<p style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Calibri", sans-serif"><span style="font-family:Times">Le régime du « voir et être vu » (Birman, 2011, pp. 39-52), qui se fonde sur la souveraineté donnée à la mise en visibilité de tout et de chaque chose, y compris soi-même, cela dans une quête de validation sociale, est caractéristique de la société d’exposition. Ses modalités aux effets délétères s’imposent désormais comme un impératif dans l’établissement protocolaire des relations écraniques sur les réseaux sociaux numériques, qui transitent notamment par l’image, et plus encore l’image de soi par soi. À ce titre, ce régime se nourrit de la « construction spéculaire » auquel se soumet l’individu dans son rapport à l’autre, si bien que « l’individu se trouve […] aliéné dans sa relation à l’autre », précise Joël Birman (2019), du fait de sa dépendance au regard de l’autre couplée à l’impératif d’exposition. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Calibri", sans-serif"><span style="font-family:Times">Dans la société d’exposition « les choses ne se voient pourvues d’une valeur que lorsqu’elles sont vue » (Han</span><span style="font-family:Times">, 2017, p. 43), puisque leur valeur est congrue non pas à leur existence, mais à leur exposition. Par conséquent, les sujets hyper vus – du fait de ladite contrainte d’exposition excessive – se soumettent à un processus de réification, faisant d’eux des marchandises communicantes et communicables, produites pour être mises en relation à l’autre, et issues de l’intensification de la relation à l’autre. Consécutivement, valeur d’exposition et valeur marchande se confondent</span><span style="font-family:Times">, permettant de caractériser ce que le philosophe appelle un « capitalisme parachevé » (</span><span style="font-family:Times">2017, p. 22), dont le visage humain est le parangon. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Calibri", sans-serif"><span style="font-family:Times">Cet article formule dans un premier temps l’hypothèse que le capitalisme parachevé a atteint son paroxysme dans la prégnance hégémonique de sa figure paradigmatique : l’hyper Jeune-Fille, sommet du dispositif relationnel et de la solitude grégaire sur les réseaux sociaux numériques, à l’instar de la figure de l’influenceur qui serait le modèle-type d’hyper Jeune-Fille. En effet, ce dernier ne peut rentrer dans une relation d’influence que si les influencés acceptent de l’être, et il dépend du pouvoir d’influence que les influencés lui attribuent. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Calibri", sans-serif"><span style="font-family:Times">Le concept de l’hyper Jeune-Fille que nous soumettons ici est une mise à jour sociologique et phénoménotechnique du concept non genré de la Jeune-Fille, tel que proposé dans les <i>Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille</i>, par le collectif Tiqqun, publié en 1999. Ce dernier, dans la lignée debordienne, établit un diagnostic de la société de consommation d’alors, à l’aube du siècle encore nouveau et avant que les réseaux sociaux ne s’imposent comme aujourd’hui. La Jeune-Fille – les lettres majuscules ont leur importance – est travaillée par le monde qui lui est contemporain, dont elle est, de façon concomitante, la victime (de la mode, de son succès, des diktats…) et le socle définitionnel puisqu’elle produit et dirige le régime esthétique en puissance et les sociabilités qu’elle impose et qui la tourmentent à la fois. Le préfixe « hyper » ne présume pas que la Jeune-Fille des réseaux sociaux serait supérieure hiérarchiquement, mais insiste sur le caractère excessif qui s’applique à elle : hyper de la visibilité, hyper de la connexion, hyper de la relation... hyperisation de la société, comme on parle d'uberisation de la société. Pour accéder à cet état, la validation extérieure est essentielle, ce qui suggère une situation paradoxale de relation conditionnée à un exercice de pouvoir d’apparence et de l’apparence – de l’hyper Jeune-Fille vers ceux qui la regardent – et un exercice d’apparence de pouvoir – des regardeurs vers l’hyper Jeune-Fille – que ces derniers décident de valider socialement. Ainsi, la Jeune-Fille, dans sa version contemporaine superlative, regarde le spectacle de son propre spectacle, elle est assujettie au regard d’autrui sur lequel elle exerce sa domination perceptuelle.</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Calibri", sans-serif"><span style="font-family:Times">Nous formulons l’hypothèse seconde qu’en prenant une forme <i>hyper</i>, la Jeune-Fille fait de sa forme réticularisée, à la fois héritière et descendante de sa forme première, un dispositif relationnel, en tant qu’elle est le lien entre les causes de sa condition qui l’assignent à la dépendance au regard d’autrui, et l’origine de ces causes qu’elle persiste à instaurer et entretenir afin d’assurer le lien à autrui. </span><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Nous nous situons dans le cadre d’une philosophie et d’une sociologie pragmatiques, afin de travailler le phénomène, en faisant dialoguer l’individuel et le collectif, les données empiriques avec le modèle conceptuel afin de rendre compte des différents aspects du régime </span><span style="font-family:Times">du « voir et être vu » qui font de l’hyper Jeune-Fille un dispositif relationnel singulier. </span></span></span></p>
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<p style="text-align:justify">Birman, J. (2011). Je suis vu, donc je suis : la visibilité en question. Dans Aubert, N. <em>Sociologie clinique</em>. Les tyrannies de la visibilité. Être visible pour exister ? Érès. </p>
<p style="text-align:justify">Citton Y. (2017). <em>Médiarchie</em>, Seuil.</p>
<p style="text-align:justify">Han, B.-C. (2017). <em>La société de transparence</em>. Presses Universitaires de France.</p>
<p style="text-align:justify">Lipovetsky G. (2004). <em>Les temps hypermodernes</em>. Grasset.</p>
<p style="text-align:justify">Lipovetsky G. et Serroy J. (2016). <em>L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste</em>. Gallimard.</p>
<p style="text-align:justify">Tiqqun (1999). <em>Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille</em>. La Fabrique.</p>
<p style="text-align:justify">Tiqqun (2004). <em>Théorie du Bloom</em>. La Fabrique.</p>
<p style="text-align:justify">Vial S. (2013)<em>. L’être et l’écran. Comment le numérique change la perception</em>. Presses Universitaires de France.</p>