<p>&laquo;&nbsp;<em>S&rsquo;aimer soi-m&ecirc;me est le d&eacute;but d&rsquo;une passion qui dure toute la vie</em>&nbsp;&raquo; Oscar Wilde</p> <p>Depuis que j&rsquo;enseigne l&rsquo;expression-communication au d&eacute;partement G&eacute;nie M&eacute;canique et Productique de l&rsquo;IUT de Rennes, je demande aux &eacute;tudiants de premi&egrave;re ann&eacute;e de r&eacute;aliser un autoportrait photographique qui au-del&agrave; de sa dimension artistique, pose la question de l&rsquo;identit&eacute; du sujet. Si elle est d&eacute;licate puisqu&rsquo;elle touche &agrave; l&rsquo;intime, elle n&rsquo;en reste pas moins n&eacute;cessaire d&egrave;s lors que l&rsquo;on se situe dans un proc&egrave;s de communication. Comment r&eacute;pondre alors &agrave; la question &laquo;&nbsp;qui suis-je&nbsp;&raquo;&nbsp;? Comment l&rsquo;enseignant d&rsquo;expression-communication peut-il accompagner l&rsquo;&eacute;tudiant dans cette exploration&nbsp;? Je voudrais r&eacute;pondre &agrave; cette question de mon double statut, d&rsquo;enseignant de communication et de psychologue clinicien, titre que j&rsquo;ai obtenu en 2018, en croisant les deux disciplines. Dans cette r&eacute;flexion - &agrave; prendre dans le double sens du terme -, je ne chercherai pas tant &agrave; commenter ou &agrave; analyser pr&eacute;cis&eacute;ment cette s&eacute;quence p&eacute;dagogique&nbsp;qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;&eacute;clairer au miroir de la psychanalyse, d&egrave;s lors qu&rsquo;elle offre un regard tr&egrave;s stimulant sur la construction identitaire, en particulier &agrave; partir du stade du miroir d&eacute;velopp&eacute; par Lacan. C&rsquo;est le mythe de Narcisse qui me servira aussi de fil conducteur, pour interroger l&rsquo;emprise de l&rsquo;image et l&rsquo;&eacute;cho que nous pouvons adresser, nous enseignants, en r&eacute;ponse &agrave; l&rsquo;&eacute;tudiant.</p> <h2><strong><a id="partie1"></a>L&rsquo;autoportrait photographique</strong></h2> <p>Mes d&eacute;buts &agrave; l&rsquo;IUT remontent &agrave; 2007 et, depuis que j&rsquo;occupe ce poste, je demande aux &eacute;tudiants de premi&egrave;re ann&eacute;e de r&eacute;aliser un autoportrait photographique, au tout d&eacute;but du semestre 1. La consigne que je leur donne lors de l&rsquo;amphi de rentr&eacute;e est toujours la m&ecirc;me. Seuls le format et le th&egrave;me changent d&rsquo;une ann&eacute;e &agrave; l&rsquo;autre&nbsp;:</p> <p>&laquo;&nbsp;Sur un format carr&eacute; 21/21 ou A4 (selon les ann&eacute;es), vous pr&eacute;senterez votre autoportrait photographique en noir et blanc, avec une ou plusieurs touches de couleur qui mettront en valeur le th&egrave;me de l&rsquo;ann&eacute;e. L&rsquo;autoportrait sera compos&eacute; d&rsquo;une photographie, d&rsquo;un texte et d&rsquo;un titre. Il d&eacute;ploiera le th&egrave;me retenu de mani&egrave;re singuli&egrave;re et artistique.&nbsp;&raquo;</p> <p>J&rsquo;ajoute les pr&eacute;cisions&nbsp;suivantes&nbsp;:</p> <ul> <li>Texte, titre et images contenues ensemble sur le format 21/21 ou A4</li> <li>Texte saisi &agrave; l&rsquo;ordinateur de pr&eacute;f&eacute;rence</li> <li>Possibilit&eacute; d&rsquo;allier &agrave; la photographie d&rsquo;autres formes d&rsquo;images (dessin, peinture, etc.)</li> <li>Grille de notation &agrave; consulter (en annexe)</li> </ul> <p>Les th&egrave;mes&nbsp;donn&eacute;s jusqu&rsquo;&agrave; pr&eacute;sent sont&nbsp;:</p> <ul> <li>Le chiffre 2</li> <li>Les quatre &eacute;l&eacute;ments&nbsp;: air, eau, terre et feu</li> <li>La m&eacute;tamorphose</li> <li>Le personnage mythologique</li> <li>Les expressions idiomatiques du corps et de l&rsquo;animal</li> <li>La main</li> <li>Marche / arr&ecirc;t</li> </ul> <p>[caption id=&quot;attachment_559&quot; align=&quot;aligncenter&quot; width=&quot;500&quot;]<img alt="" height="500" src="http://pratiquescom.hypotheses.org/files/2019/09/1.-Persona-300x300.png" width="500" /> <strong>Figure 1 : &quot;Persona&quot;</strong>. L&rsquo;&eacute;tudiant joue sur le masque-persona en interrogeant la notion de normalit&eacute; que l&rsquo;on est cens&eacute; renvoyer. Il nous invite &agrave; assumer notre &ecirc;tre profond, au-del&agrave; du para&icirc;tre. Le th&egrave;me de l&rsquo;ann&eacute;e &eacute;tait le chiffre 2.[/caption]</p> <p>Les &eacute;tudiants disposent de deux mois pour r&eacute;aliser ce travail. Ils me le remettent au cours d&rsquo;un TD qui est l&rsquo;opportunit&eacute; aussi pour eux d&rsquo;un bref exercice oral. Je leur demande de pr&eacute;senter leur autoportrait en deux minutes environ, en l&rsquo;articulant en deux temps&nbsp;: un temps descriptif qui leur permet de lire leur texte et d&rsquo;expliquer comment ils ont construit leur image (en mentionnant &eacute;ventuellement leurs difficult&eacute;s pratiques en termes de manipulation d&rsquo;outils num&eacute;riques), puis un temps de commentaire, au cours duquel ils explicitent leur intention. Mon intervention au cours de cet oral permet de valoriser les travaux, souvent travaill&eacute;s avec une r&eacute;elle port&eacute;e artistique pour certains, et de clarifier leur objectif quand celui-ci ne me para&icirc;t pas clair. Quel est le message de l&rsquo;&eacute;tudiant&nbsp;? Est-il clairement identifi&eacute; puis mis en valeur dans la production visuelle&nbsp;et dans le titre en particulier ? L&rsquo;espace est-il bien utilis&eacute;&nbsp;? Je les invite souvent &agrave; radicaliser leur message, &agrave; le recentrer et &agrave; oser une parole plus expressive. Pour qu&rsquo;il y ait un &eacute;change construit avec la classe, je demande &agrave; certains &eacute;tudiants, &agrave; tour de r&ocirc;le, de poser une question &agrave; l&rsquo;intervenant ou de valoriser ce qui leur para&icirc;t &ecirc;tre un point fort dans le travail ou l&rsquo;expos&eacute;.