<h2>Prologue : le num&eacute;rique, un nouvel environnement</h2> <p>Si le monde du calcul et des outils informatiques permettant de l&rsquo;automatiser &eacute;taient rest&eacute;s longtemps r&eacute;serv&eacute;s aux mondes scientifiques et gestionnaires, mobilisant tant les pratiques industrielles, que ce soit l&rsquo;organisation du travail ou les transactions commerciales par exemple, qu&rsquo;administratives, comme la r&eacute;glementation et les statistiques de la nation notamment, le num&eacute;rique qui semble n&rsquo;&ecirc;tre que leur version modernis&eacute;e renvoie en fait &agrave; des contextes et des pratiques bien plus vastes. Point n&rsquo;est besoin d&rsquo;appartenir &agrave; une entreprise, ni de travailler pour une structure publique pour &ecirc;tre confront&eacute; &agrave; des entit&eacute;s d&rsquo;ordre num&eacute;rique&nbsp;: tant les contenus que nous consultons quotidiennement, que les outils que nous utilisons pour communiquer avec nos contemporains et &eacute;changer avec eux ou enfin les proc&eacute;dures que nous suivons en tant que citoyens, consommateurs, membres d&rsquo;une famille ou d&rsquo;une organisation, reposent tous sur des m&eacute;diations permises par des artefacts num&eacute;riques. Le num&eacute;rique est donc non seulement un principe technique qui s&rsquo;est empar&eacute; de tous les secteurs de notre environnement en les codant et en permettant de ce fait de les manipuler, mais il est devenu aussi une r&eacute;alit&eacute; culturelle et sociale, la plupart de nos usages et pratiques ayant d&eacute;sormais leur d&eacute;clinaison num&eacute;rique&nbsp;: aussi parle-t-on de d&eacute;mocratie num&eacute;rique, d&rsquo;&eacute;conomie num&eacute;rique, de r&eacute;seaux sociaux sans m&ecirc;me plus pr&eacute;ciser qu&rsquo;ils sont num&eacute;riques, etc.&nbsp;</p> <table> <tbody> <tr> <td> <p><br /> Le terme de num&eacute;rique est proche de celui de calcul et d&rsquo;informatique. Des nuances &agrave; la fois historiques, conceptuelles et techniques permettent n&eacute;anmoins de les distinguer et de les articuler. D&rsquo;un point de vue conceptuel, nous distinguons le num&eacute;rique du calcul&nbsp;: alors que ce dernier renvoie au principe de manipulation op&eacute;rant sur des donn&eacute;es fix&eacute;es&nbsp;<i>a priori</i>&nbsp;pour appliquer une m&eacute;thode ou algorithme, le num&eacute;rique serait une pratique techno-scientifique plus large mobilisant le principe du calcul.</p> <p>De ce point de vue, on peut pr&eacute;ciser (Bachimont, 2007, 2017) ce que l&rsquo;on d&eacute;signe par le terme de num&eacute;rique en le mettant en perspective avec les diff&eacute;rentes &eacute;tapes qui ont vu le d&eacute;ploiement historique des sciences et techniques automatis&eacute;es du calcul au XX<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle. En effet, depuis l&rsquo;invention des ordinateurs &agrave; la fin de la seconde guerre mondiale, trois &acirc;ges du calcul automatis&eacute; se sont succ&eacute;d&eacute;&nbsp;:&nbsp;</p> <p>-&nbsp;<b>l&rsquo;informatique scientifique</b>&nbsp;: figure essentielle dans les ann&eacute;es 40 et 50, l&rsquo;informatique scientifique met le calcul au service des sciences et techniques pour op&eacute;rationnaliser leurs lois et &eacute;quations. Utilis&eacute;e pour la m&eacute;canique c&eacute;leste, le d&eacute;ploiement des engins balistiques, l&rsquo;informatique scientifique comprend le calcul comme la manipulation de nombres, et perdure aujourd&rsquo;hui via les sciences computationnelles et le calcul num&eacute;rique. L&rsquo;informatique scientifique adopte aujourd&rsquo;hui diff&eacute;rentes formes, qui vont de la simulation num&eacute;rique aux humanit&eacute;s en passant par les sciences des donn&eacute;es, avec tous les probl&egrave;mes &eacute;pist&eacute;mologiques que ces mobilisations ne manquent pas de soulever.</p> <p>-&nbsp;<b>l&rsquo;informatique de gestion</b>&nbsp;: figure des ann&eacute;es 60 et suivantes, l&rsquo;informatique de gestion appara&icirc;t quand on per&ccedil;oit le potentiel du fait que les symboles formels manipul&eacute;s par les ordinateurs ne sont pas seulement des nombres, mais peuvent &ecirc;tre toutes sortes de symboles, notamment les lettres de nos alphabets et &eacute;critures. L&rsquo;informatique ne permet plus seulement d&rsquo;op&eacute;rationnaliser les calculs induits par notre compr&eacute;hension math&eacute;matique du monde, mais aussi d&rsquo;op&eacute;rationnaliser toutes les transactions qui se ram&egrave;nent &agrave; des jeux d&rsquo;&eacute;criture.&nbsp;</p> <p>- enfin,&nbsp;<b>l&rsquo;informatique des contenus</b>&nbsp;: au-del&agrave; du nombre et de la lettre, le calcul peut s&rsquo;appliquer &agrave; tout ce qui peut &ecirc;tre cod&eacute;. Ainsi, les photographies, les sons, les films peuvent &ecirc;tre cod&eacute;s via des formats ad&eacute;quats pour permettre leur gestion et transformation automatis&eacute;e. Du montage virtuel dans le cin&eacute;ma et l&rsquo;audiovisuel au code num&eacute;rique des sons, le num&eacute;rique s&rsquo;est empar&eacute; du monde des contenus, &agrave; savoir des objets physiques dont la forme v&eacute;hicule un sens culturel ou conventionnel en attente d&rsquo;interpr&eacute;tation. Ce qu&rsquo;on appelle d&eacute;sormais le num&eacute;rique correspond &agrave; cette informatique des contenus, c&rsquo;est-&agrave;-dire le calcul appliqu&eacute; &agrave; toute r&eacute;alit&eacute; d&egrave;s lors qu&rsquo;elle est cod&eacute;e, au-del&agrave; des nombres et des caract&egrave;res.</p> </td> </tr> </tbody> </table> <p><br /> <i>Encadr&eacute; 1&nbsp;: Le num&eacute;rique comme informatique des contenus</i></p> <p>Le num&eacute;rique se pr&eacute;sente donc comme un environnement, un ensemble de m&eacute;diations dans lequel nous &eacute;voluons et qui nous met en relation avec ce qui nous entoure. Les outils num&eacute;riques sont devenus des m&eacute;diations oblig&eacute;es dans notre relation &agrave; la mati&egrave;re (les outils de production, de la commande num&eacute;rique aux imprimantes 3D), &agrave; la culture (les outils d&rsquo;&eacute;criture au sens large), au monde social (les r&eacute;seaux sociaux, la messagerie &eacute;lectronique, l&rsquo;administration &eacute;lectronique, etc.) et enfin avec nous-m&ecirc;mes, de nombreuses applications &eacute;tant d&eacute;sormais disponibles pour g&eacute;rer son rapport &agrave; soi, tant moral et spirituel (application de m&eacute;ditation par exemple) que physique (par exemple les donn&eacute;es de sant&eacute; dans son suivi sportif et physiologique). Le num&eacute;rique est donc &agrave; la fois ce qui est autour de nous, entre nous, en nous. M&eacute;diation du social, exo-somatisation du corps, instrumentation du monde mat&eacute;riel, le num&eacute;rique a envahi la plupart sinon tous les domaines o&ugrave; les &ecirc;tres humains &eacute;voluent.&nbsp;</p> <p>L&rsquo;enjeu de l&rsquo;environnement num&eacute;rique r&eacute;side dans notre capacit&eacute; &agrave; en faire notre milieu, c&rsquo;est-&agrave;-dire de vivre avec. Si l&rsquo;environnement peut &ecirc;tre compris comme ce qui offre &agrave; chacun des instruments pour vivre, penser et interagir avec ses semblables, il appartient &agrave; chacun de tirer parti de ces instruments, ou de certains d&rsquo;entre eux, pour se construire un milieu au sein duquel il sera justement possible vivre, penser et faire soci&eacute;t&eacute;. En ce sens, l&rsquo;environnement est ce qui nous est donn&eacute;, le milieu est ce que nous construisons et qui, en retour, contribue &agrave; configurer notre &ecirc;tre et nos activit&eacute;s. Cette co-construction nous permet de donner du sens au monde, de donner des valeurs &agrave; nos actions, ce qui nous permet de nous d&eacute;velopper d&rsquo;un point de vue vital, social et culturel.</p> <p>L&rsquo;environnement num&eacute;rique consiste en une vaste gamme d&rsquo;instruments nouveaux qui viennent se surajouter &agrave; des instruments de vie dont nous disposions d&eacute;j&agrave;. Cela &eacute;tant dit, le num&eacute;rique ne se superpose pas seulement &agrave; des environnements existants&nbsp;: il les transforme en profondeur. Ainsi, l&rsquo;instrument &laquo;&nbsp;livre sur un support papier&nbsp;&raquo; n&rsquo;a sans doute pas disparu au seul profit des instruments &laquo;&nbsp;&eacute;crans&nbsp;&raquo;, toutefois le monde de l&rsquo;&eacute;dition s&rsquo;est massivement converti au num&eacute;rique&nbsp;: le livre est devenu un produit de l&rsquo;industrie num&eacute;rique. Ainsi, l&rsquo;environnement num&eacute;rique s&rsquo;int&egrave;gre-t-il &agrave; d&rsquo;autres environnements qui s&rsquo;en retrouvent reconfigur&eacute;s et &agrave; travers lesquels les &ecirc;tres humains doivent donc faire &eacute;voluer leur mani&egrave;re d&rsquo;en faire des milieux de d&eacute;veloppement.&nbsp;</p> <p>A cela s&rsquo;ajoute le fait que le num&eacute;rique introduit d&rsquo;embl&eacute;e un principe de divergence et de multiplicit&eacute;, et en m&ecirc;me temps une coh&eacute;rence syst&eacute;mique par les principes calculatoires et manipulatoires qu&rsquo;il mobilise. Divergence, car chacun, chaque groupe, construit son propre milieu, sa propre mani&egrave;re de voir le monde &agrave; travers l&rsquo;environnement qu&rsquo;il mobilise. Les milieux sont divers et pluriels car propres aux contraintes du vivant qui doit &eacute;voluer avec son milieu. Mais le num&eacute;rique est aussi ce qui reconfigure les environnements et introduit des constantes, des invariances, des r&eacute;manences dans les diff&eacute;rents milieux qui se retrouvent influenc&eacute;s par les techniques num&eacute;riques&nbsp;: la culture du nombre, l&rsquo;influence de la codification, le fait de r&eacute;duire le r&eacute;el au codage et au manipulable.&nbsp;</p> <p>En d&rsquo;autres termes, le num&eacute;rique se d&eacute;cline en autant de milieux et donc en autant de pratiques et de modes d&rsquo;&ecirc;tre qu&rsquo;il contribue &agrave; fa&ccedil;onner. Rendre le num&eacute;rique intelligible, c&rsquo;est par cons&eacute;quent en proposer une analyse contextuelle, n&eacute;cessairement plurielle. Toutefois, rendre le num&eacute;rique intelligible, c&rsquo;est aussi entreprendre de l&rsquo;examiner au regard de ces constantes, invariances et r&eacute;manences &ndash; c&rsquo;est-&agrave;-dire au-del&agrave; de la pluralit&eacute; de ses d&eacute;clinaisons. En effet, comprendre ce que fait le num&eacute;rique dans un domaine ne permet pas d&rsquo;embl&eacute;e de comprendre ce qu&rsquo;est le num&eacute;rique et ce qui le caract&eacute;rise. C&rsquo;est en somme un enjeu &eacute;pist&eacute;mique que de d&eacute;terminer ce qu&rsquo;est le num&eacute;rique au-del&agrave; de ce qu&rsquo;il fait via ses diverses d&eacute;clinaisons, dans les innombrables milieux o&ugrave; il d&eacute;ploie ses effets. Comment surmonter la diversit&eacute; et l&rsquo;h&eacute;t&eacute;rog&eacute;n&eacute;it&eacute; des manifestations du num&eacute;rique, pour d&eacute;gager les caract&eacute;ristiques de ce dont le num&eacute;rique est le nom&nbsp;?&nbsp;</p> <p>Le caract&egrave;re diffus et multiple du num&eacute;rique interroge &eacute;galement sur la port&eacute;e du paradigme calculatoire, c&rsquo;est-&agrave;-dire du contr&ocirc;le ou de la gouvernance par les nombres, qu&rsquo;il contribue &agrave; &eacute;tendre. Si le principe technique du calcul sur lequel repose le num&eacute;rique comme informatique des contenus est bien la codification et la manipulation, le num&eacute;rique aura pour tendance d&rsquo;objectiver via le code les pratiques qui le mobilisent. Autrement dit,&nbsp;<i>nolens volens,</i>&nbsp;les r&eacute;gulations trouveront dans la quantification leur outil et leur m&eacute;thode. L&rsquo;enjeu n&rsquo;est d&egrave;s lors plus seulement &eacute;pist&eacute;mique, mais prend une dimension politique au sens o&ugrave; la question rel&egrave;ve non de la compr&eacute;hension conceptuelle mais de la d&eacute;lib&eacute;ration, d&eacute;cision et r&eacute;gulation collectives.&nbsp;&nbsp;</p> <table> <tbody> <tr> <td> <p><br /> Le num&eacute;rique est devenu cette r&eacute;alit&eacute; que l&rsquo;on rencontre dans la plupart de nos pratiques et usages dans la mesure o&ugrave; il renvoie &agrave; une informatique des contenus, c&rsquo;est-&agrave;-dire &agrave; la manipulation automatis&eacute;e de toute inscription mat&eacute;rielle d&egrave;s lors qu&rsquo;on en r&eacute;alise un codage appropri&eacute;. Mais si le num&eacute;rique est le r&egrave;gne du code pour permettre la manipulation de ce qui est cod&eacute;, il entra&icirc;ne &eacute;galement dans beaucoup de cas une objectivation par le nombre et une quantification de ce qui est cod&eacute; puisque le nombre est l&rsquo;interpr&eacute;tation privil&eacute;gi&eacute;e du code num&eacute;rique.