<p><em>Par Mohamad Al Hacene</em></p> <p><em>Université Paul Valéry - RIRRA 21</em></p> <h2>Tradition et Modernit&eacute; dans la pens&eacute;e arabe contemporaine</h2> <p>Apr&egrave;s la d&eacute;faite arabe contre Isra&euml;l en 1967, la sc&egrave;ne intellectuelle arabe, au Machrek et au Maghreb, a recentr&eacute; le d&eacute;bat sur la r&eacute;alit&eacute; sociale et politique arabe autour des questions identitaires et des rapports entre identit&eacute; et religion. Pour de nombreux intellectuels arabes, comme Abdallah Laroui (1967) ou Elisabeth Suzanne Kassab (2010), la d&eacute;faite de 1967, a conduit en effet, entre autres effets, &agrave; repenser d&rsquo;un point de vue interne, arabo-musulman, la probl&eacute;matique de l&rsquo;identit&eacute; arabe en relation avec son cadre religieux traditionnel musulman. Dans ce sens, les travaux de certains intellectuels arabes, s&rsquo;exprimant en arabe ou dans d&rsquo;autres langues, s&rsquo;inscrivent dans une d&eacute;marche intellectuelle pour red&eacute;finir le rapport des arabes avec leur h&eacute;ritage culturel et religieux constituant un fondement identitaire probl&eacute;matique &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de la modernit&eacute;. Selon cette perspective, Mohamad Abid al-Jaberi (1994) en remontant aux origines de l&rsquo;Islam se livre, &agrave; travers son projet philosophique, &agrave; une critique de la structure de la raison arabe pour la rendre plus &laquo;&nbsp;objective&nbsp;&raquo; et plus &laquo;&nbsp;rationnelle&nbsp;&raquo;. Pour ce faire, il applique une m&eacute;thodologie de lecture, dite &laquo;&nbsp;disjontive-rejonctive&nbsp;&raquo;, des textes philosophiques arabo-musulmans avec l&rsquo;objectif de comprendre le fonctionnement de la raison arabe moderne et d&rsquo;en d&eacute;terminer les conditions de r&eacute;novation (al-Jaberi, 1994, p.6). Ainsi, la modernit&eacute; arabe qu&rsquo;il pr&ocirc;ne ne devrait pas incarner un refus cat&eacute;gorique ou un d&eacute;passement des Traditions culturelles et religieuses, mais pour qu&rsquo;elle soit propre &agrave; la culture arabe, elle &laquo;&nbsp;doit s&rsquo;appuyer sur les &eacute;l&eacute;ments d&rsquo;esprit critique manifest&eacute;s dans la culture arabe elle-m&ecirc;me&nbsp;&raquo; (Ibid., p.25). Il s&rsquo;agit d&rsquo;appliquer une m&eacute;thode &eacute;pist&eacute;mologique qui permet de distancier la Tradition tout en la connectant aux besoins du pr&eacute;sent, c&rsquo;est ce qu&rsquo;il appelle &laquo;&nbsp;la contemporan&eacute;it&eacute;&nbsp;&raquo;. Toutefois, la modernit&eacute; arabe telle qu&rsquo;elle a &eacute;t&eacute; per&ccedil;ue dans le monde arabe est r&eacute;duite, selon ses th&egrave;ses, &agrave; s&rsquo;inspirer de l&rsquo;exp&eacute;rience europ&eacute;enne (Ibid, p. 21).</p> <p>D&rsquo;un autre c&ocirc;t&eacute;, dans&nbsp;l&rsquo;id&eacute;ologie arabe contemporaine, Abdullah Laroui, en retra&ccedil;ant l&rsquo;histoire de la culture arabe depuis la p&eacute;riode de la premi&egrave;re Nahda (renaissance arabe au milieu du XIXe si&egrave;cle) &agrave; celle des Ind&eacute;pendances, constate que le rapport du monde arabe avec l&rsquo;occident a jou&eacute; un r&ocirc;le d&eacute;cisif dans l&rsquo;&eacute;laboration de l&rsquo;id&eacute;ologie arabe contemporaine et la conscience de soi. Selon lui, l&rsquo;arabe se d&eacute;finit &agrave; travers son rapport &agrave; l&rsquo;autre, l&rsquo;occidental. Pour concr&eacute;tiser sa pens&eacute;e il se base sur trois figures r&eacute;elles de la pens&eacute;e arabe afin de nous proposer trois mod&egrave;les d&rsquo;analyse de l&rsquo;intellectuel arabe dans leur qu&ecirc;te d&rsquo;une d&eacute;finition de soi face &agrave; la modernit&eacute; europ&eacute;enne&nbsp;: &laquo; l&rsquo;une le situe dans la fois religieuse, l&rsquo;autre dans l&rsquo;organisation politique, la derni&egrave;re enfin dans l&rsquo;activit&eacute; scientifique et technique&nbsp;&raquo; (Laroui, 1967, p.19). Laroui en expliquant le cas de Mohamad Abduh (Egypte 1849-1905), premi&egrave;re figure de l&rsquo;arabe repr&eacute;sentant le religieux, montre qu&rsquo;il a maintenu l&rsquo;opposition entre l&rsquo;Occident et l&rsquo;Orient dans le cadre d&rsquo;opposition religieuse&nbsp;: christianisme-islam&nbsp;; la deuxi&egrave;me figure, l&rsquo;arabe lib&eacute;ral, Laroui s&rsquo;appuie sur les travaux de Lotfy Sayyid, (Egypte 1872-1963), homme politique pour qui la d&eacute;cadence du monde arabe est due &agrave; la domination ottomane pendant plus de quatre si&egrave;cles, la philosophie que p&ocirc;ne ce dernier s&rsquo;inspire de la d&eacute;mocratie europ&eacute;enne ; et finalement le troisi&egrave;me cas, incarn&eacute; dans la figure de Salama M&ucirc;sa (Egypte 1887-1958)justifie la progression de la civilisation europ&eacute;enne par une force mat&eacute;rielle acquise par le travail et la science(ibid.). Ces trois figures repr&eacute;sentent donc &laquo;&nbsp;trois moments de la conscience arabe&nbsp;&raquo;, depuis le XIXe si&egrave;cle, constitutifs d&rsquo;une tentative de d&eacute;finition de la conscience arabe moderne et de son rapport avec l&rsquo;Occident. Cette analyse de Laroui semble opposer le mod&egrave;le religieux aux deux autres mod&egrave;les de la pens&eacute;e arabe, politique et scientifique. Reconnaissant, d&rsquo;une certaine mani&egrave;re, une impasse dans la progression de la pens&eacute;e arabe, Laroui privil&eacute;gie la figure de l&rsquo;homme politique et scientifique au d&eacute;triment de la figure religieuse. Il se distingue de la sorte de la pens&eacute;e d&rsquo;al-Jaberi et propose une sorte de d&eacute;passement des r&eacute;flexions traditionnelles pour que le monde arabe puisse rattraper son &laquo;&nbsp;retard historique&nbsp;&raquo; (Laroui, 1974) et s&rsquo;abonner au mouvement g&eacute;n&eacute;ral de l&rsquo;histoire r&eacute;sidant dans la rationalisation et la modernisation.