<h3>Introduction</h3>
<p>En France, le marché des services de vidéo à la demande payant (VOD, comprenant la TVOD et la SVOD) a atteint en 2021 un chiffre d’affaires estimé à 1.746,6 millions d’euros (CNC, 2022). Ces dernières années, ce marché n’a cessé de croître avec 11,9% supplémentaire de 2020 à 2021 (<em>ibid</em>.). Parmi l’ensemble des modèles de VOD payante (TVOD, SVOD, AVOD), la SVOD – impulsée en France par l’arrivée de Netflix en 2014 – a progressivement gagné du terrain jusqu’à dominer le marché depuis 2017 pour atteindre, en 2021, 8 millions d’utilisateurs quotidiens (<em>ibid</em>.). Un recensement effectué en 2019 par le CSA-CNC estimait que 65 services étaient actifs sur l’année 2017, qualifiant l’offre « d’abondante et hétérogène » (CNC et CSA, 2019, p. 17). Les 10 services les plus plébiscités en France (selon le pourcentage de consommateurs) rassemblent en majorité des firmes américaines (les trois premières sont Netflix, Amazon Prime Vidéo et Disney+, et plus loin Google Play ou AppleTV+) mais aussi des firmes nationales issues des industries culturelles (Canal VOD) et de la communication (Orange, SFR). Le reste du classement se compose d’une myriade de « petits » acteurs nationaux (Benshi, Tënk) et/ou internationaux (MUBI, etc.).</p>
<p>Ces derniers attirent plus particulièrement notre attention pour leur diversité mais aussi leurs particularités communes : l’indépendance (ils ne dépendent pas d’un grand groupe industriel), l’éditorialisation forte du site (une sélection « qualitative » de contenus associée à des processus de recommandation « humains »), l’inscription du service dans des sociétés aux structures juridiques variées (associations, société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), etc.), la mise en place de modèles d’affaires mixtes reposant souvent et en grande partie sur le recours aux subventions publiques. L’objectif de notre proposition est d’approfondir, dans la continuité des travaux relevant de l’économie politique de la communication (Miège, 2017 ; Mœglin, 2007), la compréhension des modes de fonctionnements socio-économiques et organisationnels de ces services de VOD qui relèvent, a priori, du modèle des « plateformes » et qui s’inscrivent plus précisément dans celui du « coopérativisme » (Thuillas et Wiart, 2019, p. 18) : principe fondé par des coopérations d’acteurs culturels depuis le début des années 2000 et qui, dans le cadre du web « proposent ainsi de répliquer les technologies existantes en plaçant des principes de solidarité au centre des échanges » (<em>ibid</em>., 2019, p. 18). Il s’agit pour notre cas de mettre en lumière certaines caractéristiques de leur fonctionnement et de comprendre la manière dont les offres se construisent et se stabilisent dans un contexte concurrentiel parfois difficile à appréhender pour les acteurs en présence.</p>
<p>Nous faisons le constat liminaire que ces services – pour se développer et fonctionner – mettent en place un certain nombre d’actions collaboratives avec des acteurs tiers hétérogènes relevant du partenariat stratégique ou de tâches externalisées : recours à des prestataires techniques pour la gestion du <em>back office</em> ou du stockage de données, relations avec des médias nationaux pour des opérations de partenariats et de communication, relations plurielles avec auteurs et ayants-droits pour la gestion des catalogues… Cette dimension « <em>business-to-business</em> », qui relève de stratégies somme toute classiques pour tout type d’organisation et notamment pour les industries du cinéma et de l’audiovisuel (Creton, 2020) n’est cependant pas dénuée d’originalité et de particularité lorsqu’il s’agit des services de vidéo à la demande, services aux caractéristiques techniques et commerciales bien spécifiques (Le Diberder, 2019). En effet, ils relèvent à la fois de l’économie numérique (Guibert, Rebillard et Rochelandet, 2016) – ce qui suppose de commercialiser et gérer des biens informationnels numériques dans un support en ligne et ce dans un contexte de renouvellement des usages et des modes de consommation – et de l’économie du cinéma et de l’audiovisuel – ce qui suppose d’interagir avec les acteurs de la filière, notamment pour obtenir des droits de diffusion. Le développement de ce type de service impose aux professionnels de savoir mobiliser un éventail de compétences, de connaissances, de savoir-faire et de relations que tous ne maîtrisent pas. En outre, le développement d’un service de ce type doit répondre – de façon plus large – à certaines formes « d’injonctions » au numérique qui deviennent dès lors insidieusement, les critères d’appréciation mobilisés par les organes de financement (régionaux, nationaux, internationaux) qui sont indispensables à leurs modèles d’affaires. Ces nécessités ne sont ainsi pas sans générer quelques tensions chez ces acteurs.</p>
<p>Notre objectif est donc de faire ressortir les relations concrètes qui se nouent entre acteurs hétérogènes autour de différentes prestations (techniques, financières, éditoriales entre autres) afin de comprendre dans quelle mesure elles participent des modalités de fonctionnement de ces services à la fois dans l’offre de contenus (production, diffusion), dans leur mise en visibilité et dans leur financement. En quoi cet ensemble de relations, de prestations, d’acteurs, est-il spécifique à ces services et indispensable pour le fonctionnement – voire leur pérennité ? Dans quelle mesure ces collaborations renouvellent-elles leur inscription dans leur filière de référence ? Dans quelle mesure la « bonne gestion » de ces collaborations est-elle garante de la pérennité du service ou peut-elle au contraire venir fragiliser son activité ? Quelles formes ont ces collaborations ? Quels enjeux pour les acteurs ?</p>
<p>En outre, si l’examen critique de ces relations nous permet de bien comprendre les modalités de fonctionnement et les particularités de la vidéo à la demande, elle nous permet aussi de discuter des notions souvent mobilisées par les acteurs eux-mêmes pour qualifier ces relations : celle « d’écosystème » d’une part, systématiquement mobilisée par les professionnels pour évoquer ces espaces d’échanges interacteurs ; celle de « plateforme » d’autre part, utilisée de façon abusivement générique pour qualifier tout type de service de diffusion de contenus en ligne (Bullich, 2019, 2021).</p>
<p>Le travail présenté s’inscrit dans le cadre du projet PARADICC (Plateformes en Auvergne-Rhône-Alpes de diffusion des contenus culturels) financé, depuis 2019, par le dispositif « Pack Ambition Recherche » (Région Auvergne-Rhône-Alpes) et associant les laboratoires GRESEC (Université Grenoble-Alpes), ELICO (Université Lyon 2) et MARGE (Université Lyon 3). Il s’appuie sur l’analyse monographique de Tënk, SCIC créée en 2016 et basée à Lussas en Ardèche. La société, partenaire du projet, présente une offre SVOD uniquement axée autour du documentaire d’auteur et s’inscrit dans un « projet politique » visant le développement de la culture documentaire en France mais aussi à l’international, du fait de la présence de son service au Québec (et d’une volonté qu’il soit progressivement disponible dans d’autres pays via des accords de franchise). La méthodologie repose sur une série d’entretiens semi-directifs conduits avec les membres de la société – individuellement ou sous la forme de focus group – à partir de 2019, puis reconduits régulièrement en 2020, 2021 et 2022. Les entretiens ont porté sur l’identification du positionnement et des stratégies de la société, les modalités de fonctionnement, les rapports avec les autres professionnels, les difficultés, les enjeux et objectifs à moyen et long terme. Enfin, cette monographie est, lorsque nécessaire, complétée par des exemples issus de services de VOD proche de Tënk tels que MUBI, FilmoTV, UniversCiné, Benshi, LaCinetek, etc. avec lesquels nous avons pu mener, dans le cadre de PARADICC, d’autres entretiens.</p>