&nbsp;</p> <p>En effet, pour qu&rsquo;il y ait calcul et manipulation formelle, il suffit qu&rsquo;il y ait des symboles distinguables, discrets (&eacute;tymologiquement, s&eacute;par&eacute;s) pour qu&rsquo;il soit possible de s&rsquo;en saisir et de les d&eacute;placer dans un espace de calcul (la feuille de papier, le boulier, l&rsquo;espace-m&eacute;moire de nos ordinateurs, etc.). Pour donner un sens &agrave; ce qui ainsi d&eacute;plac&eacute; et manipul&eacute;, on peut comprendre ces d&eacute;placements et manipulations comme un calcul sur des nombres&nbsp;: binaires quand on a affaire &agrave; deux symboles num&eacute;riques distincts (le 0 et le 1), puis tout type de codage num&eacute;rique puisqu&rsquo;il suffit alors de changer de base (de la base 2 &agrave; celle qu&rsquo;on voudra). Autrement dit, d&egrave;s l&rsquo;instant que l&rsquo;on sait coder, on peut ensuite compter pour obtenir le r&eacute;sultat souhait&eacute;.</p> <p>Il en r&eacute;sulte que l&rsquo;on peut soumettre la r&eacute;alit&eacute; cod&eacute;e &agrave; tout r&eacute;gime de quantification qui permettra de la d&eacute;crire, pr&eacute;dire et contr&ocirc;ler. Le num&eacute;rique porte en soi le principe d&rsquo;une gouvernance par les nombres, que les usages et pratiques actualisent plus ou moins. Les statistiques, qui rassemblent les disciplines d&eacute;crivant le fonctionnement de l&rsquo;&Eacute;tat par les donn&eacute;es chiffr&eacute;es rendant compte de son activit&eacute;, sont l&rsquo;illustration paradigmatique du calcul faisant nombre et suscitant la quantification. Mais de mani&egrave;re &eacute;tendue, toute pratique num&eacute;ris&eacute;e se retrouve soumise implicitement au m&ecirc;me r&eacute;gime de description quantifi&eacute;e&nbsp;; d&eacute;sormais les statistiques ne concernent plus seulement le fonctionnement de l&rsquo;&Eacute;tat mais toute pratique que l&rsquo;on convertit en nombre et soumet ainsi au calcul. Il en r&eacute;sulte que, que ce soit de mani&egrave;re intentionnelle o&ugrave; l&rsquo;on applique une statistique &agrave; une pratique, ou de mani&egrave;re d&eacute;riv&eacute;e par l&rsquo;interm&eacute;diaire de sa num&eacute;risation, toute pratique donne l&rsquo;illusion de sa r&eacute;duction &agrave; une r&eacute;alit&eacute; nombr&eacute;e et de ce fait &agrave; un contr&ocirc;le calcul&eacute; (Desrosi&egrave;res, 1993; Porter, 2017; Rey, 2016; Supiot, 2015).</p> </td> </tr> </tbody> </table> <p><i>&nbsp;</i><br /> <i>Encadr&eacute; 2&nbsp;: Num&eacute;rique et gouvernance par les nombres</i></p> <h2>Le num&eacute;rique, l&rsquo;essence et ses sens</h2> <h3>Un principe scientifique et technique</h3> <p>Une des raisons de l&rsquo;universalit&eacute; du num&eacute;rique, qui permet de rencontrer la mobilisation d&rsquo;outils num&eacute;riques dans tous les domaines, tient &agrave; la nature calculatoire de ce dernier, o&ugrave; la r&eacute;alit&eacute; abord&eacute;e est r&eacute;duite &agrave; des symboles sans signification pour &ecirc;tre soumise &agrave; des manipulations aveugles. Le calcul est en effet le principe technique dont l&rsquo;automatisation informatique, sur laquelle repose le num&eacute;rique comme informatique des contenus, est la mise en &oelig;uvre.</p> <p>La r&eacute;duction au principe du calcul consiste en un codage arbitraire, qui n&rsquo;est ni motiv&eacute; ni contraint par la r&eacute;alit&eacute; cod&eacute;e. Le codage obtenu est donc consid&eacute;r&eacute; comme un en-soi qu&rsquo;il est loisible de manipuler de ce fait de mani&egrave;re totalement arbitraire &eacute;galement, puisque l&rsquo;on n&rsquo;est pas retenu par le r&eacute;el cod&eacute; ni tenu &agrave; ce dernier. Cela a &eacute;t&eacute; souvent soulign&eacute;, le num&eacute;rique est un medium qui, par le codage arbitraire, permet d&rsquo;accueillir tous les m&eacute;dias et toutes les sortes de contenus que l&rsquo;on peut envisager. D&egrave;s l&rsquo;instant que l&rsquo;on sait coder, on sait manipuler, donc calculer et finalement num&eacute;riser.</p> <p>Techniquement, le codage est binaire, mais en principe il suffit qu&rsquo;il articule un ensemble fini ou d&eacute;nombrable de symboles formels, qui ne se distinguent que par leur type syntaxique ind&eacute;pendamment de toute consid&eacute;ration s&eacute;mantique ou mat&eacute;rielle concernant ces symboles. Peu importe qu&rsquo;ils soient &eacute;lectroniques, optiques ou autres, la seule chose qui est demand&eacute;e &agrave; ces symboles est d&rsquo;&ecirc;tre distinguables et reconnaissables. Bref, on sait quand on a affaire &agrave; un 0, ou &agrave; un 1, la seule chose en laquelle consiste le 0 &eacute;tant le fait d&rsquo;&ecirc;tre distinct du 1. Cela signifie d&rsquo;ailleurs que, de ce fait, l&#39;appellation 0 ou 1 de ces symboles formels est fortuite, et pourrait &ecirc;tre tout autre. En particulier, ce ne sont pas les 0 et 1 que l&rsquo;on manipule en arithm&eacute;tique, ce ne sont pas des nombres : en revanche, les 0 et les 1 du num&eacute;rique permettent de coder les nombres arithm&eacute;tiques, dont le 0 et le 1. Et ce&nbsp;<i>codage</i>&nbsp;est binaire puisque l&rsquo;on ne retient que deux symboles formels en tout et pour tout pour coder tout ce qu&rsquo;il y a &agrave; coder, et on le comprend gr&acirc;ce au calcul binaire qui en est une interpr&eacute;tation.</p> <p>Compris depuis son principe technique calculatoire, le num&eacute;rique se retrouve indiff&eacute;rent tant &agrave; l&rsquo;interpr&eacute;tation qu&rsquo;on pourra en faire qu&rsquo;&agrave; la mat&eacute;rialisation qu&rsquo;on pourra en effectuer. En effet, les outils num&eacute;riques sont ind&eacute;pendants de la mani&egrave;re mat&eacute;rielle de les r&eacute;aliser - l&rsquo;impl&eacute;mentation, ind&eacute;pendants du sens qu&rsquo;on leur donne - l&rsquo;interpr&eacute;tation (cf. l&rsquo;encadr&eacute; sur la double coupure du num&eacute;rique).</p> <p>Les syst&egrave;mes num&eacute;riques se caract&eacute;rise par la propri&eacute;t&eacute; de double coupure (Bachimont, 2010, 2017), une coupure s&eacute;mantique et une coupure mat&eacute;rielle. La coupure s&eacute;mantique correspond au fait que les entit&eacute;s manipul&eacute;es par le syst&egrave;me num&eacute;rique n&rsquo;ont aucun sens a priori dont d&eacute;pend leur manipulation&nbsp;; seules comptent leur distinguabilit&eacute; d&rsquo;une part et leur disposition d&rsquo;autre part dans un espace d&rsquo;inscription ou de notation. C&rsquo;est ainsi qu&rsquo;un m&ecirc;me fichier binaire, compos&eacute; de deux types d&rsquo;entit&eacute;s donc, le 0 et le 1, les entit&eacute;s &eacute;tant dispos&eacute;s dans le fichier selon un ordre donn&eacute;, peut &ecirc;tre lu indiff&eacute;remment par diff&eacute;rents outils&nbsp;: un lecteur vid&eacute;o donnera quelque chose &agrave; voir, un lecteur audio &agrave; entendre. Certes, le r&eacute;sultat visuel ou sonore peut &ecirc;tre improbable, mais il sera au plus inou&iuml;, mais pas inaudible.&nbsp;</p> <p>La coupure mat&eacute;rielle correspond au fait que la contrepartie mat&eacute;rielle et physique des entit&eacute;s manipul&eacute;e est neutre &agrave; leur nature calculatoire&nbsp;: la nature algorithmique d&rsquo;un calcul ne d&eacute;pend pas de la mati&egrave;re dont ces unit&eacute;s de calcul sont faites, &agrave; l&rsquo;instar des r&egrave;gles du jeu d&rsquo;&eacute;chec qui ne d&eacute;pendent pas de la mat&eacute;rialit&eacute; des pi&egrave;ces.&nbsp;</p> <p>Le calcul est donc une r&eacute;alit&eacute; isol&eacute;e, indiff&eacute;rente &agrave; la mati&egrave;re et au sens. Cette double coupure permet d&rsquo;en faire un objet de consid&eacute;ration autonome et ind&eacute;pendante&nbsp;: on peut s&rsquo;int&eacute;resser aux lois du calcul, vouloir d&eacute;terminer ce qu&rsquo;un calcul implique en termes de complexit&eacute; (succession des &eacute;tapes de calcul&nbsp;: complexit&eacute; temporelle, ou taille de l&rsquo;espace de disposition&nbsp;: complexit&eacute; spatiale) ou vouloir d&eacute;terminer des structures de manipulation, i.e. des structures de programmation. N&eacute;anmoins, m&ecirc;me pour n&rsquo;&eacute;tudier que lui, il faut parfois sortir du splendide isolement du calcul, et donner une interpr&eacute;tation &agrave; ses symboles &eacute;l&eacute;mentaires, par exemple le 0 et le 1. Le calcul binaire permet ainsi de d&eacute;crire une manipulation portant sur ces deux types d&rsquo;entit&eacute;, et les manipulations binaires peuvent alors repr&eacute;senter des nombres inf&eacute;r&eacute;s. Mais d&egrave;s lors que ce type d&rsquo;interpr&eacute;tation est possible, on se heurte d&rsquo;embl&eacute;e &agrave; des ruptures ou diff&eacute;rences entre le manipul&eacute; et l&rsquo;interpr&eacute;t&eacute;&nbsp;: l&rsquo;interpr&eacute;tation du code par des nombres qui eux-m&ecirc;mes donnent lieu &agrave; du code, engendre de l&rsquo;ind&eacute;cidabilit&eacute;, &agrave; savoir du non manipulable comme le rappellent les th&eacute;or&egrave;mes de limitation de G&ouml;del et de Turing.&nbsp;&nbsp;</p> <table> <tbody> <tr> <td> <p><br /> Les syst&egrave;mes num&eacute;riques se caract&eacute;rise par la propri&eacute;t&eacute; de double coupure (Bachimont, 2010, 2017), une coupure s&eacute;mantique et une coupure mat&eacute;rielle. La coupure s&eacute;mantique correspond au fait que les entit&eacute;s manipul&eacute;es par le syst&egrave;me num&eacute;rique n&rsquo;ont aucun sens a priori dont d&eacute;pend leur manipulation&nbsp;; seules comptent leur distinguabilit&eacute; d&rsquo;une part et leur disposition d&rsquo;autre part dans un espace d&rsquo;inscription ou de notation. C&rsquo;est ainsi qu&rsquo;un m&ecirc;me fichier binaire, compos&eacute; de deux types d&rsquo;entit&eacute;s donc, le 0 et le 1, les entit&eacute;s &eacute;tant dispos&eacute;s dans le fichier selon un ordre donn&eacute;, peut &ecirc;tre lu indiff&eacute;remment par diff&eacute;rents outils&nbsp;: un lecteur vid&eacute;o donnera quelque chose &agrave; voir, un lecteur audio &agrave; entendre. Certes, le r&eacute;sultat visuel ou sonore peut &ecirc;tre improbable, mais il sera au plus inou&iuml;, mais pas inaudible.&nbsp;</p> <p>La coupure mat&eacute;rielle correspond au fait que la contrepartie mat&eacute;rielle et physique des entit&eacute;s manipul&eacute;e est neutre &agrave; leur nature calculatoire&nbsp;: la nature algorithmique d&rsquo;un calcul ne d&eacute;pend pas de la mati&egrave;re dont ces unit&eacute;s de calcul sont faites, &agrave; l&rsquo;instar des r&egrave;gles du jeu d&rsquo;&eacute;chec qui ne d&eacute;pendent pas de la mat&eacute;rialit&eacute; des pi&egrave;ces.&nbsp;</p> <p>Le calcul est donc une r&eacute;alit&eacute; isol&eacute;e, indiff&eacute;rente &agrave; la mati&egrave;re et au sens. Cette double coupure permet d&rsquo;en faire un objet de consid&eacute;ration autonome et ind&eacute;pendante&nbsp;: on peut s&rsquo;int&eacute;resser aux lois du calcul, vouloir d&eacute;terminer ce qu&rsquo;un calcul implique en termes de complexit&eacute; (succession des &eacute;tapes de calcul&nbsp;: complexit&eacute; temporelle, ou taille de l&rsquo;espace de disposition&nbsp;: complexit&eacute; spatiale) ou vouloir d&eacute;terminer des structures de manipulation, i.e. des structures de programmation. N&eacute;anmoins, m&ecirc;me pour n&rsquo;&eacute;tudier que lui, il faut parfois sortir du splendide isolement du calcul, et donner une interpr&eacute;tation &agrave; ses symboles &eacute;l&eacute;mentaires, par exemple le 0 et le 1. Le calcul binaire permet ainsi de d&eacute;crire une manipulation portant sur ces deux types d&rsquo;entit&eacute;, et les manipulations binaires peuvent alors repr&eacute;senter des nombres inf&eacute;r&eacute;s. Mais d&egrave;s lors que ce type d&rsquo;interpr&eacute;tation est possible, on se heurte d&rsquo;embl&eacute;e &agrave; des ruptures ou diff&eacute;rences entre le manipul&eacute; et l&rsquo;interpr&eacute;t&eacute;&nbsp;: l&rsquo;interpr&eacute;tation du code par des nombres qui eux-m&ecirc;mes donnent lieu &agrave; du code, engendre de l&rsquo;ind&eacute;cidabilit&eacute;, &agrave; savoir du non manipulable comme le rappellent les th&eacute;or&egrave;mes de limitation de G&ouml;del et de Turing.