</p> <p>Pour revenir au constat qu&rsquo;al-Jaberi met en &eacute;vidence dans son projet philosophique, ce dernier souligne que la science n&rsquo;a pas pu jouer un r&ocirc;le de moteur de la pens&eacute;e dans la culture arabo-musulmane, &agrave; l&rsquo;inverse de l&rsquo;exp&eacute;rience de la raison en Occident, car cette fonction a &eacute;t&eacute; occup&eacute; par le facteur politique. Par cons&eacute;quent, la d&eacute;marche dialectique dans la pens&eacute;e arabe ne rel&egrave;ve pas d&rsquo;une confrontation entre science et religion devant aboutir &agrave; une nouvelle interpr&eacute;tation et compr&eacute;hension de l&rsquo;univers, mais cette confrontation r&eacute;side dans des facteurs politiques et religieux (al-Jaberi, 1994, p.19) entravant ainsi le processus moderne au sein des soci&eacute;t&eacute;s arabes.</p> <p>En r&eacute;alit&eacute;, dans la deuxi&egrave;me moiti&eacute; du XXe si&egrave;cle, la d&eacute;faite contre Isra&euml;l, traumatisme majeur dans la culture arabe, a refa&ccedil;onn&eacute; le paysage politique et sociale dans les pays arabes. D&rsquo;une part, en d&eacute;figurant l&rsquo;image du p&egrave;re pr&eacute;sident incarn&eacute; par Nasser (1918-1970), elle a mis fin au mouvement du nationalisme arabe qui, comme th&eacute;oris&eacute; par Constantin Zureik (Syrie 1909-2000), se basait sur une r&eacute;volution rationnelle qui aspirait &agrave; mener les pays arabes au d&eacute;veloppement et &agrave; l&rsquo;unit&eacute; nationaliste portant sur &laquo;&nbsp;la d&eacute;mocratie s&eacute;culi&egrave;re&nbsp;&raquo; (Zureik cit&eacute; dans Kassab, 2010, p.108). D&rsquo;autre part, ce d&eacute;clin du nationalisme arabe et l&rsquo;&eacute;chec du projet panarabe a c&eacute;d&eacute; la place &agrave; la multiplication des mouvements religieux au d&eacute;triment des courant de pens&eacute;e nationaliste ou marxiste qui a eu du mal, apr&egrave;s l&rsquo;&eacute;chec du panarabisme, &agrave; mobiliser les gens pour op&eacute;rer un changement de pens&eacute;e radical dans les soci&eacute;t&eacute;s arabes. Ce repli sur l&rsquo;identit&eacute; religieuse s&rsquo;est amplifi&eacute; surtout &agrave; partir des ann&eacute;es 1980 comme le signale, entre autres intellectuels, Mohamed Arkoun (2012[1975], p.4), refl&egrave;te une d&eacute;ception g&eacute;n&eacute;rale du monde arabe et qui ont donn&eacute; suite, comme au Liban, en Alg&eacute;rie et en Syrie, des conflits civils sanglants.</p> <p>Ces m&eacute;tamorphoses soci&eacute;tales et ces d&eacute;faites politiques des soci&eacute;t&eacute;s arabes ont &eacute;t&eacute; transpos&eacute;s du discours philosophiques, politiques et religieux, etc., aux discours litt&eacute;raires, notamment le sujet de la guerre civile qui a touch&eacute; le Liban et l&rsquo;Alg&eacute;rie. Autrement dit, la qu&ecirc;te identitaire, les tentatives de se d&eacute;finir face &agrave; l&rsquo;Occident et la confrontation entre le religieux et le politique ont impos&eacute; aux &eacute;crivains arabes des th&eacute;matiques r&eacute;currents dans la formulation de leurs discours litt&eacute;raire, ne serait-ce qu&rsquo;&agrave; rappeler &agrave; ce propos l&rsquo;engagement du po&egrave;te Nizar Qabbani (Syrie 1923-1998) ou du dramaturge Saddalah Wannous (Syrie 1941-1997). De la sorte, la litt&eacute;rature arabe, en se distinguant des autres formes du discours est devenu, plus particuli&egrave;rement depuis la crise de 67 &agrave; nos jours, un espace d&rsquo;expression sur les conflits politiques et sociaux dans les soci&eacute;t&eacute;s arabes. Chez Amin Maalouf (Liban 1949), &eacute;crivain libanais d&rsquo;expression fran&ccedil;aise, ou chez Waciny Laredj (Alg&eacute;rie 1954), &eacute;crivain alg&eacute;rien d&rsquo;expression arabe, la guerre civile qui a eu lieu dans leur pays d&rsquo;origine, a profond&eacute;ment marqu&eacute; leur pens&eacute;e litt&eacute;raire et a constitu&eacute; un th&egrave;me majeur dans leurs &eacute;critures que nous nous proposons d&rsquo;&eacute;tudier dans cet article.</p> <h2>Politiser le conflit civil au Liban et en Alg&eacute;rie</h2> <p>Si dans le contexte de la guerre civile en Alg&eacute;rie, il serait moins difficile de cerner l&rsquo;opposition entre les tenants des partis islamiques et les alli&eacute;s au Pouvoir politique, le contexte de la guerre civile au Liban ne se limiterait g&eacute;n&eacute;ralement pas &agrave; ces deux courants oppos&eacute;s &eacute;tant donn&eacute; que ce conflit s&rsquo;est d&eacute;velopp&eacute; dans un contexte de tension isra&eacute;lo-palestinien ou isra&eacute;lo-arabe. En effet, dans un cadre politique, la d&eacute;faite de 1967, qui a fait du Liban une sc&egrave;ne de bataille entre palestiniens et isra&eacute;liens, a fait &eacute;merger g&eacute;n&eacute;ralement une fracture instaurant un climat de m&eacute;fiance entre les r&eacute;gimes politiques dits nationalistes, non d&eacute;mocratiques, (successeurs de la ligne Nasser) et les masses populaires traumatis&eacute;es par les &eacute;checs politiques r&eacute;currents et l&rsquo;incapacit&eacute; de ces r&eacute;gimes &agrave; r&eacute;aliser la justice sociale pour tous.&nbsp; D&rsquo;ailleurs, au niveau culturel, cette situation politique a g&eacute;n&eacute;r&eacute; ce que Abdullah Laroui appelle &laquo; une crise des intellectuels arabes&nbsp;&raquo; o&ugrave; ceux-ci faisaient face &agrave; un &laquo; durcissement id&eacute;ologique et une restriction de libert&eacute; &raquo; comme le signale Thomas Brisson (2008, p.26). Suite &agrave; cette d&eacute;faite politique et militaire, les penseurs nationalistes ou marxistes arabes perdaient leur cr&eacute;dibilit&eacute; c&eacute;dant place &agrave; la mont&eacute;e sur la sc&egrave;ne politique de nouveaux mouvements et partis d&rsquo;orientations islamiques.