<p>Après avoir présenté le cadre théorique et méthodologique de cette étude, reprenant de façon critique les notions de « filière » et de « plateforme », nous présenterons une analyse de quatre relations stratégiques que Tënk mobilise avec les acteurs variés dans la mise en place de son service. La conclusion revient sur différents enjeux de cette recherche, que ce soit sur le plan théorique, conceptuel et empirique.</p>
<h3>Une approche socio-économique de la SVOD</h3>
<h4>L’étude des caractéristiques socioéconomiques de la SVOD</h4>
<p>Certainement en raison du succès commercial de la SVOD décrit en introduction et par l’extraordinaire mise en visibilité médiatico-publicitaire d’un acteur comme Netflix, les travaux sur la SVOD (et plus largement sur la VOD) se sont particulièrement développés en sciences sociales et notamment en sciences de l’information et de la communication (Cailler et Taillibert, 2019 ; Campion, 2019, Delaporte 2019 ; Dessinges et Perticoz 2019 ; Guibert et <em>al</em>., 2016 ; Le Diberder, 2019 ; Perticoz, 2019 ; Taillibert, 2020 ; Thuillas et Wiart, 2019 ; Wiart 2021). Dans le cadre de cet article et depuis une approche ancrée en économie politique de la communication (Miège, 2017 ; Mœglin, 2007), nous nous intéressons aux modes de fonctionnements socioéconomiques de la SVOD en proposant une contribution à l’intelligibilité des « modèles de plateforme » (Mœglin, 1998, 2007 ; Bullich, 2019) et plus précisément à celui des « plateformes mutualisées » (Thuillas et Wiart 2019) auquel répond justement certains services de SVOD, tels Tënk, LaCinetek ou UniversCiné : « les plateformes mutualisées sont lancées à l’initiative de plusieurs acteurs culturels, qui s’entendent pour développer un projet commun. Les initiatives fonctionnent selon une logique de groupement professionnel, à savoir des personnes ou des structures, parfois préalablement rassemblées dans des organismes de représentation collective (syndicat, association professionnelle), se réunissent autour d’intérêts partagés pour porter une plateforme numérique » (Thuillas et Wiart, 2019, p. 25-26). Dans le cas de la SVOD le modèle de « plateforme mutualisée », se pare de certaines caractéristiques qu’il est nécessaire de préciser afin de mieux définir notre objet et notre problématique.</p>
<p>Selon Le Diberder, « la SVOD peut d’abord se définir comme le croisement d’un mode de financement, l’abonnement, et d’une technique, le streaming de vidéo par Internet » (2019, p. 84). Il rappelle, ainsi que nous l’avons fait en introduction, combien les services de SVOD en présence sont pluriels et hybrides : ils résultent chacun d’une combinatoire, très variable, d’au moins trois dimensions clés : le type de contenus, le pays d’origine et les modalités de diffusion/accès. Le dénominateur commun de tous ces acteurs est de devoir développer leur stratégie autour d’un ensemble d’activités incontournables pour ce type de service : « chacune doit transcoder, héberger et distribuer des fichiers vidéo, construire un site web et des applications, acquérir des droits audiovisuels, assurer sa promotion et gérer le tout » (Le Diberder, 2019, p. 84). Nous considérons ainsi que le « modèle de plateforme » de la SVOD se construit a minima autour des polarités clés que sont : la gestion de la dimension technique du service (transcodage, stockage, hébergement, acheminement, développement des interfaces) ; la gestion de la dimension promotionnelle (visibilité du service, accès aux contenus), la gestion de la dimension éditoriale (accès, diffusion, accompagnement des contenus) ; la gestion de l’organisation en interne (ressources humaine, gouvernance, viviers).</p>
<p>Tout au long de la chaîne de valorisation des contenus, les acteurs des industries culturelles sont soumis à la nécessaire gestion de l’incertitude de la consommation et de la valeur d’usage (Miège, 2017 ; Mœglin, 2007). Cette particularité affecte <em>de facto</em> les acteurs de SVOD en ce qu’elle leur impose des conditions dans lesquelles dérouler les stratégies. La SVOD résulte de la rencontre entre les caractéristiques de l’économie des industries culturelles et de l’économie numérique. Dans cette perspective, l’incertitude inhérente à la diffusion de contenus culturels se double aussi de la dimension numérique de ces derniers qui sont en effet des « bien informationnels » (Shapiro et Varian, 1999), soit des « biens numérisés ou numérisables pouvant faire l’objet de transaction » (Guibert, Rebillard et Rochelandet, 2016, p. 26). Les « propriétés » de ces derniers (en tant que biens non-rivaux, bien d’expériences ou encore biens à effets de réseaux) rendent ainsi leur valorisation marchande difficile, ce qui a pour conséquence d’orienter des choix stratégiques. Enfin, il faut préciser que la tarification par l’abonnement (Tremblay et Lacroix, 1991) qui est souvent au cœur du modèle d’affaires de la SVOD, induit des logiques d’incertitude spécifiquement liées à la quête de nouveaux abonnés et à la fidélisation de ceux-ci : « considérant la grande flexibilité́ dans les conditions d’abonnement aux plateformes de VàDA (plus encore que pour les éditeurs de télévision payante), l’objectif principal pour les plateformes est de limiter le taux de désabonnement (ou « churn ») et donc de satisfaire l’abonné afin qu’il renouvelle son abonnement mensuel ou annuel. La variété́ des offres et leur attractivité́ sont donc déterminantes pour leur modèle économique » (CNC et CSA, 2019, p. 75).</p>
<p>Nous considérons ainsi que l’organisation des services de SVOD et a fortiori ceux qui répondent au modèle de « plateforme mutualisée » se construit par des stratégies articulées autour des quatre polarités décrites ci-dessus (technique, marketing, contenus et organisation interne), qu’elles sont motivées par la nécessaire gestion de l’incertitude que la commercialisation des biens informationnels <em>via</em> un système d’abonnement induit et qu’elles se déroulent selon des relations interprofessionnelles spécifiques. C’est tout particulièrement ce dernier point que nous voudrions éclairer dans cet article.</p>
<h4>L’enjeu des relations interprofessionnelles stratégique pour la SVOD</h4>
<p>Nous plaçons au centre de l’analyse les aspects collectifs du fonctionnement socioéconomique de la SVOD. Ces relations professionnelles peuvent être plurielles : liens avec des réseaux de festival, partenariats médiatiques, recours au bénévolat, recours à des prestataires techniques par exemple. Nous pensons que ces dimensions collectives – collaboratives mais pas seulement – sont cruciales pour assurer le développement socio-économique d’une structure pilotant un service de SVOD et qu’elles font pleinement partie de son « modèle d’affaires »<sup><a href="#bas_1" name="body_1">[1]</a></sup>. Pour donner de l’intelligibilité à cette dimension collective et en identifier certains des enjeux, plusieurs concepts peuvent être mobilisés.</p>
<p>Dans la perspective de l’économie politique de la communication qui est la nôtre, le concept de « filière » est particulièrement mobilisé pour analyser les stratégies et les positionnements des acteurs, qu’ils soient entrants ou traditionnels, dans le cadre d’un : « ensemble d’activités économiques intégrées par les marchés, les capitaux et les technologies. C’est aussi une modalité de découpage du système productif, permettant de repérer les entreprises qui ont entre elles des relations d’achat-vente et d’identifier les logiques de cohérence autour desquelles s’articulent les activités. Dans son acception stratégique, la filière est le cheminement qui assure, par une succession organisée de partages d’expérience et de transferts de ressources, le déplacement du champ d’activité de la firme » (Creton, 2020, p. 258). Ce concept permet ainsi de saisir à quel niveau de la chaîne de valeur un service de SVOD intervient. Il ambitionne aussi d’identifier les rapports de forces et/ou coopératifs qui peuvent se créer entre les différents acteurs et les incidences de ces relations sur les contenus : « l’intérêt de représenter un système productif en filière réside dans la mise en évidence non seulement d’interdépendances, mais également de rapports de domination entre les firmes » (Guibert, Rebillard et Rochelandet, 2016, p. 83-84). Les acteurs de la SVOD se positionnent ainsi tout d’abord en bout de chaîne, celui de l’aval, en proposant aux consommateurs finaux des solutions de visionnage éditorialisées de contenus filmiques et audiovisuels. Ils peuvent aussi se positionner plus en amont, en participant par exemple à la production (Le Diberder, 2019). Ils peuvent donc être intégrés « verticalement » à la filière du cinéma et de l’audiovisuel.</p>