&nbsp;</p> </td> </tr> </tbody> </table> <p><i>&nbsp;</i><br /> <i>Encadr&eacute; 3&nbsp;: La double coupure du num&eacute;rique</i></p> <p>C&rsquo;est en ce sens que le num&eacute;rique est le support virtuel par excellence car, de mani&egrave;re paradoxale, il n&rsquo;est li&eacute; &agrave; aucun support mat&eacute;riel particulier : il est virtuel au sens o&ugrave; il est ind&eacute;pendant du support. Le virtuel dans le contexte num&eacute;rique n&rsquo;est pas le virtuel dans le sens habituel du terme : s&rsquo;il est virtuel, le num&eacute;rique existe bien pour autant mat&eacute;riellement. S&rsquo;il a obligatoirement une contrepartie mat&eacute;rielle, il n&rsquo;est cependant pas li&eacute; &agrave; la nature mat&eacute;rielle du support qui lui pr&ecirc;te son effectivit&eacute;. Le virtuel du num&eacute;rique ne s&rsquo;oppose donc pas &agrave; l&rsquo;actuel ni au potentiel, comme ce terme peut se comprendre dans d&rsquo;autres domaines, mais propose plut&ocirc;t un certain rapport &agrave; l&rsquo;actuel, comme en &eacute;tant son abstraction calculatoire, c&rsquo;est-&agrave;-dire dire ici sa r&eacute;duction &agrave; la manipulabilit&eacute; qu&rsquo;il permet. Cela permet de comprendre pourquoi le num&eacute;rique est si difficile &agrave; voir ou &agrave; appr&eacute;hender, car rien n&rsquo;est litt&eacute;ralement num&eacute;rique, ce dernier n&rsquo;&eacute;tant qu&rsquo;une abstraction, une virtualit&eacute;, mais tout peut &ecirc;tre num&eacute;ris&eacute; d&egrave;s lors qu&rsquo;il se pr&ecirc;te &agrave; la manipulation. On peut consid&eacute;rer d&rsquo;ailleurs que toute pratique manipulatoire peut tenir lieu d&rsquo;une &laquo;&nbsp;pr&eacute;-num&eacute;risation&nbsp;&raquo;, puisqu&rsquo;elle consiste en une suite d&rsquo;&eacute;tapes ou d&rsquo;instruction, chaque instruction consistant &agrave; se saisir d&rsquo;objet pour les d&eacute;placer ou les transformer, en attendant sa formalisation comme telle et sa mise en &oelig;uvre via un codage et des r&egrave;gles algorithmiques de manipulation.&nbsp;</p> <p>Le codage &eacute;tant donc cette r&eacute;duction &agrave; des symboles formels distinguables (par leur forme, et rien de plus), il est alors possible de les manipuler, &agrave; savoir de les disposer dans un espace pour ensuite les y d&eacute;placer. En cela, comme divers auteurs l&rsquo;ont soulign&eacute;, le num&eacute;rique s&rsquo;inscrit dans une filiation avec l&rsquo;&eacute;criture, cette derni&egrave;re pouvant &ecirc;tre comprise comme l&rsquo;inscription et la manipulation de symboles dans un espace inscriptible. C&rsquo;est ce que nous avons appel&eacute; calcul, et ce dernier peut &ecirc;tre compris comme une &eacute;criture d&eacute;g&eacute;n&eacute;r&eacute;e (au sens math&eacute;matique du terme) o&ugrave; les symboles ne sont plus consid&eacute;r&eacute;s que pour leur forme inscrite ind&eacute;pendamment de toute lecture et interpr&eacute;tation. Une &eacute;criture sans scripteur ni lecteur, mais seulement avec de l&rsquo;inscription et de la manipulation, ou plut&ocirc;t, pour &ecirc;tre plus exact et ne pas sous-entendre une quelconque intention sous-jacente, du discret et du manipul&eacute;.&nbsp;</p> <p>Caract&eacute;riser ainsi le code et le calcul introduit n&eacute;cessairement une tension et une rupture avec d&rsquo;une part la r&eacute;alit&eacute; cod&eacute;e et d&rsquo;autre part avec les codeurs, celles et ceux qui &eacute;tablissent l&rsquo;arbitraire permettant la correspondance entre le code et ce qu&rsquo;il code, le cod&eacute; comme ce qui est cod&eacute; et ce qui est &agrave; coder. En effet, quand nous avons &eacute;tabli la convention de codage, nous avons &eacute;crit des r&egrave;gles de manipulation, nous avons inscrit une intention (la vis&eacute;e d&rsquo;un r&eacute;sultat) et une intentionnalit&eacute; (la repr&eacute;sentation d&rsquo;une r&eacute;alit&eacute;). Mais nous avons aussi constitu&eacute; un artefact mat&eacute;riel qui, comme tel, poss&egrave;de ses propres l&eacute;galit&eacute;s et comportements&nbsp;: il ne se r&eacute;duit pas &agrave; l&rsquo;intention qui l&rsquo;a cr&eacute;&eacute; ni &agrave; l&rsquo;intentionnalit&eacute; qui permet de l&rsquo;interpr&eacute;ter. C&rsquo;est une alt&eacute;rit&eacute; dont le comportement est &agrave; chaque fois une r&eacute;v&eacute;lation, une confirmation ou une d&eacute;ception. Mais jamais la simple r&eacute;p&eacute;tition de notre intention.&nbsp;</p> <p>S&rsquo;il est commode voire indispensable de rapporter ce que fait une machine calculante &agrave; l&rsquo;intention qui l&rsquo;a programm&eacute;e et &agrave; la r&eacute;alit&eacute; qu&rsquo;il pr&eacute;tend repr&eacute;senter, il n&rsquo;y a aucune intention (volont&eacute; ou intention des programmeurs) dans le comportement de la machine, et pas davantage d&rsquo;intentionnalit&eacute; (repr&eacute;sentation d&rsquo;un r&eacute;el ext&eacute;rieur) mais seulement un fonctionnement, c&rsquo;est-&agrave;-dire une manipulation.&nbsp;</p> <p>C&#39;est justement cette indiff&eacute;rence du fonctionnement &agrave; l&#39;intention qui l&#39;a produit qui est responsable &agrave; la fois de l&#39;universalit&eacute; du num&eacute;rique et de la multiplicit&eacute; de ses appropriations et d&eacute;clinaisons dans la mise en &oelig;uvre de la num&eacute;risation des pratiques et contenus. En effet, toute pratique qui peut se repr&eacute;senter sous la forme d&rsquo;une manipulation d&rsquo;entit&eacute;s discr&egrave;tes devient candidate &agrave; la num&eacute;risation et au calcul. En retour, les conventions de codage &eacute;tant arbitraires, les effets de cette num&eacute;risation sont toujours contingents aux choix effectu&eacute;s dans ces conventions&nbsp;: un flux binaire sera lu comme une vid&eacute;o selon la convention de codage appropri&eacute;e, mais pourrait aussi &ecirc;tre lu comme un texte ou un son si on adopte une autre convention. M&ecirc;me si le r&eacute;sultat peut &ecirc;tre improbable, on verra, lira ou entendra quelque chose. L&rsquo;indiff&eacute;rence de la manipulation et du flux binaire permet de les n&eacute;gocier en autant de r&eacute;alit&eacute;s distinctes et particuli&egrave;res selon la convention de codage / d&eacute;codage adopt&eacute;e. En outre, ces conventions et leurs modalit&eacute;s de mise en &oelig;uvre &eacute;voluent avec les pratiques qu&rsquo;elles contribuent &agrave;&nbsp;&nbsp;reconfigurer, par exemple, on fera &eacute;voluer les codec vid&eacute;os selon les besoins des applications m&eacute;tiers qu&rsquo;elles rendent possibles dans ce secteur (cf. encadr&eacute; sur les trois niveaux du num&eacute;rique).&nbsp;</p> <table> <tbody> <tr> <td> <p><br /> Tout syst&egrave;me num&eacute;rique peut &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute; selon plusieurs niveaux d&rsquo;interpr&eacute;tation. Si, prima facie, un syst&egrave;me num&eacute;rique repose en son principe sur de la manipulation calculatoire, cette derni&egrave;re ne peut &ecirc;tre comprise par nous, ses concepteurs ou utilisateurs, que via les interpr&eacute;tations qu&rsquo;on en fait. Or, on peut distinguer trois niveaux privil&eacute;gi&eacute;s d&rsquo;interpr&eacute;tation&nbsp;: le code, le format, l&rsquo;application (Bachimont, 2017).</p> <p>Au niveau du&nbsp;<b>code</b>, on repr&eacute;sente la manipulation selon sa nature math&eacute;matique et algorithmique. L&rsquo;enjeu est de comprendre le comportement des programmes et cerner les possibilit&eacute;s du calcul et de la formalisation. Ce sera le domaine de la logique math&eacute;matique, des langages de programmation, de l&rsquo;algorithmique.</p> <p>Au niveau des&nbsp;<b>formats</b>, on s&rsquo;int&eacute;resse &agrave; des r&eacute;gions du r&eacute;el que l&rsquo;on veut pouvoir manipuler par le calcul. Aussi est-il n&eacute;cessaire d&rsquo;&eacute;tablir des r&egrave;gles de correspondance, des r&egrave;gles de codage pour rapporter telle r&eacute;alit&eacute; &agrave; telle repr&eacute;sentation cod&eacute;e. Ainsi le monde du texte repose-t-il sur ces formats comme Unicode (nagu&egrave;re ASCII, Iso-Latin1, etc.), le monde des images sur des formats comme TIFF, PNG, etc., de m&ecirc;me pour la vid&eacute;o (MPEG), la r&eacute;alit&eacute; virtuelle, etc.</p> <p>Enfin, au niveau des&nbsp;<b>applications</b>, on s&rsquo;int&eacute;resse &agrave; des pratiques que l&rsquo;on veut instrumenter ou rendre possibles via le calcul&nbsp;: ce sera la description formalis&eacute;e de logiques m&eacute;tiers ou pragmatiques qu&rsquo;il faudra &eacute;laborer pour en permettre la manipulation calculatoire.&nbsp;</p> <p>Ces trois niveaux reposent sur des complexit&eacute;s diff&eacute;rentes compl&eacute;mentaires&nbsp;: le code renvoie &agrave; la complexit&eacute;&nbsp;<i>analytique</i>&nbsp;de la formalisation logique et math&eacute;matique, le format &agrave; la complexit&eacute;&nbsp;<i>synth&eacute;tique</i>&nbsp;de l&rsquo;ing&eacute;nierie et des syst&egrave;mes et les applications &agrave; la complexit&eacute;&nbsp;<i>herm&eacute;neutique</i>&nbsp;des usages et des m&eacute;tiers.&nbsp;</p> </td> </tr> </tbody> </table> <p><i>&nbsp;</i><br /> <i>Encadr&eacute; 4&nbsp;: Les trois niveaux du num&eacute;rique</i></p> <h3>Assumer le num&eacute;rique</h3> <p>Le calcul est indiff&eacute;rent &agrave; ce sur quoi il s&rsquo;appuie, il ne consiste qu&rsquo;en manipulation d&rsquo;entit&eacute;s discr&egrave;tes. C&rsquo;est le principe technique &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre dans le num&eacute;rique. Mais ce dernier renvoie &agrave; des syst&egrave;mes ins&eacute;r&eacute;s dans des pratiques et des usages qui ne s&rsquo;en tiennent pas &agrave; cette indiff&eacute;rence, mais la n&eacute;gocie pour lui donner un sens et une valeur dans le domaine consid&eacute;r&eacute;. L&rsquo;indiff&eacute;rence du calcul implique que le num&eacute;rique repose sur une logique d&rsquo;engagement et de d&eacute;cision qu&rsquo;il faut donc assumer&nbsp;: l&rsquo;indiff&eacute;rence du calcul implique que sa mise en &oelig;uvre ne peut &ecirc;tre indiff&eacute;rente et est au contraire pilot&eacute;e par des int&eacute;r&ecirc;ts pratiques du contexte d&rsquo;utilisation. Si le calcul est &laquo;&nbsp;neutre&nbsp;&raquo;, c&rsquo;est-&agrave;-dire n&eacute;gociable dans tout contexte et toute situation, son utilisation ne l&rsquo;est jamais.&nbsp;</p> <table> <tbody> <tr> <td> <p><br /> Le code num&eacute;rique est indiff&eacute;rent &agrave; la mati&egrave;re physique qui l&rsquo;impl&eacute;mente et aux conventions s&eacute;mantiques qui l&rsquo;interpr&egrave;tent. Mais d&egrave;s lors qu&rsquo;on veut s&rsquo;en servir, il faut faire des choix, et traduire nos intentions pratiques en d&eacute;cisions techniques tant sur la conception de la machine physique ex&eacute;cutant les programmes que sur les formats et applications instrumentant des types de contenus et les pratiques associ&eacute;s.&nbsp;</p> <p>Ainsi, au-del&agrave; de l&rsquo;indiff&eacute;rence du code, les d&eacute;cisions prises d&eacute;terminent des possibles et en interdisent d&rsquo;autres. Cela se traduit par trois r&egrave;gles empiriques que l&rsquo;usage des syst&egrave;mes num&eacute;riques nous enseigne&nbsp;:</p> <ul> <li>Tout ce qui n&rsquo;est pas repr&eacute;sent&eacute; n&rsquo;existe pas&nbsp;;</li> <li>Tout ce qui n&rsquo;est pas pr&eacute;vu est une erreur&nbsp;;</li> <li>Tout ce qui est programm&eacute; peut &ecirc;tre d&eacute;tourn&eacute;.</li> </ul> <p>En prenant des d&eacute;cisions sur ce qui est repr&eacute;sent&eacute; dans le code, on d&eacute;finit une ontologie du domaine, &agrave; la fois sur les objets et sur les actions qui les affectent. Ainsi, si un codage typographique omet un caract&egrave;re, ce dernier n&rsquo;existe pas dans le syst&egrave;me et rien ne permettra de le faire advenir. De m&ecirc;me, si une op&eacute;ration n&rsquo;est pas pr&eacute;vue, elle sera impossible.&nbsp;</p> <p>Le syst&egrave;me programm&eacute; repose sur une logique de conception, celle qui a pr&eacute;sid&eacute; &agrave; la formalisation des pratiques et les conventions de codage. Or, les actions qui n&rsquo;entrent pas dans la logique retenue n&rsquo;existent pas, et vouloir les mener constitue une erreur pour le syst&egrave;me. Dans sa confrontation aux pratiques, le g&eacute;nie logiciel repose sur le principe que le r&eacute;el doit se conformer au syst&egrave;me d&egrave;s que ce dernier est mis en &oelig;uvre, ce qui a souvent pour effet d&rsquo;agacer les utilisateurs.&nbsp;</p> <p>En revanche, ces derniers peuvent toujours d&eacute;tourner les possibles pr&eacute;vus en ren&eacute;gociant leur sens et leur agencement. Ainsi remarque-t-on un jeu subtil entre ce qui est impossible, pr&eacute;vu, interdit et invent&eacute;. Mais le d&eacute;tournement s&rsquo;inscrit dans les possibles du syst&egrave;me, et ne peut revenir sur les impossibilit&eacute;s ontologiques d&eacute;cr&eacute;t&eacute;es par la conception.