</p> <p>Au Liban, &agrave; partir des ann&eacute;es 1967, l&rsquo;arm&eacute;e nationale libanaise a commenc&eacute; &agrave; se d&eacute;sint&eacute;grer&nbsp;; la communaut&eacute; musulmane, s&rsquo;estimant marginalis&eacute;e, s&rsquo;est alli&eacute;e avec les combattants palestiniens pour fonder leurs arm&eacute;es, les autres communaut&eacute;s, surtout chr&eacute;tienne, minoritaire, cherchaient &eacute;galement avec les partis de droite &agrave; se faire une arm&eacute;e avec de l&rsquo;aide ext&eacute;rieure. C&rsquo;est dans ce contexte-l&agrave; d&rsquo;apr&egrave;s Samir Frangi&eacute; dans son livre Voyage au bout de la violence (2012) que la guerre civile s&rsquo;est d&eacute;clench&eacute;e au Liban en 1976.</p> <p>En Alg&eacute;rie, la sc&egrave;ne politique a connu une &eacute;volution &laquo;&nbsp;paradoxale, en passant d&rsquo;un syst&egrave;me stable mais non institutionnalis&eacute; &agrave; un syst&egrave;me instable mais fortement institutionnalis&eacute;&nbsp;&raquo;. En effet apr&egrave;s l&rsquo;ind&eacute;pendance, le syst&egrave;me politique bas&eacute; sur un parti unique a voulu restaurer aux Alg&eacute;riens une identit&eacute; collective nationale dans un cadre traditionnel arabo-musulmane. Il est ainsi vrai que le pays a connu une certaine stabilit&eacute; politique jusqu&rsquo;aux ann&eacute;es 1988, mais avec le mouvement populaire d&rsquo;octobre, ce syst&egrave;me a commenc&eacute; &agrave; &laquo;&nbsp;se fissure[r]&nbsp;&raquo; et ensuite &laquo;&nbsp;se concr&eacute;tise[r]&nbsp;&raquo; avec la constitution de 1989 qui a rendu l&eacute;gitime pour la premi&egrave;re fois la pluralit&eacute; des partis (Mahiou, 2001, p.13-34). Gr&acirc;ce &agrave; ce nouveau syst&egrave;me pluraliste, le FIS (Front islamique du Salut) a failli remporter les &eacute;lections l&eacute;gislatives au d&eacute;triment du FLN (Front de lib&eacute;ration nationale). Mais suite &agrave; l&rsquo;interruption du processus &eacute;lectoral et la dissolution du FIS, le pays a &eacute;t&eacute; ouvert &agrave; la violence et finalement &agrave; la guerre civile en 1992 avec l&rsquo;assassinat du pr&eacute;sident Mohamed Boudiaf. D&rsquo;apr&egrave;s Mahiou Ahmed, ce conflit a mis g&eacute;n&eacute;ralement en confrontation deux parties&nbsp;: &laquo;&nbsp;les islamistes qui se r&eacute;clament d&rsquo;une conception fanatique de la religion&nbsp;&raquo;, oppos&eacute; &agrave; la dissolution de leur parti, et &laquo;&nbsp;les groupes li&eacute;s au pouvoir ou manipul&eacute;s par lui &raquo; (Ibid.), donc, outre l&rsquo;accroissement des in&eacute;galit&eacute;s et la fragilit&eacute; du syst&egrave;me politique alg&eacute;rien pendant la pr&eacute;sidence de Chadli Bendjidid (1979-91), l&rsquo;origine de la crise civile semble &ecirc;tre la difficile d&rsquo;une transition d&eacute;mocratique (Martinez 1998&nbsp;, p.16)</p> <p>Dans cet article, apr&egrave;s avoir pr&eacute;sent&eacute; le contexte politique et intellectuel pr&eacute;c&eacute;dent les deux guerres civiles, je souhaiterais selon une d&eacute;marche comparatiste, analyser le discours litt&eacute;raire chez Amin Maalouf et Waciny Laredj sur les deux conflits civils au Liban et en Alg&eacute;rie. L&rsquo;objectif est de savoir comment la litt&eacute;rature se positionne-elle par ses moyens formels &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de ces deux conflits. D&rsquo;ailleurs, ces deux auteurs apportent-ils une interpr&eacute;tation divergente des causes des deux conflits &agrave; la lumi&egrave;re des analyses des intellectuels arabes synth&eacute;tis&eacute;es plus haut.<br /> Notre &eacute;tude portera sur deux romans&nbsp;: Les d&eacute;sorient&eacute;s (2012) de Amin Maalouf et Le royaume du papillon (2013) de Waciny Laredj. A travers les dispositifs narratifs particuliers et la polyphonie &eacute;nonciative dans les deux romans, nous chercherons &agrave; savoir comment le discours litt&eacute;raire participe au d&eacute;bat identitaire du monde arabe&nbsp;? Autrement dit, comment le discours litt&eacute;raire par la pluralit&eacute; des voix narratives ou l&rsquo;intertextualit&eacute; participe-t-il &agrave; un d&eacute;bat identitaire au monde arabe et comment &laquo;&nbsp;le penser litt&eacute;raire&nbsp;&raquo; ou la pens&eacute;e romanesque parvient, selon Philippe Dufour (2010), &agrave; cr&eacute;er gr&acirc;ce &agrave; la narration fictionnalis&eacute;e de la guerre civile au Liban et en Alg&eacute;rie un espace de r&eacute;flexion qui se diff&eacute;rencie des autres espaces&nbsp;: philosophique, politique, religieux &hellip; etc., autour de la possibilit&eacute; de dissocier le religieux du civil, le religieux du politique. Pouvons-nous dire que les &eacute;crits litt&eacute;raires de ces deux auteurs imitent les discours politiques ou philosophiques &agrave; l&rsquo;identique des propos tenus par al-Jaberi ou Laroui, cit&eacute;s plus haut, concernant la confrontation entre la religion et le politique dans la culture arabe&nbsp;? En retra&ccedil;ant des portraits des personnages en crise civile et politique, nous tenterons de r&eacute;pondre &agrave; cette probl&eacute;matique d&rsquo;un point de vue interne ou internaliste pour discuter du regard de l&rsquo;Arabe sur soi-m&ecirc;me.