</p> <p>Ma pr&eacute;sence garantit dans la classe un espace de neutralit&eacute;, dans le respect de ce que montre et dit chacun. Le groupe me semble toujours int&eacute;ress&eacute; et comme moi, souvent admiratif de la vari&eacute;t&eacute; des travaux qui &eacute;merge &agrave; partir de consignes identiques pour tous. Sans doute les &eacute;l&egrave;ves sont-ils stimul&eacute;s par les autoportraits des promotions pass&eacute;es qui ornent les murs et le hall du d&eacute;partement. Avant m&ecirc;me qu&rsquo;ils n&rsquo;aient commenc&eacute; les cours, ils jettent un &oelig;il distant ou attentif aux tableaux encadr&eacute;s, repr&eacute;sentatifs de talents artistiques dans lesquels ils peuvent se projeter.</p> <p>Je demande au groupe en fin de s&eacute;ance d&rsquo;&eacute;lire le meilleur autoportrait, qui obtient alors un bonus d&rsquo;un point. Cette cl&ocirc;ture permet de revoir en m&eacute;moire tous les autoportraits et a un effet dynamique et f&eacute;d&eacute;rateur. Les b&eacute;n&eacute;fices attendus du TD sont vari&eacute;s. Humainement, les &eacute;tudiants se connaissent un peu plus et appr&eacute;cient l&rsquo;&eacute;laboration et la port&eacute;e artistique des productions. En termes d&rsquo;apprentissage, les prises de parole sont l&rsquo;occasion de travailler la communication dont les aspects, qu&rsquo;ils soient oral, visuel ou encore textuel, sont au c&oelig;ur des recommandations du programme p&eacute;dagogique national.</p> <p>Pour mener &agrave; bien ce travail, les &eacute;tudiants b&eacute;n&eacute;ficient d&rsquo;un TD de deux heures, d&eacute;di&eacute; sp&eacute;cifiquement &agrave; l&rsquo;apprentissage d&rsquo;outils de production visuelle&nbsp;: GIMP et INSKAPE&nbsp;; je les invite &agrave; voir et &agrave; lire les autoportraits expos&eacute;s des promotions pr&eacute;c&eacute;dentes, qui pr&eacute;sentent d&rsquo;autres th&eacute;matiques. En revanche, je ne leur donne pas d&rsquo;exemples sur le th&egrave;me qu&rsquo;ils travaillent pour ne pas infl&eacute;chir leur imagination. L&rsquo;essentiel du travail s&rsquo;accomplit donc en dehors des cours, en autonomie.</p> <p>Parler de soi est un exercice qui peut &ecirc;tre embarrassant. Il est difficile pour certains de prendre la parole, <em>a fortiori</em> sur soi, surtout dans le cadre d&rsquo;un TD qui peut &ecirc;tre plus impressionnant qu&rsquo;un TP car les &eacute;tudiants sont deux fois plus nombreux. C&rsquo;est pourquoi l&rsquo;expos&eacute; oral est court, non &eacute;valu&eacute; et souple dans son application. Je note toutefois que beaucoup sont assez fiers de montrer leur production et qu&rsquo;au final, tous jouent le jeu, avec une affirmation de soi variable bien s&ucirc;r.</p> <p>[caption id=&quot;attachment_560&quot; align=&quot;aligncenter&quot; width=&quot;500&quot;]<img alt="" height="707" src="http://pratiquescom.hypotheses.org/files/2019/09/2.-La-tetedanslesetoiles-212x300.png" width="500" /> <strong>Figure 2 : &quot;La t&ecirc;te dans les &eacute;toiles&quot;. </strong>L&rsquo;&eacute;tudiant s&rsquo;&eacute;tait identifi&eacute; &agrave; l&rsquo;&eacute;l&eacute;ment air, dans le respect des couleurs demand&eacute;es (le jaune pour l&rsquo;air, le bleu pour l&rsquo;eau, le vert pour la terre et le rouge pour le feu). On peut saisir encore une fois toute la cr&eacute;ativit&eacute; &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre. Fond et forme se font remarquablement &eacute;chos.[/caption]</p> <p>L&rsquo;exercice est d&eacute;licat parce qu&rsquo;il renvoie aux fronti&egrave;res de l&rsquo;espace priv&eacute; et public et &agrave; la notion d&rsquo;identit&eacute;. Je n&rsquo;h&eacute;site cependant jamais &agrave; le maintenir. Pourquoi&nbsp;? C&rsquo;est ce que j&rsquo;aimerais aborder ici, de ma double position d&rsquo;enseignant de communication et de psychologue clinicien, positions qui s&rsquo;&eacute;clairent mutuellement.</p> <h2><strong><a id="partie2"></a>Une question sensible mais n&eacute;cessaire</strong></h2> <p>Je suis depuis 2018 psychologue clinicien orient&eacute; par la psychanalyse et mon double statut m&rsquo;invite &agrave; la prudence sur la question de l&rsquo;identit&eacute;. M&ecirc;me si le travail demand&eacute; se r&eacute;duit &agrave; une production visuelle et textuelle limit&eacute;e, qui s&rsquo;inscrit dans un espace public, autour d&rsquo;un questionnement qui est n&eacute;cessaire et l&eacute;gitime, c&rsquo;est l&rsquo;intime de l&rsquo;&ecirc;tre qui est interrog&eacute;. Pour reprendre la terminologie de Freud (1933, p. 163-210), c&rsquo;est l&rsquo;<em>heim</em>, ce qui rel&egrave;ve du foyer, de la demeure et ce qui reste de quelque fa&ccedil;on, cach&eacute; ou secret habituellement qui est ici convoqu&eacute;. L&rsquo;autoportrait ou l&rsquo;expression de soi suppose en effet de sortir de cette intimit&eacute; pour en dire quelque chose aux autres. Les pr&eacute;fixes &laquo;&nbsp;ex-&nbsp;&raquo; ou &laquo;&nbsp;d&eacute;-&raquo; dans les verbes &laquo;&nbsp;s&rsquo;exprimer, s&rsquo;exposer, se d&eacute;voiler, se d&eacute;couvrir&hellip;&nbsp;&raquo; soulignent ce mouvement de sortie de soi qui peut &ecirc;tre inconfortable, et m&ecirc;me ouvrir une b&eacute;ance ou une perplexit&eacute; pour certains. Sans aller jusqu&rsquo;&agrave; cet extr&ecirc;me, c&rsquo;est l&rsquo;exp&eacute;rience de l&rsquo;<em>unheimlich </em>qui peut se pr&eacute;senter. On conna&icirc;t bien la formule de Freud&nbsp;: &laquo;&nbsp;le moi n&rsquo;est pas ma&icirc;tre dans sa propre maison&nbsp;&raquo; (Freud, 1916 [1966], p.