</p> </td> </tr> </tbody> </table> <p><br /> <i>&nbsp;</i><i>Encadr&eacute; 5&nbsp;: De l&rsquo;indiff&eacute;rence du calcul aux biais du num&eacute;rique</i></p> <p>&nbsp;</p> <p>Cette responsabilit&eacute; induite par le num&eacute;rique r&eacute;introduit une tension entre le principe du num&eacute;rique et ses manifestations : car il n&rsquo;est possible de n&eacute;gocier le sens et l&rsquo;engagement li&eacute;s &agrave; l&rsquo;usage du num&eacute;rique que dans ses domaines d&rsquo;utilisation, dans les contextes effectifs de sa mobilisation. Comprendre le num&eacute;rique pour lui-m&ecirc;me implique qu&rsquo;on ne peut pas en rester seulement aux principes qui le constituent mais qu&rsquo;il faut &eacute;galement consid&eacute;rer les conditions de ses usages en contexte, tant dans la conception de la num&eacute;risation des objets et pratiques du domaine que dans l&rsquo;appropriation, par les usagers concern&eacute;s, des r&eacute;sultats et effets produits.&nbsp;</p> <p>C&rsquo;est pourquoi il est n&eacute;cessaire de rechercher un horizon commun entre la compr&eacute;hension des principes du num&eacute;rique et les raisons engendr&eacute;es par ses manifestations, et les milieux num&eacute;riques cr&eacute;&eacute;s pour satisfaire des pratiques et des usages humains. C&rsquo;est ce que nous appelons l&rsquo;intelligibilit&eacute; : comment parvenir &agrave; comprendre la coop&eacute;ration et l&rsquo;intrication de ce qu&rsquo;est le num&eacute;rique avec ce qu&rsquo;il fait, ce qu&rsquo;on en fait, ce qu&rsquo;on veut qu&rsquo;il fasse ou ne fasse pas, sans n&eacute;gliger ce que sa mobilisation implique sur les r&eacute;alit&eacute;s num&eacute;ris&eacute;es et manipul&eacute;es.&nbsp;</p> <p>L&rsquo;intelligibilit&eacute; est un horizon scientifique, culturel et social commun dans la mesure o&ugrave; doivent s&rsquo;y rejoindre et converger les diff&eacute;rentes dynamiques observ&eacute;es tant dans la compr&eacute;hension et dans l&rsquo;analyse des principes du num&eacute;rique que celles pr&eacute;sentes dans ses diff&eacute;rentes aires de repr&eacute;sentation et d&rsquo;usage.&nbsp;</p> <h3>Le non-sens du num&eacute;rique : ce qu&rsquo;il n&rsquo;est pas</h3> <p>Le num&eacute;rique est donc en tension entre sa dimension calculatoire qui n&rsquo;est possible par principe que par expulsion du sens, et son utilisation qui n&rsquo;est pertinente que par imposition d&rsquo;un sens d&eacute;coulant de son usage et des pratiques gouvernant sa mobilisation. Comment penser une telle articulation entre le sens des pratiques et le non-sens algorithmique ?&nbsp;</p> <p>Une mani&egrave;re de reformuler cette tension est de comprendre que l&rsquo;indiff&eacute;rence &agrave; la fois s&eacute;mantique et mat&eacute;rielle du code rend l&rsquo;artefact num&eacute;rique ind&eacute;pendant de tout contexte, mais que chaque usage revient &agrave; une (re)contextualisation de ce code. La recontextualisation op&egrave;re via les trois niveaux d&rsquo;interpr&eacute;tation que nous avons distingu&eacute;s&nbsp;: le code, le format et l&rsquo;application. Mais la difficult&eacute; est que, m&ecirc;me si la conception d&rsquo;un code de programmation, d&rsquo;un format de codage et d&rsquo;une application m&eacute;tier s&rsquo;effectue en vue d&rsquo;un contexte donn&eacute;, le r&eacute;sultat produit est un syst&egrave;me num&eacute;rique qui se comporte selon ses r&egrave;gles et les donn&eacute;es qu&rsquo;on lui fournit et non en fonction du contexte de son utilisation effective. La conception est contextuelle, elle ne peut pas le consid&eacute;rer comme un contexte mais seulement comme une donn&eacute;e ou un param&egrave;tre, c&rsquo;est-&agrave;-dire un &eacute;l&eacute;ment non contextuel de son mod&egrave;le de fonctionnement. La machine calcule car &laquo;&nbsp;on&nbsp;&raquo; a formalis&eacute; le contexte de fonctionnement dans un mod&egrave;le calculable. La machine calcule mais ce &laquo;&nbsp;on&nbsp;&raquo; lui demeure ext&eacute;rieur. La formalisation est en effet elle-m&ecirc;me un processus non calculable&nbsp;: c&rsquo;est le r&eacute;sultat d&rsquo;un travail de d&eacute;contextualisation permettant d&rsquo;abstraire des repr&eacute;sentations formelles qui seront non contextuelles, et qui sont suppos&eacute;es valoir indiff&eacute;remment pour tous les contextes similaires, dans le d&eacute;ni de ce que chaque contexte peut avoir de tout &agrave; fait sp&eacute;cifique. La machine ne peut pas calculer parce qu&rsquo;elle n&rsquo;a pas de contexte, elle ne fait que fonctionner. Cette absence de contextualit&eacute; est la principale diff&eacute;rence entre l&rsquo;humain rationnel et la machine calculante.</p> <table> <tbody> <tr> <td> <p><br /> Pour reprendre les notions que nous avons &eacute;voqu&eacute;es plus haut, la machine a certes un milieu associ&eacute; au sens o&ugrave; elle a des conditions de fonctionnement, des attendus sur son environnement pour pouvoir fonctionner, mais elle ne construit pas son milieu comme le fait un organisme vivant ou connaissant &agrave; partir de son environnement. La machine a un milieu associ&eacute;, il est pr&eacute;sent ou il ne l&rsquo;est pas, mais elle ne peut pallier son absence.&nbsp;</p> <p>En revanche, le vivant se caract&eacute;rise par le fait d&rsquo;&ecirc;tre situ&eacute; et d&rsquo;&eacute;voluer en fonction des dispositions ou contraintes contextuelles d&eacute;coulant de cette situation : l&rsquo;ici du comportement du vivant d&eacute;coule du l&agrave;-bas de sa perception et de ses interactions. Autrement dit, le vivant est ce qui est au centre de son action, centre d&eacute;fini par son &ldquo;ici&rdquo; au milieu d&rsquo;un entour qui constitue son proximal et son distal, le proche et le lointain, son actuel et son potentiel. Or, il n&rsquo;y a rien de tel dans le num&eacute;rique du fait de la cl&ocirc;ture situationnelle qu&rsquo;est le calcul : ce dernier ne prend en compte que ce qui est pr&eacute;sent, donn&eacute;, directement manipulable. Il n&rsquo;y a pas d&rsquo;entour, pas de l&agrave;-bas, mais seulement des donn&eacute;es qu&rsquo;on peut &eacute;ventuellement enrichir par d&rsquo;autres donn&eacute;es qui seraient les param&egrave;tres des premi&egrave;res. Dans le vivant, tout n&rsquo;est pas donn&eacute; : l&rsquo;entour constitue un horizon &agrave; partir duquel des choses pourraient &ecirc;tre donn&eacute;es, mais qui le ne sont pas encore. En mobilisant un registre s&eacute;mantique, l&rsquo;entour est un contexte qui pr&eacute;cis&eacute;ment n&rsquo;est pas un texte. La machine, le code n&rsquo;ont pas de contexte, pas d&rsquo;entour, pas de situation qu&rsquo;ils sauraient prendre en compte&nbsp;: ils ne disposent et manipulent que le code qui leur est donn&eacute;, que les donn&eacute;es qui sont cod&eacute;es. Mais bien &eacute;videmment, l&rsquo;utilisation effective de la machine se fait toujours dans un contexte donn&eacute;e, que l&rsquo;humain peut prendre en compte, contrairement &agrave; la machine qu&rsquo;il utilise dans ce contexte.&nbsp;</p> <p>De m&ecirc;me, on peut consid&eacute;rer le cognitif, le fait d&rsquo;avoir des connaissances et de les mobiliser, comme le fait d&rsquo;&ecirc;tre non seulement le centre de son action en tant qu&rsquo;&ecirc;tre vivant, mais &eacute;galement comme la possibilit&eacute; de rendre raison de son action en termes de connaissances et de la rendre intelligible pour autrui. &Ecirc;tre une entit&eacute; cognitive est le fait d&rsquo;agir du fait de ses connaissances, tandis que le vivant agit du fait de sa situation. L&rsquo;&ecirc;tre humain en tant qu&rsquo;il est rationnel est sagace, sait ajuster son action et ses raisons en fonction de ses cong&eacute;n&egrave;res avec lesquels il d&eacute;lib&egrave;re, est en interaction ou en conflit, et en fonction de la situation dans laquelle il se trouve. La machine n&#39;est pas sagace, car elle calcule.</p> <p>Cependant, la machine calcule car on a formalis&eacute; le contexte de fonctionnement dans un mod&egrave;le calculable. Cette formalisation est elle-m&ecirc;me un processus non calculable&nbsp;: c&rsquo;est une d&eacute;contextualisation permettant d&rsquo;abstraire des repr&eacute;sentations formelles qui seront non contextuelles, et s&rsquo;appliquant indiff&eacute;remment &agrave; tous les contextes, y compris ceux qui ne sont pas pr&eacute;vus ou pertinents. La machine ne peut pas calculer qu&rsquo;elle n&rsquo;est pas dans son contexte de fonctionnement, elle ne peut que fonctionner ou dysfonctionner, mais pas s&rsquo;adapter.</p> </td> </tr> </tbody> </table> <p><i>&nbsp;</i><br /> <i>Encadr&eacute; 6&nbsp;: le vivant et le rationnel dans leur diff&eacute;rence au calcul</i></p> <p>Par cons&eacute;quent l&rsquo;articulation entre une mati&egrave;re et un sens, une manipulation et un environnement signifiant, appara&icirc;t comme le grand d&eacute;fi du num&eacute;rique. Cette articulation ne peut pas s&rsquo;aborder dans le cas du num&eacute;rique comme une d&eacute;clinaison de ce qu&rsquo;ont r&eacute;ussi le vivant et le connaissant. La question du sens que l&rsquo;on peut donner au num&eacute;rique reste &agrave; cet &eacute;gard enti&egrave;re.&nbsp;</p> <h2>Donner du sens : l&rsquo;intelligibilit&eacute; comme paradigme</h2> <p>Le probl&egrave;me du sens pos&eacute; par le num&eacute;rique n&rsquo;a, en soi, rien de nouveau. Tout geste technique et th&eacute;orique pose un probl&egrave;me de nature semblable&nbsp;: on met en place un syst&egrave;me, de concepts ou d&rsquo;outils, de gestes ou de paroles, lesquels, pour op&eacute;rer, id&eacute;alisent leur environnement pour y reconna&icirc;tre leurs conditions de fonctionnement. Une telle id&eacute;alisation est donc la d&eacute;contextualisation que nous &eacute;voquions. Et, la mise en &oelig;uvre des syst&egrave;mes techniques et conceptuels pose de la m&ecirc;me mani&egrave;re la question de leur pertinence dans le contexte de leur utilisation et des modalit&eacute;s permettant d&rsquo;adapter leur application &agrave; un tel contexte.</p> <p>Si le num&eacute;rique fait rupture, ce n&rsquo;est pas tant par sa nouveaut&eacute;, mais par sa radicalit&eacute;. Car tout syst&egrave;me technique ou conceptuel conserve dans sa structure des traces des situations ou contextes qui ont permis de l&rsquo;abstraire ou le concevoir. La syst&eacute;maticit&eacute; ainsi construite est un r&eacute;sultat, une trace et non une construction&nbsp;<i>ex nihilo</i>. Le num&eacute;rique, en reposant sur le calcul, modifie cette relation. En &eacute;tablissant un syst&egrave;me d&rsquo;unit&eacute;s formelles non s&eacute;mantiques et manipulables seulement selon leur syntaxe, le calcul rompt tout lien avec sa gen&egrave;se. S&rsquo;il y a bien une origine et une motivation pour un syst&egrave;me de calcul, son fonctionnement n&rsquo;en contient aucune trace qui permettrait de s&rsquo;en souvenir ou de contraindre son fonctionnement. Cette radicalit&eacute;, comme on l&rsquo;a dit, est &agrave; la base de ce qui fait l&rsquo;universalit&eacute; du num&eacute;rique (on peut tout num&eacute;riser) et l&rsquo;universalit&eacute; des probl&egrave;mes qu&rsquo;il suscite (le num&eacute;rique produit litt&eacute;ralement n&rsquo;importe quoi &ndash; il est as&eacute;mantique &ndash; m&ecirc;me s&rsquo;il ne le fait pas n&rsquo;importe comment &ndash; il suit des algorithmes). L&rsquo;intelligibilit&eacute; du num&eacute;rique comme enjeu est donc la capacit&eacute; de surmonter la rupture interpr&eacute;tative introduite par le calcul entre l&rsquo;origine des codes et la destination des r&eacute;sultats.</p> <p>Cette radicalit&eacute; provient du principe calculatoire sur lequel repose le num&eacute;rique. En revanche, le num&eacute;rique n&rsquo;est pas que calcul&nbsp;: num&eacute;riser un contenu, une pratique, une proc&eacute;dure, un processus ou une transaction, implique de mod&eacute;liser et de faire des choix de conception&nbsp;: ce sont les niveaux des formats et des applications que nous avons &eacute;voqu&eacute;s. On retrouve &agrave; ces deux niveaux une historicit&eacute; et une tra&ccedil;abilit&eacute; des choix dans les dispositifs &eacute;labor&eacute;s&nbsp;: ils refl&egrave;tent des intentions, rencontrent des pratiques, suscitent des d&eacute;tournements ou des ajustements, des appropriations ou des rejets.</p> <p>Donner du sens au num&eacute;rique, donner du sens &agrave; ce que nous faisons avec le num&eacute;rique, revient donc &agrave; surmonter l&rsquo;amn&eacute;sie qu&rsquo;implique la mod&eacute;lisation et l&rsquo;indiff&eacute;rence &agrave; l&rsquo;avenir qu&rsquo;est la manipulation. D&rsquo;une certaine mani&egrave;re, le calcul introduit un pr&eacute;sentisme intemporel, une contemporan&eacute;it&eacute; des donn&eacute;es et des r&eacute;sultats qui ne sont s&eacute;par&eacute;s que par l&rsquo;ex&eacute;cution n&eacute;cessaire de l&rsquo;algorithme, indiff&eacute;rent &agrave; la nature s&eacute;mantique des donn&eacute;es.