</p> <p>En fait, les deux &eacute;crivains, issus de la m&ecirc;me g&eacute;n&eacute;ration, suivent un parcours sociologique et migratoire quasi-identique&nbsp;: l&rsquo;arabe est leur langue maternelle, ils ont fr&eacute;quent&eacute; l&rsquo;&eacute;cole fran&ccedil;aise d&egrave;s l&rsquo;enfance dans leurs pays, et puis, pendant la guerre civile, ils s&rsquo;exilent &agrave; Paris. Pourtant, Laredj, contrairement &agrave; Maalouf, n&rsquo;a pas totalement adopt&eacute; la langue du pays d&rsquo;accueil m&ecirc;me s&rsquo;il a &agrave; son actif plusieurs romans en fran&ccedil;ais et prend part &agrave; la traduction de certains de ces romans d&rsquo;expression arabe. Dans ce sens, Amin Maalouf d&rsquo;apr&egrave;s les r&eacute;flexions de Maxime Del Fiol sur la francophonie litt&eacute;raire, appartient &agrave; la cat&eacute;gorie des &eacute;crivains &laquo;&nbsp;post-coloniaux&nbsp;&raquo; (2022,&nbsp; p.61-80), issus des anciennes colonies de la deuxi&egrave;me p&eacute;riode coloniale (en Afrique subsaharienne, au Maghreb et au Machrek).Waciny Laredj &eacute;chappe &agrave; cette classification francophone, car, bien qu&rsquo;il soit francophone, il s&rsquo;exprime en arabe, et par cons&eacute;quent, par opposition &agrave; Maalouf, il &eacute;chappe &agrave; &laquo;&nbsp;des sous consid&eacute;rations dans le syst&egrave;me litt&eacute;raire encore tr&egrave;s largement francocentr&eacute;, organis&eacute; autour d&rsquo;un canon national dont les &laquo;&nbsp;francophones&nbsp;&raquo; sont la p&eacute;riph&eacute;rie [&hellip;]&raquo; (Del Fiol, 2016, p. 100).<br /> Leurs deux romans s&rsquo;inscrivent dans une trame narrative autour des guerres civiles qui ont touch&eacute; le Liban et l&rsquo;Alg&eacute;rie, et dont les retomb&eacute;es &eacute;taient &agrave; l&rsquo;origine de leur exil et leur acculturation en France. Force est de constater que ces p&eacute;riodes occupent l&rsquo;essentiel de leurs r&eacute;cits fictionnels et qui constitue l&rsquo;objet de notre pr&eacute;sente &eacute;tude dans cet article.</p> <h2>Fictionnaliser la guerre civile&nbsp;: du monde factuel au monde fictionnel.</h2> <p>Le Royaume du papillon met en jeu le destin d&rsquo;une famille alg&eacute;rienne, pendant la guerre civile en Alg&eacute;rie o&ugrave; se d&eacute;roulent les actions du roman. La narratrice et personnage principal du roman Yama, jeune fille pharmacienne, oriente al&eacute;atoirement la narration &agrave; travers deux axes temporels qui se chevauchent&nbsp;: l&rsquo;un remonte au pass&eacute; o&ugrave; cette narratrice autodi&eacute;g&eacute;tique s&rsquo;exprimant en &laquo;&nbsp;je&nbsp;&raquo; par sa communication avec un autre personnage qui se faisait passer pour Fadi, dramaturge exil&eacute; en Espagne. Cela lui permet d&rsquo;&eacute;voquer l&rsquo;assassinat de son p&egrave;re qui au commencent de la guerre a quitt&eacute; son travail en France et en Allemagne pour rejoindre son pays et se mettre au service de ses compatriotes ; la schizophr&eacute;nie et puis la mort de sa m&egrave;re qui ne trouvait pas de sens &agrave; sa vie suite &agrave; sa d&eacute;mission, forc&eacute;e, de son poste d&rsquo;enseignante de fran&ccedil;ais &agrave; l&rsquo;&eacute;cole d&rsquo;Alexandre Dumas&nbsp;; l&rsquo;emprisonnement de son fr&egrave;re qui &agrave; la r&eacute;ussite de son entreprise d&rsquo;&eacute;levage de chevaux a &eacute;t&eacute; accus&eacute; injustement d&rsquo;&eacute;liminer un de ses rivaux ; l&rsquo;exil de sa s&oelig;ur qui est partie au Canada&nbsp;; la corruption politique en p&eacute;riode de guerre civile et la destruction du pacte social dans son pays, etc. L&rsquo;autre axe narratif qui inscrit les actions dans la p&eacute;riode poste guerre, esquisse les quotidiens de Yama et son amour virtuel, impos&eacute; par l&rsquo;&eacute;tat de solitude et de peur qui ont suivi &laquo;&nbsp;la&nbsp;d&eacute;cennie noire&nbsp;&raquo; en Alg&eacute;rie. De la sorte, le r&eacute;cit, par des analepses r&eacute;currentes fait appara&icirc;tre les r&eacute;flexions de l&rsquo;h&eacute;ro&iuml;ne sur la situation sociale, politique et religieuse de l&rsquo;Alg&eacute;rie dans deux p&eacute;riodes historiques distinctes&nbsp;: &laquo;&nbsp;guerre civile&nbsp;&raquo; faisant partie de l&rsquo;Histoire r&eacute;elle de l&rsquo;Alg&eacute;rie (1992-2002) mettant en confrontation les Islamistes contre les alli&eacute;s du Pouvoir politique, et la &laquo;&nbsp;guerre silencieuse&nbsp;&raquo; invent&eacute;e par la narration relatant les effets qui ont succ&eacute;d&eacute; &agrave; ce conflit.</p> <p>Dans Les D&eacute;sorient&eacute;s Maalouf inscrit ses personnages dans un contexte de guerre civile, mais dans une r&eacute;gion g&eacute;ographique vaste qu&rsquo;il appelle le&nbsp;&laquo; Levant&nbsp;&raquo;. Bien que le lecteur puisse facilement deviner qu&rsquo;il s&rsquo;agit du pays natal de l&rsquo;auteur ( le Liban), pourtant le roman ne cite jamais ce pays pour g&eacute;n&eacute;raliser cette situation de conflit civil &agrave; tous les pays o&ugrave; un &eacute;v&eacute;nement pareil peut perturber la stabilit&eacute; de ses habitants selon les propres mots de Maalouf. Ainsi, l&rsquo;intrigue est tiss&eacute;e autour d&rsquo;un retour du personnage-narrateur, install&eacute; &agrave; Paris depuis 25 ans, au pays d&rsquo;origine o&ugrave; ce dernier en &eacute;voquant le contexte de la guerre civile au Levant/Liban raconte la dispersion de son groupe d&rsquo;ami de jeunesse&nbsp;&laquo;&nbsp;le cercle des Byzantin&nbsp;&raquo;. Sur le plan de la narration, deux voix se relaient&nbsp;: la premi&egrave;re est celle d&rsquo;Adam narrateur-scripteur autodi&eacute;g&eacute;tique assumant le r&eacute;cit de sa propre existence dans le cadre de la di&eacute;g&egrave;se et puis celle d&rsquo;un narrateur extradi&eacute;g&eacute;tique, omniscient et anonyme assumant le r&ocirc;le d&rsquo;un commentateur du texte d&rsquo;Adam qu&rsquo;il