&nbsp;266). C&rsquo;est l&rsquo;objet de la r&eacute;volution freudienne de montrer qu&rsquo;en effet, beaucoup de choses &eacute;chappent au sujet. Freud utilise le mot allemand <em>unheimlich</em> pour signifier ce qui &eacute;tonne dans sa propre demeure, ce qui n&rsquo;est pas forc&eacute;ment reconnu chez soi et qui peut susciter un embarras ou une appr&eacute;hension quand on le d&eacute;couvre brutalement, un sentiment qui a &eacute;t&eacute; traduit en &laquo;&nbsp;inqui&eacute;tante &eacute;tranget&eacute;&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;&eacute;trange familier&nbsp;&raquo; ou encore &laquo;&nbsp;inqui&eacute;tante familiarit&eacute;&nbsp;&raquo;. Les &eacute;tudiants interrogent cette m&eacute;taphore du corps &eacute;tranger dans leur travail&nbsp;: &laquo;&nbsp;suis-je &eacute;trange&nbsp;?&nbsp;&raquo; se demande l&rsquo;un d&rsquo;entre eux. L&rsquo;&eacute;trange, c&rsquo;est la pulsion qui nous &eacute;chappe, les sentiments qui nous bousculent (la peur, la culpabilit&eacute;, la honte&hellip;), ce qu&rsquo;on ne voyait pas encore en nous et que l&rsquo;on d&eacute;couvre, le monde ext&eacute;rieur que l&rsquo;on voudrait ma&icirc;triser mais qui nous affecte, jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;inconscient qui nous traverse dans le lapsus, l&rsquo;acte manqu&eacute; ou dans la vie onirique. Loin d&rsquo;&ecirc;tre un bloc, le sujet est divis&eacute;. Notre image est bien mise en d&eacute;route par tous ces &eacute;l&eacute;ments de m&ecirc;me que la perception de notre identit&eacute; qui est toujours en mouvement, malgr&eacute; le m&ecirc;me ou l&rsquo;identique qui se r&eacute;p&egrave;te.</p> <p>Pourtant, l&rsquo;&eacute;tudiant n&rsquo;a pas le choix, non parce qu&rsquo;il doit r&eacute;pondre &agrave; une demande universitaire qui se solde par une note, mais parce que tous les jours, il doit s&rsquo;inscrire dans un proc&egrave;s de communication qui suppose qu&rsquo;il parle un minimum de lui. Chacun est n&eacute;cessairement amen&eacute; &agrave; se situer dans l&rsquo;espace avec l&rsquo;autre. C&rsquo;est la raison pour laquelle je choisis de commencer mon enseignement de communication par cette question qui, bien qu&rsquo;abrupte en d&eacute;but d&rsquo;ann&eacute;e, me semble le pr&eacute;alable indispensable &agrave; toute mise en situation. Dans le sch&eacute;ma de la communication de Jakobson, la question &laquo;&nbsp;qui parle&nbsp;?&nbsp;&raquo; est bien essentielle et suppose par cons&eacute;quent que chacun puisse se dire en quelques mots. Pour traverser ce passage oblig&eacute;, nous, enseignants de communication, devons donc &ndash; &agrave; mon sens &ndash; accompagner l&rsquo;&eacute;tudiant dans cette exploration, mais il s&rsquo;agit de bien d&eacute;limiter ce champ d&rsquo;introspection, pour que le questionnement sur soi soit limit&eacute;.</p> <p>Les limites que je pose sont les suivantes. Tout d&rsquo;abord, ce n&rsquo;est pas parce que le travail est personnel et livre une part de soi qu&rsquo;il s&rsquo;agit de renoncer &agrave; toute r&eacute;serve. Ce qui est intime peut &ecirc;tre rendu public, mais une partie seulement. Quelle limite dois-je poser entre ma sph&egrave;re personnelle et l&rsquo;espace public&nbsp;? Qu&rsquo;est-ce que je garde pour moi ? Etymologiquement, intime est le superlatif &laquo;&nbsp;<em>intimus</em>&nbsp;&raquo; de l&rsquo;adjectif latin &laquo;&nbsp;<em>interior</em>&nbsp;&raquo; qui veut dire &laquo;&nbsp;int&eacute;rieur&nbsp;&raquo;. L&rsquo;intime renvoie &agrave; ce qui est contenu au plus profond d&rsquo;un &ecirc;tre, sans que ce soit n&eacute;cessairement destin&eacute; &agrave; rester priv&eacute;. L&rsquo;&eacute;tymon de &laquo;&nbsp;secret&nbsp;&raquo; (Rey, 1995) exprime en revanche l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;une s&eacute;paration tr&egrave;s stricte. Le dictionnaire historique de la langue fran&ccedil;aise pr&eacute;cise que l&rsquo;adjectif latin <em>secretus</em> vient de <em>secernere</em> &laquo;&nbsp;s&eacute;parer, mettre &agrave; part, rejeter&nbsp;&raquo;, verbe compos&eacute; du pr&eacute;fixe &laquo;&nbsp;se-&nbsp;&raquo;&nbsp; marquant la s&eacute;paration et de <em>cernere</em> &laquo;&nbsp;trier, passer au crible&nbsp;&raquo; qu&rsquo;on retrouve dans &laquo;&nbsp;discerner&nbsp;&raquo;. Il incombe &agrave; l&rsquo;&eacute;tudiant de poser ces fronti&egrave;res. Ensuite, le cahier des charges qui guide la construction de l&rsquo;autoportrait donne des balises qui permettent de ne pas partir tous azimuts. Le th&egrave;me impos&eacute; donne un angle d&rsquo;attaque pour aborder cette introspection.