<p>Cette représentation théorique en filière permet-elle d’envisager les relations de collaboration professionnelles telles que nous proposons de les identifier ? En partie, oui, pour ce qui concerne les relations « verticales » : celles par exemple que la SVOD déploie avec les ayants-droits pour acquérir les droits de diffusion de contenus ou les relations qu’elles entretiennent avec les différents producteurs ou réalisateurs. Cependant, le concept de « filière » ne permet pas d’identifier les relations professionnelles plus « horizontales », c’est-à-dire les formes de collaborations professionnelles hétérogènes qui se situent, a priori, hors de la chaine de valeur des contenus. Il s’agit par exemple du recours aux solutions techniques ou aux partenariats promotionnels avec les médias. Ainsi, le concept de « filière » demeure opérant mais nécessite d’être complété par un travail d’identification des formes de collaborations horizontales entre acteurs hétérogènes, ce qui suppose de centrer l’analyse sur un niveau micro-économique – celui de la société – et ses articulations méso-stratégique avec les acteurs de l’amont et de l’aval (vertical) et ceux qui apparaissent périphériques (horizontaux).</p>
<p>Le concept « d’écosystème » (ou « écosystème d’affaires ») pourrait s’avérer pertinent pour régler ce problème et ainsi modéliser plus précisément l’étendue du réseau professionnel des acteurs de la SVOD, aussi bien sur la dimension verticale qu’horizontale. Ce concept s’appuie sur une analogie, voire une métaphore, issu de la biologie : « forgé par Tansley en 1935 pour désigner l’unité écologique de base constituée du milieu et des organismes qui y vivent, le terme d’écosystème a été repris par Moore (1993) pour désigner des systèmes d’acteurs entretenant des relations de coopétition : les écosystèmes d’affaires (ESA) » (Koenig, 2012, p. 210). La notion apparait également en sciences de l’information et de la communication dans les travaux sur les industries culturelles : « dans des environnements socioéconomiques, un écosystème représente ainsi un ensemble d’acteurs hétérogènes mais interdépendants dont les interactions créent conjointement la valeur économique et sociale des biens et de services qui sont produits en même temps que les conditions d’évolution de cet écosystème : représentations et caractéristiques des acteurs, de leurs pratiques, des modèles, des modes de coordination, des règles et des institutions, etc. » (Guibert, Rebillard et Rochelandet, 2016, p. 103-104). Pour ces auteurs, le recours à cette notion serait indispensable pour appréhender les stratégies des acteurs du numérique, allant même jusqu’à suggérer de remplacer les concepts de « filière » et de « chaine de valeur », considérés dépassés : <q>les outils d’analyse utilisés traditionnellement par les sciences économiques, de gestion, de l’information et de la communication, ne permettent plus d’appréhender pleinement l’évolution contemporaine des activités et des stratégies des acteurs du numérique. […] Les concepts de filières et de chaine de valeur apparaissent moins adaptés à la compréhension des transformations majeures actuelles dans les activités culturelles et médiatiques</q> (<em>ibid</em>., p. 102-103).</p>
<p>Pour autant, ce concept « d’écosystème », du fait même de son analogie avec la biologie, semble confus et difficile à mobiliser (Koenig, 2012). Vincent Bullich propose une critique argumentée du concept (2019, p. 75). D’une part, il considère que cette « analogie contribue à naturaliser les phénomènes économiques, c’est-à-dire à les vider de leur substance sociale et politique » et de considérer sa position ambigüe, voire « suspecte », sur le plan politique. Il s’interroge d’autre part sur la portée heuristique de ce concept qui reste, selon lui et malgré son « effet stylistique », limité pour décrire finement des phénomènes en présence que la notion de « filière » ne permettrait plus de cerner. Il occasionnerait en bref plus de confusion que d’intelligibilité : <q>si la reconfiguration des filières, la porosité inédites entre celles-ci et les marchés afférents, l’intrication de secteurs et activités jusque-là distincts et sans rapports les uns avec les autres appellent sans doute de nouveaux concepts, de nouvelles circonscriptions analytiques, le terme choisi n’est pas des plus heureux, l’effet de style semble ici avoir primé sur la consistance du concept</q> (<em>ibid</em>., p. 76).</p>
<p>Le concept de « chaîne de co-opération » proposé par Bullich (2019) nous apparait en définitive comme le plus pertinent pour notre étude dans la mesure où il permet de « circonscrire un ensemble d’activités à partir d’une activité considérée a priori comme “cardinale” » (<em>ibid</em>., p. 152), ce qui est précisément notre objectif dans l’analyse du fonctionnement d’une plateforme SVOD. À partir du concept de « coopération » proposé par Howard Becker (1988), celui de « co-opération » proposé par Bullich vise à mettre en avant la dimension collective d’une activité en l’envisageant comme la <q>coordination d’un ensemble hétérogène d’acteurs (des individus, des collectifs plus ou moins organisés) dont les actions sont motivées par des objectifs, des représentations et des intérêts disparates, mais qui ont en commun de contribuer significativement à une activité cardinale, en l’occurrence au fonctionnement (lato sensu) de la plateforme, ou d’entretenir une forme de dépendance à celle-ci.</q> (Bullich, 2019, p. 153). Cette approche en termes de « chaîne de co-opération » est heuristique pour notre analyse de la SVOD, et ce à double titre : d’une part, elle permet – sans refuser la dynamique de filière – de caractériser plus finement les modalités d’actions collectives des différents acteurs en présence (en considérant que « l’activité cardinale » est celle de la mise en place du service) et d’autre part, elle permet de formuler l’hypothèse que le déroulement des actions ne sont pas sans tensions entre les différents acteurs. En effet, bien qu’ils se constituent en « communautés d’actions » (<em>ibid</em>.) interdépendantes les uns des autres, il n’en reste pas moins que leur hétérogénéité peut tout à fait les renvoyer à des intérêts divergents.</p>
<p>Ce sont précisément ces divergences que nous souhaitons mettre au jour dans la suite de notre proposition. Nous identifierons et analyserons ainsi différentes modalités d’actions collectives mises en œuvre par Tënk pour construire un service SVOD autour du documentaire d’auteur, celui-ci pouvant être envisagé en tant qu’activité cardinale autour de laquelle tourne l’ensemble de stratégies que cette société tente d’initier.</p>
<h3>Identification et caractérisation de quatre niveaux de relations stratégiques</h3>
