions, un vrai gisement d’intérêt, une forme de patrimoine en actes. Or, ce que nous avons observé sur la plateforme et entendu lors des entretiens est que cet enregistrement systématique des demandes documentaires, parfois redondantes, lacunaires ou très pointues, constituent une intarissable source de curiosité et un intérêt en soi pour les abonnés du compte Facebook BSc. - La faiblesse du dispositif à permettre la mémorisation des demandes documentaires – techniquement, Facebook engage à un flux continu avec des outils de recherche peu performants, une logique de push plus que de pull – juridiquement la BSc ne peut stocker des documents sous droits comme le fait une bibliothèque- n’annule pas la pertinence du choix de l’outil, ce qui révèle une palette d’usages plus large que le seul courtage interpersonnel de documents. Contrairement à la promesse des bases de connaissances qui optimisent la recherche des réponses à partir d’une formalisation des demandes, l’intérêt de la BSc, pour les membres qui la suivent, sans toujours nécessairement l’utiliser à des fins de prélèvement documentaire, est de voir des intérêts de recherche s’exprimer, se produire, se formuler dans un espace interdisciplinaire rare dans le cadre d’une recherche toujours plus spécialisée ; son absence de hiérarchie et de classement (par statut académique, discipline, ou sujet) ne semble pas constituer un frein à l’intérêt des usagers de BSC, tout au contraire, où se côtoient universitaires, chercheurs, étudiants et amateurs.   Dans ce qui apparaît à première vue comme une « anti-bibliothèque<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" style="color:blue; text-decoration:underline" title="">[3]</a> », nous retrouvons au contraire la raison d’être des bibliothèques : un lieu de circulation des savoirs sans enjeu, un lieu du potentiel, de la découverte et de la curiosité au sens fort, de la rencontre et de l’aléa, dans lequel les engagements intellectuels ne sont pas encore pris ou peuvent être suspendus : le savoir n’est pas encore mis en &oelig;uvre (comment débuter une recherche ; je cherche tels titres), ou il est mis entre parenthèses et traits d’union (je sors de mes sujets connus et m’intéresse à tout autre chose) ou il est en panne (je suis un peu perdu.e). Une forme d'ascèse pragmatique dans les échanges – une étonnante absence de controverses scientifiques - qui se situe en-deçà des interprétations, dans le maintien d’une multiplicité de lectures possibles, évoquant la bibliothèque comme « hétérotopie » de Foucault ou « l’insignifiante banalité » de la bibliothèque de Joëlle Le Marec. Le groupe Facebook La Bibliothèque Solidaire du confinement constitue à cet égard un dispositif de “production relationnelle » qui couple une production de relation - courtage documentaire entre demandeurs de documents et propriétaires de documents - à une production par la relation : par la publicité des échanges documentaires, c’est une communauté aux prises avec la vulnérabilité propre à toute démarche de connaissance (amplifiée par la situation du confinement) qui se constitue et se maintient par l’intermédiaire de l’outil si populaire et si peu académique de Facebook. 1- Courtage documentaire et courtiers intellectuels dans BSc Notre analyse porte sur l’écart entre la promesse initiale du groupe (permettre un courtage documentaire) et la pratique de ces membres : tous ne sont pas toujours acteurs du courtage, demandeurs ou offreurs de documents, mais tous sont plus ou moins régulièrement lecteurs/spectateurs des échanges documentaires, de ces formes d’écriture en public à même de constituer une métaconversation qui réunit ses membres autour d’un apprentissage spécifique  - « voir les savoirs » en train de se faire-, « en être ». <h6 class="MsoFootnoteText" style="text-indent: -18pt; margin-left: 40px;">2- É critures et rituels dans BSc</h6> Les échanges sur la BSc se présentent comme un objet textuel complexe et opaque à une lecture extérieure et postérieure à leur diffusion. La distinction établie par Goffman entre « contraintes systémiques » et « contraintes rituelles » dans la participation permet d’isoler le cadre technique de Facebook qui impose son propre dispositif d’écriture et le cadre de l’écriture communautaire constitué par la BSc. 3- BSc comme « arène publique » Avant la BSc, il semble que très peu d’étudiants et de chercheurs exprimaient leurs intérêts de recherche à des inconnus sur Facebook, qui est avant tout utilisé soit pour du divertissement soit pour des échanges