<p class="CxSpFirst" style="text-align: justify; margin-top: 24px;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima"><span style="font-family:"Calibri Light",sans-serif">Les récents mouvements sociaux comme #MeToo dans le monde, et particulièrement #Balancetonporc en France, ont révélé que, malgré les progrès réalisés au cours de ces dernières décennies, des injustices subsistent dans les interactions sociales entre les internautes. Bien que ces dernières offrent des espaces de socialisation (Veron, 1988) mettant en relation des internautes physiquement éloignés les uns des autres, nous pouvons nous demander dans quelle mesure elles en garantissent véritablement l’accès.</span></span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima"><span style="font-family:"Calibri Light",sans-serif">Inspiré par le mouvement #Balancetonporc, #Balancetastartup est au départ un compte créé fin 2020 sur Instagram, par l’initiative d’une internaute anciennement employée d’une start-up renommée en France. La principale mission est de rapporter les conditions abusives de travail vécues par les employés de dizaines de start-ups en France : sexisme, racisme, grossophobie, licenciement illégal, etc. (Quijoux & Saint-Martin, 2020). La propriétaire du compte procède à une dénonciation méthodique, sous la forme de publication de témoignages anonymes divulgués dans les <i>storys</i>. Les enjeux éthiques abordés dans les témoignages peuvent se retrouver dans la publication de <i>posts </i>thématiques (travail, diversité, équité, etc.). Suivi par plusieurs centaines de milliers d’abonnés, le compte recense maintenant plus d’une centaine de témoignages, dont la plupart illustrent des injustices (Skhlar, 1992) en tout genre : discriminations, harcèlements, violences et microagressions. </span></span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima"><span style="font-family:"Calibri Light",sans-serif">Malgré l’importance de susciter une telle vague de dénonciation, le mouvement a toutefois conduit à des réactions virulentes de la part de start-ups et d’internautes s’opposant publiquement à l’action collective enclenchée sur le compte. Dans un but de protestation, certains acteurs ont provoqué de vifs débats, en s’insurgeant que le mouvement s’apparente à un « tribunal populaire », et un « lynchage public ». D’autres, sous prétexte de nuire à la notoriété des start-ups dénoncées, ont préféré signaler le compte pour alerter la plateforme en ligne, au point où le compte est <i>shadowban</i> en février 2021, c’est-à-dire mis en retrait de l’algorithme d’Instagram. La répétition de ces interventions de la part de ces différents acteurs – et qui sont similaires aux réactions d’autres mouvements de dénonciations comme #MeToo (Chawla et al. 2020) – ont tendance à remettre en question la crédibilité de la parole des victimes, et plus largement l’intégrité du mouvement en ligne. Ces interventions s’accompagnent souvent d’interactions conflictuelles et méchantes (Jost, 2018) parmi différents groupes d’internautes, dont le caractère polarisé des débats, lesquels traitent souvent d’enjeux d’équité, de diversité et d’inclusion (Ferdman & Deane, 2014), reconduisent alors, de manière paradoxale, des situations injustices similaires à celles étant justement décriées par le mouvement en ligne.</span></span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima"><span style="font-family:"Calibri Light",sans-serif">Le mouvement #Balancetastartup a permis à des internautes de témoigner de leurs conditions de travail abusives, de sorte qu’ils puissent retrouver, dans un souci d’<i>empowerment </i>(Bacqué et Biewener, 2015), leurs pleines capacités d’agir. Dans ce contexte, la plateforme en ligne incarne un espace intermédiaire pour porter la voix de ces individus. À défaut d’être représentées par les institutions traditionnelles censées les protéger, les internautes forment un espace de socialisation dans lequel elles peuvent témoigner de la souffrance qu’ils subissent, en plus de tisser de nouveaux réseaux de communication de solidarité.</span></span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima"><span style="font-family:"Calibri Light",sans-serif">Les espaces de socialisation garantissent également une soupape qui permet à la tension collective accumulée dans le milieu des start-ups en France, de pouvoir s’exprimer librement. Cette libération de la parole possède comme potentiel disruptif de discuter de conditions idéalisées face à une réalité désenchantée (Babouard, 2017), dans lequel les internautes peuvent décrire librement un monde du travail défaillant, où les pratiques de management dans les start-ups sont souvent éloignées des « fausses promesses » communiquées dans les discours (Buquet, 2020). De ce point de vue, les espaces qu’offrent les plateformes en ligne inscrivent alors les internautes dans des processus de sociabilité égalitaires, participatifs et locaux, où chacun peut faire valoir en principe sa liberté d’expression (Casili, 2010). La médiatisation numérique incarne, en ce sens, un pouvoir d’agir à la fois personnel et collectif, et promeut, en tant que « tiers espace » (Wright, 2016), un mouvement en ligne en quête d’un changement social.