« Ce n’est pas de la vengeance, c’est juste donner de la voix à celles et ceux qui n’avaient pas de place pour parler et être écouté » ‑Balance ta start-up La polarisation en ligne nuit à la production de relations entre les internautes, car elle a un effet perturbateur sur leur engagement et leur collaboration sur les plateformes en ligne (Facebook, Instagram, etc.). Ainsi, même si la vocation des plateformes en ligne est avant tout de fournir des espaces de dialogue entre les internautes (Casili, 2010), nous nous sommes demandé dans quelle mesure elles facilitent de bonnes pratiques de communication, telles que le partage d'opinions, la prise de position et la résolution de conflits. Nous considérons ce problème de communication dans des espaces de dialogue où les relations sociales reflètent des engagements sociaux et politiques (Wright, 2016), comme les mouvements sociaux en ligne comme #metoo dans le monde anglophone et #balancetonporc en France. Dans cet article, nous analysons spécifiquement #balancetastartup, un mouvement qui dénonce les start-ups françaises, pour montrer que les injustices épistémiques en ligne empêchent les internautes qui en souffrent d'entretenir des relations avec les autres, alors qu’ils les dénoncent au départ en présentiel par le biais du mouvement social. Notre argument est que, même si les injustices épistémiques sont renforcées par la polarisation à l’ère de la numérisation (voir Gillespie et al., 2014), elles aggravent les conditions de communication des relations que les internautes nouent au cours de leurs conversations triviales (Jeanneret, 2014)—c’est pourquoi elles impliquent une prise de responsabilité éthique de la part des internautes concernés par les situations d’injustices épistémiques (Senac et Bencherki, 2022b). Inspiré du mouvement #balancetonporc en France, #balancetastartup est né de l’initiative d’une ancienne employée anonyme d’une start-up en France. Elle a créé le compte @balancetastartup fin 2020 pour dénoncer les milieux de travail problématiques de dix-sept start-ups en France : Doctolib, LouYétu, My Jolie Candle, Le Bonbon, Iziwork, Tiller, etc. La propriétaire du compte compile, sous la forme de storys Instagram, des témoignages anonymes d’employés ou d’ex-employés décrivant des cas de sexisme, racisme, grossophobie, licenciement illégal, etc. (Ramadier, 2017). Le mouvement donne l’occasion aux internautes de partager leurs expériences personnelles, de commenter la réaction des start-ups—et notamment leurs silences—ainsi que d’échanger sur les questions, problèmes et défis associés à l’univers des start-ups. Le compte Instagram compte désormais des centaines d'abonnés, et le mouvement a pris tellement d’ampleur que d'autres mouvements ont vu le jour : #balancetonstage (les stages et contrats civiques), #balancetamaison (emplois dans les maisons de couture) ou #balancetonagency (emplois dans les agences de communication). Cependant, le mouvement a provoqué une réaction violente d’internautes défendant l’intérêt des start-ups et protestant contre le recours collectif lancé sur ce compte, en s’apparentant à un « tribunal populaire » ou à du « lynchage public ». Ces réactions ont tendance à décrédibiliser le mouvement social en ligne, ce qui a un impact dévastateur sur les internautes mettant initialement en cause les start-ups. De fait, ces internautes réactionnaires ont tendance à contester avec véhémence la crédibilité des témoignages publiés, remettant en cause l’anonymat des témoignages et l’absence relative de preuves formelles. Ils incarnent également une figure dissidente dans les débats éthiques présentés et partagés dans des publications thématiques, comme sur l’inclusion, la diversité, l’équité, etc. (Ferdman et Deane, 2014 ; voir van Dijk, 2020). La virulence de leurs interventions conduit à la propagation d’injustices épistémiques, et à l’amplification des effets de polarisation dans les discussions en ligne. Le problème est que ces réactions sont similaires à celles d’autres internautes critiques des mouvements en ligne (voir #metoo : Chawla et al., 2020), remettant systématiquement en question la crédibilité des victimes, et même la légitimité du mouvement en ligne. Elles traduisent un paradoxe associé aux productions relationnelles se créant en ligne : les injustices épistémiques ressemblent étrangement à celles étant déplorées par les internautes qui accusent initialement les start-ups dans #balancetastartup. D’où nos interrogations : dans quelle mesure l'expérience de l'injustice épistémique génère-t-elle des relations? Comment les internautes doivent-ils s’engager pour envisager un dialogue dans un contexte de polarisation? L’étude empirique de l’injustice épistémique dans les mouvements sociaux en ligne démontre des relations inégales entre les internautes, et de l’incapacité de ceux qui la subissent à pouvoir s’exprimer et agir en toute liberté. Pourtant, les plateformes en ligne incarnent des espaces de délibération propices au départ pour les mouvements sociaux à l’instauration d’un dialogue durable entre différentes communautés en ligne (Norris, 2002). L’injustice épistémique nous permet donc de repenser la production relationnelle au regard de ses effets disruptifs, qui sont couplés à ceux de la polarisation sur les plateformes en ligne, et à cause desquelles il se met en place de mauvaises pratiques en matière de communication et de collaboration entre les internautes (Postmes et al., 1998). L’injustice épistémique est une forme subtile d'injustice qui se produit fréquemment dans les interactions sociales, et dont les effets peuvent être néfastes sur les groupes historiquement défavorisés, et plus sensibles à l’injustice, par exemple : les femmes, les personnes racisées, etc. (Fricker, 2007 ; Kidd et al., 2017 ; Sullivan et Tuana, 2007). L’injustice épistémique consiste à empêcher un locuteur de profiter pleinement de sa capacité épistémique à cause de préjugés sur son assignation présumée ou réelle à une communauté sociale ou en ligne (voir Fricker, 2007). L’injustice est souvent épistémique en ligne : les internautes doivent en quelque sorte présumer l’identité et le statut social de leurs interlocuteurs derrière leurs avatars numériques. L'injustice épistémique peut prendre de nombreuses formes dans les interactions : par exemple, elle peut inclure la contestation d’un témoignage à cause de ce que l’individu exprime sur son identité sociale, la remise en question de la compétence d'un individu à communiquer en raison de son affiliation à un groupe social, ou l’invalidation des propos d'un individu simplement à cause du fait qu'elle semble être féministe. Bien que ses effets demeurent difficiles à généraliser, l’injustice épistémique implique à long terme la décrédibilisation, l’invisibilisation et la dévalorisation de certaines communautés, lesquelles peuvent perdre progressivement leurs légitimités à instaurer des relations avec autrui et à participer aux discussions dans le milieu de travail et dans le mouvement en ligne. Spécifiquement dans les interactions en ligne, la reconduction de l’injustice épistémique exacerbe la polarisation et les positions antagonistes (Mouffe, 2014 ; van Dijk, J, 2020). Donc, même si l'injustice épistémique possède le principe de limiter la capacité des individus à produire des idées, des discours et des connaissances, elle implique des effets plus larges en matière de communication, au niveau de l’accès, de la participation, et de la prise de position des