<p>Dans le cadre du projet PARADICC, notre équipe de recherche s’est associée à Tënk afin notamment de l’accompagner dans l’identification des mutations des marchés du cinéma et de l’audiovisuel, et ainsi affiner le positionnement de sa propre offre SVOD, que ce soit vis-à-vis de la concurrence ou de ses propres abonnés. Tënk est une SCIC créée en 2016 et basée à Lussas en Ardèche. Elle a été développée à l’initiative de Jean-Marie Barbe, fondateur des <em>États généraux du film documentaire</em>, un festival qui se déroule dans ce même village et dont la programmation entend encourager l’exploration de films documentaires dits de création, productions bénéficiant d’une audience de passionnés mais relativement confidentielle. Tënk est donc un projet porté par des acteurs directement impliqués dans la filière, disposant d’une connaissance fine de son fonctionnement et de ses réseaux, et qui entendaient donc inscrire la création de cette offre SVOD dans la continuité d’un « projet politique » visant le développement de la culture documentaire en France et dans le monde. La programmation de l’offre SVOD développée par Tënk est ainsi uniquement axée autour de la programmation de films documentaires que nous pouvons qualifier d’auteur.</p>
<p>C’est en nous appuyant sur cette collaboration de recherche avec cet acteur socio-économique bien spécifique – dont l’activité économique est sous-tendue par un projet ouvertement militant – que nous avons engagé nos recherches et mené cette étude de cas autour de Tënk. Les tendances identifiées et les enseignements que nous en avons tirés ont, par moment, pu être complétés par les recherches (plus partielles) que nous avons conduites auprès d’autres acteurs tels que MUBI, Filmo, UniversCiné, Benshi ou LaCinetek, autant de terrains qui ont été investigués dans le cadre de PARADICC, essentiellement <em>via</em> des entretiens semi-directifs. Nous avons dès lors pu repérer et analyser les stratégies que Tënk tente de mettre en œuvre pour assurer la viabilité économique de son projet. Nous avons ainsi identifié les différentes collaborations activées par cette société afin de constituer / s’insérer dans des réseaux stratégiques d’acteurs provenant de milieux variés, collaborations pouvant relever de formes de coopétitions (p. ex. avec les services SVOD susmentionnés avec lesquels des collaborations sont envisagées pour constituer des offres groupées, mais qui peuvent se trouver en concurrence avec Tënk au moment de solliciter des aides publiques auprès du CNC ou d’Europe Créative MEDIA).</p>
<p>Quatre niveaux de relations stratégiques seront donc détaillés dans la suite du présent article : celles visant la constitution d’un catalogue de titres sur le service SVOD ; celles portant sur l’acquisition ou la sous-traitance d’un savoir-faire technique ; celles permettant de mettre en visibilité l’offre ; et enfin celles devant contribuer à son financement. Des recoupements entre ces quatre niveaux apparaitront à mesure que nous les développerons, ceux-ci étant révélateurs des articulations qui s’opèrent entre eux et partant de leur interdépendance.</p>
<h4>De nécessaires mais fragiles collaborations dans la quête des contenus</h4>
<p>L’objectif de Tënk est de contribuer à la mise en visibilité du « documentaire de création » ou « documentaire d’auteur », genre spécifique de documentaire qui entend se distinguer des reportages d’information plus traditionnels et plus précisément « au sens où l’écriture et la forme sont aussi importantes que le fond » selon les propos Jean-Marie Barbe, fondateur de la plateforme. La mise en place du service de SVOD est de fait une réponse au constat d’une désertion d’Arte et des autres – Planète, France Télévisions… du champ de la création documentaire. […] Et donc ça a laissé sur le carreau nombre d’auteurs qui avaient émergé dans les années 80-90 où là, la télévision avait eu un rôle d’émergent, de consolidation, de financement, de développement du film d’auteur à la télévision et en réaction au formatage des œuvres documentaires par les impératifs économiques – souvent publicitaires – du média télévisuel. La revalorisation du documentaire de création via Tënk s’appuie donc sur une vision militante et politique destinée à mettre en avant – tant sur plan national qu’international – les œuvres les plus « innovantes, originales et rares » de ce qui peut constituer une « culture du documentaire ». La quête de ces contenus n’est pas sans écueils et repose sur des stratégies collectives multiples qui s’appuient sur différents acteurs partenaires et à différents niveaux.</p>
<p>Sur un plan général, la société Tënk fonctionne en forte proximité avec les mondes du film documentaire ainsi que le montre les trajectoires de ses dirigeants (professionnels de la profession) et la genèse de la plateforme (émanation du festival des <em>États généraux du film documentaire</em> de Lussas). Sa structuration en coopérative, relevant de l’économie sociale et solidaire, fait qu’elle se compose d’une quarantaine de sociétaires qui sont souvent des professionnels de la profession et notamment des producteurs indépendants. Ces caractéristiques collectives, qui font justement entrer Tënk dans la catégorie de « plateforme mutualisée », confère à la société « un accès privilégié » et une « position qui est une position d’appartenance à la profession, dans son versant le plus créatif et le plus indépendant. » Pour les dirigeants, ce positionnement que l’on peut qualifier « d’insider » (Becker, 1985) est un atout indéniable dans l’accès aux contenus : « donc ça c’est un atout pour nous qui fait qu’on peut, peut-être, se dire que sur le terrain des films de cinéma, on ne va pas être laminés. Sachant que sur l’an dernier [2018], sur les 380 films qu’on a diffusé, il a 68 longs métrages cinéma. Donc si on en coproduit une dizaine dans les 2-3 ans qui viennent et puis après un rythme plus conséquent, genre 15 à 20 par an, ce serait pas mal. Cela nous permettrait d’avoir ces films en première diffusion… ou deuxième, mais assez vite. Et avec la chronologie des médias qui vient d’être modifiée, de les avoir au bout de 12 ou 14 mois. Ça c’est pour le cinéma. »</p>
<p>La dimension collective se situe également dans les modalités de sélection des contenus diffusés. En effet, le fonctionnement éditorial de Tënk repose sur une vingtaine de programmateurs qui agissent à titre bénévole. Chaque plage thématique de Tënk s’appuie sur un binôme de programmateurs qui travaillent en relation avec les coordinateurs de programmes de Tënk (qui eux sont salariés). Ces programmateurs bénévoles sont majoritairement des professionnels du documentaire ou des personnes disposant d’une grande culture documentaire. Tous sont passés par Lussas à un moment ou à un autre. La programmation s’inscrit dans une volonté d’assurer un dialogue constructif entre les différentes parties prenantes. Selon les termes de Jean-Marie Barbe, il s’agit du « cœur éditorial de Tënk ». En effet, les coordinateurs s’écartent généralement très peu des recommandations formulées par les différents binômes. Ce mode de fonctionnement montre ainsi un exemple de recours à un vivier d’acteurs issu de la filière d’origine, condition <em>sine qua none</em> du fonctionnement éditorial de Tënk et tout à fait cohérent avec la dimension militante et fortement éditorialisée de la SCIC. Cependant, ce type d’alliance reste néanmoins fragile, en ce sens que l’importance des binômes dans la programmation est peut-être amenée à diminuer par le futur car, de fait, les films financés par Tënk se doivent d’être diffusés sur la plateforme<sup><a href="#bas_2" name="body_2">[2]</a></sup>. De plus, dans l’hypothèse où le système de franchises Tënk serait effectivement un succès, il faudra également intégrer les films des desdites franchises dans la programmation de Tënk France, ce qui pourrait remettre en question son fonctionnement éditorial.</p>
<p>Enfin, le recours aux alliances est stratégique afin de prospecter à l’éditorialisation de nouveaux contenus, comme l’illustre l’exemple des webdocumentaires. Les dirigeants estiment que Tënk doit également être en mesure de diffuser ce type de format et qu’il est nécessaire, dans leur ambition de rendre visible la « culture documentaire », d’occuper le terrain. Mais si un certain nombre de pistes ont d’ores et déjà été ouvertes afin d’assurer une meilleure mise en visibilité de ces formats, tout en maintenant une exigence de qualité, sa mise en place est considérée comme étant tributaire d’une coopération avec des acteurs extérieurs et précisément des institutions pédagogiques. Ainsi, de la sélection à l’acquisition en passant par l’éditorialisation des contenus, les stratégies de coopération et d’alliances s’avèrent tout aussi cruciales que fragiles et mouvantes.</p>