&nbsp;</p> <p>L&rsquo;intelligibilit&eacute; du num&eacute;rique consiste dans le fait de d&eacute;passer ce pr&eacute;sentisme, de donner une profondeur historique motivant le calcul et d&rsquo;indiquer une ouverture sur l&rsquo;avenir permettant son utilisation pertinente. Pos&eacute;e en ces termes, l&rsquo;intelligibilit&eacute; du num&eacute;rique revient &agrave; une critique du jugement quand ce dernier est instrument&eacute; par le calcul formel et la num&eacute;risation des objets et des pratiques. S&rsquo;il s&rsquo;agit de comprendre ce que les syst&egrave;mes num&eacute;riques ont &agrave; nous dire sur notre situation du moment, il faut d&eacute;passer le pr&eacute;sentisme clos des donn&eacute;es et du calcul, et r&eacute;tablir le lien entre le pass&eacute; et l&rsquo;avenir, la r&eacute;tention du premier et l&rsquo;intention vers le second, les objets de m&eacute;moire et les raisons d&rsquo;agir. Ce lien, d&eacute;sormais, est &agrave; penser dans son instrumentation num&eacute;rique et calculatoire.</p> <h3>L&rsquo;intelligibilit&eacute;&nbsp;: entre objets de souvenir et raisons d&rsquo;agir</h3> <p>L&rsquo;intelligibilit&eacute; du num&eacute;rique repose ainsi sur une critique du jugement, consistant dans l&rsquo;examen de ce qui nous dispose &agrave; agir selon des raisons. Agir, c&rsquo;est d&eacute;cider d&rsquo;une r&eacute;ponse par rapport &agrave; notre appr&eacute;hension du r&eacute;el et ce que nous voulons en faire. Agir, c&rsquo;est d&rsquo;abord r&eacute;agir, pour ensuite agir en fonction d&rsquo;une raison qui suspend la r&eacute;action imm&eacute;diate, primaire ou instinctive pour introduire une m&eacute;diation r&eacute;flexive. Une telle r&eacute;flexivit&eacute; instaure diff&eacute;rentes qualifications du r&eacute;el rencontr&eacute;, selon le statut qu&rsquo;on lui reconna&icirc;t et la connaissance ou familiarit&eacute; qu&rsquo;on en a.</p> <p>Ces qualifications peuvent se syst&eacute;matiser en cinq objets&nbsp;:&nbsp;</p> <ul> <li>Le singulier&nbsp;: ce que l&rsquo;on rencontre est un &eacute;v&eacute;nement, une rupture par rapport &agrave; ce qui existait avant, et est proprement incomparable &agrave; tout ce qui l&rsquo;entoure et ce que nous connaissons. Le singulier est un absolu, il impose &agrave; nous sa singularit&eacute;. R&eacute;pondre &agrave; ce singulier force &agrave; innover, &agrave; l&rsquo;int&eacute;grer dans notre r&eacute;alit&eacute; alors qu&rsquo;il la d&eacute;borde.&nbsp;</li> <li>Le r&eacute;current&nbsp;: ce que l&rsquo;on rencontre a d&eacute;j&agrave; eu lieu&nbsp;; contrairement au singulier, le r&eacute;current passe quasiment inaper&ccedil;u, il ne fait pas &eacute;v&eacute;nement mais conditionnement, il est &agrave; la source de nos habitudes.</li> <li>Le typique&nbsp;: le r&eacute;el se manifeste &agrave; travers un objet ou une situation qui incarne selon nous un comportement &agrave; adopter. Le typique renvoie au lieu commun&nbsp;: quand on rencontre tel ou tel objet, on ne se pose pas de question, on agit de telle ou telle mani&egrave;re.</li> <li>Le particulier&nbsp;: le r&eacute;el se manifeste comme le sp&eacute;cifique d&rsquo;une r&egrave;gle ou cat&eacute;gorie g&eacute;n&eacute;rale. La r&eacute;ponse adopt&eacute;e est celle qui est command&eacute;e par la cat&eacute;gorie qui le subsume.</li> <li>Enfin, l&rsquo;instance est le r&eacute;el correspondant &agrave; un type formel, ce qui se laisse enr&ocirc;ler dans un axiome ou une r&egrave;gle calculatoire ou logique. C&rsquo;est le niveau des d&eacute;finitions implicites de Hilbert&nbsp;: on ne sait pas ce qu&rsquo;est un ensemble, c&rsquo;est ce qui se comporte comme les axiomes de Zermelo &ndash; Fraenkel avec l&rsquo;axiome du choix (ZFC)&nbsp;; de m&ecirc;me on ne sait pas ce qu&rsquo;est un nombre entier, mais c&rsquo;est ce qui se comporte selon les axiomes de Peano. Dans cette optique, traiter ce qui arrive comme un instance revient &agrave; lui appliquer les r&egrave;gles ou axiomes r&eacute;gissant son comportement.</li> </ul> <p>Ces diff&eacute;rents niveaux suscitent chacun des rapports au pass&eacute; ainsi que des raisons d&rsquo;agir particuliers. On peut pr&eacute;ciser&nbsp;:</p> <ul> <li>Le singulier, dans son caract&egrave;re absolu, s&rsquo;impose comme un arbitraire, un immotiv&eacute; qu&rsquo;il faut donc instituer dans notre m&eacute;moire du pass&eacute;. Cette m&eacute;moire de l&rsquo;arbitraire sera une synth&egrave;se de l&rsquo;h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne, de ce qui fait rupture avec le reste. Rendre compte du singulier, c&rsquo;est en faire le r&eacute;cit, et le poser comme tel &agrave; l&rsquo;instar du &laquo;&nbsp;il &eacute;tait une fois&nbsp;&raquo;. De m&ecirc;me, raconter le pass&eacute; permet d&rsquo;en faire une source d&rsquo;inspiration pour la suite&nbsp;: c&rsquo;est une m&eacute;moire de l&rsquo;exp&eacute;rience singuli&egrave;re permettant d&rsquo;&eacute;clairer la singularit&eacute; des situations futures. Le singulier renvoie donc &agrave; la sagacit&eacute; (phron&eacute;sis), l&rsquo;exp&eacute;rience madr&eacute;e de celui ou celle qui a v&eacute;cu, et qui sait reconna&icirc;tre le singulier pour s&rsquo;y adapter.</li> <li>Le r&eacute;current s&rsquo;incorpore &agrave; nous et nous pilote. Le pass&eacute; existe alors en nous comme une routine acquise, une habitude install&eacute;e. L&rsquo;avenir n&rsquo;est donc pas abord&eacute; dans son incertitude ou improbabilit&eacute;, mais comme la reconduction du pass&eacute;.&nbsp;</li> <li>Le typique structure nos st&eacute;r&eacute;otypes et lieux communs. C&rsquo;est le pass&eacute; que l&rsquo;on reconduit non comme une logique d&rsquo;agir par habitude, mais comme une pratique du jugement incomplet, o&ugrave; le futur est partiellement con&ccedil;u pour &ecirc;tre r&eacute;duit aux cas typiques recens&eacute;s.&nbsp;</li> <li>Le particulier conduit &agrave; plus d&rsquo;&eacute;laboration r&eacute;flexive&nbsp;: il est en effet cat&eacute;goris&eacute;, qualifi&eacute; pour qu&rsquo;une r&egrave;gle puisse s&rsquo;appliquer &agrave; lui. Ce qu&rsquo;on retient du pass&eacute;, c&rsquo;est la cat&eacute;gorie, non le fait, car c&rsquo;est cette derni&egrave;re qui d&eacute;termine la conduite &agrave; tenir.&nbsp;</li> <li>Enfin, l&rsquo;instance renvoie &agrave; la formalisation&nbsp;: le pass&eacute; n&rsquo;est retenu que comme l&rsquo;occurrence d&rsquo;un axiome ou d&rsquo;une r&egrave;gle formels. Le futur est alors d&eacute;duit de ces r&egrave;gles comme r&eacute;sultat n&eacute;cessaire.</li> </ul> <p>En r&eacute;sum&eacute;, les tableaux synoptiques suivants synth&eacute;tisent des remarques&nbsp;:&nbsp;</p> <table cellpadding="10" cellspacing="0"> <tbody> <tr> <td> <p><b>Niveau de r&eacute;alit&eacute;</b></p> </td> <td> <p><b>Rapport au pass&eacute;</b></p> </td> <td> <p><b>Op&eacute;ration r&eacute;tentionnelle</b></p> </td> <td> <p><b>Posture m&eacute;morielle</b></p> </td> </tr> <tr> <td> <p>Singulier</p> </td> <td> <p>On s&eacute;lectionne un arbitraire</p> </td> <td> <p>Narration&nbsp;</p> </td> <td> <p>On raconte le pass&eacute;</p> </td> </tr> <tr> <td> <p>R&eacute;current</p> </td> <td> <p>On incorpore un comportement</p> </td> <td> <p>Incorporation&nbsp;</p> </td> <td> <p>On reproduit le pass&eacute;</p> </td> </tr> <tr> <td> <p>Typique</p> </td> <td> <p>On retient un st&eacute;r&eacute;otype</p> </td> <td> <p>Induction&nbsp;</p> </td> <td> <p>On r&eacute;p&egrave;te le pass&eacute;</p> </td> </tr> <tr> <td> <p>Particulier</p> </td> <td> <p>On retient du pass&eacute; sa cat&eacute;gorie</p> </td> <td> <p>Cat&eacute;gorisation&nbsp;</p> </td> <td> <p>On cat&eacute;gorise le pass&eacute;</p> </td> </tr> <tr> <td> <p>Instance</p> </td> <td> <p>On retient du pass&eacute; sa forme manipulable</p> </td> <td> <p>Formalisation&nbsp;</p> </td> <td> <p>On formalise le pass&eacute;</p> </td> </tr> <tr> <td colspan="4"> <p><b>Niveaux de r&eacute;alit&eacute; et rapports au pass&eacute;</b></p> </td> </tr> </tbody> </table> <p><br /> De m&ecirc;me, on peut synth&eacute;tiser les raisons d&rsquo;agir, c&rsquo;est-&agrave;-dire le rapport &agrave; l&rsquo;avenir par le tableau suivant&nbsp;:</p> <table cellpadding="10" cellspacing="0"> <tbody> <tr> <td> <p><b>Niveau de r&eacute;alit&eacute;</b></p> </td> <td> <p><b>Raisons d&rsquo;agir</b></p> </td> <td> <p><b>Op&eacute;ration protentionnelle</b></p> </td> <td> <p><b>Posture intentionnelle</b></p> </td> </tr> <tr> <td> <p>Singulier</p> </td> <td> <p>Exp&eacute;rience</p> </td> <td> <p>Narration&nbsp;</p> </td> <td> <p>On ne conna&icirc;t pas l&rsquo;avenir&nbsp;: on l&rsquo;aborde par l&rsquo;exp&eacute;rience sagace.</p> </td> </tr> <tr> <td> <p>R&eacute;current</p> </td> <td> <p>Routine</p> </td> <td> <p>R&eacute;p&eacute;tition</p> </td> <td> <p>On ne prend pas en compte l&rsquo;avenir&nbsp;: on fait comme d&rsquo;habitude</p> </td> </tr> <tr> <td> <p>Type</p> </td> <td> <p>Consensus&nbsp;</p> </td> <td> <p>D&eacute;lib&eacute;ration</p> </td> <td> <p>On discute&nbsp;: l&rsquo;avenir est sur ce sur quoi on s&rsquo;est mis d&rsquo;accord</p> </td> </tr> <tr> <td> <p>Particulier</p> </td> <td> <p>R&egrave;gle</p> </td> <td> <p>Argumentation</p> </td> <td> <p>On r&eacute;glemente&nbsp;: l&rsquo;avenir doit &ecirc;tre conforme</p> </td> </tr> <tr> <td> <p>Instance</p> </td> <td> <p>Preuve</p> </td> <td> <p>D&eacute;monstration</p> </td> <td> <p>On d&eacute;montre&nbsp;: l&rsquo;avenir est un r&eacute;sultat</p> </td> </tr> <tr> <td colspan="4"> <p><b>Niveaux de r&eacute;alit&eacute; et rapports &agrave; l&rsquo;avenir</b></p> </td> </tr> </tbody> </table> <p><br /> De ces rapports au pass&eacute; et &agrave; l&rsquo;avenir on peut facilement d&eacute;duire l&rsquo;approche intellectuelle associ&eacute;e qui en sera le plus proche ainsi que les objets m&eacute;diateurs que l&rsquo;instrumentation num&eacute;rique pourra reconfigurer&nbsp;:</p> <table cellpadding="10" cellspacing="0"> <tbody> <tr> <td> <p><b>R&eacute;el</b></p> </td> <td> <p><b>Approche intellectuelle</b></p> </td> <td> <p><b>Objet m&eacute;diateur</b></p> </td> </tr> <tr> <td> <p>Singulier</p> </td> <td> <p>Histoire&nbsp;</p> </td> <td> <p>R&eacute;cit&nbsp;</p> </td> </tr> <tr> <td> <p>R&eacute;current</p> </td> <td> <p>Gestion</p> </td> <td> <p>Routine et processus</p> </td> </tr> <tr> <td> <p>Typique&nbsp;</p> </td> <td> <p>Politique&nbsp;</p> </td> <td> <p>Institution et D&eacute;bat&nbsp;</p> </td> </tr> <tr> <td> <p>Particulier&nbsp;</p> </td> <td> <p>Droit</p> </td> <td> <p>Code et jurisprudences</p> </td> </tr> <tr> <td> <p>Instance</p> </td> <td> <p>Sciences formelles</p> </td> <td> <p>Donn&eacute;es + Programmes&nbsp;</p> </td> </tr> </tbody> </table> <p><br /> A chaque fois, l&rsquo;objet m&eacute;diateur se d&eacute;compose en un cadre et une adaptation &agrave; ce cadre&nbsp;: les routines, appliqu&eacute;es par d&eacute;faut ou par des proc&eacute;dures explicites, des institutions mais des d&eacute;bats pour les faire fonctionner, des codes juridiques mais des jurisprudences pour les appliquer. Seul le r&eacute;cit n&rsquo;a pas vraiment de cadre, on le r&eacute;invente &agrave; chaque fois pour rendre compte du singulier m&eacute;moris&eacute; et l&rsquo;adapter au singulier &agrave; vivre, et l&rsquo;instance puisque les donn&eacute;es sont formelles et sans histoires et les programmes sont indiff&eacute;rents dans leur ex&eacute;cution &agrave; la r&eacute;alit&eacute; des donn&eacute;es et de ce qu&rsquo;elles repr&eacute;sentent.</p> <h3>Intelligibilit&eacute; et instrumentation num&eacute;riques</h3> <p>Si nous avons pu d&eacute;terminer diff&eacute;rents modes de l&rsquo;intelligibilit&eacute;, comme coh&eacute;rence d&eacute;ploy&eacute;e entre des raisons d&rsquo;agir et des objets de souvenir, o&ugrave; le sens donn&eacute; &agrave; ce que nous avons v&eacute;cu d&eacute;termine le sens de ce que nous voulons entreprendre, il reste &agrave; r&eacute;introduire le fait num&eacute;rique comme rupture et suspens de cette coh&eacute;rence, le moment calculatoire de ce dernier instaurant une amn&eacute;sie du pass&eacute; et une insouciance ou indiff&eacute;rence &agrave; l&rsquo;avenir.&nbsp;</p> <p>Le fait num&eacute;rique instaure avant tout un espace de co-manipulation des entit&eacute;s formelles constituant les donn&eacute;es. Cet espace se r&eacute;duit &agrave; un espace virtuel o&ugrave; ces entit&eacute;s sont positionn&eacute;es et configur&eacute;es pour &ecirc;tre manipul&eacute;es. Cela revient &agrave; la bande m&eacute;moire de la machine de Turing. Mais cette co-manipulation ouvre sur des interpr&eacute;tations formelles associ&eacute;es&nbsp;: la commensurabilit&eacute; math&eacute;matique, ou la coh&eacute;rence logique. Les donn&eacute;es sont mesur&eacute;es et confront&eacute;es ensemble, au-del&agrave; de leur simple manipulation, comme elles peuvent confront&eacute;es et soumises &agrave; l&rsquo;inf&eacute;rence via des formalismes logiques. Mais au final elles sont aussi projet&eacute;es sur des espaces de r&eacute;alisation, via la visualisation sur des &eacute;crans ou via des effecteurs physiques divers.