individus dans les discussions. Dans cet article, l’injustice épistémique est approchée à travers des tensions et des conflits que les start-ups et les internautes créent en matière de communication, et qui se situent entre l'injonction à la performance personnelle et les rapports de pouvoir que cet univers de travail suscite, par les souffrances qu’ils engendrent (De Gaulejac, 2011, voir aussi Bencherki et al., 2019). De cette manière, l’analyse de l’injustice épistémique dans les mouvements sociaux présents en ligne met ainsi en lumière les principaux enjeux, défis et problèmes que les organisations—et notamment les internautes qui protègent leurs intérêts—suscitent dans les termes de la relation et du dialogue s’instaurant entre les individus (Arnett, 2016). Pour mener à bien notre analyse, nous répertorions les différentes vagues d’injustices épistémiques, autant celles vécues au départ par les plaignants qui témoignent des milieux de travail des start-ups que les internautes qui interagissent avec d’autres internautes dans les discussions en ligne. En analysant divers contextes d’injustice épistémique, nous cherchons à comprendre les implications et les effets de l’injustice en termes de production relationnelle et dialogique à l’ère des plateformes en ligne (Manosevitch, 2014). Ce faisant, nous faisons appel à une méthode nethnographique (Kozinets, 2010 ; Costello et al., 2017) dont son aspect ethnographique nous conduit à produire un inventaire global des lieux de l’interaction—ainsi que des lieux de pouvoir qui en résultent—dans le mouvement #balancetastartup. Ce faisant, nous avons documenté toutes les interactions et les publications liées au mouvement #balancetastartup, et qui sont présentes sur les plateformes numériques suivantes : Twitter et Instagram. Une fois les données collectées, nous avons sélectionné par les informations enregistrées (stories, publications, commentaires), celles présentant des événements, des témoignages ou des interactions problématiques pour un ou plusieurs des internautes. Grâce à ces efforts d’analyse, nous avons répertorié toutes les significations, normes et expressions hétérogènes composant le mouvement #balancetastartup. La méthode de la netnographie nous a permis ainsi de cerner les diverses situations—aussi paradoxales soient-elles—où l’injustice épistémique témoigne de l’(in)capacité des mouvements sociaux en ligne à habiliter des relations viables entre les internautes, alors qu’elles ont comme vocation première de les amener à échanger ensemble (Stewart et Zediker, 2000). Nous précisons aussi que la collecte des données netnographiques est conforme aux Conditions d’utilisation et les politiques de droits et de responsabilités des plateformes en ligne (Twitter, Instagram). Étant donné que la majeure partie de notre collecte provient du site Instagram, nous nous référons à la <a href="https://help.instagram.com/581066165581870/?helpref=uf_share" style="color:blue; text-decoration:underline">page des conditions</a><a href="#_ftn1" name="_ftnref1" style="color:blue; text-decoration:underline" title="">[1]</a> stipulant les paramètres de confidentialité et d’application. D’après le règlement, le contenu est sous une licence non exclusive, gratuite, transférable, sous-licenciable et mondiale. Par conséquent, en publiant des contenus ou des informations sur Instagram, vous acceptez cette licence d’utilisation transférable. Cependant, par précaution et pour des raisons de confidentialité, nous avons pris certaines mesures pour remplacer les noms ou les pseudonymes des internautes. <h2 style="text-align:justify; margin-top:8px; margin-bottom:8px">L’injustice épistémique dans #balancetastartup </h2> Le mouvement social #balancetastartup s’est constitué essentiellement sur les plateformes en ligne : les actions du mouvement sont visibles à travers des posts (écrits, vidéos, images, etc.) sur le réseau Instagram. L’esthétique des posts du compte @balancetastartup reprend les codes et les normes<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" style="color:blue; text-decoration:underline" title="">[2]</a> de communication associée à la promotion publicitaire dans l’univers des start-ups : les images sont très travaillées, les couleurs sont vibrantes et les textes sont attrayants. Mais l’usage de la plateforme Instagram permet à la créatrice derrière le compte @balancetastartup d’instaurer un espace de dialogue pour que des milliers d’usagers discutent ensemble sur une même problématique : les mauvaises conditions et traitements de travail dans l’univers des start-ups françaises. Le compte @balancetastartup a pour but de dénoncer les abus dans les start-ups françaises, en donnant la possibilité à des (ex-)employés de témoigner de manière anonyme en envoyant leurs histoires à la propriétaire, qui sont relayées par la suite dans des storys. Depuis la création du compte en fin 2020, dix-sept start-ups ont été dénoncées par des dizaines d’(ex)employés qui partagent à chaque fois leurs propres expériences de travail par des faits détaillés et des dénonciations nominatives<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" style="color:blue; text-decoration:underline" title="">[3]</a>, pour critiquer des conditions abusives de travail, comme des licenciements illégaux et des heures supplémentaires non payées, etc., mais également—et c’est là où se porte notre intérêt—des situations d’injustices en tout genre (Shklar, 1992). Les situations d’injustice témoignent de cas particuliers d’humiliations, de violences verbales, d’inconduites sexuelles et d’harcèlements psychologiques, par l’annihilation de l’altérité et le renforcement des différences entre les membres d’une organisation (Ashcraft, 2009, Pullen et Rhodes, 2013). Mais, ces cas bafouent des droits, codes et attitudes éthiques censés initier des relations équitables, respectueuses et saines dans une organisation (Carayol et al., 2020). Nous vous transmettons dans ce tableau diverses situations d’injustice décrites à propos des start-ups dénoncées, et que nous considérons comme étant les plus problématiques, à cause de la récurrence et de la concordance des faits témoignés par les nombreux plaignants. <h4 style="text-align:justify; margin-top:8px; margin-bottom:8px">Tableau 1 : répertoire de situations d’injustices en tout genre vécues dans les milieux de travail des start-ups dénoncées. Source : autrice.