</p> <p>Pour accompagner l&rsquo;&eacute;tudiant, la distinction qu&rsquo;op&egrave;re Paul Ricoeur (1985, p. 443) entre l&rsquo;identit&eacute; <em>idem</em> et l&rsquo;identit&eacute;<em> ipse </em>est une balise &eacute;galement pr&eacute;cieuse. L&rsquo;identit&eacute; <em>idem </em>renvoie &agrave; ce que l&rsquo;on pourrait appeler une identit&eacute; de r&ocirc;le, &agrave; la reconnaissance &agrave; laquelle nous sommes attach&eacute;s dans les interactions sociales. L&rsquo;autre est pris comme r&eacute;f&eacute;rence ou comme mod&egrave;le pour donner forme au moi. Ici, c&rsquo;est le rapport au semblable qui prime et d&rsquo;aucuns y verraient la r&eacute;ponse &agrave; la question &laquo;&nbsp;Que suis-je&nbsp;?&nbsp;&raquo;. Par contraste, l&rsquo;identit&eacute; <em>ipse </em>renvoie &agrave; la singularit&eacute; propre du sujet, &agrave; sa diff&eacute;rence constitutive dans sa relation &agrave; l&rsquo;autre, dans une tentative de r&eacute;pondre &agrave; la question &laquo;&nbsp;Qui suis-je&nbsp;?&nbsp;&raquo;. D&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, une temporalit&eacute; qui se veut s&ucirc;rement plus courte que de l&rsquo;autre versant, qui cherche illusoirement une identit&eacute; d&rsquo;&ecirc;tre plus p&eacute;renne. Au-del&agrave; des r&ocirc;les que je joue, qui suis-je en effet&nbsp;? Une synth&egrave;se impossible, dirons-nous&nbsp;! Comment r&eacute;duire en effet le mouvement &agrave; une seule d&eacute;nomination&nbsp;? Une profusion de pluriels &agrave; un singulier&nbsp;? C&rsquo;est une gageure certes, mais c&rsquo;est une n&eacute;cessit&eacute; d&rsquo;y r&eacute;pondre.</p> <p>Le deuxi&egrave;me argument qui motive ce travail est la volont&eacute; de penser sa propre image. Dans un cours de communication, il me semble fondamental de faire r&eacute;fl&eacute;chir l&rsquo;&eacute;tudiant &agrave; l&rsquo;image qu&rsquo;il donne ou qu&rsquo;il pense donner aux autres, de m&ecirc;me qu&rsquo;il est amen&eacute; &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir aux images qu&rsquo;il re&ccedil;oit de ses pairs. Avant m&ecirc;me de parler, c&rsquo;est notre image qui souvent parle pour nous, comme si finalement, nous restions au stade d&rsquo;enfant, de celui qui &eacute;tymologiquement n&rsquo;a pas acc&egrave;s &agrave; la parole et qui n&rsquo;offre qu&rsquo;une image, de pr&eacute;f&eacute;rence sage. Le passage &agrave; l&rsquo;&acirc;ge adulte signe pr&eacute;cis&eacute;ment cette possibilit&eacute; d&rsquo;avoir acc&egrave;s &agrave; une parole fondatrice pour le sujet, qui va pouvoir &ndash; ou pas &ndash; r&eacute;duire l&rsquo;&eacute;cart inh&eacute;rent entre parole et image de soi. &laquo;&nbsp;Cessez d&rsquo;&ecirc;tre gentil, soyez vrai&nbsp;!<em>&nbsp;</em>&raquo; est le titre &eacute;loquent du livre de Thomas d&rsquo;Ansembourg (2014), &eacute;minent porte-parole de la communication non-violente : l&rsquo;enjeu de chacun est d&rsquo;atteindre une authenticit&eacute;, d&rsquo;oser une parole vraie qui puisse lib&eacute;rer le sujet, au-del&agrave; de toute complaisance.</p> <p>Mais le champ de la v&eacute;rit&eacute; peut ouvrir une r&eacute;flexion vertigineuse&nbsp;: quelle est ma v&eacute;rit&eacute;&nbsp;? Quelle est la v&eacute;rit&eacute; du soi, confront&eacute; aux images plurielles qu&rsquo;il fait siennes, dans une ali&eacute;nation constitutive du moi&nbsp;? C&rsquo;est la question pos&eacute;e par la psychanalyse qui, &agrave; rebours de l&rsquo;&eacute;gopsychologie, ne veut pas r&eacute;duire le sujet &agrave; son moi.</p> <h2><strong>Narcisse ou la duperie du moi</strong></h2> <p>L&rsquo;image de soi prend aujourd&#39;hui une ampleur qui semble d&eacute;mesur&eacute;e. Sans faire de g&eacute;n&eacute;ralit&eacute;s, on peut l&rsquo;observer dans les r&eacute;seaux sociaux quand une personne change sa photo de profil et qu&rsquo;un concert de louanges est attendu, destin&eacute; &agrave; renforcer l&rsquo;ego de la personne. S&rsquo;agit-il d&rsquo;un probl&egrave;me d&rsquo;estime&nbsp;? L&rsquo;estime de soi serait-elle &agrave; ce point d&eacute;ficitaire pour demander &agrave; l&rsquo;&laquo;&nbsp;ami&nbsp;&raquo; de passage de valider ou de renforcer cette autopromotion sp&eacute;culaire&nbsp;? A l&rsquo;inverse, certains s&rsquo;amusent de leurs images comme autant de figures possibles du moi jouant d&rsquo;une vari&eacute;t&eacute; de comiques&nbsp;: comique de situation, de r&eacute;p&eacute;tition avec une bonne dose d&rsquo;autod&eacute;rision qui dit la distanciation du sujet avec son image. Mais quand il n&rsquo;y a pas cette distance, un sentiment d&rsquo;inqui&eacute;tude peut &eacute;merger. Narcisse, que nous apprends-tu&nbsp;?</p> <p>Selon Fabrice Midal, docteur en philosophie, le mythe a &eacute;t&eacute; tr&egrave;s mal interpr&eacute;t&eacute;. L&rsquo;auteur de <em>Narcisse n&rsquo;est pas &eacute;go&iuml;ste </em>(2019), nous invite &agrave; relire le texte d&rsquo;Ovide (<em>Les</em> <em>M&eacute;tamorphoses</em>, livre III, vers 339 &agrave; 510<a href="#_ftn1" name="_ftnref1">[1]</a>) qui est aux antipodes de ce que l&rsquo;on entend habituellement par narcissisme. Le narcissisme est le souci excessif de sa propre image. Or, dans le mythe, Narcisse se contemple certes, mais sans savoir que c&lsquo;est lui qu&rsquo;il admire. Il ne sait pas que c&rsquo;est sa propre image qui est renvoy&eacute;e par ce reflet. Il tombe amoureux de cet &ecirc;tre, dont l&rsquo;extraordinaire beaut&eacute; le bouleverse. Il est fascin&eacute; puis d&eacute;sireux d&rsquo;embrasser cet &ecirc;tre parfait qu&rsquo;il contemple, mais qui reste insaisissable. Ovide d&rsquo;ailleurs se moque ouvertement de son h&eacute;ros. Le texte rend compte de cette m&eacute;prise sans aucune piti&eacute;&nbsp;pour Narcisse : &laquo;&nbsp;il prend pour un corps ce qui n&rsquo;est qu&rsquo;une ombre&nbsp;&raquo; (Ovide, III, v. 417). Le h&eacute;ros appara&icirc;t cr&eacute;dule, idiot, n&rsquo;ayant pas le courage de sortir de cette impasse, prisonnier de son erreur jusqu&rsquo;&agrave; ce qu&rsquo;il s&rsquo;&eacute;crie&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tu n&rsquo;es autre que moi-m&ecirc;me, je l&rsquo;ai compris&nbsp;; je ne suis plus dupe de ma propre image. C&rsquo;est pour moi que je br&ucirc;le d&rsquo;amour<em>&nbsp;</em>&raquo; (<em>ibid.