<h4>L’appropriation des solutions techniques : entre volonté d’autonomie et nécessaire recours à la sous-traitance</h4>
<p>Pour les acteurs historiques des filières de l’audiovisuel et du cinéma que sont les fondateurs de Tënk, passer le cap de l’appropriation des solutions techniques nécessaires à la mise en place d’une offre SVOD constitue l’une des principales barrières à l’entrée sur ce type de marché. En effet, de l’aveu même de l’équipe lors de nos premiers échanges avec ses membres, au début de l’année 2019, si les potentialités et promesses qui accompagnent le déploiement des outils numériques sont globalement bien identifiées (p. ex. toucher un public plus large, adapter leurs propositions en fonction des typologies de public, mieux cerner leurs habitudes de visionnages, améliorer l’expérience utilisateur, etc.), elles sont souvent, de leur aveu même, formulées dans un vocabulaire non-expert témoignant d’une certaine bonne volonté mais qui peut parfois fragiliser leurs démarches, y compris auprès d’organes de financement dont ils dépendent directement. Ces difficultés, Pierre Mathéus, ancien directeur général et membre fondateur de Tënk, les exprimait en ces termes : « parce que moi, je vois qu’un des problèmes qu’on a avec [Europe Créative] MEDIA, c’est qu’on passe vraiment pour des charlots. Parce qu’eux, ils sont vraiment sur le numérique, l’innovation, le marketing, etc. Et je pense qu’on n’a pas du tout le vocabulaire et la façon de présenter les choses. Si ça se trouve, on dit des choses intelligentes et eux ont l’impression que ce sont des choses basiques… Enfin je pense qu’on dit des choses intelligentes [rires], mais voilà on n’a pas le bon vocabulaire. »</p>
<p>Au-delà donc des difficultés pour accéder à certaines subventions publiques que ce déficit d’expertise technique peut entraîner – point sur lequel nous reviendrons <em>infra</em>, cette barrière à l’entrée est finalement celle que rencontrent nombre d’acteurs historiques des filières du cinéma et de l’audiovisuel, dès lors qu’ils doivent composer avec les logiques de l’économie numérique. En ce sens, ils sont généralement moins bien armés pour la surmonter que ceux de la filière vidéoludique qui en sont directement issus (Benghozi et Chantepie, 2022 ; Perticoz, 2011) et doivent donc passer par toute une phase d’acculturation aux spécificités techniques d’un secteur économique dont ils ne maîtrisent pas complètement les spécificités et logiques de fonctionnement.</p>
<p>Or en ce domaine, les défis techniques qui suivent la décision de mettre en place une offre de type SVOD sont loin d’être négligeables, que ce soit dans la capacité de Tënk à toucher de nouveaux publics (et à conserver les « historiques »), à construire un catalogue, à se conformer aux derniers standards d’encodage ou, plus prosaïquement, à mettre en place un système de paiement suffisamment fiable. En d’autres termes, si le cœur du métier de la production / diffusion de films documentaires demeure d’une certaine manière inchangé (il s’agit toujours d’accompagner la production et la diffusion de films documentaires), les mutations techniques en aval ont de fait une influence sur la manière dont Tënk travaillera en amont (p. ex. les modes de diffusion numériques qui doivent être intégrés au moment de définir le plan de financement). À cet égard, la transition numérique se traduit à la fois par la nécessité de repenser la promotion, la stratégie de diffusion ou les modalités de rémunération / financement des œuvres (qui étaient déjà au cœur des missions des <em>États généraux du film documentaire</em>), mais également d’intégrer des savoir-faire propres aux industries du numérique et du logiciel tels que la conception d’interfaces déclinables sur différents types de terminaux, l’hébergement de données, l’encodage, la collecte / analyse des données utilisateurs ou encore la recommandation algorithmique.</p>
<p>Dans ce contexte, une société telle que Tënk se trouve confrontée à un choix pour lequel l’arbitrage en interne donne régulièrement lieu à de vifs débats : soit mettre en place une solution de manière autonome afin de pouvoir la concevoir selon ses besoins spécifiques, ce qui nécessite de collaborer avec une diversité de prestataires externes issus des industrie du numérique (p. ex. intégrateurs Web, hébergeurs, systèmes de paiement en ligne, etc.), disposer de l’ensemble des compétences en interne étant pour le moins impossible ; soit faire appel à un intermédiaire qui prenne en charge lesdites collaborations afin que Tënk puisse se concentrer sur son cœur de métier, au risque de perdre un certaine marge de manœuvre sur un aspect stratégique du déploiement de son offre SVOD. En effet, celui-ci conditionne en grande partie les modalités d’accès aux contenus, ce qui constitue pour Tënk un enjeu fondamental (et qui amène son équipe à régulièrement s’interroger sur la nécessité de formaliser des partenariats avec les opérateurs de télécommunication, voire les fabricants de télévisions connectées).</p>
<p>Consciente de ne disposer ni du temps, ni de l’expertise technique en interne, l’équipe de Tënk a donc fait appel à un prestataire externe unique pour concevoir et lancer la première version de son site en 2017. L’entreprise Kinow – créée en 2015 – a ainsi pris en charge ce travail qui lui permettait, par ailleurs, de démontrer son savoir-faire en la matière et de se présenter comme un acteur en mesure de proposer des solutions clés en main. Le partenariat avec Kinow a ensuite été reconduit pour la seconde version du site mise en ligne en 2021, non sans que cela suscite quelques débats au sein de Tënk. Ainsi, en 2019, Pierre Mathéus revenait en ces termes sur le manque de marge de manœuvre dont Tënk disposait dès lors qu’elle était soumise aux évolutions des orientations stratégiques de Kinow : « On travaille avec un prestataire […] qui nous avait dit que pour l’international, [ils étaient] en train de développer quelque chose [qu’ils appelaient] les trans-plateformes. On pourrait, à partir de notre plateforme, proposer aux partenaires d’avoir des choses en plus, des choses en moins, mais d’avoir un tronc commun. Sauf que finalement ils ne l’ont pas développé et on l’a appris à la fin de l’année dernière [en 2018]. Donc on s’est dit comment on fait ? Comme toutes les difficultés, c’est devenu une opportunité. Donc on s’est dit : “on s’autonomise !” »</p>
<p>Toutefois, cette volonté d’autonomie doit faire face à la complexité des « écosystèmes » propre à l’économie numérique, ce qui a finalement amené Tënk à faire de nouveau appel à Kinow pour concevoir la V2 de son site. En l’état actuel, l’objectif d’autonomisation technique – et a fortiori celui de jouer le rôle de « référent » sur ces sujets pour d’autres acteurs de la filière, comme cela avait pu être évoqué lors de nos premiers échanges – semble avoir été repoussé. Cette tendance se vérifie dans la composition même de l’équipe des salariés permanents de Tënk qui, sur un effectif de 16 personnes en 2023, ne compte qu’un seul « responsable numérique » (ainsi qu’un poste dédié à la « communication digitale »). Les autres salariés travaillent sur des tâches plus classiques telles que les acquisitions, la politique éditoriale ou les stratégies de diffusion.</p>