</h4> <table class="MsoTableGrid" style="width:652px; border-collapse:collapse; border:none" width="652"> <tbody> <tr> <td rowspan="3" style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:1px solid black; border-right:1px solid black; border-left:1px solid black" valign="top"> Tiller </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:1px solid black; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> Humiliation </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:436px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:1px solid black; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> · « au début, ils nous remettent un badge sur lequel il est inscrit ‘sales dog’» · « il faut boire un alcool fort de 40% et dire haut et fort notre plus grande honte » · « ils humilient les gens qui n'ont pas les meilleurs résultats au Beer Friday » </td> </tr> <tr> <td style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> Racisme </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:436px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> · « il est déconseillé d'embaucher des gens d'Amérique du Sud, car ils n'ont pas la culture du travail à l'Européenne » · « pas de femmes voilées, [meilleur] fit » </td> </tr> <tr> <td style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> Violence verbale </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:436px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> · « ils ont affiché une banderole ‘viol=perte d'argent’ » </td> </tr> <tr> <td rowspan="2" style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:1px solid black" valign="top"> Le Bonbon </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> Misogynie </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:436px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> · « Si tu as été prise, c'est parce que t'es bonne. Regarde autour de toi. Quelqu'un de bonbon n'est pas un thon » · « alors ma petite, pas trop dur le travail aujourd'hui » · « on se voit refuser une partie de baby-foot parce qu'on est une femme » · « il s'est moqué de son physique, la comparant à un vampire et en la singeant comme si c'était un monstre » </td> </tr> <tr> <td style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> Inconduites sexuelles </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:436px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> · « [on a des] propositions déplacées de participer à des partouzes » · « il a demandé à une fille de larguer sa copine pour voir des apéros avec les clients » </td> </tr> <tr> <td style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:1px solid black" valign="top"> Chefing </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> Misogynie </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:436px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> · « t'es féministe mais t'aimes les blagues? Parce que nous on fait beaucoup de vannes entre nous. » · « je déteste les féministes engagées » </td> </tr> <tr> <td style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:1px solid black" valign="top"> Stella et Suzie </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> Grossophobie </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:436px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> · « tu ne devrais pas manger ça, ça ne va pas t’aider, mange de la salade à la place »; « ne mange pas ça, tu vas grossir » · « supprimer toutes les photos d'un shooting parce que la mannequin faisait du 26 ». </td> </tr> <tr> <td rowspan="2" style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:1px solid black" valign="top"> Lou Yétu </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> Grossophobie </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:436px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> · « elle a des critères physiques qui ne conviennent pas à l'image de marque » · « elle a trop de boutons celle-là, elle passe pas la période d'essai, elle passe mal sur Instagram ». </td> </tr> <tr> <td style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> Harcèlement psychologique </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:436px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> En parlant de la fondatrice de la start-up : · « perversion sans nom » · « elle ira jusqu'à vous détruire » · « elle change d'idée à la dernière minute » · « elle est capricieuse » · « elle n’a aucune éthique, aucune reconnaissance » · « elle change d'avis comme elle change de chaussettes ». </td> </tr> <tr> <td rowspan="2" style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:1px solid black" valign="top"> Atelier Remuménage </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> Violence verbale </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:436px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> En parlant de la directrice de l’organisation : · « elle crie sur les personnes en réinsertion et sur les permanents » · « elle me hurlait dessus: ‘je vous rappelle que vous êtes un salarié en réinsertion’ » · « j'ai assisté à quelques scènes pendant lesquelles … elle se mettait à hurler sur les employés, refusant tout dialogue ». </td> </tr> <tr> <td style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> Humiliations </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:436px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> En parlant de la directrice de l’organisation : · « elle hésite pas à humilier ses employés en disant ‘tu es ignorante’ ou ‘c'est moi qui décide, on t'expliquera comment ça fonctionne ici’ » · « La … qui a mon âge (30 ans) m'explique que je n'ai rien compris au monde du travail, que je risque de passer à côté d'une expérience décisive pour ma carrière et que ‘les compétences acquises sont bien plus importantes que le salaire’. Je me suis sentie très mal après cet entretien, où j'ai été traitée comme une gamine capricieuse » · « se voir reprocher des choses imaginaires sur son travail aboutissant à une humiliation devant les collègues » </td> </tr> <tr> <td style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; height:104px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:1px solid black" valign="top"> YesWeGreen </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:108px; padding:0cm 7px 0cm 7px; height:104px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> Harcèlement psychologique </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:436px; padding:0cm 7px 0cm 7px; height:104px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> En parlant de la directrice : · « s'est mise en colère pour me culpabiliser » · « j'étais sa petite étoile arrivée chez Yeswegreen, et plus tard harcèlement : tout le monde la tutoyait sauf moi » · « remarques de plus en plus fréquentes et méchantes » · « commentaires humiliants: j'ai éclaté en sanglots » </td> </tr> </tbody> </table> Les situations d’injustice décrites sont basées sur des raisons liées à l’assignation sexuelle du plaignant (par exemple, la misogynie), des attributs physiques et phénotypiques (par exemple, la grossophobie et le racisme), et des caractéristiques psychologiques individuelles (par exemple, toutes les autres formes d’intimidation). Cependant, ces situations d’injustice posent aussi un problème sur le plan épistémique, car elles reflètent des tensions et conflits liés à la capacité d’un individu à accéder, produire et transmettre des connaissances, des discours et des compétences (Fricker, 2007 ; Dotson, 2011 ; Dotson, 2018). Nous vous précisons dans ce tableau ci-dessous les différents types de situations d’injustice épistémique décrites par les plaignants, en expliquant à chaque fois la raison pour laquelle ces situations portent préjudice à la capacité épistémique des locuteurs, et posent à long terme un problème à l’égard des groupes de personnes ayant tendance à être délégitimées au sein de l’organisation en question. Nous évaluons également dans quelle mesure la reconduction des situations d’injustice épistémique décrites peut susciter, à long terme, des tensions et des problèmes sur le plan de la communication entre les différents membres de l’organisation en question (Cooren et al., 2013). <h4 style="text-align:justify; margin-top:8px; margin-bottom:8px">Tableau 2 : répertoire des situations d’injustices épistémiques vécues par les plaignants. Source : autrice.