</em>, v. 463-464). Mais ses forces se sont d&eacute;j&agrave; dissip&eacute;es &laquo;&nbsp;&eacute;puis&eacute; par l&rsquo;amour, il d&eacute;p&eacute;rit et peu &agrave; peu un feu secret le consume&nbsp;&raquo; (<em>ibid.</em>, v. 489-490) et Narcisse choisit alors d&rsquo;assumer jusqu&rsquo;au bout cette erreur, basculant dans la folie qu&rsquo;il reconna&icirc;t et revendique&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oh, si je pouvais me dissocier de mon propre corps&nbsp;! Souhait insolite chez un amant, ce que j&rsquo;aime, je voudrais en &ecirc;tre s&eacute;par&eacute;.&nbsp;&raquo; (<em>ibid.</em>, v. 467-468) Dans son d&eacute;sir ultime, il &eacute;voquera cette folie explicitement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ce que je ne puis toucher, qu&rsquo;il me soit permis d&rsquo;en repa&icirc;tre mes yeux, et d&rsquo;en nourrir ma mis&eacute;rable folie&nbsp;&raquo; (<em>ibid.,</em> v. 478-479). Est-ce cette folie que l&rsquo;on appelle alors couramment narcissisme&nbsp;? Sans doute.</p> <p>Ce que nous montre le mythe, c&rsquo;est que le h&eacute;ros meurt finalement de l&rsquo;absence de narcissisation. Il est captif d&rsquo;une image qu&rsquo;il ne consid&egrave;re que trop tardivement comme la sienne. Il ne s&rsquo;est pas incorpor&eacute; sa propre image, rendant caduc &ndash; &laquo;&nbsp;qui tombe&nbsp;&raquo;, au sens &eacute;tymologique &ndash; le nouage entre le sujet et son corps. Le laisser-tomber corporel prend ici tout son sens. Narcisse meurt, faute d&rsquo;avoir une image de soi qui le soutienne. Le h&eacute;ros est absorb&eacute; dans une b&eacute;ance qu&rsquo;il d&eacute;couvre &agrave; l&rsquo;insu de son image. Vertigineux&nbsp;!</p> <p>Le mythe montre <em>a contrario </em>ce que serait un &laquo;&nbsp;bon&nbsp;&raquo; amour de soi, n&eacute;cessaire et structurant pour chacun. Cela suppose une image de soi accept&eacute;e, sans qu&rsquo;elle soit recherch&eacute;e &agrave; outrance &ndash; pour ne pas tomber dans un collage avec celle-ci &ndash; ou sans qu&rsquo;elle soit &agrave; l&rsquo;inverse refus&eacute;e. Il faut bien convenir que notre image n&rsquo;est qu&rsquo;une image, qu&rsquo;un avatar de nous-m&ecirc;me, r&eacute;ducteur et partiel mais qu&rsquo;il en est bien un. Les autoportraits des &eacute;tudiants que j&rsquo;ai recueillis soulignent ce travail de distanciation entre image et soi. L&rsquo;un d&rsquo;entre eux organise les questions autour d&rsquo;un miroir (figure 3), dans lequel il se voit&nbsp;: <em>&laquo;&nbsp;</em>Est-ce que les gens me voient comme je me vois&nbsp;? Suis-je celui que je voudrais voir dans ce miroir&nbsp;? Suis-je vrai&nbsp;? Est-ce normal que je n&rsquo;arrive pas &agrave; cerner le personnage qui est en moi&nbsp;?<em>&nbsp;</em>&raquo; L&rsquo;&eacute;tudiant ne tombe pas dans le pi&egrave;ge d&rsquo;une identification de son &ecirc;tre &agrave; une image et une seule.</p> <p>[caption id=&quot;attachment_561&quot; align=&quot;aligncenter&quot; width=&quot;600&quot;]<img alt="" height="424" src="http://pratiquescom.hypotheses.org/files/2019/09/3.-Miroir-300x212.jpg" width="600" /> <strong>Figure 3 : &quot;Miroir&quot;</strong>[/caption]</p> <p>Un autre s&rsquo;amuse &agrave; se d&eacute;couper en deux&nbsp;: un c&ocirc;t&eacute; pile, l&rsquo;&eacute;tudiant s&eacute;rieux, et un c&ocirc;t&eacute; face, le sportif. Une autre compose un po&egrave;me en acrostiche autour de la question &laquo;&nbsp;Qui suis-je&nbsp;?&nbsp;&raquo; et conclut&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je suis moi / Et ce moi le plus profond, mon reflet ne vous le donnera pas<em>&nbsp;</em>&raquo;, figurant ainsi un anti-Narcisse dans une posture qui se veut lucide, ce qui rejoint Lacan qui &eacute;crit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ces diverses formules ne se comprenant en fin de compte qu&rsquo;en r&eacute;f&eacute;rence &agrave; la v&eacute;rit&eacute; du &ldquo;Je est un autre&rdquo; moins fulgurante &agrave; l&rsquo;intuition du po&egrave;te qu&rsquo;&eacute;vidente au regard du psychanalyste&nbsp;&raquo; (Lacan, 1999 [1966], p. 117).