&nbsp;</p> <p>Ces diff&eacute;rentes interpr&eacute;tations (commensurabilit&eacute;, coh&eacute;rence, r&eacute;alisation) permettent de faire le lien entre les donn&eacute;es issues d&rsquo;une situation pass&eacute;e ou pr&eacute;sente et des r&eacute;sultats valables pour une situation future ou pr&eacute;sente. L&rsquo;enjeu portant sur la pertinence de ces interpr&eacute;tations entre ces situations aura donc autant de d&eacute;clinaisons qu&rsquo;il y a de mani&egrave;re de consid&eacute;rer le rapport au r&eacute;el instituant la donn&eacute;e manipul&eacute;e.&nbsp;</p> <p>Cependant, l&rsquo;instrumentation num&eacute;rique introduit un biais. En effet, au lieu de modalit&eacute;s distinctes (exp&eacute;rience singuli&egrave;re, routine, consensus, r&egrave;gle, preuve), l&rsquo;instrumentation num&eacute;rique, formalis&eacute;e par principe, les r&eacute;duit toutes &agrave; un seul type, en ne les consid&eacute;rant que comme une instance d&rsquo;une m&eacute;thode de r&eacute;solution, c&rsquo;est-&agrave;-dire en les r&eacute;duisant &agrave; des preuves.&nbsp;&nbsp;Alors que la situation peut se pr&eacute;senter comme un fait singulier, une r&eacute;currence, un type ou un particulier, elle est d&rsquo;embl&eacute;e rapport&eacute;e &agrave; &ecirc;tre l&rsquo;instance de la m&eacute;thode programm&eacute;e dans le syst&egrave;me num&eacute;rique. L&rsquo;intelligibilit&eacute; du num&eacute;rique consistera donc &agrave; proposer un sch&eacute;ma d&rsquo;interpr&eacute;tation pour que la situation, qu&rsquo;elle soit singularit&eacute;, r&eacute;currence, type ou particularit&eacute;, puisse retenir la m&eacute;moire de son origine, m&ecirc;me si elle est r&eacute;duite &agrave; une instance, pour la mobiliser selon une raison pertinente justifiant de se saisir du r&eacute;sultat. Nous illustrerons la d&eacute;marche sur un cas particulier, celui du singulier abord&eacute; depuis le r&eacute;cit.&nbsp;</p> <h2>Intelligibilit&eacute; du num&eacute;rique&nbsp;: le cas du r&eacute;cit</h2> <h3>Le r&eacute;cit</h3> <p>Selon une interpr&eacute;tation d&eacute;sormais classique, le r&eacute;cit est une synth&egrave;se de l&rsquo;h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne qui donne du sens &agrave; ce qui arrive comme ce qui nous arrive dans un temps humain, la seule coh&eacute;rence attendue &eacute;tant que les &eacute;l&eacute;ments du divers soient compatibles dans leur survenance dans une m&ecirc;me succession temporelle.&nbsp;</p> <p>Mais le r&eacute;cit n&rsquo;est pas n&rsquo;importe quelle synth&egrave;se de l&rsquo;h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne&nbsp;: elle est celle qui peut r&eacute;ussir quand toutes les autres tentatives de synth&egrave;se &eacute;chouent. Depuis Kant, on sait bien que les concepts sont des synth&egrave;ses, les concepts scientifiques conduisant &agrave; des synth&egrave;ses objectivantes. D&rsquo;une certaine mani&egrave;re, la plupart des outils conceptuels sont des synth&egrave;ses, car ils rassemblent un divers qu&rsquo;ils unifient. Mais le r&eacute;cit a cette force que n&rsquo;importe quelle diversit&eacute; peut &ecirc;tre traduite par un r&eacute;cit qui rapporte cette diversit&eacute; comme ce qui est arriv&eacute;, ce qui est survenu &agrave; diff&eacute;rents actants, qui ont r&eacute;agi, r&eacute;pondu, agi en fonction, introduisant ainsi une coh&eacute;rence et un ordre dans le chaos du divers.&nbsp;</p> <p>Nous prendrons comme acception du r&eacute;cit une caract&eacute;risation volontairement minimale et &eacute;l&eacute;mentaire, comme la description d&rsquo;actants, humains ou non humains, des actions qu&rsquo;ils r&eacute;alisent en tant qu&rsquo;actants et dont ils sont les causes, et des cons&eacute;quences impliqu&eacute;es par ces actions. Le r&eacute;cit est donc le d&eacute;ploiement temporel et causal des actions entreprises par des actants rendant compte d&rsquo;une progression dans le temps. Ce d&eacute;ploiement permet d&rsquo;expliquer et de comprendre le divers envisag&eacute;. Le r&eacute;cit croise &agrave; la fois un arrangement des actants dans des espaces physiques, sociaux, virtuels, etc., et un d&eacute;roulement temporel des &eacute;v&eacute;nements et actions. Si r&eacute;cit est aussi plastique et s&rsquo;il peut s&rsquo;approprier toute diversit&eacute;, si rebelle soit-elle, c&rsquo;est qu&rsquo;il permet de jouer sur diff&eacute;rents points de vue et orientations, et qu&rsquo;il permet &eacute;galement de figurer diff&eacute;rents niveaux &agrave; articuler&nbsp;: le flux de ce qui est arriv&eacute;, l&rsquo;histoire qu&rsquo;on en retient, la mani&egrave;re d&rsquo;en rendre compte (narration).&nbsp;</p> <table> <tbody> <tr> <td> <p><br /> Le&nbsp;<b>r&eacute;cit</b>&nbsp;est une&nbsp;<b>explication</b>&nbsp;qui permet de&nbsp;<b>comprendre</b>&nbsp;: il d&eacute;ploie la diversit&eacute; des &eacute;v&eacute;nements survenus dans une coh&eacute;rence temporelle et narrative (qui a fait quoi) pour produire l&rsquo;unit&eacute; d&rsquo;une compr&eacute;hension. Cette unit&eacute; peut rev&ecirc;tir plusieurs formes&nbsp;:&nbsp;<b>l&rsquo;histoire</b>&nbsp;comme simple description de la succession des &eacute;v&eacute;nements, la&nbsp;<b>r&eacute;v&eacute;lation</b>, qui rapporte l&rsquo;explication et le pourquoi de l&rsquo;agissement des actants du r&eacute;cit,&nbsp;<b>l&rsquo;argumentation</b>&nbsp;qui mobilise des r&egrave;gles et des normes justifiant ces agissements, et enfin la&nbsp;<b>d&eacute;monstration</b>&nbsp;qui rapporte la succession &eacute;v&eacute;nements &agrave; des relations n&eacute;cessaires, causales et/ou formelles.&nbsp;&nbsp;On peut pr&eacute;ciser.&nbsp;</p> <p><b>Expliquer</b>&nbsp;consiste &agrave; d&eacute;plier ce qui est cach&eacute; ou implicite dans la coh&eacute;rence suppos&eacute;e entre les &eacute;l&eacute;ments du divers. L&rsquo;explication d&eacute;taille, articule, configure le r&ocirc;le des actants, les actions et leur cons&eacute;quence jusqu&rsquo;&agrave; ce qu&rsquo;on s&rsquo;estime suffisamment &eacute;clair&eacute; sur la progression des &eacute;v&eacute;nements et leur survenance : on sait r&eacute;pondre &agrave; la question de pourquoi les choses sont ainsi plut&ocirc;t qu&rsquo;autrement, que ce soit via l&rsquo;arbitraire d&rsquo;un actant qui est la source et l&rsquo;origine de son action ou via des relations formelles ou causales entre ces derni&egrave;res. L&rsquo;explication est donc relative &agrave; ce que l&rsquo;on est pr&ecirc;t &agrave; retenir comme arbitraire de la d&eacute;cision ou survenance d&rsquo;action et comme relations causales. L&rsquo;explication d&eacute;pend des personnes auxquelles elle s&rsquo;adresse, comme elle d&eacute;pend de ce qu&rsquo;elle doit expliquer. Expliquer, c&rsquo;est expliquer quelque chose &agrave; quelqu&rsquo;un. Le r&eacute;cit d&rsquo;un divers n&rsquo;est pas unique, et implique une herm&eacute;neutique infinie o&ugrave; l&rsquo;explication ne cesse de se reformuler pour s&rsquo;adapter aux questions qu&rsquo;on lui posera.&nbsp;</p> <p>Mais ce d&eacute;ploiement ne fait sens que s&#39;il permet d&rsquo;&ecirc;tre ressaisi dans l&rsquo;unit&eacute; d&rsquo;une&nbsp;<b>compr&eacute;hension</b>, litt&eacute;ralement un saisir ensemble qui rend raison de la diversit&eacute; dans l&rsquo;unit&eacute;. Mais de quelle unit&eacute; peut-il s&#39;agir ? Prima facie, l&rsquo;unit&eacute; est temporelle, celle de la vie o&ugrave; ce divers s&rsquo;ins&egrave;re. L&rsquo;unit&eacute; est celle de l&rsquo;exp&eacute;rience en tant qu&rsquo;elle se d&eacute;tache et se distingue du reste du flux v&eacute;cu. Mais c&rsquo;est aussi une unit&eacute; plus formelle ou conceptuelle, c&rsquo;est l&rsquo;unit&eacute; de ce qui est v&eacute;cu, exp&eacute;riment&eacute;, au-del&agrave; de la simple co-appartenance &agrave; une m&ecirc;me s&eacute;quence temporelle. C&rsquo;est l&rsquo;unit&eacute; du concept, du sens qui est donn&eacute; au d&eacute;ploiement expliqu&eacute; par le r&eacute;cit.&nbsp;</p> <p>Quand l&rsquo;unit&eacute; devient une simple subsomption sous des concepts qui s&rsquo;articulent entre eux par des liens logiques ou inf&eacute;rentiels, le r&eacute;cit devient une preuve ou une d&eacute;monstration. Quand, au contraire, le r&eacute;cit se r&eacute;duit uniquement &agrave; l&rsquo;agir des actants sans qu&rsquo;il soit possible d&rsquo;admettre autre chose que l&rsquo;arbitraire et la contingence de leur d&eacute;cision d&rsquo;agir, on a affaire &agrave; une r&eacute;v&eacute;lation. La d&eacute;monstration est un r&eacute;cit sans actants, la coh&eacute;rence formelle les rendant inutiles &agrave; partir de l&rsquo;acceptation des pr&eacute;misses. La r&eacute;v&eacute;lation est un r&eacute;cit enti&egrave;rement conditionn&eacute; par les actants. Le paradigme de la d&eacute;monstration est bien s&ucirc;r celui de la d&eacute;monstration math&eacute;matique, o&ugrave; le th&eacute;or&egrave;me repose sur des objets qui ne sont pas des actants mais qui valent par les axiomes et r&egrave;gles qu&rsquo;ils v&eacute;rifient et qui permettent d&rsquo;&eacute;tablir des inf&eacute;rences. Le paradigme de la r&eacute;v&eacute;lation est l&rsquo;aboutissement de l&rsquo;enqu&ecirc;te polici&egrave;re o&ugrave; Hercule Poirot explique, enfin, ce que chacun a fait et a d&eacute;cid&eacute;. Seule la contingence de leur vouloir permet de rendre compte des indices et faits glan&eacute;s au cours de l&rsquo;enqu&ecirc;te.&nbsp;</p> </td> </tr> </tbody> </table> <p><br /> <i>&nbsp;</i><i>Encadr&eacute; 7&nbsp;: Le r&eacute;cit entre expliquer et comprendre</i></p> <p>Le r&eacute;cit est donc la mani&egrave;re de rendre intelligible une diversit&eacute; qui non seulement sort de l&rsquo;ordinaire mais qui en outre ne peut &ecirc;tre restitu&eacute;e comme l&rsquo;occurrence ou la particularisation de lois, r&egrave;gles ou arguments g&eacute;n&eacute;raux. L&rsquo;intelligibilit&eacute; qu&rsquo;il faut gagner est donc de pouvoir rendre compte d&rsquo;un tel divers de l&rsquo;exp&eacute;rience dans l&rsquo;unit&eacute; d&rsquo;une compr&eacute;hension fond&eacute;e sur une explication narrative d&eacute;ployant, d&eacute;pliant les relations causales ou formelles entre des actants responsables et initiateurs de leurs actes.&nbsp;</p> <h3>Le r&eacute;cit des donn&eacute;es</h3> <p>Donner du sens au num&eacute;rique semble &ecirc;tre &agrave; la fois une gageure insurmontable et une &eacute;vidence triviale. En effet, tout syst&egrave;me num&eacute;rique &eacute;tant con&ccedil;u pour un usage, des situations, des utilisateurs et des pratiques, donner un sens &agrave; ce que fait le syst&egrave;me consiste tout simplement &agrave; le rapporter &agrave; ces intentions d&rsquo;une part, et ses utilisations d&rsquo;autre part. Mais le num&eacute;rique reposant sur le calcul, c&rsquo;est-&agrave;-dire la manipulation aveugle de symboles anonymes, la correspondance et le sens donn&eacute;s aux symboles et &agrave; leur manipulation ne reposent que sur une convention arbitraire, explicite et formelle. Or, cette convention &eacute;tant arbitraire et formelle, il faut toujours se demander si elle reste pertinente dans le contexte d&rsquo;usage effectif du syst&egrave;me, car la logique du syst&egrave;me ne sera celle de la situation que si cette derni&egrave;re est une instance de la correspondance retenue lors de la formalisation. L&rsquo;&eacute;vidence du syst&egrave;me risque donc d&rsquo;&ecirc;tre une &eacute;vidence d&eacute;&ccedil;ue ou un dysfonctionnement constat&eacute;.&nbsp;</p> <p>Si l&rsquo;enjeu est donc de pouvoir juger de l&rsquo;ad&eacute;quation du syst&egrave;me num&eacute;rique dans le contexte effectif de son utilisation, dans la situation concr&egrave;te de son usage, il faut cerner &agrave; la fois la singularit&eacute; que le syst&egrave;me doit retenir des situations qu&rsquo;il a permis de formaliser, et la singularit&eacute; des circonstances de son utilisation. Autrement dit, articuler l&rsquo;histoire du syst&egrave;me et l&rsquo;herm&eacute;neutique de son usage, au regard des pratiques mobilis&eacute;es pour le construire.</p> <p>L&rsquo;histoire du syst&egrave;me correspond par exemple &agrave; l&rsquo;histoire des donn&eacute;es qui ont permis de d&eacute;gager les r&egrave;gles apprises statistiquement ou via des r&eacute;seaux de neurones&nbsp;: origine, nature, contenu, repr&eacute;sentativit&eacute; des donn&eacute;es. L&rsquo;herm&eacute;neutique de l&rsquo;usage est par exemple le fait de r&eacute;aliser que de nouvelles donn&eacute;es ou cohortes de donn&eacute;es sur lesquelles on applique les r&egrave;gles apprises ne correspondent pas &agrave; l&rsquo;histoire des donn&eacute;es de l&rsquo;apprentissage.