</h4> <table class="MsoTableGrid" style="width:659px; margin-left:-8px; border-collapse:collapse; border:none" width="659"> <tbody> <tr> <td style="border-bottom:1px solid black; width:118px; padding:0cm 7px 0cm 7px; background-color:black; border-top:1px solid black; border-right:1px solid black; border-left:1px solid black" valign="top"> Types d’injustices épistémiques </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:164px; padding:0cm 7px 0cm 7px; background-color:black; border-top:1px solid black; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> Exemples provenant du témoignage des plaignants </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:161px; padding:0cm 7px 0cm 7px; background-color:black; border-top:1px solid black; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> Explications sur l’injustice épistémique vécue </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:217px; padding:0cm 7px 0cm 7px; background-color:black; border-top:1px solid black; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> Implications sur le plan de l’organisation </td> </tr> <tr> <td rowspan="3" style="border-bottom:1px solid black; width:118px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:1px solid black" valign="top"> Injustice testimoniale (Fricker, 2007) </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:164px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> « Si tu as été prise, c'est parce que t'es bonne. Regarde autour de toi. Quelqu'un de bonbon n'est pas un thon. »   </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:161px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> La personne est uniquement considérée pour son physique, et non pas pour ses compétences et ses savoirs. Elle est donc dénigrée dans sa capacité à transmettre des connaissances. </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:217px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> À long terme, cette injustice réduit les femmes à leurs attraits physiques, au lieu de considérer leurs compétences et savoirs professionnels. Cette injustice amène l’organisation à créer des hiérarchies de genre, ce qui demeure inacceptable sur le plan éthique. </td> </tr> <tr> <td style="border-bottom:1px solid black; width:164px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> « t'es féministe mais t'aimes les blagues? Parce que nous on fait beaucoup de vannes entre nous. » « je déteste les féministes engagées » </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:161px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> La personne est dénigrée dans sa capacité à agir à cause du fait qu’elle incarne une femme dont la personne présume qu’elle est féministe. </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:217px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> À long terme, les femmes sont dévaluées de manière systématique, en raison de leurs affiliations présumées en tant que féministes. Ceci crée des conflits entre les membres, alors qu’ils auraient pu être évités avec une politique et une culture organisationnelle adéquate. </td> </tr> <tr> <td style="border-bottom:1px solid black; width:164px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> « se voir reprocher des choses imaginaires sur son travail aboutissant à une humiliation devant les collègues. » </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:161px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> La personne conteste les choses qui lui sont reprochées, mais l’autre personne ne la croit pas. C’est pour cela qu’elle se fait reprocher des choses imaginaires. </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:217px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> À long terme, les employés ne sont jamais crus, ce qui les dévalue dans leurs capacités à rendre compte de leurs réalités de travail. Ceci crée une culture organisationnelle opérant des hiérarchisations entre les membres. </td> </tr> <tr> <td style="border-bottom:1px solid black; width:118px; padding:0cm 7px 0cm 7px; height:198px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:1px solid black" valign="top"> Injustice herméneutique (Fricker, 2007) </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:164px; padding:0cm 7px 0cm 7px; height:198px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> « La … qui a mon âge (30 ans) m'explique que je n'ai rien compris au monde du travail, que je risque de passer à côté d'une expérience décisive pour ma carrière et que ‘les compétences acquises sont bien plus importantes que le salaire’.» </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:161px; padding:0cm 7px 0cm 7px; height:198px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> La directrice semble présumer à cause de l’âge de la personne qu’elle reçoit en entretien d’embauche qu’elle ne possède pas une connaissance suffisante du monde du travail. </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:217px; padding:0cm 7px 0cm 7px; height:198px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> À long terme, les candidats du même âge que la plaignante se voient refuser injustement un poste, car ils sont dévalués dans leurs compétences et leurs connaissances de la réalité du travail, ce qui pose des enjeux dans le recrutement au sein de l’organisation. </td> </tr> <tr> <td style="border-bottom:1px solid black; width:118px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:1px solid black" valign="top"> Silenciation épistémique (Dotson, 2011) </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:164px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> « j'ai assisté à quelques scènes pendant lesquelles … elle se mettait à hurler sur les employés, refusant tout dialogue. » </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:161px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> Les employés ne peuvent pas communiquer avec la directrice de l’organisation, et sont réduits au silence. </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:217px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> À long terme, cette réduction au silence peut amener les employés à ne pouvoir discuter de leurs réalités au travail à la direction, ce qui cause des discordances au sein de l’organisation, entre la réalité vécue par les employés et celle vécue par les employeurs. </td> </tr> <tr> <td style="border-bottom:1px solid black; width:118px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:1px solid black" valign="top"> Violence épistémique (Dotson, 2011 ; Spivak, 1988) </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:164px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> « elle hésite pas à humilier ses employés en disant ‘tu es ignorante’ ou ‘c'est moi qui décide, on t'expliquera comment ça fonctionne ici’ » </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:161px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> La directrice fait usage de violence pour montrer qu’elle possède davantage de pouvoir épistémique que les autres, comme ses employés par exemple. </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:217px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> À long terme, cette violence épistémique crée une souffrance auprès des employés, qui sont condamnés à la subir. Ceci crée une ambiance toxique au sein de l’organisation, à cause des rapports de pouvoir hiérarchiques qu’elle met en place. </td> </tr> <tr> <td style="border-bottom:1px solid black; width:118px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:1px solid black" valign="top"> Oppression épistémique (Dotson, 2018) </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:164px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> « j'étais