</p> <p>Le mythe de Narcisse nous montre combien le moi est un objet d&rsquo;amour&nbsp;et un objet de demande d&rsquo;amour. Lacan s&rsquo;amuse &agrave; jouer sur l&rsquo;homophonie entre m&ecirc;mer et m&rsquo;aimer (Lacan, 1975b, p. 79)&nbsp;: l&rsquo;objet d&rsquo;amour que je cherche en l&rsquo;autre, n&rsquo;est-ce pas moi, le m&ecirc;me&nbsp;? Il y aurait un narcissisme fondamental dans l&rsquo;amour, &agrave; vouloir rechercher notre moi id&eacute;al. Ce sont les attributs de son propre moi que le sujet aime dans son partenaire amoureux, comme nous le montre Narcisse, qui ressent le sentiment de l&rsquo;amour dans la propre extase de lui-m&ecirc;me. D&eacute;sillusion de l&rsquo;amour&nbsp;? L&rsquo;on aime ce qu&rsquo;on para&icirc;t &ecirc;tre et ce que l&rsquo;on aimerait id&eacute;alement devenir, tout en s&rsquo;&eacute;namourant de l&rsquo;autre pour autant qu&rsquo;on le prend pour soi, voire pour une image accomplie de soi. &laquo;&nbsp;C&rsquo;est dans l&rsquo;autre, dit Lacan, qu&rsquo;il retrouvera toujours son moi id&eacute;al, d&rsquo;o&ugrave; se d&eacute;veloppe la dialectique de ses relations &agrave; l&rsquo;autre. Si l&rsquo;autre sature, remplit cette image, il devient l&rsquo;objet d&rsquo;un investissement narcissique qui est celui de la Verliebtheit [&eacute;namoration]<em>&nbsp;</em>&raquo; (Lacan, 1975, p. 311).</p> <h2><strong><a id="partie3"></a>L&rsquo;&eacute;cho du professeur de communication </strong></h2> <p>Ce qui manque &agrave; Narcisse, c&rsquo;est une parole, la pr&eacute;sence du tiers qui valide l&rsquo;image et qui le lib&egrave;re de cet enfermement sp&eacute;culaire. Cela interpelle notre r&ocirc;le, notre double &eacute;cot &ndash; &eacute;cho &agrave; assumer, &agrave; nous, enseignants de communication, en prise avec ces images.</p> <p>La psychanalyse nous enseigne que l&rsquo;identification du sujet &agrave; son image passe par l&rsquo;autre, un tiers, une voix ou un regard qui permet au narcissisme d&rsquo;op&eacute;rer. Lorsque l&rsquo;adulte dit &agrave; son enfant&nbsp;: <em>&laquo;&nbsp;</em>c&rsquo;est toi<em>&nbsp;</em>&raquo;, il permet l&rsquo;av&egrave;nement d&rsquo;un &laquo;&nbsp;c&rsquo;est moi&nbsp;&raquo;. C&rsquo;est ce que l&rsquo;on appelle le stade du miroir, que Jacques Lacan<a href="#_ftn2" name="_ftnref2">[2]</a> d&eacute;veloppe, &agrave; l&rsquo;issue des travaux d&rsquo;Henri Wallon (1931 [1983]). Quand le petit enfant &acirc;g&eacute; entre 6 et 18 mois saisit pour la premi&egrave;re fois l&rsquo;unit&eacute; de son image dans le miroir qui lui fait face, qui jusque-l&agrave; &eacute;tait per&ccedil;ue de mani&egrave;re morcel&eacute;e, il se tourne vers l&rsquo;adulte qui lui confirme que c&rsquo;est bien lui qu&rsquo;il voit dans le miroir, alors que c&rsquo;est en tant qu&rsquo;autre qu&rsquo;il se vivait jusqu&rsquo;alors, comme le mythe de Narcisse l&rsquo;illustre. De cette d&eacute;couverte, l&rsquo;enfant jubile. Il s&rsquo;identifie &agrave; son image en portant cr&eacute;dit &agrave; la parole de l&rsquo;adulte. Cette premi&egrave;re &eacute;bauche du moi se constitue d&rsquo;embl&eacute;e comme moi id&eacute;al et sera la souche des identifications secondaires. Dans le mythe, si Echo n&rsquo;avait pas &eacute;t&eacute; priv&eacute;e d&rsquo;une parole propre, elle aurait pu jouer cette fonction du tiers mais elle est de toute fa&ccedil;on repouss&eacute;e par Narcisse qui ne veut accepter ses faveurs. Narcisse s&rsquo;enferme alors dans la contemplation de lui-m&ecirc;me, sans qu&rsquo;il le sache, qui lui est fatale.</p> <p>Or, ce que nous montre Lacan, c&rsquo;est que l&rsquo;exp&eacute;rience du miroir est un leurre. Tout d&rsquo;abord, l&rsquo;identification du je &agrave; une image est une capture factice, qui r&eacute;duit fatalement l&rsquo;&ecirc;tre &agrave; un objet. Cette identification est de plus toujours inachev&eacute;e&nbsp;: le sujet n&rsquo;aura de cesse de la compl&eacute;ter avec les images du semblable. L&rsquo;image de soi est en quelque sorte toujours morcel&eacute;e, partielle, jamais totale. Enfin, cette identification passe par une validation ext&eacute;rieure qui ali&egrave;ne le sujet au discours de l&rsquo;Autre. Le sujet est suspendu &agrave; son jugement. Cette double ali&eacute;nation du sujet, &agrave; une image et &agrave; l&rsquo;autre qui la valide, est donc d&eacute;nonc&eacute;e par Lacan, bien qu&rsquo;elle soit n&eacute;cessaire &agrave; la construction du moi. C&rsquo;est toute l&rsquo;ambigu&iuml;t&eacute; du rapport du sujet &agrave; son image&nbsp;: elle est fondamentalement n&eacute;cessaire mais ali&eacute;nante, d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;imp&eacute;ratif de sortir de cette seule relation sp&eacute;culaire.</p> <p>Il s&rsquo;agit pour le sujet de passer de l&rsquo;imaginaire au symbolique, de passer d&rsquo;un moi captif, forc&eacute;ment insatisfait, o&ugrave; le moi ne peut que s&rsquo;&eacute;tonner de l&rsquo;&eacute;cart avec son image id&eacute;ale, ce qui peut &ecirc;tre source d&rsquo;agressivit&eacute;, &agrave; une nomination qui permette l&rsquo;expression d&rsquo;un d&eacute;sir et qui le lib&egrave;re de cet enfermement narcissique. Le rapport au semblable est en effet source d&rsquo;agressivit&eacute;. Je ne peux m&rsquo;imaginer comme moi qu&rsquo;&agrave; partir de l&rsquo;image de l&rsquo;autre, mon semblable, dans une relation en miroir. &laquo;&nbsp;De cette ali&eacute;nation primordiale, s&rsquo;engendre l&rsquo;agressivit&eacute; la plus radicale&nbsp;&raquo;, &eacute;crit Lacan (1975, p.&nbsp;193) dans une formule cinglante. Chez Ric&oelig;ur, l&rsquo;identit&eacute; <em>idem </em>souligne aussi ce rapport d&rsquo;identification et de rivalit&eacute;. Dans la question &laquo;&nbsp;que suis-je&nbsp;?&nbsp;&raquo;, le moi devient objet, jusqu&rsquo;&agrave; devenir souvent objet de combat, rendant cet objet abject, pour soi ou pour l&rsquo;autre. Que suis-je en effet si je ne me distingue pas de cet autre&nbsp;?