aurait trouv&eacute; lors de l&rsquo;accident de voiture qui survient &agrave; la fin de l&rsquo;histoire. Adam, professeur d&rsquo;histoire &agrave; Paris ayant 47 ans, raconte &agrave; la premi&egrave;re personne son retour au pays d&rsquo;origine durant 16 jours entre le 20 avril et le 5 mai, &eacute;ventuellement en 2001 et dont l&rsquo;histoire remonte aux ann&eacute;es qui pr&eacute;c&egrave;dent la guerre civile libanaise. Dans le roman, l&rsquo;ordre des &eacute;v&eacute;nements n&rsquo;est pas celui du r&eacute;cit, le recours &agrave; l&rsquo;analepse permet au narrateur-personnage de mener une narration ant&eacute;rieure au r&eacute;cit tout en relatant ses quotidiens d&rsquo;une mani&egrave;re lin&eacute;aire durant 16 jours d&rsquo;o&ugrave; la division du roman en partie selon l&rsquo;ordre des jours. L&rsquo;histoire commence avec Tania qui, par appel t&eacute;l&eacute;phonique, sollicite Adam &agrave; rentrer &agrave; son pays natal pour visiter Mourad , son &laquo;&nbsp;ancien&nbsp;&raquo; ami qui agonisait suite &agrave; une maladie chronique. De retour &agrave; son pays, et suite &agrave; la mort de Mourad, Adam tente d&rsquo;organiser des retrouvailles avec ses amis de jeunesse. Il se met &agrave; prendre contact par messages (e-mails) avec ses amis pour les faire r&eacute;unir dans leur pays natal. En fait, dans le r&eacute;cit les instances des narrateurs sont facilement identifiables, et parfois celles du narrataire. En effet, par un &laquo;&nbsp;dialogisme montr&eacute;e&nbsp;&raquo; (Calas, 2007, p. 71), l&rsquo;instance narrataire qui fait appara&icirc;tre le destinataire d&eacute;nomm&eacute; par le narrateur sont identifiable gr&acirc;ce &agrave; plusieurs proc&eacute;d&eacute;s linguistiques dont les guillemets et l&rsquo;italique et ce tout au long du roman suivant le mod&egrave;le d&rsquo;un roman &eacute;pistolaire. Ainsi les voix des narrateurs et des personnages mettent en relief deux discours antith&eacute;tiques sur le conflit civil&nbsp;: le discours des enracin&eacute;s et celui des exil&eacute;s.</p> <p>Il est &eacute;vident que les intrigues des deux &oelig;uvres s&rsquo;inspirent fortement d&rsquo;un fait historique et social bien pr&eacute;cis ce qui nous obligent &agrave; signaler que, d&rsquo;une part et comme le souligne Magny Claude-Edmonde, dans Le roman historique, le r&eacute;cit s&rsquo;appuie sur &laquo;&nbsp;des exp&eacute;riences individuelles et des destin&eacute;es humaines&nbsp;&raquo; ce qui en fait un &laquo;&nbsp;roman&nbsp;&raquo; et d&rsquo;autre part, il expose les conflits sociaux ou politiques &laquo;&nbsp;d&rsquo;une &eacute;poque donn&eacute;e&nbsp;&raquo;, appuyant de la sorte l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;un roman &agrave; vis&eacute;e&nbsp;&laquo; historique&nbsp;&raquo; (2000, p.&nbsp;4.), mais aussi sociale et politique. Autrement dit avec Isabelle Durand -Le Guernn, la premi&egrave;re particularit&eacute; d&rsquo;un&nbsp; roman, accentuant son aspect historique, c&rsquo;est &laquo;&nbsp;sa dimension r&eacute;f&eacute;rentielle, dans la mesure o&ugrave; la r&eacute;alit&eacute; v&eacute;cue vient nourrir le r&eacute;cit propos&eacute;&nbsp;&raquo;, une d&eacute;finition qui reste incompl&egrave;te selon elle car, l&rsquo;&eacute;tude de la r&eacute;alit&eacute; &laquo;&nbsp;rel&egrave;ve du domaine d&rsquo;&eacute;tude des historiens&nbsp;&raquo; (2008, p.&nbsp;9).Toutefois, Laredj inscrit explicitement ses personnages dans une Histoire r&eacute;elle de l&rsquo;Alg&eacute;rie ce qui est moins pr&eacute;sent chez Maalouf qui bien que tous les indices orientent le lecteur vers la guerre civile libanaise, cependant, l&rsquo;auteur se suffit d&rsquo;y faire allusion. Si l&rsquo;inscription de l&rsquo;intrigue dans le cadre d&rsquo;un &eacute;v&eacute;nement historique expose le r&eacute;cit &agrave; la v&eacute;rifiabilit&eacute; de l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement historique par le lecteur ou par l&rsquo;historien, Laredj n&rsquo;accorde pas assez d&rsquo;importance &agrave; certains faits historiques et politiques majeurs qui ont perturb&eacute; l&rsquo;Alg&eacute;rie comme l&rsquo;assassinat du pr&eacute;sident Mohamed Boudiaf (1919-1992) auquel il se contente de faire allusion dans sa narration. De plus, cette fiction, et cela est valable pour Les D&eacute;sorient&eacute;s, ne met pas en en sc&egrave;ne des personnages historiques comme c&rsquo;est le cas &agrave; titre d&rsquo;exemple avec son roman Le Livre de l&rsquo;Emir (2009) o&ugrave; il se livre &agrave; narrer la biographie de l&rsquo;Emir Abdoulkader (1808-1883) et sa lutte contre l&rsquo;occupant fran&ccedil;ais. Dans Le Royaume du papillon autant que dans Les D&eacute;sorient&eacute;s, l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement historique incarne un cadre qui participe &agrave; mettre en crise les personnages romanesques, il fait ainsi partie int&eacute;grante de l&rsquo;intrigue du roman. Cependant, d&rsquo;apr&egrave;s la d&eacute;marche narrative, l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t romanesque prime sur la v&eacute;racit&eacute; historique ce qui donne plus de libert&eacute; &agrave; l&rsquo;&eacute;crivain pour repr&eacute;senter des exp&eacute;riences humaines pendant la guerre civile et se positionner &agrave; travers son &eacute;criture critique. Ainsi Maalouf inscrit la r&eacute;flexion du groupe &laquo;&nbsp;cercle des Byzantins&nbsp;&raquo; contre l&rsquo;exacerbation des identit&eacute;s et Laredj &agrave; son tour &eacute;galement inscrit les membres du groupe musical &laquo;&nbsp;d&eacute;p&ocirc;t-Jazz&nbsp;&raquo; (2013, p.13) dans une d&eacute;marche oppos&eacute;e au Pouvoir politique et/ou contre l&rsquo;&eacute;mergence des mouvements islamistes.