sa petite étoile arrivée chez Yeswegreen, et plus tard harcèlement : tout le monde la tutoyait sauf moi. » </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:161px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> La personne n’est pas sur un pied d’égalité que ses collègues, car elle ne peut pas tutoyer comme tout le monde la responsable. </td> <td style="border-bottom:1px solid black; width:217px; padding:0cm 7px 0cm 7px; border-top:none; border-right:1px solid black; border-left:none" valign="top"> À long terme, cette oppression crée des rapports de domination, et tend à exclure les personnes qui, comme la plaignante, sont alors victimes de harcèlement. Ceci crée une culture organisationnelle qui n’est pas viable au sens où elle n’inclut pas l’ensemble de ses membres. </td> </tr> </tbody> </table> Nous constatons que ces situations d’injustices reflètent de nombreux problèmes entre les membres de l’organisation. Elles peuvent être liées à des relations hiérarchiques problématiques (« il a demandé à une fille de larguer sa copine pour voir des apéros avec les clients » ; « elle me hurlait dessus: ‘je vous rappelle que vous êtes un salarié en réinsertion’ »), une culture toxique (« [on a des] propositions déplacées de participer à des partouzes » ; « je déteste les féministes engagées ») et des pratiques malsaines (« elle ira jusqu'à vous détruire » ; « remarques de plus en plus fréquentes et méchantes »). Quant aux injustices épistémiques, elles témoignent de tensions et de conflits en matière de communication entre les différents membres de l’organisation, comme les employés et les employeurs : « […] elle se mettait à hurler sur les employés, refusant tout dialogue » ; « « La … qui a mon âge (30 ans) m'explique que je n'ai rien compris au monde du travail […] ». Les conflits et les tensions sont liés à des rapports de pouvoir et de hiérarchie au départ institués par l’organisation, mais dont nous constatons à l’évidence leurs dérives: « elle hésite pas à humilier ses employés en disant ‘tu es ignorante’ ou ‘c'est moi qui décide, on t'expliquera comment ça fonctionne ici’ ». Même si les effets dépendent de l’interprétation des individus qui la vivent (Senac, 2022), l’injustice épistémique semble malgré tout produire, au regard de la description des faits ayant été vécus par les individus, de la stigmatisation (« se voir reprocher des choses imaginaires sur son travail aboutissant à une humiliation devant les collègues. »), de l’intimidation (« t'es féministe mais t'aimes les blagues? Parce que nous on fait beaucoup de vannes entre nous ») et de l’exclusion (« j'étais sa petite étoile arrivée chez Yeswegreen, et plus tard harcèlement : tout le monde la tutoyait sauf moi »). Donc bien que ces injustices soient de nature épistémique—et peuvent donner l'impression qu'elles ne sont pas concrètes—elles ont en fait des implications réelles en termes de recrutement, de participation et d’adhésion des individus dans le milieu organisationnel au sein de laquelle ils évoluent (Lutgen-Sandvik et Davenport Sypher, 2009). Au regard de nos analyses, l’injustice épistémique étant reconduite dans les milieux organisationnels, et demeurant suffisamment significative pour être dénoncée dans les mouvements sociaux en ligne, porte sur les valeurs et les normes éthiques admises dans la production de relations entre les membres de l’organisation. Dans toutes les situations décrites, les individus ne se situent pas sur un même pied d’égalité dans la relation, et connaissent certaines limites dans leurs libertés d’expression et d’action. Ils se retrouvent par être remis en question, dénigrés sur leurs propres connaissances du monde du travail, invalidés dans leurs émotions, et parfois même, réduits au silence. Ces inégalités épistémiques, qui sont souvent liées à des différences de statuts et de positionnements entre les membres (Young, 1991), proviennent en réalité de l’usage illégitime d’une autorité et d’un pouvoir éthiquement inacceptables (Bencherki et al., 2019). Malgré ces différences, il n’en demeure pas moins que ces membres font partie intégrante de l’organisation : on devrait s’attendre à ce qu’ils définissent alors, tout autant que les autres, les codes et normes de l’organisation (Robichaud et Cooren, 2013). L’avantage de leurs implications est d’essayer d’assurer la participation de l’ensemble des membres au sein du milieu de travail en question (Catala, 2015). Mais, lorsqu’ils se retrouvent incapables de s’exprimer et d’agir en toute liberté, comme au moment d’éprouver une injustice épistémique (Senac & Bencherki, 2022a), alors ils n’ont parfois pas d’autres choix que de chercher à être entendus par d’autres moyens, comme lancer une alerte en ligne. <h2 style="text-align:justify; margin-top:8px; margin-bottom:8px">L’injustice épistémique : productrice de relations?</h2> Demeurer incapable de s’exprimer et d’agir librement au travail change profondément la façon dont les relations et le dialogue se construisent au sein d’une organisation (Faure et Robichaud, 2013). L’utilisation de la plateforme en ligne n’est qu’un moyen pour les plaignants de discuter des conditions et des traitements de travail reçus au sein de la start-up dénoncée. La libération de la parole possède comme potentiel disruptif de débattre des conditions idéales face à une réalité désabusée (Badouard, 2017). Dans cette réalité, les internautes décrivent souvent un milieu de travail défaillant (Gouritin, 2019), où les pratiques de communication et de management des start-ups sont souvent éloignées des « fausses promesses » véhiculées dans les discours (Buquet, 2020 ; Quijoux et Saint-Martin, 2020). Les internautes interagissent avec un désir de refléter, et dans certains cas, de changer les valeurs et normes éthiques admises dans l’univers des start-ups françaises : « parce que le baby-foot c’est cool, mais le droit du travail, c’est mieux » (slogan du compte @balancetastartup ; voir aussi Flécher, 2019). Mais, parallèlement aux réseaux de solidarité qui se forme autour du mouvement, #balancetastartup incarne un pouvoir de dénonciation et de transformation contesté, à cause de l’anonymat des témoignages et de la crédibilité du mouvement. Cette contestation se lit à travers les nombreuses réactions qui s’opposent directement aux plaignants et à la propriétaire du compte @balancetastartup dans les commentaires des publications. Cette vague réactionnaire est alimentée par la médiatisation des plateformes en ligne (Manosevitch, 2014), laquelle nuit par ses fonctionnalités et ses conditions de traitement de l’information à la cause et à la portée du mouvement (Etter et Albu, 2020). Exemple : la propriétaire de @balancetastartup publie au début de l’année 2021—durant une période où les start-ups sont régulièrement dénoncées—que le compte a été « shadowbanned » suite à de nombreux signalements d’internautes. Le fait d’être « shadowbanned » signifie que les algorithmes font en sorte que les publications sont moins visibles dans les fils d’actualités et les stories des abonnés, ce qui conduit alors pour le compte @balancetastartup moins de visibilité et moins de chances d’attirer de nouveaux abonnés. Mais, quels que soient les organisations et les internautes à l’origine de ces signalements répétés, ce shadowban vise à étouffer le mouvement social en ligne pour invisibiliser les causes et les témoignages qui y sont portés. Mais, cette stratégie de mobilisation