&nbsp; On voit bien l&rsquo;investissement libidinal, &eacute;rotico-agressif,&nbsp;que cela suscite et qui peut rev&ecirc;tir un tranchant mortel, pour soi sur un versant suicidaire, ou pour l&rsquo;autre, consid&eacute;r&eacute; comme <em>alter ego</em> &agrave; abattre. Le moi cherche en l&rsquo;autre son moi id&eacute;al, ce qui ne peut amener qu&rsquo;&agrave; une relation au final conflictuelle.</p> <p>En termes psychanalytiques, c&rsquo;est le passage du moi id&eacute;al &agrave; l&rsquo;Id&eacute;al du moi qu&rsquo;il s&rsquo;agit de favoriser. L&rsquo;id&eacute;al du moi a une fonction pacifiante. Dans le stade du miroir, elle est assur&eacute;e par l&rsquo;adulte qui valide l&rsquo;identification imaginaire pour ouvrir l&rsquo;enfant &agrave; une autre dimension. Dans le mythe de Narcisse, le h&eacute;ros pr&eacute;f&egrave;re se tuer plut&ocirc;t que de renoncer &agrave; son enfermement sp&eacute;culaire. Pour Lacan, le d&eacute;clin dans la civilisation de l&rsquo;Id&eacute;al du moi au profit de la promotion du moi engendre une &laquo;&nbsp;tyrannie narcissique&nbsp;&raquo; (1999 [1966], p. 121) dont on fait les frais aujourd&#39;hui&nbsp;: &laquo;<em>&nbsp;</em>Il est clair que la promotion du moi dans notre existence aboutit, conform&eacute;ment &agrave; la conception utilitariste de l&rsquo;homme qui la seconde &agrave; r&eacute;aliser toujours plus avant l&rsquo;homme comme individu, c&#39;est-&agrave;-dire dans un isolement de l&rsquo;&acirc;me toujours plus parent de sa d&eacute;r&eacute;liction originelle.<em>&nbsp;</em>&raquo; C&rsquo;est la mort du sujet au profit de l&rsquo;image. L&rsquo;image est tellement pr&eacute;gnante qu&rsquo;elle tue toute parole. Echo est d&eacute;finitivement condamn&eacute;e&nbsp;!</p> <h2><strong><a id="partie5"></a>L&rsquo;inventivit&eacute; de l&rsquo;autoportrait, r&eacute;ponse &agrave; une synth&egrave;se impossible</strong></h2> <p>Dans son travail de recherche sur les selfies dont on mesure l&rsquo;ampleur chez les adolescents aujourd&#39;hui, la psychanalyste Simone Korff-Sausse (2016, p. 623-632)&nbsp; questionne aussi le sens et le contenu de cette image en miroir : &laquo;&nbsp;On peut se demander si les selfies sont au service de la construction identitaire ou seulement l&rsquo;expression d&rsquo;un narcissisme exacerb&eacute;. Sont-ils un miroir r&eacute;flexif ou un miroir vide&nbsp;? En quoi ces images de soi livr&eacute;es au regard des autres sont-elles une production r&eacute;p&eacute;titive et st&eacute;r&eacute;otyp&eacute;e purement auto-r&eacute;f&eacute;r&eacute;e, ou des expressions cr&eacute;atrices&nbsp;? On pourrait alors parler d&rsquo;une nouvelle forme de cr&eacute;ativit&eacute;, voire m&ecirc;me d&rsquo;autoportrait&nbsp;&raquo;<em>.</em> C&rsquo;est l&rsquo;enjeu des autoportraits de favoriser en effet cet &eacute;lan cr&eacute;atif, de lib&eacute;rer le sujet de son moi ou de ses moi(s) imaginaires forc&eacute;ment d&eacute;ceptifs.</p> <p>Or, c&rsquo;est l&rsquo;expression du d&eacute;sir qui permet le passage du moi-id&eacute;al &agrave; l&rsquo;id&eacute;al-du-moi. Le d&eacute;sir &eacute;tant nomm&eacute; et reconnu, le sujet s&rsquo;&eacute;lance dans un mouvement d&rsquo;ouverture et de symbolisation. Le d&eacute;sir n&rsquo;est pas l&rsquo;envie&nbsp;; il &eacute;merge &agrave; la faveur de l&rsquo;essor du sujet, apr&egrave;s le stade du miroir et cela peut prendre du temps. Le moi, alors d&eacute;senglu&eacute; et d&eacute;sali&eacute;n&eacute;, peut fonctionner comme un objet imaginaire capable de cr&eacute;ativit&eacute;. C&rsquo;est ce qui est pr&eacute;cis&eacute;ment attendu des travaux des &eacute;tudiants&nbsp;: &ecirc;tre inventif pour sortir du mirage du miroir et c&rsquo;est en ce sens que la dimension artistique des autoportraits est essentielle car elle favorise cette distance cr&eacute;atrice. Dans l&rsquo;autoportrait &laquo;&nbsp;Vagues et mojitos&nbsp;&raquo; (figure 4), une &eacute;tudiante s&rsquo;identifie &agrave; l&rsquo;&eacute;l&eacute;ment eau, dans un tr&egrave;s beau texte, plein d&rsquo;&eacute;lan et original par le paradoxe qu&rsquo;elle annonce qui souligne bien la force du moment pr&eacute;sent, indice d&rsquo;un d&eacute;sir &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre qui donne sa signature au sujet&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je d&eacute;teste me baigner. Pourtant, j&rsquo;adore l&rsquo;eau&nbsp;: les vagues qui &eacute;claboussent mon visage quand je navigue, la mer qui me porte dans mon bateau, la neige fra&icirc;chement tomb&eacute;e g&eacute;missante sous ma board, la glace verdie par la menthe dans mon mojito, la pluie qui tombe &agrave; grosses gouttes et son odeur. Une odeur de frais, de nouveau comme l&rsquo;horizon de la mer.&nbsp;&raquo; Quel trajet&nbsp;! L&rsquo;&eacute;tudiante d&rsquo;ailleurs se repr&eacute;sente de profil, les yeux tourn&eacute;s vers l&rsquo;ailleurs.</p> <p>[caption id=&quot;attachment_562&quot; align=&quot;aligncenter&quot; width=&quot;500&quot;]<img alt="" height="707" src="http://pratiquescom.hypotheses.org/files/2019/09/4.