<p>En revanche, Kinow – qui a depuis été racheté par le groupe Alpha Networks, un fournisseur de solutions logicielles basé en Belgique – se positionne aujourd’hui comme un acteur de référence dans le développement de solutions SVOD et en mesure de fournir à ses clients un accès à un « écosystème complet » allant de l’intégration Web à la mise en place de systèmes de paiement. Par ailleurs, dans sa stratégie de communication, Kinow présente Tënk comme une de ses <em>success stories</em> démontrant son savoir-faire en la matière. En d’autres termes, Tënk se trouve d’une certaine manière intégrée à l’écosystème technico-commercial mis en place par Kinow pour promouvoir son activité.</p>
<h4>Des alliances affinitaires dans les stratégies de la mise en visibilité/accessibilité de l’offre</h4>
<p>Les relations interprofessionnelles élaborées par Tënk concernent ensuite les stratégies de mise en visibilité de l’offre (au sens promotionnel et marketing) visant <em>in fine</em> à obtenir de nouveaux abonnés (et obtenir une masse critique visant à stabiliser le modèle économique) d’une part mais aussi à démultiplier les canaux d’accès à ses contenus d’autre part. Ce dernier point est essentiel pour un acteur comme Tënk qui n’est accessible qu’en OTT (site web) et qui pâtit dès lors de ne pas pouvoir bénéficier d’une diffusion via la Box des opérateurs de télécommunication<sup><a href="#bas_3" name="body_3">[3]</a></sup>, canal de valorisation essentiel dans le marché français pour tout acteur de SVOD : <q>[…] pour une entreprise de SVOD voulant opérer en France, il est indispensable de trouver un accord de distribution avec au moins un opérateur et si possible avec tous pour permettre un marketing sur une base nationale</q> (Le Diberder, 2019, p. 85). Ces stratégies se caractérisent par des alliances partenariales, monétisées ou non, selon des conditions et des acteurs particuliers dont le choix répond à des logiques relatives à la spécificité éditoriale de Tënk.</p>
<p>Des alliances se créent avec un premier ensemble d’acteurs issus du monde du cinéma, du documentaire et plus largement de l’art et de la culture, soit « ceux où il y a une expression documentaire dans d’autres champs de l’art que l’image ». La constitution d’un réseau de partenariats avec différents festivals (festival de la photo d’Arles, la biennale de la danse, le festival d’Avignon, les rencontres de Manosque en littératures) est importante à plusieurs niveaux : sur un plan symbolique et militant (celui de contribuer à faire « rayonner » la culture documentaire), sur un plan stratégique de mise en visibilité de l’offre pour de potentiels nouveaux abonnés : « Et cette idée de créer des liens, de fidéliser des publics et donc de travailler avec d’autres champs pour mettre en lumière cette culture et la défendre au sens de la développer, d’y donner accès, de produire et tout, c’est vraiment un de nos objectifs. »</p>
<p>Tënk développe ensuite des partenariats avec des médias nationaux. Ceux élaborés avec <em>Mediapart</em>, <em>France Inter</em>, <em>Arrêt sur images</em> ou <em>Télérama</em> sont considérés comme essentiels à plusieurs titres. Tout d’abord, pour les pics d’abonnements générés après la publication, dans ces médias, de plusieurs articles ou émissions à propos de Tënk (p. ex. « L’instant M » sur <em>France Inter</em> ou <em>Télérama</em> qui recommande des films disponibles sur Tënk dans sa rubrique « Écrans & TV »). Ces partenariats permettent à certains titres du catalogue (ceux faisant l’objet d’un partenariat spécifique) d’atteindre une partie de l’audience de ces médias afin de démultiplier les visionnages potentiels : « quand on passe l’alliance avec <em>Télérama</em>, […] ça veut dire qu’un film diffusé par Tënk sera aussi accessible aux abonnés de <em>Télérama</em>. […] Quand on prend un film et qu’on négocie un partenariat avec <em>France Inter</em>, qu’il est en accès libre sur <em>France Inter</em> pour [...] 1 semaine, c’est les auditeurs de <em>France Inter</em>. » Enfin, ce potentiel de démultiplication de l’audience est mobilisé par Tënk comme un argument auprès des ayants-droits afin d’obtenir leur film au catalogue : « pour peser dans l’intérêt que pourraient avoir des distributeurs et des producteurs de nous donner des films du champ des films indépendants, il y a quelques arguments qui nous sont plutôt favorables. Dans ces arguments, il y a je pense un atout […] c’est les partenariats. […] quand on s’allie avec <em>Mediapart</em> pour diffuser ensemble un même film, on multiplie le nombre de vues évidemment. […] Quand nous, on dit “on prend un film”, on le prend mais on a <em>Mediapart</em> aussi qui le diffuse. Donc on n’a pas seulement 10.000 abonnés, on a ceux de <em>Mediapart</em>. »</p>
<p>D’autres types d’alliances se créent avec des acteurs relevant de la culture numérique. Tënk établit à ce titre un marché depuis plusieurs années avec la société stéphanoise 1Dlab qui propose, par le biais de son « kiosque culturel » intitulé « Divercities », un accès à l’offre de Tënk. Ce kiosque, vendu aux médiathèque et bibliothèques municipales comme une solution permettant à leurs abonnés d’accéder à des contenus numériques, représente pour Tënk la possibilité d’une « ouverture à d’autres passerelles » pour accéder à son service. Le recours spécifique à 1DLab s’explique ainsi par une logique de proximité, proximité se caractérisant à différents niveaux : affectif (« on se connait bien, on s’apprécie ») territorial (1Dlab est un acteur localisé en région Auvergne-Rhône-Alpes à l’instar de Tënk), structurelle (1Dlab est une SCIC et relève de l’économie sociale et solidaire), éditoriale (1Dlab revendique aussi une approche « militante » de la culture avec en tant qu’elle se présente, notamment, comme une société de « streaming équitable »).</p>
<p>Enfin, des alliances se créent avec un réseau international d’acteurs. Ces stratégies poursuivent l’objectif politique de développer une fédération de coopératives Tënk à l’international afin de promouvoir la culture documentaire dans le monde (Europe, Amérique du nord, Afrique…) : « c’est des alliances avec des structures qui vont se créer dans les pays et qui vont permettre de diffuser le documentaire dans d’autres zones. » Des équipes ont d’ores et déjà mises en place, notamment au Québec, avec le lancement d’une coopérative diffusant des documentaires d’Amérique du nord (« On va être actionnaires à 49%, ils ont 51% des parts ») mais aussi en Tunisie dans l’objectif de diffuser des films du Maghreb et Moyen-Orient. D’autres projets sont en cours pour le reste de l’Europe (Allemagne, Italie) ou ailleurs dans le monde, ce qui nécessite de trouver des partenaires locaux. Les acteurs concernés par ces projets sont eux-mêmes souvent issus de Tënk à Lussas, lieu central en tant que pourvoyeur d’un personnel considéré acculturé et formé aux modes de travail ainsi qu’aux valeurs de la société : « c’est important de dire aussi que les personnes qui montent Tënk Québec, ce sont des personnes qui sont passées par Tënk… On les a formées d’une certaine manière. […] il y a un vivier de personnes dont on sait qu’elles sont fiables, qui partagent la même culture documentaire que nous, donc il y a un terrain préparé, j’allais dire. »</p>
<p>Ainsi, ces stratégies partenariales de mise en visibilité/accessibilité apparaissent comme essentielles et centrales dans le fonctionnement de Tënk et dans ses ambitions aussi bien nationales qu’internationales, ainsi que le précise son dirigeant : « on n’est pas seulement un lieu qui permet à nos abonnés de voir des films. On est un lieu d’alliances et de partenaires. On coordonne un réseau de diffusion, voilà. » Dès lors, la mise en place durable d’un tel réseau d’acteurs à la fois culturels, médiatiques et numériques et répondant avant tout à des logiques affinitaires (éditoriale, politique, territoriales) est un trait constitutif du « modèle de plateforme » formé par Tënk : « on est dans un projet politique, intellectuel de longue haleine qui nous dépasse, et de loin ! Qui est beaucoup plus grand que nous, mais dans lequel on s’inscrit avec à la fois la volonté d’écrire la légende du documentaire, de l'inscrire, de la faire exister dans le conscient collectif, lui donner une part de visibilité qu’elle n’a pas aujourd’hui et rassembler, du coup, les forces, les initiatives, les créateurs... »</p>