reconduit, de façon étrangement similaire, une injustice épistémique ayant déjà été présentée dans le tableau 2 : la silenciation épistémique (Dotson, 2011). La silenciation épistémique consiste essentiellement à faire taire leurs individus—par indifférence ou par étouffement—parce qu’on suppose qu’ils sont incapables d’accéder, de produire et de transmettre des connaissances à propos du monde du travail. Dans le cas de #balancetastartup, cette mise au silence exprime une volonté de dénigrer la capacité du mouvement en ligne à diffuser des témoignages et des informations pouvant faire autorité sur l’univers des start-ups françaises. L’analyse de certaines réactions virulentes (extraits #1) à cette annonce de « shadow ban » confirme cette tentative de diffamation, comme nous le constatons dans la section des commentaires de la publication : Gary C’est probablement un complot contre vous [@balancetastartup] car vous êtes trop puissants désormais. Les rouages du grand capital ont activé leurs mécanismes et ont prévenu [Instagram]. Vous êtes la victime d’un grand complot. Ou alors vous n’avez tout simplement pas été shadow ban… Colette Bien fait ???? vous n’avez pas honte !! En plus en restant anonyme ! Le summum de l’hypocrisie ! Gary et Colette utilisent donc un vocabulaire complotiste pour déformer l’engagement social et politique du mouvement. La propriétaire du compte se retrouve victime d’une injustice épistémique, comme l’ont d’abord décrié les plaignants des start-ups incriminées. Que ces internautes soient affiliés ou non à une start-up en particulier, leurs réactions malveillantes consistent généralement à lancer des discours haineux pour défendre la cause des start-ups en général (Monnier et al., 2021), et parler même au nom des start-ups dénoncées (Fairhurst et Putnam, 2004). Produites pour protéger l’intérêt et la réputation des start-ups françaises, ces réactions se font souvent par une remise en question de la valeur des témoignages de situations d’injustices étant partagés en ligne, et portent atteinte à l’intégrité de leurs auteurs en perpétuant une situation d’injustice épistémique. Nous constatons l’injustice épistémique à l’&oelig;uvre dans ce premier échange (extrait #2) à propos d’une publication sur le futur du mouvement : Sebastiengilbert On attend d’abord des preuves de vos accusations anonymes en meute. Rassberry @Sebastiengilbert Si la justice faisait son travail ils pourraient témoigner à visage découvert. Sebastiengilbert @Rassberry c’est bidon, ce sont des hyènes numériques qui mettent en difficulté des entreprises françaises sans aucune preuve et aucune démarche judiciaire ne sera jamais entreprise. C’est du vent hélas. Les salariés peuvent aller tribunal ou aux prud’hommes en France et ils peuvent aussi faire appel aux syndicats. Ces comptes servent à rapporter de l’argent et à gagner en notoriété. C’est une plaie. […] Rassberry @Sebastiengilbert je sais pas pourquoi c’est si dur pour vous et d’autres d’accepter que les victimes existent. J’existe. Je ne suis pas une « hyène numérique ». Sebastiengilbert commente pour dénoncer le manque de preuve des témoignages relayés anonymement par la propriétaire du compte dans un souci de protection des plaignants. Dès sa première intervention, Sebastiengilbert utilise un registre animalier pour disqualifier les témoignages des plaignants : « accusations en meute », « hyènes numériques »). Mais, quand Rassberry intervient pour défendre au nom de ces plaignants, dont elle semble faire partie (« j’existe » : « je ne suis pas une hyène numérique »), Sebastiengilbert cherche en fait à délégitimer leurs plaintes : « c’est bidon », « c’est du vent hélas ». C’est comme si, d’après Rassberry, Sebastiengilbert produisait de l’ignorance active (Mills, 1997), à savoir le fait de demeurer consciemment aveugle face à la triste réalité : « pourquoi c’est si dur pour vous et d’autres d’accepter que les victimes existent ». Cet échange montre ainsi que les interventions réactionnaires reconduisent et exacerbent les injustices épistémiques portées à l’encontre des plaignants, alors que ces derniers interagissent pour dénoncer les injustices épistémiques qu’ils subissent dans leurs interactions au travail, mais qu’ils doivent par la suite combattre dans les discussions en ligne. L’injustice épistémique indique généralement la mise en place de mauvaises pratiques de communication en termes de relation et de dialogue, comme nous le constatons dans ce second échange (extrait #3) au sujet des témoignages publiés pour dénoncer une des start-ups : Laudec @balancetastartup non c’est faux, vous relayez pas, vous êtes pro-salariés anonymes, sans faits fondés, et quand, nous autres patrons, essayons d’en expliquer les causes, vous dites ouvertement qu’on ne se remet pas en question et vous ne publiez pas nos posts. La bonne blague, c’est un débat puéril, nauséabond et d’une médiocrité intellectuelle de votre part... […] Simone @Laudec c'est fou que les membres de la classe des puissants se sentent fragilisés quand les oppressés parlent et osent exprimer leur vécu. Ce sont exactement les mêmes mécanismes que sur le racisme, sur le viol, sur l'inceste : "qui sont ces gens qui osent se plaindre et osent, grand dieu, parler?" Ces résistances sont très bon signe, c'est que le pouvoir d'oppression, pour une fois, se sent menacé. Prochaine étape : des groupes de parole pour des patrons qui ne peuvent plus harceler leurs employés comme souhaité. Parce que Notallbosses. Laudec @Simone mdrr [mort de rire], j’ai une société de 23 personnes et mon vécu est très parlant...je ne dis pas qu’il n’y a pas abus, ou quoique soit de la part de certaines sociétés, je dis juste que ce débat sur ce compte n’est qu’unilatéral, donc bon ça ne sert à rien au final. Laudec commente pour accuser la propriétaire du compte de ne pas relayer le point de vue des patrons. En ce sens, il décrit le débat de prime abord inégalitaire entre les deux parties : les employeurs et les employés. Pourtant, la vocation du compte est au départ de rendre visible la souffrance des travailleurs dans l’univers de la start-up, souvent parce qu’ils se retrouvent dans l’incapacité de s’exprimer et d’agir en conséquence, comme nous l’avons analysé dans notre première partie. La portée activiste du compte est de rétablir le déséquilibre existant dans les rapports d’iniquités et de pouvoir dans leurs relations au travail. Laudec intervient par la reconduction d’une injustice épistémique. Il cherche à infantiliser la propriétaire du compte, en dénigrant sa capacité de jugement : « c’est un débat puéril, nauséabond et d’une médiocrité intellectuelle de votre part ». Simone répond en se figurant que Laudec incarne le pouvoir dominant : il est « fragilisé » et « menacé » par le pouvoir du mouvement à faire porter la voix d’oppressés qui « parlent et osent exprimer leur vécu ». L’analogie avec « le racisme, le viol, l’inceste » montre que les situations d’injustices décrites dépassent un cadre strictement interpersonnel, et possèdent un caractère systémique (Senac, 2022). Laudec riposte alors en utilisant son expérience de gérant de société pour protéger l’intérêt de la start-up : « j’ai une société de 23 personnes, et mon vécu est très parlant… ». Il s’appuie sur la valeur de son expérience d’employeur, et minimise la gravité des injustices épistémiques auxquelles sont confrontés les employés, alors que son cas est unique et sans précédent. En démontrant ainsi son autorité charismatique en tant