</p> <p>Dans la m&ecirc;me optique, comme le dit Dorrit Cohn par rapport &agrave; l&rsquo;analyse de l&rsquo;incipit de l&rsquo;Education sentimentale de Flaubert, m&ecirc;me si le r&eacute;cit fournit des d&eacute;tails pr&eacute;cis sur le temps historiques et l&rsquo;espace g&eacute;ographique bien nomm&eacute; chez Laredj au contraire du roman de Maalouf, cette fiction se caract&eacute;rise par son caract&egrave;re &laquo;&nbsp;non r&eacute;f&eacute;rentiel&nbsp;&raquo;. S&rsquo;agissant d&rsquo;un r&eacute;cit fictionnel relatant le destin d&rsquo;une famille en guerre civile ou d&rsquo;un cercle d&rsquo;ami, il faudrait observer deux points &agrave; propos de cette fiction : &laquo;&nbsp;ses r&eacute;f&eacute;rences au monde ext&eacute;rieur au texte ne sont pas soumise au crit&egrave;re d&rsquo;exactitude&nbsp;&raquo;&nbsp;et &laquo;&nbsp;elle ne se r&eacute;f&egrave;re pas exclusivement au monde r&eacute;el, ext&eacute;rieur au texte &raquo; (Cohn, 2001, p.&nbsp;31).&nbsp; Cela nous pousse &agrave; se demander comment le roman d&eacute;veloppe-il sa propre pens&eacute;e pour formuler une position critique&nbsp;concernant le politique et le religieux dans les soci&eacute;t&eacute;s arabes ? Le discours litt&eacute;raire parvient-il &agrave; formuler une pens&eacute;e purement conceptuelle ou engage-il le r&ocirc;le du lecteur dans le processus de l&rsquo;interpr&eacute;tation des faits&nbsp;?</p> <h2>La pens&eacute;e fictionnalis&eacute;e du roman&nbsp;: repenser le religieux et le politique en crise civile&nbsp;?</h2> <p>Dans Le royaume du papillon, la narration prise en charge par Yama, et qui varie les points de vue des personnages, met en confrontation trois discours fortement oppos&eacute;s qui sont, d&rsquo;apr&egrave;s une simple observation, inspir&eacute;s d&rsquo;une r&eacute;alit&eacute; sociale en Alg&eacute;rie&nbsp;: le discours politique, celui des cultiv&eacute;s et celui des civiles. A ce propos, il faudrait entendre par discours, non pas le contraire du r&eacute;cit d&rsquo;apr&egrave;s le sens donn&eacute; par G&eacute;rard Genette (1972), mais le texte litt&eacute;raire lui-m&ecirc;me incarnant l&rsquo;objet culturel qui se saisit comme texte, produit par &laquo;&nbsp;un &eacute;metteur&nbsp;&raquo;, en liaison de principe avec un &laquo;&nbsp;r&eacute;cepteur&nbsp;&raquo;. C&rsquo;est ce discours-l&agrave; qui nous occupe et qui constitue la mati&egrave;re s&eacute;miostylistique du roman (Viala et Molini&eacute;, 1993, p.&nbsp;9). D&rsquo;apr&egrave;s ce roman, il est possible de d&eacute;duire trois fonctions &agrave; ce discours&nbsp;:&nbsp; la fonction politique incarnant les alli&eacute;s du Pouvoir, repr&eacute;sent&eacute;&eacute; m&eacute;taphoriquement et par intertextualit&eacute; avec le texte de Geothe (1828 ) par M&eacute;phistoph&eacute;l&egrave;s. Cette intertextualit&eacute; explicite, per&ccedil;ue &agrave; la fois comme &laquo;&nbsp;dynamique textuelle&nbsp;&raquo; (Pi&eacute;gay, 2002, p.&nbsp;10.) et &laquo;&nbsp;un syst&egrave;me de relation&nbsp;&raquo; &raquo; (Ibid., p.&nbsp;13.)&nbsp; Avec d&rsquo;autres cultures et d&rsquo;autres textes, participe &agrave; cr&eacute;er &laquo;&nbsp;le monde des r&eacute;f&eacute;rences&nbsp;&raquo; de la fiction d&rsquo;une mani&egrave;re qu&rsquo;on peut qualifier &laquo;&nbsp;inter-fictionnelle&nbsp;&raquo; &eacute;labor&eacute;e par l&rsquo;&eacute;crivain pour constituer chez les lecteurs un acc&egrave;s &agrave; un monde fictionnel d&eacute;j&agrave; constitu&eacute; et &eacute;labor&eacute; (Lavocat, 2016, p.390). Cette intertextualit&eacute; explicite traduit une repr&eacute;sentation n&eacute;gative des tenants du discours politique qui n&rsquo;interviennent pas directement dans la narration. Leur discours, rapport&eacute; au style indirect ou indirect libre est pris en charge &agrave; tour de r&ocirc;le par deux personnages&nbsp;: Yama et Fadi. Ce faisant, la narratrice d&eacute;l&egrave;gue sa voix &agrave; des personnages, homonymes, pr&eacute;sent&eacute;s par leur fonction administrative ou politique pour donner des images r&eacute;currentes du fonctionnement du r&eacute;gime politique ce qui permet de le critiquer. En fait, L&rsquo;&Eacute;tat, en arabe&nbsp;&laquo;&nbsp;Dawlah&nbsp;&raquo;, un lexique utilis&eacute; tout au long du r&eacute;cit, est compar&eacute; &agrave; M&eacute;phistoph&eacute;l&egrave;s, une incarnation physique du diable dans le texte de Goethe, la narratrice s&rsquo;y r&eacute;f&egrave;re pour diaboliser le r&eacute;gime qui tente de manipuler certaines &eacute;lites cultiv&eacute;es dans la diaspora et au pays. Pour adh&eacute;rer &agrave; ce combat, l&rsquo;auteur a consacr&eacute; tout un chapitre (VII) &laquo;&nbsp;A l&rsquo;enfer Faust et M&eacute;phistoph&eacute;l&egrave;s&nbsp;&raquo; (Laredj, 2013, p.345), pour r&eacute;cuser les deux discours&nbsp;;&nbsp;le p&eacute;ritexte, &agrave; valeur majoritairement th&eacute;matique (Genette, 1987), signale une complicit&eacute; directe de l&rsquo;auteur &agrave; la pens&eacute;e qu&rsquo;il veut faire passer par son personnage auquel le lecteur est invit&eacute; &agrave; s&rsquo;identifie.