<p>Cependant, ces relations ne sont pas exemptes d’interrogations, voire de difficultés et de tensions. Elles apparaissent parfois difficiles et problématiques à obtenir et maintenir. L’une des interrogations consiste par exemple à se demander s’il sera nécessaire de formaliser des partenariats avec les opérateurs de télécommunication, voire les fabricants de télévisions connectées, partenariats dont le coût peut être rédhibitoire pour une structure telle que Tënk… D’autres réflexions se construisent autour de l’observation des pratiques d’abonnés et par exemple sur l’ampleur du développement du visionnage hors-ligne. C’est ce dernier point qui amène notamment la société à s’intéresser à l’évolution des pratiques de visionnages des contenus audiovisuels et à trouver du sens dans la mise en place d’enquêtes sur les pratiques culturelles et usages du service de leurs abonnés. Une autre réflexion consiste à envisager de constituer une offre de plateformes : « c’est quelque chose qu’on aimerait construire, mais qui prend du temps et, pour l’instant, on est les seuls moteurs, donc on est un petit moteur… de construire une plateforme au-dessus de Tënk, de LaCinetek, donc on a réuni UniversCiné, L’Agence du court métrage et on essaye de persuader Annecy de créer un Tënk animation pour avoir une offre. » Sur ce point, <em>Télérama</em> a ambitionné – avant la crise sanitaire – de construire un projet similaire, ce qui, si celui-ci avait abouti, aurait fait passer ce média de partenaire à concurrent, soit coopétiteur. Enfin, les projets internationaux ne sont pas sans difficultés, tant sur le plan organisationnel (trouver des partenaires locaux) que financier (par exemple pour le sous-titrage des films).</p>
<h4>L’enjeu récurrent de l’accès aux réseaux de financements publics</h4>
<p>Afin de bien saisir les spécificités des modalités de financement mobilisées par un acteur de niche tel que Tënk, il convient tout d’abord de rappeler qu’elles s’inscrivent dans le cadre d’une économie soumise à une forte incertitude concernant ses valeurs d’usage où les ressources d’origine publique jouent un rôle essentiel dans le financement des projets (Chantepie et Paris, 2021 ; Creton, 2020 ; Mœglin, 2012). En d’autres termes, nous sommes la plupart du temps face à des modèles non rentables ne devant leur survie qu’à une politique de soutien des pouvoirs publics <em>via</em> des organismes tels que Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) en France ou Europe Créative MEDIA au niveau du territoire européen. Ces derniers ont entre autres objectifs de soutenir, de la conception jusqu’à la commercialisation, des créations en mesure notamment d’assurer un certain niveau de diversité de l’offre culturelle. À cet égard, les acteurs ont pleinement intégré cette dépendance aux ressources publiques afin d’assurer le financement de leur activité, la réponse à des appels à projets pouvant occuper une part importante de leur temps de travail. Sur ce point, Jean-Marie Barbe était effectivement plutôt lucide et soulignait que : « de toute façon nos collègues – y compris les MUBI qui en sont quand même à la 9ème année – ils ont sollicité [Europe Créative] MEDIA. Ils l’ont [...] depuis 2 ans. UniversCiné ils vivent de l’argent européen et du CNC depuis le début. C’est un des atouts des structures européennes […]. C’est des concours hein ! Nous on planche devant le CNC tous les 6 mois pour pouvoir défendre un programme. Il faut monter au créneau, il faut défendre, il faut travailler là-dessus. C’est du boulot hein ! Ça ne vient pas comme ça. »</p>
<p>Dans ce contexte, la stratégie de Tënk a également consisté à se doter d’un studio de tournage – lui aussi financé en partie sur fonds publics – afin de justifier auprès des organismes d’aides publiques d’un apport dit « en industrie » aux productions cinématographiques qu’elle accompagne. En effet, les moyens financiers de la société étant limités, leur apport en matériel de tournage doit permettre de jouer un effet de levier afin de faciliter le montage du plan de financement de films documentaires indépendants qui viendront ensuite enrichir son offre SVOD. Nous sommes ainsi en présence d’une logique de mise en réseau et de mutualisation des moyens afin de faciliter l’accès à des aides publiques que Jean-Marie Barbe décrit en ces termes : « Il faut savoir que si nous on amène 20.000 euros en industrie, ça permet au producteur, en plus de ces 20.000 euros en industrie, d’augmenter la part d’argent public qu’il peut mettre dans un film. C’est-à-dire qu’il y a un effet levier. Donc en fait, ça fait 40.000 euros, si on met 20.000 euros. »</p>
<p>Dès lors, dans le cadre de projet politique et culturel porté par Tënk (c.-à-d. accompagner et rendre visible un type de productions documentaires non programmées par ailleurs), cette approche lui permet d’occuper un rôle clé au sein de la sous-filière du film documentaire de création dans la phase de financement, mais également par la suite, au moment de l’étape de sa diffusion, grâce à son service SVOD qui pourra ainsi lui assurer une certaine visibilité en dehors de la salle. Et là encore, le recours aux aides publiques pour lancer une offre de ce type peut jouer un rôle important dans le plan de financement.</p>
<p>Dans ce contexte, Tënk peut se trouver confrontée à deux écueils. Le premier est que les stratégies de collaborations mises en œuvre pour accéder auxdites aides peuvent être remises en question parfois brutalement dès lors que les critères d’attribution évoluent voire changent radicalement au sein des organismes financeurs. À titre d’exemple, le CNC s’inscrit dans une démarche nationale visant à limiter l’accès aux comptes de financement dits « automatiques » (qui permettent de diminuer la fréquence du montage de dossiers de réponse d’appel à projets, tâche qui peut rapidement s’avérer chronophage pour une petite structure telle que Tënk) et oriente de plus en plus ses fonds vers les comptes dits « sélectifs » (c.-à-d. qui nécessite le montage d’un dossier pour chaque projet de production). Ainsi, l’apport en industrie que fournissait Tënk aux projets qu’elle soutenait ne permettait déjà plus, en 2019, d’accéder aux comptes automatiques mais uniquement aux comptes sélectifs, venant ainsi fragiliser en partie ses choix stratégiques. En toute rigueur, ces derniers demeurent ainsi tributaires non seulement des évolutions du marché, mais également des politiques publiques d’aides. Sur ces dernières, Tënk n’a finalement que peu de prise alors même qu’elles peuvent venir remettre en question les stratégies mises en place pour intégrer ces réseaux de financements publics.</p>
<p>Par ailleurs, et il s’agit là d’une seconde limite aux orientations choisies pour accéder aux aides publiques, la prééminence du numérique dans les appels à projets nécessite, comme nous l’avons déjà souligné <em>supra</em>, que l’équipe de Tënk acquiert, ne serait-ce que pour être en mesure d’y répondre, un vocabulaire et des compétences techniques relevant davantage de l’économie numérique et avec lesquels elle n’est pas toujours familière. Ainsi, alors même que Tënk devrait « naturellement » pouvoir prétendre intégrer le réseau de financement Europe Créative MEDIA, le « tropisme » numérique de cet organisme – qui ressort notamment dans les attendus des appels à projets publiés – a pu être perçu par Tënk comme pénalisant, notamment vis-à-vis d’autres sociétés ou initiatives maîtrisant selon elle mieux ces aspects au moment de rédiger leur dossier de réponse à ces appels, un décalage que Pierre Mathéus avait analysé en soulignant que : « MUBI, ce qu’ils ont quand même vendu [à Europe Créative MEDIA]… Alors on n’a pas le détail, mais [...] ils ont eu 700.000 euros pour proposer gratuitement MUBI aux étudiants quoi… Si on synthétise, c’est ça. Donc on est capable d’être aussi intelligents que ça, mais je pense qu’on ne l’a pas écrit pareil. »</p>