qu’employeur (Gustafsson & Weinryb, 2020), Laudec estime que son témoignage atteste des bonnes pratiques dans l’univers de la start-up. Comme on le voit dans cet échange, l’injustice épistémique en ligne crée un effet polarisant : les internautes se retranchent entre deux camps, entre deux visions dichotomiques du monde (par exemple, employeurs et employés, voir Mouffe, 2014). Ces internautes défendent, collectivement et chacun à leurs manières, des intérêts hétérogènes et des discours polyphoniques, constituant dans l’ensemble la voix des start-ups, ou au contraire la voix du mouvement (Taylor et Cooren, 1997). L’injustice épistémique possède, sous l’effet de la polarisation, des impacts néfastes sur les relations entre les internautes, comme nous voyons dans ce troisième échange (extrait #4) sur la publication d’un article de presse portant sur la diversité dans les start-ups : Frances Ethel On a encore le droit de témoigner des actes racistes subis sans qu’un bouffon vienne agiter le mot victimisation ou pas ?! MelvinMelvin @Frances Ethel Sauf qu’aucun des témoignages n’a de valeur ni ne peut être vérifié. Donc si vous tenez tant que ça à faire valoir vos droits, je ne vous conseille pas de le faire devant un tribunal populaire, mais devant un vrai tribunal qui, lui, ne fait pas dans le McCartisme réchauffé ???? ce serait dommage d’être condamné pour diffamation. ???? Frances Ethel @MelvinMelvin même quand c’est vérifié, vous et vos semblables êtes toujours là pour discréditer la parole de ceux qui dénoncent, la team « on peut plus rien dire ». Mettez la même énergie que vous mettez dans votre mauvaise foi dans le combat contre l’injustice et peut-être que les gens n’auront pas à témoigner à découvert ou pas! Grosse tâche ! MelvinMelvin @Frances Ethel Personne n’est pour les injustices, mais voir l’injustice à tout bout de champ me fait penser à un délire de persécution. Vous ne voyez vraisemblablement pas l’extrême moralisation du titre et ses enjeux racialistes. On a donc pas la même notion d’injustice. « La justice, ça n’est pas jeter des pierres sur la place publique ». À votre avis je cite « mes semblables » (mdr [mort de rire]?) ou Barack Obama ? Je vous laisse chercher et être déçue, grosse tâche ???? Derib Tranquille, le racialisme sur ce compte? On vous dérange pas? Dans ce contexte, Frances Ethel s’indigne que des témoignages d’actes racistes puissent être ridiculisés, et réduits à de la simple « victimisation ». Ce faisant, elle met en cause une injustice épistémique souvent répétée dans les commentaires de la publication. C’est le fait que les victimes d’actes racistes sont souvent discréditées par leurs oppresseurs. MelvinMelvin commente en recommandant aux victimes de faire appel à un « vrai tribunal » plutôt qu’à un « maccarthisme réchauffé ». Cette expression signifie alors que les allégations qui y sont faites sont sans fondement, et s’apparentent à une chasse aux sorcières (voir Scott, 2018). Mais, par son commentaire, MelvinMelvin cache les véritables problèmes qu’essaient de rendre compte le mouvement : les dysfonctionnements du système judiciaire actuel. Cela a en partie poussé ces internautes à témoigner sur cet espace en ligne, mis à leurs dispositions par la propriétaire du compte. Frances Ethel, quant à elle, répond en évoquant la présence organisée de ces réactionnaires discréditant la parole des autres, notamment lorsqu’elle est témoin et critique de l’univers de la start-up. MelvinMelvin discrédite alors Frances Ethel, en maugréant que les aveux fréquents d’actes d’injustice ne sont que les résultats d’un « délire de persécution ». Un autre internaute Derib, commente en solidarité à Frances Ethel, en exprimant sur le ton de l’humour qu’il s’agit d’une forme de racisme portée à l’encontre de cette internaute. Comme le souligne cet échange, l’injustice épistémique engendre des disruptions, amplifiées par des effets de polarisation, dans la production relationnelle s’initiant entre les internautes. Cette polarisation conduit les internautes à mobiliser des catégorisations arbitraires pour se différencier entre eux (« vous et vos semblables », la team « on ne peut plus rien dire »), et marquer leurs camps respectifs. Combinée aux effets disruptifs de l’injustice épistémique, la polarisation réduit considérablement la qualité des relations, conduisant parfois même à ce que les individus s’adressent sur le ton de la méchanceté et s’insultent par de tous les noms (« bouffon », « grosse tâche » : Jost, 2018). L’analyse de ces extraits de discussion démontre que l’injustice épistémique est à la fois productrice et destructrice de la production relationnelle qui s’opèrent dans les mouvements en ligne. Les internautes établissent des relations entre eux, notamment en créant des réseaux de solidarité pour se protéger contre l’adversité, et partager des positions et des visions similaires sur l’univers des start-ups (extrait #4 : « Tranquille, le racialisme sur ce compte? »). En ce sens, l’injustice épistémique contribue, pour la contrecarrer, à l’instauration d’une forme de cyberactivisme (Parsloe et Holton, 2018). Les internautes s’habituent à véhiculer des informations et à communiquer des pensées et des actions en cohérence avec leurs engagements sociaux et politiques : « si la justice faisait son travail, ils pourraient témoigner à visage découvert » (extrait #2) ; « c'est fou que les membres de la classe des puissants se sentent fragilisés quand les oppressés parlent et osent exprimer leur vécu » (extrait #3) ; « on a encore le droit de témoigner des actes racistes subis » (extrait #4). Cette forme d’activisme promeut donc des principes de collaboration basés sur des attitudes bienveillantes et un souci éthique des pairs, et facilite la mise en place de pratiques éthiques en termes de relation et de dialogue au sein des interactions. En revanche, cet activisme appelle à une recrudescence des réactions malveillantes qui (ré)alimentent la reconduction de l’injustice épistémique, en partie à cause des fonctionnalités médiatiques des plateformes en ligne (Hermida et al., 2012 : share, like, recommend, mais aussi shadowban [extrait #1]). Pour ces raisons médiatiques, l’injustice épistémique détériore la production relationnelle s’initiant dans les discussions en ligne. En effet, l’un des effets de l'injustice épistémique est de susciter des disruptions dans la production sémiotique mise en place dans une situation interactionnelle (voir Boutaud, 2005). À l'instar d'une panne de courant entrainant l'interruption des activités habituelles, ces disruptions entrainent une série de dérèglements dans la production du sens et de l’affect en cours dans une interaction (Jefferson, 2015 ; voir aussi Ashcraft, 2021). Dans un contexte habituel, la production sémiotique est actualisée par une succession de marqueurs de sens et d'affect mobilisés par chacun des interlocuteurs (Boutaud & Veron, 2007). Cela dit, en contexte d'injustice épistémique, la circulation des marqueurs de sens et d'affect devient plus instable, et conduisent à la détérioration des conditions de communication entre les interlocuteurs. Dans les interactions en ligne, les effets de la perturbation sont amplifiés par la polarisation. La polarisation court-circuite la communication entre les différents groupes d’internautes, chacun étant retranché dans leurs camps respectifs, et limitent leurs capacités à dialoguer et à nouer des relations en ligne. Cette polarisation est visiblement portée par les