</p> <p>Le deuxi&egrave;me discours, celui des cultiv&eacute;s, est incarn&eacute; par Fadi, renomm&eacute; par Yama &laquo;&nbsp;Faust&nbsp;&raquo; pour &eacute;claircir la complicit&eacute; entre les deux partis Etat/cultiv&eacute;. La situation d&rsquo;&eacute;nonciation dans le texte et le recours &agrave; l&rsquo;ironie &agrave; plusieurs reprises contribuent au d&eacute;veloppement d&rsquo;une double critique envers ces deux discours donnant lieu &agrave; un contre-discours adopt&eacute; par la narratrice. Le troisi&egrave;me discours qui semble plus dominant &agrave; travers lequel le lecteur peut deviner clairement le double positionnement auteur/&eacute;metteur, pris en charge directement par Yama, c&rsquo;est le discours des civiles opprim&eacute;s, la majorit&eacute; du peuple alg&eacute;rien qui n&rsquo;&eacute;tait pas &agrave; l&rsquo;origine de ce conflit civil, comme en atteste le discours de Si Zoubire rapport&eacute; par sa fille en fran&ccedil;ais&nbsp;: &laquo;&nbsp;ce n&rsquo;est pas une guerre civile, mais contre les civils&nbsp;&raquo; (Laredj, 2013, p.97). Ce discours, incarn&eacute; par Yama, traduit un &eacute;tat de perte de rep&egrave;re, et exprime une faiblesse et d&eacute;ception de la narratrice. Tout d&rsquo;abord, d&eacute;ception amoureuse car elle &eacute;tait pi&eacute;g&eacute;e par Rahim qui se fait passer pour Fadi sur les r&eacute;seaux sociaux, et puis d&eacute;ception au niveau du r&eacute;gime qui se reproduit par le retour du v&eacute;ritable Fadi et la projection &agrave; Alger de sa pi&egrave;ce de th&eacute;&acirc;tre sur la guerre civile en Espagne. L&rsquo;&eacute;tat d&rsquo;&acirc;me de la narratrice refl&egrave;te une d&eacute;ception sociale r&eacute;elle en Alg&eacute;rie &agrave; l&rsquo;&eacute;gard d&rsquo;un pays qui ne parvient pas &agrave; r&eacute;aliser sa stabilit&eacute; politique et sociale.&nbsp; D&rsquo;ailleurs, le discours religieux, bien que rep&eacute;rable dans le roman &agrave; travers le point de vue de Yama, il se r&eacute;f&egrave;re &agrave; des personnages radicalis&eacute;s et homonymes. Ce discours, ironiquement, est toujours n&eacute;gativement connot&eacute; et n&rsquo;est jamais pris en charge par un personnage contrairement &agrave; Maalouf.</p> <p>L&rsquo;articulation entre les trois principaux discours &agrave; travers la pluralit&eacute; des voix narratives, permet &agrave; l&rsquo;auteur de faire &eacute;merger progressivement une voix narrative dominante pour v&eacute;hiculer une identit&eacute; f&eacute;minine bless&eacute;e, impuissante, pr&eacute;sent&eacute; par un substantif r&eacute;ductif &laquo;&nbsp;Pharmaci&acirc;na d&eacute;riv&eacute; du fran&ccedil;ais et arabis&eacute; par l&rsquo;auteur. Cette voix dominante met en cause &agrave; la fois le discours religieux et le discours politique chez certains partis en conflit pour gouverner le pays. La mise en parall&egrave;le de ces trois discours en variant le registre de langue entre arabe standard, dialectal et aussi en fran&ccedil;ais, fonde une polyphonie &eacute;nonciative qui proc&egrave;de &agrave; varier la focalisation ou les points de vue. La narratrice autodi&eacute;g&eacute;tique tout au long de l&rsquo;histoire, donne la parole aux personnages pour rajouter des explications extradi&eacute;g&eacute;tiques r&eacute;elles sur la p&eacute;riode de guerre. Les r&eacute;f&eacute;rences spatio-temporelles : les dates, les quartiers, les &eacute;tablissements, p&eacute;riode de guerre civile, renvoient le lecteur &agrave; la ville r&eacute;elle d&rsquo;Alger. Ce faisant, l&rsquo;auteur tend &agrave; g&eacute;n&eacute;rer un chevauchement entre factualit&eacute; et fictionnalit&eacute; ce qui cr&eacute;e l&rsquo;effet que le monde fictionnel &eacute;mane d&rsquo;un monde r&eacute;el dans la pens&eacute;e du lecteur. Autrement dit, le lecteur le re&ccedil;oit en tant que monde possible (Lavocat, 2016, p. 387). Pour cela la narration le pousse &agrave; s&rsquo;identifier &agrave; la narratrice-personnage et adopter son point de vue. Dans cette strat&eacute;gie, l&rsquo;auteur qui adopte le point de vue de sa narratrice, lui donne la parole sur les connaissances r&eacute;elles qu&rsquo;il conna&icirc;t sur la soci&eacute;t&eacute; alg&eacute;rienne ce qui constitue un espace de pens&eacute;e critique diff&eacute;rent des autres formes du discours sur le religieux et le politique dans la culture arabo-musulman.</p> <p>Dans le roman, Yama dont l&rsquo;imaginaire est nourrie par sa lecture des classiques occidentales et des histoires que lui raconte sa m&egrave;re, a tendance &agrave; exercer une auto-r&eacute;flexion par la suppression de l&rsquo;ant&eacute;c&eacute;dent historique ou culturel de chaque pr&eacute;nom des principaux personnages (Laredj, 2103, p.67). Ainsi, Si Zoubire, son p&egrave;re, elle le renomme (Zorba), par intertextualit&eacute; avec Alexis Zorba (Zorba&nbsp; le&nbsp; Grec) (Kazantazk&iuml;s, 2015[1946]) pour assimiler le caract&egrave;re de son p&egrave;re &agrave; celui de Zorba. De m&ecirc;me, Fadi, son amoureux virtuel, elle le renomme (Faust), Farigeah, sa m&egrave;re, (Vergy) par intertextualit&eacute; avec Virginia Woolf, Marria (Causette), Daoud, son ancien amoureux juif, (Dive), etc. De cette mani&egrave;re, le pr&eacute;nom qu&rsquo;elle choisit s&rsquo;accorde &agrave; la fois avec la fonction narrative du personnage dans le roman, et v&eacute;hicule une pens&eacute;e critique envers les traditions culturelles. Pour son p&egrave;re renomm&eacute; &laquo;&nbsp;Zorba&nbsp;&raquo;, la r&eacute;f&eacute;rence inter-fictionnelle tend &agrave; en occulter l&rsquo;ant&eacute;c&eacute;dent arabo-musulmane. En effet, le pr&eacute;nom &laquo;&nbsp;Si Zoubir&nbsp;&raquo; fait appel dans l&rsquo;imaginaire des musulmans &agrave; un des compagnons du Proph&egrave;te de l&rsquo;islam qui s&rsquo;appelait &laquo; al-Zubayr ibn al-Awwam &raquo;, un guerrier fid&egrave;le &agrave; sa religion. Yama voit que son p&egrave;re d&eacute;teste la guerre comme elle, voil&agrave; pourquoi, &agrave; travers la di&eacute;g&egrave;se, le lecteur peut apercevoir qu&rsquo;elle voulait d&eacute;pouiller &agrave; son p&egrave;re une certaine appartenance religieuse et/ou un caract&egrave;re de combattant que lui accorde le statut historique d&rsquo;un nom. Ce