<p>À ce titre, investir dans une offre SVOD constitue également pour Tënk un moyen de gagner en crédibilité auprès de ces organismes, c’est-à-dire d’être capable de faire ses preuves avant de pouvoir prétendre aux aides d’organismes tels qu’Europe Créative MEDIA. Jean-Marie Barbe estime ainsi que : « pour décrocher un financement de média, c’est un travail de lobbying et je dirais que ce travail est aussi au regard de la puissance de la plateforme. On était peanuts. Le fait d’arriver à 8-10.000 abonnés nous crédibilise, mais de là à ce qu’on arrive à inverser un financement de média… Disons qu’on a plus d’atouts maintenant [en 2019] qu’il y a un an ou deux ans. On sait un peu plus ce qu’il faut dire et ne pas dire à cette commission. »</p>
<p>En ce sens, intégrer un réseau de financements publics nécessite donc tout un investissement en amont à la fois coûteux en temps ainsi qu’en ressources humaines et financières, cet investissement pouvant ensuite être remis en cause non seulement en raison des évolutions de marché, mais également de celles des orientations politiques des organismes de financement public. À cet égard, les ajouts récents d’impératifs de mesures de l’empreinte carbone de l’activité aux critères d’attribution des aides publiques génèrent des difficultés identiques à des structures telles que Tënk.</p>
<h3>Conclusion</h3>
<p>À la lumière des quatre modalités d’actions collectives que Tënk tente de mettre en œuvre, il apparaît que celles-ci restent finalement très imprégnées des logiques de fonctionnement en filière amont-aval. Dès lors, les concepts d’écosystème et de plateforme, bien que mobilisés dans les discours, n’apparaissent pas comme les plus opérants pour comprendre les dynamiques en jeu. En effet, en tant que diffuseur contribuant directement au financement des productions présentes dans son offre, Tënk s’inscrit toujours dans une logique de transaction avec les producteurs et non dans celle d’une simple « contractualisation des conditions d’utilisation des services proposés » (Bullich, 2021, p. 57), cette dernière ayant, selon Bullich, un caractère décisif au moment d’identifier les dispositifs en ligne pouvant ou non être considérés en tant que plateformes. Ainsi, selon cet auteur, « cette absence de transaction est, dans [sa] perspective, décisive dans la singularisation de la logique » (<em>ibid</em>.). Par ailleurs, Tënk n’est pas indifférente à la nature des productions diffusées sur son service SVOD ; elle est contraire bel et bien « cardinale » et guide bien plus sa stratégie que « la recherche d’appariements entre des versants de marchés multiples » (<em>ibid</em>.). Enfin, si Tënk est nécessairement amené à travailler l’éditorialisation de son offre – c’est-à-dire à exploiter les possibilités « de mise en forme et de structuration d’un contenu dans un environnement numérique » afin de favoriser sa visibilité et son accessibilité (Vitali-Rosati, 2020) – c’est avant tout dans un objectif de « sélection de contenus en vue de leur production/diffusion » (Bullich, 2021, p. 59).</p>
<p>Analyser les stratégies de Tënk comme des tentatives de mettre en place un écosystème technico-économique n’a dès lors qu’une portée heuristique pour le moins limitée, lesdites tentatives se limitant finalement à tenter d’initier des collaborations / coopérations entre des acteurs variés et notamment des prestataires techniques « nouveaux ». Il s’agit-là d’une démarche en soi assez classique dans le cadre d’un fonctionnement en filière amont-aval. À cet égard, ces initiatives sont plutôt à envisager comme des aptitudes (inégales) à interagir avec différents secteurs industriels, celles-ci demeurant fragiles et engendrant parfois des tensions (p. ex. lorsque que Tënk voit ses orientations stratégiques mises à mal par les revirements d’acteurs techniques dont elle dépend directement). Dès lors et dans une perspective critique, le concept de « chaîne de co-opération » proposé par Bullich (2019) semble effectivement plus en mesure de saisir la réalité des logiques à l’œuvre.</p>
<p>En l’espèce, l’éventuelle pertinence des concepts d’écosystème et de plateformes pour comprendre les stratégies d’acteurs tels que Tënk se situe peut-être davantage dans leur capacité à agir comme une forme d’idéologie performative qui guide les stratégies d’acteurs, alors même que nous observons une certaine permanence des logiques sociales propres aux filières « historiques » des industries audiovisuelles et cinématographiques. En conséquence, il conviendrait de les envisager comme une idéologie injonctive et performative véhiculée par les « nouveaux » partenaires avec lesquels Tënk doit travailler, mais également par ces interlocuteurs « historiques » tels que le CNC ou Europe Créative MEDIA. Cette tendance concourrait ainsi à « reformater » en partie le cadre symbolique dans lequel cette société oriente son action. Dès lors, si nous avons pu observer une prégnance de la filière dont Tënk est issue, cette société se trouve néanmoins pris dans une nécessité de se « convertir » aux logiques écosystémiques, alors même qu’elle ne dispose pas encore de toute l’expertise pour en tirer pleinement profit.</p>
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<p>Perticoz, L. (2019). Filière de l’audiovisuel et plateformes SVOD : une analyse croisée des stratégies de Disney et Netflix. <em>tic&société</em>, Vol. 13, N° 1-2 | -1, 323-353. Repéré à https://journals.openedition.org/ticetsociete/3470</p>
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<p>Taillibert, C. (2020). <em>Vidéo à la demande : une nouvelle médiation ? Réflexions autour des plateformes cinéphiles française</em>. Paris : L’Harmattan.</p>
<p>Thuillas, O. et Wiart, L. (2019). Plateformes alternatives et coopération d’acteurs : quels modèles d’accès aux contenus culturels ?. <em>tic&société</em>, Vol. 13, N° 1-2 | -1, 13-41. Repéré à https://journals.openedition.org/ticetsociete/3043</p>
<p>Tremblay, G. et Lacroix, J.-G. (1991). <em>Télévision Deuxième Dynastie</em>. Québec : PUQ.</p>
<p>Vitali-Rosati, M. (2020). Pour une théorie de l’éditorialisation. <em>Humanités numériques</em>, 1 | 2020. Repéré à https://journals.openedition.org/revuehn/371</p>
<p>Wiart, L. (2021). Comment Netflix bâtit son empire. <em>Nectart</em>, 13, 124-133.</p>
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<sup><a href="#body_1" name="bas_1">[1]</a></sup> <q>Un modèle d’affaires (business model) décrit la manière dont une organisation crée, délivre et s’approprie de manière cohérente de la valeur économique [...]. Il s’agit d’une méthode d’expansion, de combinaison et d’exploitation de ressources afin de créer et de commercialiser des biens et des services innovants, dont la valeur surpasse ce qu’offrent déjà les concurrents et dont les revenus génèrent une profitabilité à l’entreprise qui l’adopte</q> (Guibert, Rebillard et Rochelandet, 2016).</p>
<p><sup><a href="#body_2" name="bas_2">[2]</a></sup> Au 31 décembre 2018, Tënk était quasiment à l’équilibre financier, ce qui lui permis de lancer les préachats. Ainsi, en France, les plateformes SVOD sont encadrées par un arrêté de 2018 qui impliquent qu’elles ne peuvent pas être coproductrices des œuvres qu’elles diffusent et peuvent uniquement les préacheter. En d’autres termes, Tënk ne peut pas être propriétaire des droits d’exploitation commerciale des œuvres qu’elle diffuse sur sa plateforme et qu’elle préachète. Le statut juridique de Tënk, en droit français, relève de celui des SMAD (Service de Médias Audiovisuels à la Demande) qui ne peuvent donc qu’être pré-acheteurs.</p>
<p><sup><a href="#body_3" name="bas_3">[3]</a></sup>Depuis la rentrée 2022, Tënk est disponible via son application téléchargeable pour Android TV et Apple TV, ce qui lui permet de pallier en partie ce problème de visibilité / accessibilité de son offre.</p>