-Autoportrait-Mojito-212x300.jpg" width="500" /> <strong>Figure 4 : &quot;Vagues et mojitos&quot;</strong>[/caption]</p> <p>La psychanalyse lacanienne se pla&icirc;t &agrave; distinguer le moi, surface fantasmatique, v&eacute;ritable leurre puisque ce moi n&rsquo;est qu&rsquo;une image et par cons&eacute;quent n&rsquo;est pas le sujet, au &laquo;&nbsp;je&nbsp;&raquo;, cach&eacute;, qui a plus de relief et qui ancre le sujet dans une perspective plus p&eacute;renne. Le moi est condamn&eacute; &agrave; n&rsquo;&ecirc;tre que d&rsquo;une &laquo;&nbsp;ex-centricit&eacute;&nbsp;&raquo; radicale par rapport au sujet. A l&rsquo;imaginaire du &laquo;&nbsp;moi&nbsp;&raquo;, r&eacute;pond l&rsquo;axe symbolique du &laquo;&nbsp;je&nbsp;&raquo;. L&rsquo;identification symbolique prendrait le pas sur l&rsquo;identification imaginaire, et permettrait de d&eacute;sengluer le moi de cette production d&rsquo;images. Le &laquo;&nbsp;je&nbsp;&raquo; est sujet de la parole, de l&rsquo;inconscient, de la pens&eacute;e et de l&rsquo;organique. Il construit une identit&eacute;, non pas en n&eacute;gligeant toute image mais en les faisant siennes, pour que le moi se retrouve ainsi au service du je. Finalement, est-ce que ce n&rsquo;est pas ce que beaucoup attendent dans les r&eacute;seaux&nbsp;? Obtenir une reconnaissance propre au-del&agrave; d&rsquo;un foisonnement d&rsquo;images&nbsp;? C&rsquo;est l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t du texte dans le travail des autoportraits&nbsp;: adjoindre une parole &agrave; l&rsquo;image afin de favoriser une distanciation par rapport &agrave; ce moi parfois envahissant ou au contraire timor&eacute;.</p> <p>J&rsquo;appr&eacute;cie aussi l&rsquo;autoportrait intitul&eacute; &laquo; Ma vie &agrave; l&#39;image d&rsquo;un puzzle &raquo; (figure 5) o&ugrave; l&rsquo;&eacute;tudiant utilise l&rsquo;image du puzzle pour d&eacute;crire sa vie en construction. La vie du sujet prend forme, trouvant peu &agrave; peu une unit&eacute; &agrave; travers la permanence et le changement, l&rsquo;individuel et le social, la m&eacute;moire et le pr&eacute;sent&hellip; &Eacute;laborer un puzzle, c&rsquo;est orienter sa vie dans une direction qui fait sens progressivement. Comment construire cette image si un d&eacute;sir singulier n&rsquo;est pas &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre ?</p> <p>[caption id=&quot;attachment_563&quot; align=&quot;aligncenter&quot; width=&quot;500&quot;]<img alt="" height="707" src="http://pratiquescom.hypotheses.org/files/2019/09/5.-Puzzle-212x300.jpg" width="500" /> <strong>Figure 5 : &quot;Ma vie &agrave; l&#39;image d&#39;un puzzle&quot;</strong>.[/caption]</p> <p>Finalement, le dispositif que je propose aux &eacute;tudiants fait fonction de miroir. Il peut &ecirc;tre l&rsquo;occasion de consolider les assises narcissiques de l&rsquo;&eacute;tudiant &agrave; travers le regard de l&rsquo;autre, au service de sa construction identitaire.</p> <p>&nbsp;</p> <h2><strong><a id="biblio"></a>Bibliographie</strong></h2> <p>D&rsquo;ANSEMBOURG Thomas (2014). <em>Cessez d&rsquo;&ecirc;tre gentil, soyez vrai&nbsp;!</em> Montr&eacute;al&nbsp;: Alexandre Stank&eacute;.</p> <p>FREUD Sigmund (1933). <em>L&#39;inqui&eacute;tante &eacute;tranget&eacute; et autres essais, Essais de psychanalyse appliqu&eacute;e</em>, trad. Marie Bonaparte et E. Marty, Paris&nbsp;: Gallimard.</p> <p>FREUD Sigmund (1962) [1916]. <em>Introduction &agrave; la psychanalyse</em>. Paris&nbsp;: Petite biblioth&egrave;que Payot.</p> <p>KORFF-SAUSSE Simone (2016). Selfies&nbsp;: narcissisme ou autoportrait&nbsp;? <em>Adolescence</em>, tome 34 n&deg;&nbsp;3, pages 623 &agrave; 632.</p> <p>LACAN Jacques (1999) [1966], L&rsquo;agressivit&eacute; en psychanalyse, in <em>&Eacute;crits 1</em>, Paris&nbsp;: Seuil.</p> <p>LACAN Jacques (1975), <em>Le S&eacute;minaire</em>. <em>Les &eacute;crits techniques de Freud,</em> livre I, Paris&nbsp;: Seuil.</p> <p>LACAN Jacques (1975b), <em>Le S&eacute;minaire. Encore</em>, livre XX, Paris&nbsp;: Seuil.</p> <p>MIDAL Fabrice (2019). <em>&nbsp;Narcisse n&rsquo;est pas &eacute;go&iuml;ste</em>, Paris&nbsp;: &nbsp;Flammarion.</p> <p>OVIDE (1966) <em>Les M&eacute;tamorphoses</em>, trad. J. Chamonard, Paris&nbsp;: Garnier Flammarion.</p> <p>REY Alain (1995) (dir.), <em>Dictionnaire historique de la langue fran&ccedil;aise</em>, Paris&nbsp;: Le Robert.</p> <p>RIC&OElig;UR Paul (1985). <em>Temps et r&eacute;cit</em>, tome 3, Paris&nbsp;: &nbsp;Le Seuil.</p> <p>WALLON Henri (1983) [1931]<em>, Les origines du caract&egrave;re chez l&#39;enfant. Les pr&eacute;ludes du sentiment de personnalit&eacute;</em>, Paris&nbsp;: PUF.</p> <p>&nbsp;</p> <h2>Notes</h2> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1">[1]</a> Les passages suivants sont issus de l&rsquo;&eacute;dition Garnier-Flammarion de 1966, dans la traduction de J.&nbsp;Chamonard.</p> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2">[2]</a> Lacan parlera pour la premi&egrave;re fois du stade du miroir au congr&egrave;s de Marienbad en 1936. Il reprendra ce th&egrave;me tout au long de son enseignement.</p> <h2><a id="auteur"></a>L&#39;auteur</h2> <p><em><strong>Philippe Poins</strong> est professeur certifi&eacute; de lettres modernes et enseigne la communication &agrave; l&rsquo;IUT de Rennes au d&eacute;partement G&eacute;nie M&eacute;canique et Productique depuis 2007. Il est aussi psychologue clinicien et consultant en gestion de conflits depuis 2018. Il s&rsquo;inspire de la communication non violente et des travaux de la fabrique Spinoza, sur le th&egrave;me du bonheur au travail.</em></p>