circonscrits entre membres partageant hors plateforme des intérêts spécifiques ; la BSc ouvre la possibilité d’une forme d’arène publique au sens que propose D. Cefaï  et dont nous faisons l’hypothèque que la BSc en relève : <q>« Ainsi une arène publique est-elle différente d’un marché (logique du profit à travers l’échange), d’un champ (logique de domination entre groupes sociaux) ou d’une agora (logique de l’argumentation et de la délibération). Elle rassemble ces différentes logiques dans la réalisation d’une écologie des problèmes publics. Les modèles du marché, du champ et de l’agora sont des sous-espèces du modèle de l’arène sociale : ils ne saisissent qu’une seule dimension d’un processus complexe, interactif et génératif ; et une arène publique est une arène sociale dont les acteurs visent des biens publics, se réfèrent à l’intérêt public, définissent leurs problèmes comme publics et sentent, agissent et parlent en conséquence ».</q>     Bert Jean-François et Jérôme Lamy, Voir les savoirs. Lieux, objets et gestes de la science, Paris, Anamosa, 2021. Bert-Erboul Clément (dir.) ; Fayet, Sylvie (dir.) ; et Wiart, Louis (dir.). À l’ombre des bibliothèques : Enquête sur les formes d'existence des bibliothèques en situation de fermeture sanitaire. Villeurbanne : Presses de l’enssib, 2022. Disponible sur Internet : <a href="http://books.openedition.org/pressesenssib/16389" style="color:blue; text-decoration:underline">http://books.openedition.org/pressesenssib/16389</a> Cefaï Daniel. « ‪Publics, problèmes publics, arènes publiques…‪. Que nous apprend le pragmatisme ? », Questions de communication, vol. 30, no. 2, 2016, pp. 25-64 Daston Lorraine, L’économie morale des sciences modernes. Jugements, émotions et valeurs, présenté par Stéphane Van Damme, Paris, La Découverte, coll. « Futurs antérieurs », 2014. De Fornel Michel. Contraintes systémiques et contraintes rituelles dans l'interaction visiophonique. In: Réseaux, volume 6, n°29, 1988. L'interaction communicationnelle. pp. 33-46. Foucault Michel, « « Des espaces autres » », Empan, 2004/2 (no54), p. 12-19. Goffman Erving. Façons de parler. Paris : Ed. de Minuit, 1987 Le Marec Joëlle. Essai sur la bibliothèque : Volonté de savoir et monde commun. Nouvelle édition [en ligne]. Villeurbanne : Presses de l’enssib, 2021 Lévi-Strauss Claude. Tristes tropiques. Paris, Pocket, 2001, coll. « Terre humaine poche » Sauret Nicolas. De la revue au collectif : la conversation comme dispositif d’éditorialisation des communautés savantes en lettres et sciences humaines, thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication soutenue en 2020 : / https://these.nicolassauret.net <div>  <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <a href="#_ftnref1" name="_ftn1" style="color:blue; text-decoration:underline" title="">[1]</a>. Cette recherche a donné lieu à l’ouvrage À l’ombre des bibliothèques : Enquête sur les formes d'existence des bibliothèques en situation de fermeture sanitaire [en ligne], Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2022. Elle repose sur l’exploitation d’une base de données des échanges tenus dans le groupe de la création du groupe (16 mars 2020) au début du mois de février 2021, soit environ 300 jours, un peu plus de 140 000 messages produits par un peu plus de 23 000 membres du groupe ; cette base de données reconstituée par scrapping est complétée par 14 entretiens approfondis, semi-directifs. </div> <div id="ftn2"> <a href="#_ftnref2" name="_ftn2" style="color:blue; text-decoration:underline" title="">[2]</a>. Constitué en catastrophe aux premières heures du confinement de mars 2020 comme alternative pragmatique à l’approvisionnement documentaire empêché par la fermeture des bibliothèques, le groupe Facebook La Bibliothèque Solidaire du confinement atteint rapidement une audience conséquente (40 000 inscrits les dix premiers jours) qui se pérennise (le groupe stabilisé à presque 70 000 membres survit et perdure à la réouverture des lieux documentaires et depuis). </div> <div id="ftn3"> <a href="#_ftnref3" name="_ftn3" style="color:blue; text-decoration:underline" title="">[3]</a>. La Bibliothèque Solidaire du confinement est une bibliothèque sans livres ni rayonnages, sans catalogue ni collection. C’est aussi une bibliothèque sans guichet d’accueil ni bibliothécaires attitrés : tout membre du groupe est autant le bibliothécaire que l’usager. La seule réalité palpable dans le groupe, ce sont ses membres, la richesse de leur profil et l’épaisseur de leurs lectures. </div> </div>