&nbsp;</p> <p>Nous avons fait l&rsquo;hypoth&egrave;se qu&rsquo;il existe plusieurs registres permettant d&rsquo;articuler intentions et r&eacute;alisations, historicit&eacute; et contextualisation&nbsp;: de la preuve au r&eacute;cit, il est loisible de mobiliser diff&eacute;rents registres du sens selon la g&eacute;n&eacute;ricit&eacute; que l&rsquo;on peut reconna&icirc;tre &agrave; la situation des donn&eacute;es mobilis&eacute;es et &agrave; celle de la situation o&ugrave; l&rsquo;on veut mobiliser l&rsquo;h&eacute;ritage du pass&eacute;.&nbsp;</p> <p>L&rsquo;hypoth&egrave;se que nous avons &eacute;mise est que seul le r&eacute;cit, par sa forme narrative, permet de rendre compte d&rsquo;un pass&eacute; singulier, c&rsquo;est-&agrave;-dire qui ne peut se laisser rapporter &agrave; rien d&rsquo;autre que lui-m&ecirc;me.&nbsp;</p> <table> <tbody> <tr> <td>&nbsp; <p>Ric&oelig;ur (1985) d&eacute;finit le r&eacute;cit comme une synth&egrave;se de l&rsquo;h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne, permettant de restituer le temps du monde comme temps humain. Ce qui nous int&eacute;resse ici est le fait que raconter un divers comme si cela correspondait &agrave; ce qui &eacute;tait v&eacute;cu dans une succession d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements permet de rendre compte de l&rsquo;h&eacute;t&eacute;rog&eacute;n&eacute;it&eacute; de ce divers. Aussi improbable que puisse &ecirc;tre la pr&eacute;sence sur une table d&rsquo;une poule et d&rsquo;une machine &agrave; coudre, ou encore d&rsquo;un parapluie, un r&eacute;cit peut toujours raconter l&rsquo;histoire de leur rencontre.&nbsp;</p> <p>Revaz (2009) d&eacute;finit ainsi les propri&eacute;t&eacute;s communes &agrave; tous les r&eacute;cits :</p> <ul> <li>Une repr&eacute;sentation d&rsquo;actions,</li> <li>Un d&eacute;roulement chronologique,</li> <li>Un encha&icirc;nement causal,</li> <li>Une transformation (renversement) entre l&rsquo;&eacute;tat initial et l&rsquo;&eacute;tat final,</li> <li>Un d&eacute;veloppement inhabituel ou non pr&eacute;visible de l&rsquo;action.</li> </ul> <p>Notre caract&eacute;risation du r&eacute;cit reprend ces propri&eacute;t&eacute;s, puisqu&rsquo;il s&rsquo;agit de restituer la logique d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements permettant d&rsquo;expliquer ou de rendre compte d&rsquo;un r&eacute;sultat ou d&rsquo;un jeu initial de donn&eacute;e dans sa coh&eacute;rence et pr&eacute;visibilit&eacute;.</p> </td> </tr> </tbody> </table> <p><br /> <i>Encadr&eacute; 8&nbsp;: Une caract&eacute;risation des r&eacute;cits</i></p> <p>Mais comment ne pas buter sur la difficult&eacute; &eacute;nonc&eacute;e au d&eacute;but de ce paragraphe&nbsp;: comment ne pas &ecirc;tre le jouet de l&rsquo;&eacute;vidence historique et herm&eacute;neutique de nos donn&eacute;es alors qu&rsquo;elle est trahie par le jeu formel du calcul&nbsp;? Comment &eacute;viter de voir dans les manipulations formelles effectu&eacute;es par le syst&egrave;me num&eacute;rique un sens qu&rsquo;elles peuvent certes recevoir, notamment du fait de nos attentes et de notre compr&eacute;hension plus ou moins vague du contexte d&rsquo;utilisation, mais qui n&rsquo;est pas le sens qu&rsquo;elles devraient poss&eacute;der du fait de leurs histoire, de leur origine&nbsp;et des traitements effectu&eacute;s ? On sait par exemple, de mani&egrave;re triviale, qu&rsquo;un fichier binaire quelconque peut &ecirc;tre lu comme un son ou comme une vid&eacute;o. Mais seulement une des deux lectures sera pertinente par rapport &agrave; l&rsquo;origine, si le contenu &eacute;tait effectivement un son ou une vid&eacute;o. Autrement dit, ce n&rsquo;est pas parce que l&rsquo;on peut interpr&eacute;ter, lire ou reconna&icirc;tre un sens &agrave; un r&eacute;sultat calcul&eacute; que ce dernier fait sens par rapport &agrave; l&rsquo;origine. On est ici en face d&rsquo;une double difficult&eacute;&nbsp;:</p> <ul> <li>D&rsquo;une part, n&rsquo;importe quelle convention technique de lecture peut &ecirc;tre appliqu&eacute;e &agrave; un donn&eacute; binaire, on obtiendra toujours quelque chose&nbsp;: le fichier binaire peut ainsi &ecirc;tre lu comme un son ou une vid&eacute;o ou ce que l&rsquo;on voudra&nbsp;;</li> <li>D&rsquo;autre part, le r&eacute;sultat de l&rsquo;interpr&eacute;tation technique est lui-m&ecirc;me interpr&eacute;t&eacute; s&eacute;miotiquement, et peut donner un contenu plus ou moins intelligible ou pertinent selon nos propres interpr&eacute;tants, pratiques et situations de lecture&nbsp;; le propre des &ecirc;tres humains &eacute;tant de pouvoir donner du sens &agrave; tout ce qui leur arrive, un sens est toujours produit, mais rien ne garantit qu&rsquo;il soit conforme et coh&eacute;rent par rapport &agrave; l&rsquo;origine du donn&eacute; binaire interpr&eacute;t&eacute; techniquement puis s&eacute;miotiquement.&nbsp;</li> </ul> <p>La difficult&eacute; est qu&rsquo;ici il faut comprendre non pas des &eacute;v&eacute;nements v&eacute;cus dans le r&eacute;el mais des symboles manipul&eacute;s par une machine. La synth&egrave;se de l&rsquo;h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne ne peut &ecirc;tre seulement le r&eacute;cit comme forme ph&eacute;nom&eacute;nologique v&eacute;cue par notre conscience ou esprit, mais doit se comprendre ici comme une construction &agrave; entreprendre &agrave; partir de symboles neutres et vides de sens manipul&eacute;s par le calcul.</p> <p>Or, il existe une technique qui permet de r&eacute;aliser un tel exploit, d&rsquo;allier des symboles mat&eacute;riels assembl&eacute;s selon des logiques plus ou moins improbables et une construction de sens intelligible par les &ecirc;tres humains : la technique de l&rsquo;&eacute;criture. L&rsquo;&eacute;criture est en effet un principe synth&eacute;tique, technique, mais n&eacute;anmoins constitutif du sens compris et v&eacute;cu par l&rsquo;esprit. En outre, le num&eacute;rique comme calcul est une forme particuli&egrave;re de l&rsquo;&eacute;criture, d&eacute;g&eacute;n&eacute;r&eacute;e dirons-nous, dans un sens non p&eacute;joratif mais au sens o&ugrave; le num&eacute;rique ext&eacute;nue jusqu&rsquo;&agrave; sa limite les caract&eacute;ristiques de l&rsquo;&eacute;criture. De ce point de vue, le num&eacute;rique est une technique de l&rsquo;&eacute;criture, une technique d&rsquo;&eacute;criture, et c&rsquo;est ainsi qu&rsquo;il est possible de faire sens des objets num&eacute;riques et de construire un sens &agrave; partir d&rsquo;eux.</p> <p>En ce sens, l&rsquo;intelligibilit&eacute; du num&eacute;rique repose sur la capacit&eacute; de mobiliser le num&eacute;rique comme une &eacute;criture permettant via son jeu formel de reconstruire une coh&eacute;rence et une compr&eacute;hension de ce qu&rsquo;elle permet d&rsquo;exprimer quand on la rapporte &agrave; la situation dans laquelle on l&rsquo;a mobilis&eacute; et les situations via lesquelles on l&rsquo;a con&ccedil;ue. L&rsquo;&eacute;criture n&rsquo;est pas propre au r&eacute;cit, mais s&rsquo;impose comme m&eacute;diation d&egrave;s lors qu&rsquo;on mobilise un syst&egrave;me mat&eacute;riel d&rsquo;expression qui permet la manipulation. L&rsquo;&eacute;criture est le point commun de toutes les m&eacute;diations d&rsquo;intelligibilit&eacute; que nous avons propos&eacute;es&nbsp;: de la preuve au r&eacute;cit, ces m&eacute;diations reposent sur l&rsquo;&eacute;criture pour leur mise en &oelig;uvre. Si l&rsquo;oralit&eacute; du r&eacute;cit et le typique du sens commun ont pu &ecirc;tre constat&eacute;s avant et donc sans l&rsquo;&eacute;criture, ils sont d&eacute;sormais habit&eacute;s et contamin&eacute;s par le r&eacute;gime de l&rsquo;&eacute;criture. En revanche, tant la preuve (scientifique) que l&rsquo;argumentation (juridique) ne se rencontrent qu&rsquo;avec l&rsquo;&eacute;criture, dont elles sont en quelque sorte des artefacts.&nbsp;</p> <p>C&rsquo;est donc via l&rsquo;&eacute;criture qu&rsquo;il faut penser le r&eacute;cit des donn&eacute;es, comme narration de leur singularit&eacute; confront&eacute;e &agrave; celle de leur utilisation.</p> <table> <tbody> <tr> <td> <p><br /> L&rsquo;&eacute;criture est cette technique particuli&egrave;re permettant de manipuler des objets mat&eacute;riels, comme des jetons, cailloux, traits, pour les mobiliser dans des &eacute;changes symboliques. Suivant Clarisse Herrenschmidt (2007), on peut &eacute;voquer trois types d&rsquo;&eacute;change : l&rsquo;&eacute;change &eacute;conomique o&ugrave; l&rsquo;&eacute;criture est mon&eacute;taire, l&rsquo;&eacute;change manipulatoire o&ugrave; l&rsquo;&eacute;criture est calcul, et enfin l&rsquo;&eacute;change langagier o&ugrave; l&rsquo;&eacute;criture est graphique. Ce qui est fascinant est qu&rsquo;&agrave; chaque fois l&rsquo;&eacute;criture permet de d&eacute;gager un principe universel d&rsquo;&eacute;change : la monnaie, la lettre (qu&rsquo;elle soit alphab&eacute;tique ou non), le nombre.&nbsp;</p> <p>Le calcul est un universel de manipulation. Tout ce qui est manipulable peut &ecirc;tre assum&eacute; par un calcul, toute manipulation peut &ecirc;tre repr&eacute;sent&eacute;e et formalis&eacute;e par un calcul. C&rsquo;est une version anthropologique de la th&egrave;se de Church-Turing : tout ce qui est effectif et calculable l&rsquo;est au sens des machines de Turing (ou du lambda calcul). D&egrave;s lors toute activit&eacute; humaine, &agrave; partir du moment o&ugrave; elle donne lieu &agrave; une syntaxe op&eacute;ratoire, est susceptible de se r&eacute;duire &agrave; un calcul qui formalise les manipulations qu&rsquo;elle mobilise.&nbsp;</p> <p>Mais la formalisation en calcul de la syntaxe op&eacute;ratoire d&rsquo;une pratique n&rsquo;est pas neutre vis-&agrave;-vis de cette pratique : elle la reconfigure et contribue &agrave; la faire &eacute;voluer. C&rsquo;est ce que l&rsquo;on peut nommer de mani&egrave;re g&eacute;n&eacute;rique, &agrave; la suite de Sylvain Auroux (1995) et Bernard Stiegler (2002), la grammatisation. Pour notre part, nous caract&eacute;riserons la grammatisation comme le processus selon lequel la technologisation calculatoire d&rsquo;un mode d&rsquo;expression le reconfigure. Ainsi l&rsquo;&eacute;criture a-t-elle reconfigur&eacute; l&rsquo;oralit&eacute; et la parole : on ne parle plus de la m&ecirc;me mani&egrave;re &agrave; partir du moment o&ugrave; on sait &eacute;crire. Les outils de l&rsquo;&eacute;criture normalisent, outillent la parole : lexique, grammaire, dictionnaire, sont autant d&rsquo;outils rendus possibles par l&rsquo;&eacute;criture et qui formatent en retour la pratique dont ils sont de prime abord une description et une instrumentation. De m&ecirc;me, le num&eacute;rique dans le monde audiovisuel a contribu&eacute; &agrave; faire passer d&rsquo;une logique de flux &agrave; une logique de stock : le num&eacute;rique a grammatis&eacute; le monde audiovisuel dont il a formalis&eacute; la calculabilit&eacute; et la manipulabilit&eacute;.</p> </td> </tr> </tbody> </table> <p>&nbsp;<br /> <i>Encadr&eacute; 9&nbsp;: &Eacute;criture et grammatisation</i></p> <h3>Des donn&eacute;es au r&eacute;cit</h3> <p>L&rsquo;intuition qui est la n&ocirc;tre est que le calcul n&rsquo;a pas de sens par lui-m&ecirc;me. Il est donc illusoire d&rsquo;esp&eacute;rer le recouvrer par son moyen : c&rsquo;est bien plut&ocirc;t malgr&eacute; l&rsquo;opacit&eacute; interpr&eacute;tative du calcul qu&rsquo;il faut esp&eacute;rer donner du sens &agrave; ce qui est calcul&eacute;. Le calcul s&rsquo;effectue sur des &eacute;l&eacute;ments formalis&eacute;s, binaires en g&eacute;n&eacute;ral, qui codifient un domaine du r&eacute;el qui nous concerne, la pratique dont la syntaxe est ici formalis&eacute;e.&nbsp;</p> <p>Il y a donc une singularit&eacute; et une historicit&eacute; qui se retrouvent dans les codes. Quand ces derni&egrave;res rel&egrave;vent d&rsquo;une singularit&eacute; irr&eacute;ductible (&agrave; une quelconque g&eacute;n&eacute;ricit&eacute; ou &agrave; un cas pr&eacute;c&eacute;dent), il est n&eacute;cessaire de les assumer via un r&eacute;cit qui inscrit cette singularit&eacute; dans une logique de vie, dans une intelligibilit&eacute; o&ugrave; ce qui est produit par le calcul est int&eacute;gr&eacute; &agrave; la situation que nous vivons.</p> <p>On rencontre de telles situations dans diff&eacute;rents contextes, selon la complexit&eacute; de ce qui est en jeu. On a ainsi r&eacute;cemment insist&eacute; sur le probl&egrave;me de l&rsquo;explicabilit&eacute; dans les r&eacute;seaux neuronaux, o&ugrave; les &eacute;tapes de calcul n&rsquo;ont pas une interpr&eacute;tation directe avec les termes du probl&egrave;me &agrave; traiter. C&rsquo;est aussi le cas quand on a des doutes sur l&rsquo;applicabilit&eacute; du mod&egrave;le calculatoire &agrave; la situation consid&eacute;r&eacute;e.