</span></span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima"><span style="font-family:"Calibri Light",sans-serif">Mais, même si les plateformes en ligne portent les germes du processus transformatif qu’incarne le mouvement social, par la création d’espaces ouverts au dialogue avec les start-ups et au plus près de la « réalité » vécue par les employés, elles déterminent aussi les conditions dans lesquelles les discussions s’opèrent entre les acteurs (start-ups, employés, internautes), et participent, au détriment des victimes, à la reconduction des injustices que le mouvement déplore. Dès lors, la mise en relation conflictuelle qui se produit avec balancetastartup mérite d’être interrogée à l’aune du paradoxe mis en lumière par les injustices qu’elle laisse entrevoir: à quelles conditions les plateformes de ligne participent-elles à la médiatisation des mouvements politiques comme vecteurs de transformation sociale? Cette étude de cas, menée sous la forme d’une netnographie (Costello, 2017), nous permet d’interroger par des exemples concrets d’interaction les manières, quelque peu paradoxales, dont les plateformes en ligne habilitent et contraignent la capacité des mouvements politiques à s’organiser et à contribuer véritablement à une transformation sociale. Nous allons prendre comme exemple des situations d’injustice épistémique présentes dans les conversations triviales (Jeanneret, 2014) sous les publications Instagram, de manière à mettre en évidence le pouvoir médiatique que possèdent les plateformes en ligne dans la potentialité d’un mouvement social à critiquer et transformer l’imaginaire social dominant (Dey et Mason, 2017).</span></span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima"><span style="font-family:"Calibri Light",sans-serif">Notre intérêt se porte en particulier sur une forme subtile d'injustice, quoique très présente dans nos interactions en ligne : il s’agit de l'injustice épistémique. Selon Fricker (2007), l’injustice épistémique consiste à reconnaitre l’incapacité d’un locuteur de se positionner en tant que producteur ou transmetteur de savoirs, en raison de préjugés véhiculés sur son groupe social d’appartenance. L'injustice épistémique peut prendre différentes formes en ligne : par exemple, elle peut consister à douter de la compétence à communiquer d'une personne en raison de son association à un groupe marginal, à contester la véracité du témoignage d'une personne à cause de son identité sociale, ou à invalider les propos d'une personne simplement parce qu'elle se revendique comme étant féministe. L’effet de l’injustice épistémique reconduite est de dénigrer la parole d’un internaute, au risque de perdre la légitimité de participer à la conversation en cours. Par l’étude de l’expérience d’injustice épistémique (Renault, 2014), nous constatons que les plateformes maintiennent des rapports inéquitables entre les internautes dans leurs capacités à librement s’exprimer, alors qu’elles incarnent en principe des espaces de socialisation propices à l’instauration d’un dialogue entre différentes communautés en ligne.</span></span></span></span></p>
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<p style="text-align: justify; margin-top: 24px; margin-bottom: 8px;"><strong><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="break-after:avoid"><span style="font-family:Optima">Bibliographie</span></span></span></span></strong></p>
<p class="CxSpFirst" style="text-align: justify; margin-top: 24px;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima">Badouard, R. (2017) <i>Le désenchantement de l’internet. Désinformation, rumeur, propagande</i>. Limoges : FYP Editions.</span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima">Bacqué, M., Biewener, C. (2015). <i>L’empowerment, une pratique émancipatrice?</i> Paris : La Découverte.</span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima">Buquet, R. (2020). <i>Au-delà du mythe des start-up : discours, éthique et engagement dans l’expérience entrepreneuriale</i>. Thèse de doctorat en sciences de gestion. ESCP Europe. </span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima">Casilli, A. (2010) <i>Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité?</i> Paris : Le Seuil.</span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima">Chawla, N., et al. (2020). From #MeToo to #TimesUp: Identifying Next Steps in Sexual Harassment Research in the Organizational Sciences. <i>Journal of Management. </i>47(3), 551–566. </span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima">Costello, L., McDermott, M-L. & Wallace, R. (2017). Netnography: Range of practices, misperceptions, and missed opportunities. <i>International Journal of Qualitative Methods, </i>16, 1-12. </span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima">Dey, P. & Mason, C. (2018). Overcoming constraints of collective imagination: an inquiry into activist entrepreneuring, disruptive truth-telling and the creation of ‘possible worlds’. <i>Journal of Business Venturing</i>, 33(1), 84-99.</span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima">Ferdman, B. M., & Deane, B. (2014). <i>Diversity at work: the practice of inclusion</i>. Wiley Brand Press.</span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima">Fricker, M. (2007) <i>Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing</i>. New York: Oxford University Press, 188 p.</span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima">Jeanneret, Y. (2014). <i>Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir</i>. Paris: Éditions Non Standard.</span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima"><span style="background:white">Jost, F. (2018) <i>La méchanceté en actes à l’ère numérique</i>. Paris : CNRS Editions.</span></span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima"><span style="background:white">Quijoux, M. & Saint-Martin, A (2020). « Start-up : avènement d’un mot d’ordre », <i>Savoir/Agir</i>, n° 51, 1, 15-22.</span></span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima">Renault, E. (2004) <i>L’expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice</i>. Paris: La Découverte, 412 p.</span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima">Shklar N., J. (1992) <i>The Faces of Injustice</i>. New Haven: Yale University Press, 154 p.</span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima">Veron, E. (1988) <i>La sémiosis sociale. Fragments d’une théorie de la discursivité</i>. Paris : Presses Universitaires de Vincennes, 230 p.</span></span></span></p>
<p class="CxSpMiddle" style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:Optima">Wright, S. (2016) « Les conversations politiques en ligne au quotidien : design, délibération et “tiers espace” ».<i> Questions de communication</i>, 30, p. 119-134.</span></span></span></p>