fonctionnalités médiatiques que les internautes utilisent (Hermida et al., 2012 : share, like, recommend et shadowban), mais également, et de manière moins visible, par les conditions médiatiques des plateformes en ligne, qui organisent et hiérarchisent les données à des fins de filtrage de l’information (Etter et Albu, 2020). Ces activités médiatiques ne font presque jamais appel à une intervention humaine, alors qu’elle serait susceptible d’éviter les dérives de la polarisation. Il s’agirait par exemple d’évaluer la qualité éthique—et non pas uniquement de la nature, comme c’est le cas actuellement—des contenus publiés génèrant du trafic, et posant un problème, à la lecture du contenu des commentaires, sur un plan éthique. L’évaluation éthique pourrait être émise sur les impacts discriminatoires et néfastes de contenus adressés à certains groupes d’internautes défavorisés, comme les femmes, les personnes racisées, etc. Mais, les effets de la polarisation entrainent des actes de violence et des insultes (« bouffon » ; « grosse tâche » [extrait #4]) qui incombent aux internautes de dénoncer dans les discussions, pour condamner l’instauration de mécanismes sociaux (par exemple, la stigmatisation, la marginalisation et l’exclusion) pouvant être portés à l’encontre de tous les groupes d’internautes. <h2 style="text-align:justify; margin-top:8px; margin-bottom:8px">Repenser la production relationnelle à l’aune de l’injustice épistémique</h2> Malgré les intérêts économiques des propriétaires des plateformes en ligne, ils offrent aux mouvements sociaux l’opportunité de créer des réseaux de solidarités qui contribuent à l’instauration d’une production relationnelle parmi les différents groupes d’internautes (Etter et Albu, 2020). Dans notre cas d’étude, Instagram incarne pour le mouvement #balancetastartup un tiers espace propice en principe au dialogue (Wright, 2016). En se situant hors du milieu de la start-up et en dehors des relations interpersonnelles, le mouvement permet à chacun de réfléchir aux conditions de travail dans l’univers de la start-up française. Comme analysé en première partie de l’article, les internautes expriment des tensions et des conflits de communication autour de valeurs et de normes éthiques, dans le but de modifier les conditions de travail dans les start-ups concernées. Pour ces raisons, les plateformes en ligne sont généralement perçues comme égalitaires et participatives, assurant un lieu de dialogue où chacun peut faire valoir sa liberté d’expression (Casili, 2010). Mais, même si elles donnent la possibilité d’établir les termes de relation et de dialogue entre différents groupes d’internautes, les plateformes déterminent également les conditions dans lesquelles le mouvement social s’opère en ligne (Manosevitch, 2014). Comme nous l’avons remarqué par le shadowban, les algorithmes peuvent miner les activités d’un mouvement social en ligne, en opérant un filtrage de l’information, tels que la distorsion, la surcharge d'informations, etc. (Etter et Albu, 2020), et finalement, instaurer de nouvelles formes de contrôle (Kellogg et al., 2019). L’étude de ce mouvement social en ligne démontre que la médiatisation des plateformes tend à plébisciter les vagues de réactions malveillantes, au détriment du mouvement et des plaignants, en facilitant la propagation des injustices épistémiques qu’ils déplorent au départ en présentiel, et qu’ils subissent de nouveau en ligne (Hartz-Karp et Sullivan, 2020). Les plateformes en ligne peuvent donc avoir un impact négatif, ralentissant la production relationnelle et dialogique, jusqu’à même dégrader à long terme, les conditions de communication entre les internautes. En définitive, les plateformes maintiennent des rapports inéquitables entre les internautes dans leurs capacités à communiquer, alors qu’elles instaurent en même temps des espaces de mise en relation propices à l’instauration de pratiques éthiques pour résoudre les iniquités sous-jacentes. Considérer l'injustice épistémique comme une entrave à la pratique éthique de la communication dans les mouvements en ligne nous permet de prendre conscience du fait—pas tant évident de prime abord—qu’elle porte atteinte à la liberté de tous les internautes présents, à cause de leurs impossibilités mutuelle à entrer en relation et en dialogue ensemble. En axant la relation sur la réciprocité et l’interaction, nous déplaçons notre attention de l'individu souffrant de l'injustice épistémique vers les relations qui se développent entre les internautes, lesquelles favoriseraient une compréhension mutuelle de leurs situations, face par exemple à l’injustice épistémique. Envisager les injustices épistémiques sous l'angle de la production relationnelle nous invite finalement à accueillir la prise de parole des internautes comme des moyens d’entrer en dialogue avec d’autres internautes. Cette manière de voir les interventions en ligne (témoignages, commentaires, etc.) est propice à l’amélioration des conditions d’échange et de dialogue, notamment quand elles se retrouvent dégradées par les effets disruptifs et polarisants de l’injustice épistémique en ligne (Stewart et Zediker, 2000). Penser ainsi l’injustice épistémique en ligne met en évidence le fait qu’elle n'est pas un acte solitaire, mais est façonnée par les relations de tous les internautes : chacun doit toujours faire preuve d’introspection pour réfléchir à la manière d’entrer en relation avec autrui, de façon à exercer une influence positive sur les discussions ainsi qu’à réinventer le monde social qui nous entoure. L’apport de notre article est de présenter l’injustice épistémique comme un obstacle majeur à l’établissement de relations éthiquement responsables entre des internautes, à cause des effets disruptifs et polarisants qu’elle engendre surtout en ligne, lesquels détériorent le dialogue alors que les plateformes sont censées en faciliter l’accès et les conditions entre les différents groupes d’internautes. Pour cette raison, l'injustice épistémique est un indicateur fiable des mauvaises pratiques de communication dans les relations sociales. Elle permet non seulement de repenser la responsabilité des individus dans le combat contre les injustices, mais aussi l’impact de la polarisation dans les relations sociales en ligne. L’injustice épistémique présente dans les mouvements sociaux en ligne permet en définitive de mettre en évidence l’(in)capacité des individus à produire des pratiques relationnelles éthiquement viables, autant dans les milieux de travail des organisations dénoncées que dans les discussions produites en ligne.   <div style="page-break-after: always"> </div>   <h2 style="text-align:justify; margin-top:8px; margin-bottom:8px">Bibliographie</h2> <h3 style="text-align:justify">Arnett, R. C. (2016). Dialogue Theory. In K. B., Jensen, E. W. Rothenbuhler, J. D. Pooley, and R. T. Craig (eds.), The International Encyclopedia of Communication Theory and Philosophy (pp. 1–13). Hoboken, NJ: John Wiley & Sons. </h3> <h3 style="text-align:justify">Ashcraft, K. (2009). 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Ces biens et services peuvent être des bougies (My Jolie Candle), des bijoux (Lou Yétu), du prêt-à-porter (Stella & Suzie), etc. </div> <div id="ftn3"> <a href="#_ftnref3" name="_ftn3" style="color:blue; text-decoration:underline" title="">[3]</a> La créatrice du compte efface toutefois les noms pour éviter de porter atteinte à la vie privée des personnes désignées par les plaignants. </div> </div>