&nbsp;</p> <p>Il faut donc construire un r&eacute;cit rendant compte de la pertinence, de la production, et de l&rsquo;applicabilit&eacute; des r&eacute;sultats obtenus. L&rsquo;objectif est de pouvoir donner un statut &agrave; ce qui est ainsi calcul&eacute;. Mais comment le faire&nbsp;?&nbsp;</p> <p>Plusieurs aspects se d&eacute;gagent&nbsp;:</p> <ul> <li>La pluralit&eacute; des r&eacute;cits&nbsp;: il n&rsquo;y aura vraisemblablement pas de r&eacute;cit unique rendant compte de l&rsquo;origine et de l&rsquo;utilisation des donn&eacute;es. Autant ces r&eacute;cits peuvent refl&eacute;ter la diversit&eacute; des acteurs, autant ils peuvent &eacute;galement renvoyer &agrave; leurs divergences et d&eacute;saccords. Le r&eacute;cit peut devenir un espace pol&eacute;mique.</li> <li>La composition des r&eacute;cits&nbsp;: les donn&eacute;es ont une histoire, donc elles se racontent. De m&ecirc;me leur utilisation. Ainsi qu&rsquo;on le remarque de mani&egrave;re d&eacute;sormais quasi-syst&eacute;matique dans des banques de donn&eacute;es, ces derni&egrave;res sont accompagn&eacute;es de leur historique (ce qui leur est arriv&eacute;&nbsp;: formatage, traduction, migration, etc.) et de leur histoire (comment elles ont &eacute;t&eacute; obtenues). Ces r&eacute;cits sont &agrave; composer avec celui ou ceux de leurs mises en &oelig;uvre, voire de leur exploitation.</li> <li>La stratification des r&eacute;cits&nbsp;: un r&eacute;cit n&#39;est pas lin&eacute;aire, il englobe plusieurs strates temporelles, notamment le temps du racont&eacute;, le temps du raconter, mais aussi des strates narratives (plusieurs r&eacute;cits en un), etc.</li> <li>L&rsquo;hybridation des r&eacute;cits&nbsp;: le r&eacute;cit est un mode particulier d&rsquo;intelligibilit&eacute;, qui communique et s&rsquo;hybride avec les autres modes possibles (argumentations, lieux communs, preuves, etc.). Le r&eacute;cit s&rsquo;int&egrave;gre, ou int&egrave;gre des &eacute;l&eacute;ments d&rsquo;intelligibilit&eacute; sur les donn&eacute;es produites par les autres m&eacute;diations.</li> </ul> <p>Mais pourquoi, somme toute, s&rsquo;int&eacute;resser au cas particulier du r&eacute;cit dans les m&eacute;diations d&rsquo;intelligibilit&eacute;&nbsp;? L&rsquo;hypoth&egrave;se que nous formulons est que le r&eacute;cit est la forme la plus fondamentale permettant de donner du sens &agrave; ce qui arrive, &agrave; faire la synth&egrave;se quand le reste a &eacute;chou&eacute;. Aussi, quand on a affaire &agrave; diff&eacute;rentes m&eacute;diations d&rsquo;intelligibilit&eacute; qu&rsquo;il faut mobiliser, la synth&egrave;se de ces m&eacute;diations est finalement de forme narrative&nbsp;: on raconte le geste scientifique, on raconte la r&eacute;alit&eacute; restitu&eacute;e par la th&eacute;orisation scientifique, on raconte comment cela peut s&rsquo;utiliser. Le r&eacute;cit n&rsquo;est pas une alternative parmi d&rsquo;autres&nbsp;: non seulement aucune des m&eacute;diations d&rsquo;intelligibilit&eacute; n&rsquo;est exclusive, mais le r&eacute;cit permet de rendre compte de toutes les autres.&nbsp;</p> <h2>L&rsquo;intelligibilit&eacute; pour faire du num&eacute;rique son milieu</h2> <p>Le calcul est la construction d&rsquo;un syst&egrave;me virtuel ou d&eacute;r&eacute;alis&eacute; o&ugrave; des unit&eacute;s formelles sont manipulables selon des r&egrave;gles machinales et m&eacute;caniques, les unit&eacute;s n&rsquo;ayant pour sens que leur manipulabilit&eacute; via ces r&egrave;gles. Le calcul peut donc se poser ind&eacute;pendamment de toute r&eacute;alit&eacute;, il lui est indiff&eacute;rent. Le num&eacute;rique consiste &agrave; vouloir donner une dimension situ&eacute;e et concr&egrave;te au calcul. Dit autrement, le num&eacute;rique permet de donner un monde &agrave; ce qui n&rsquo;en a pas, de conf&eacute;rer un sens pratique et concret &agrave; un calcul qui peut se d&eacute;finir ind&eacute;pendamment.&nbsp;</p> <p>Il y a donc une tension propre au num&eacute;rique&nbsp;: impossible de penser au num&eacute;rique sans ses applications, ses usages et ses pratiques. Le num&eacute;rique ne peut s&rsquo;appr&eacute;hender qu&rsquo;&agrave; travers ses manifestations, ses usages. Par cons&eacute;quent, il y a autant de num&eacute;riques qu&rsquo;il y a de domaines pratiques, le num&eacute;rique est d&rsquo;embl&eacute;e pluriel et prot&eacute;iforme. Le terme prend une dimension quasi-homonymique, pour qualifier d&rsquo;un m&ecirc;me nom des r&eacute;alit&eacute;s diff&eacute;rentes. Pourtant, il y a un air de famille, une analogie ou communaut&eacute; de sens entre ces manifestations. Nous avons fait l&rsquo;hypoth&egrave;se que cette communaut&eacute; de sens repose sur le principe calculatoire. Car si le calcul est indiff&eacute;rent au r&eacute;el, son utilisation ne peut &ecirc;tre neutre par rapport &agrave; ce r&eacute;el car elle introduit une ext&eacute;riorit&eacute;, une logique &ndash; manipulatoire &ndash; qui n&rsquo;appartient pas en propre au r&eacute;el o&ugrave; on l&rsquo;applique. L&rsquo;indiff&eacute;rence du calcul est au principe de la non-neutralit&eacute; du num&eacute;rique et comprendre l&rsquo;intelligibilit&eacute; du num&eacute;rique revient &agrave; d&eacute;gager ce que fait le calcul &agrave; nos pratiques.</p> <p>Appliquer le calcul &agrave; nos pratiques n&rsquo;a rien d&rsquo;une &eacute;vidence&nbsp;: rien ne nous dit si le monde est calculable (ce sujet fait controverse depuis des d&eacute;cennies). En revanche, on sait que le calculable engendre du non-calculable (th&eacute;or&egrave;mes de limitation) et que se rapporter &agrave; du calculable (mod&eacute;liser sous forme de calcul) est une t&acirc;che non calculable. Par cons&eacute;quent, choisir le calcul pour aborder une t&acirc;che induit une dimension ontologique (d&eacute;gager le calculable des situations) et une dimension axiologique (assumer les cons&eacute;quences de la mise en calcul). Le calcul, tout as&eacute;mantique qu&rsquo;il puisse &ecirc;tre, renvoie donc &agrave; des enjeux de valeur, ouvrant des perspectives qu&rsquo;on peut saluer ou regretter&nbsp;: pour le r&eacute;sumer en une phrase, le calcul formalise et codifie&nbsp;; donc il objective et rationalise, instaure une impersonnalit&eacute; devant les r&egrave;gles et proc&eacute;dures&nbsp;; &agrave; rebours, il arraisonne les individus et les r&eacute;duit &agrave; leur calculabilit&eacute; et interchangeabilit&eacute;.&nbsp;</p> <p>Le passage du calcul au num&eacute;rique s&rsquo;effectue en trois &eacute;tapes&nbsp;: le code, le format, l&rsquo;application, ce qui permet de d&eacute;passer la double coupure du calcul, &agrave; savoir le rapport &agrave; la mati&egrave;re et au sens. Mais dans tous les cas, utiliser un syst&egrave;me num&eacute;rique suppose attendre des situations formalis&eacute;es pour les soumettre au calcul du syst&egrave;me. La question est alors de savoir en quoi la formalisation effectu&eacute;e est pertinente &agrave; la situation d&rsquo;origine, et en quoi les r&eacute;sultats produits sont pertinents vis-&agrave;-vis de cette situation ou d&rsquo;une autre situation d&rsquo;usage.&nbsp;</p> <p>Ce probl&egrave;me renvoie &agrave; la difficult&eacute; classique de d&eacute;terminer en quoi un savoir issu de l&rsquo;exp&eacute;rience peut et sous quelles conditions s&rsquo;appliquer &agrave; la situation v&eacute;cue. Comment se rendre intelligible la situation pr&eacute;sente, comprendre ce que l&rsquo;on rencontre ou ce qui nous arrive, par rapport &agrave; ce que l&rsquo;on sait, on a v&eacute;cu, on a appris. Nous avons d&eacute;gag&eacute; plusieurs types de m&eacute;diation d&rsquo;intelligibilit&eacute;, qui nous permettent de comprendre ce qui nous arrive et de le g&eacute;rer par notre exp&eacute;rience&nbsp;: le r&eacute;el peut &ecirc;tre un &eacute;v&eacute;nement singulier, r&eacute;current, typique, particulier, formel, renvoyant ainsi &agrave; autant de m&eacute;diations associ&eacute;es&nbsp;: le r&eacute;cit, la routine, le lieu commun, l&rsquo;argument et la preuve.</p> <p>L&rsquo;enjeu des syst&egrave;mes num&eacute;riques est alors de pouvoir comprendre le r&ocirc;le de ce type d&rsquo;instrumentation dans les m&eacute;diations d&rsquo;intelligibilit&eacute; que l&rsquo;on peut mobiliser dans un contexte donn&eacute;. Selon nous, le programme de recherche qui se dessine est d&rsquo;analyser les rapports entre calcul, num&eacute;rique et m&eacute;diation d&rsquo;intelligibilit&eacute;, chacune pour elle-m&ecirc;me mais aussi en les composant.</p> <p>Nous avons pr&eacute;cis&eacute; notre propos en prenant le cas particulier du r&eacute;cit. Le r&eacute;cit pr&eacute;sente un double int&eacute;r&ecirc;t&nbsp;: d&rsquo;une part, c&rsquo;est ce qui permet de construire du sens quand tout le reste a &eacute;chou&eacute;&nbsp;; d&rsquo;autre part, c&rsquo;est ce qui permet de synth&eacute;tiser toutes les autres formes d&rsquo;intelligibilit&eacute;.&nbsp;&nbsp;Mais s&rsquo;int&eacute;resser au r&eacute;cit, c&rsquo;est d&rsquo;embl&eacute;e montrer que cette approche permet d&rsquo;approfondir la question sans la r&eacute;soudre&nbsp;: car proposer par exemple un r&eacute;cit des donn&eacute;es revient &agrave; l&rsquo;aborder de multiples mani&egrave;res, &agrave; travers la pluralit&eacute; des r&eacute;cits, leurs compositions, leurs stratifications et finalement leurs hybridations.</p> <p>C&rsquo;est que la recherche d&rsquo;intelligibilit&eacute; n&rsquo;est &eacute;videmment jamais achev&eacute;e. Son ambition n&rsquo;est pas de pouvoir aboutir, mais de permettre aux acteurs humains d&rsquo;acqu&eacute;rir la capacit&eacute; de donner du sens &agrave; leur environnement num&eacute;rique et d&rsquo;en faire leur milieu, cognitif, social, bref, humain.</p> <h2>R&eacute;f&eacute;rences des encadr&eacute;s</h2> <p>Auroux, S. (1995).&nbsp;<i>La r&eacute;volution technologique de la grammatisation</i>: Mardaga.</p> <p>Bachimont, B. (2007).&nbsp;<i>Ing&eacute;nierie des connaissances et des contenus : le num&eacute;rique entre ontologies et documents</i>. Paris: Herm&egrave;s.</p> <p>Bachimont, B. (2010).&nbsp;<i>Le sens de la technique : le num&eacute;rique et le calcul</i>. Paris: Encres Marines / Les Belles Lettres.</p> <p>Bachimont, B. (2017).&nbsp;<i>Patrimoine et num&eacute;rique : Technique et politique de la m&eacute;moire</i>. Bry sur marne: Ina-Editions.</p> <p>Desrosi&egrave;res, A. (1993).&nbsp;<i>La politique des grands nombres&nbsp;</i>Paris: La D&eacute;couverte.</p> <p>Herrenschmidt, C. (2007).&nbsp;<i>Les trois &eacute;critures : langue, nombre, code</i>. Paris: Gallimard.</p> <p>Porter, T. M. (2017).&nbsp;<i>La confiance dans les chiffres ; La recherche de l&rsquo;objectivit&eacute; dans la science et dans la vie publique</i>. Paris: Les Belles Lettres.</p> <p>Revaz, F. (2009).&nbsp;<i>Introduction &agrave; la narratologie : action et narration</i>. Bruxelles: De Boeck.</p> <p>Rey, O. (2016).&nbsp;<i>Quand le monde s&rsquo;est fait nombre</i>. Paris: Stock.</p> <p>Ric&oelig;ur, P. (1985).&nbsp;<i>Temps et R&eacute;cit (tome 1)</i>. Paris: Seuil.</p> <p>Stiegler, B. (2002).&nbsp;<i>La technique et le temps ; Tome III : le temps du cin&eacute;ma</i>. Paris: Galil&eacute;e.</p> <p>Supiot, A. (2015).&nbsp;<i>La gouvernance par les nombres</i>. Paris: Fayard.</p> <hr /> <h2>Notes</h2> <p><a href="#_ftnref1" id="_ftn1" name="_ftn1"><sup>[1]</sup></a>&nbsp;Au sens platonicien, le mod&egrave;le &eacute;tait le &laquo;&nbsp;paradigme&nbsp;&raquo;.</p> <p><a href="#_ftnref2" id="_ftn2" name="_ftn2"><sup>[2]</sup></a>&nbsp;Professeur &agrave; l&rsquo;Universit&eacute; des sciences humaines, lettres et arts de Lille</p> <p><a href="#_ftnref3" id="_ftn3" name="_ftn3"><sup>[3]</sup></a>&nbsp;<a href="https://www.universalis.fr/auteurs/noel-mouloud/">https://www.universalis.fr/auteurs/noel-mouloud/</a></p> <p><a href="#_ftnref4" id="_ftn4" name="_ftn4"><sup>[4]</sup></a>&nbsp;<a href="https://www.cnrtl.fr/etymologie/mod">https://www.cnrtl.fr/etymologie/mod</a>&egrave;le</p> <p><a href="#_ftnref5" id="_ftn5" name="_ftn5"><sup>[5]</sup></a>&nbsp;<a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/modele/8-perspective-epistemologique/">https://www.universalis.fr/encyclopedie/modele/8-perspective-epistemologique/</a></p> <p><a href="#_ftnref6" id="_ftn6" name="_ftn6"><sup>[6]</sup></a>&nbsp;Hubert DAMISCH : directeur d&#39;&eacute;tudes &agrave; l&#39;&Eacute;cole pratique des hautes &eacute;tudes</p> <p><a href="#_ftnref7" id="_ftn7" name="_ftn7"><sup>[7]</sup></a>&nbsp;<a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/modele/7-le-modele-en-art/">https://www.universalis.fr/encyclopedie/modele/7-le-modele-en-art/</a></p> <p><a href="#_ftnref8" id="_ftn8" name="_ftn8"><sup>[8]</sup></a>&nbsp;<a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/modele/5-le-modele-en-psychologie/">https://www.universalis.fr/encyclopedie/modele/5-le-modele-en-psychologie/</a></p>