proc&eacute;d&eacute; textuel dynamise la vis&eacute;e narrative par le syst&egrave;me de relation que cr&eacute;e l&rsquo;intertextualit&eacute; au niveau linguistique interne du texte aussi bien qu&rsquo;au niveau extra-linguistique d&rsquo;ordre culture o&ugrave; le discours litt&eacute;raire fonctionne comme univers &laquo;&nbsp;esth&eacute;tic-id&eacute;ologique &raquo; (Viala et Molini&eacute;, 1993, p.19). Cela peut nous conduire au constat suivant&nbsp;: Yama veut r&eacute;aliser une rupture avec l&rsquo;h&eacute;ritage du pass&eacute; auquel renvoie le pr&eacute;nom de son p&egrave;re dont le caract&egrave;re ressemble &agrave; celui de &laquo;&nbsp;Zorba&nbsp;&raquo;, une figure litt&eacute;raire qu&rsquo;elle appr&eacute;cie bien m&ecirc;me si elle appartient &agrave; un univers culturel diff&eacute;rent. Dans ce sens, la pens&eacute;e du roman se distingue aux autres formes de discours o&ugrave; &agrave; travers la fiction, la narratrice met en sc&egrave;ne une pens&eacute;e &laquo;&nbsp;h&eacute;sitante&nbsp;&raquo; (Dufour, 2010, p. 37) qui puisse s&rsquo;interpr&eacute;ter diff&eacute;remment, en plusieurs sens, sans qu&rsquo;elle s&rsquo;enferme dans une seule signification conceptuelle.&nbsp; D&rsquo;une part, son discours tendrait &agrave; r&eacute;aliser une rupture avec le pass&eacute; religieux et adopter une pens&eacute;e s&eacute;culi&egrave;re inspir&eacute;e par ses lectures de la culture occidentale. A cet &eacute;gard, le roman fait r&eacute;f&eacute;rence &agrave; de nombreuses figures litt&eacute;raires occidentales, r&eacute;elles ou/et imaginaires, &agrave; titre d&rsquo;exemple, le po&egrave;te fran&ccedil;ais Boris Vian (1920-1959) et Virgina Woolf, &eacute;crivaine britannique (1882-1941), ce qui permettrait de mettre en valeur le dialogue entre la culture occidentale et arabo-musulmane. D&rsquo;autre part, dans les moments de peur, de perte de rep&egrave;re, la narratrice s&rsquo;incline au Texte religieux (Coran) qui la calme et l&rsquo;aide &agrave; r&eacute;cup&eacute;rer sa stabilit&eacute; psychologique. C&rsquo;est la particularit&eacute; de la pens&eacute;e du roman selon Philippe Dufour qui dans Le roman est un songe la d&eacute;crit de la sorte&nbsp;: &laquo;&nbsp;le propre de la pens&eacute;e romanesque&nbsp;&raquo; est d&rsquo;&ecirc;tre &laquo;&nbsp;h&eacute;sitante&nbsp;&raquo; et &laquo;&nbsp;perplexe&nbsp;&raquo; ou &laquo;&nbsp;inqui&egrave;te &raquo; (Ibid., p.34) o&ugrave; la multitude des voix narratives exposent plusieurs points de vue sur le fait de penser le politique et le religieux. De cette mani&egrave;re la narration accorde aux personnages deux ant&eacute;c&eacute;dents, l&rsquo;une arabo-musulman et l&rsquo;autre occidental pour exprimer une appartenance &agrave; ces deux mondes civilisationnels.&nbsp;&nbsp;</p> <p>Dans Les D&eacute;sorient&eacute;s de Maalouf, la narration, &agrave; travers les t&eacute;moignages et les r&eacute;cits de vie du groupe d&rsquo;ami &laquo; le cercle des Byzantin&nbsp;&raquo;, met en opposition deux discours, le premier discours au style direct est celui du narrateur-personnage o&ugrave; le lecteur peut deviner facilement que l&rsquo;auteur s&rsquo;y projette&nbsp;; le deuxi&egrave;me c&rsquo;est celui de Mourad et son &eacute;pouse Tania. Autrement dit, le discours des exil&eacute;s et le discours des enracin&eacute;s. De la sorte, le narrateur-personnage Adam en opposant deux logiques par l&rsquo;utilisation stylistique de multiples figures d&rsquo;opposition dont l&rsquo;antith&egrave;se : &laquo;&nbsp;fid&eacute;lit&eacute;&nbsp;&raquo; # &laquo;&nbsp;trahison&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;rester&nbsp;&raquo; # &laquo;&nbsp;partir&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;mains propres&nbsp;&raquo; # &laquo;&nbsp;mains sales&nbsp;&raquo; &laquo;&nbsp;enracinement&nbsp;&raquo; # &laquo;&nbsp;d&eacute;racinement&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;Orient&nbsp;&raquo; # &laquo;&nbsp;Occident&nbsp;&raquo;, etc., et ce tout au long du roman, d&eacute;veloppe un syllogisme simple&nbsp;:&nbsp; Adam, tout jeune, par fid&eacute;lit&eacute; &agrave; ses principes et valeurs d&eacute;cide de partir pour garder &laquo;&nbsp;les mains propres&nbsp;&raquo; (Maalouf, 2012, p.21) alors que son ami, Mourad, r&eacute;cuse le d&eacute;part sous pr&eacute;texte de pr&eacute;server le pays. Ainsi selon le narrateur il se salie les mains parce qu&rsquo;il entame une ascension sociale politique ill&eacute;gale qualifi&eacute;e comme dans cet &eacute;nonc&eacute; d&rsquo;Adam par une antith&egrave;se : &laquo;&nbsp;les lois de la soci&eacute;t&eacute; ne sont pas celles de la gravit&eacute;, souvent l&rsquo;on tombe vers le haut plut&ocirc;t que vers le bas&nbsp;&raquo; (Ibid., p.184). De la sorte, les strates narratives fondent un dilemme de positionnement entre &laquo;&nbsp;valeurs communes&nbsp;&raquo; et &laquo;&nbsp;int&eacute;r&ecirc;ts priv&eacute;s&nbsp;&raquo; chez le groupe d&rsquo;amis pendant la guerre civile. Le positionnement du narrateur par rapport &agrave; cette crise semble distinct o&ugrave; par fid&eacute;lit&eacute; &agrave; ses valeurs, il opte pour l&rsquo;exil ce qui sous-entend l&rsquo;impossibilit&eacute; de les pr&eacute;server en crise civile. Les valeurs d&rsquo;Adam, comme nous l&rsquo;observons, ne sont pas d&rsquo;ordre religieux, mais plut&ocirc;t moral et humain.</p> <p>Par ailleurs, la fiction &agrave; travers le choix des d&eacute;nominations des personnages, tend &agrave; neutraliser les r&eacute;f&eacute;rences religieuses et exprimer une tendance s&eacute;culi&egrave;re chez les personnages. Par exemple, la narration valorise le point de vue de Mo&iuml;se dont le fils Na&iuml;m fait partie du cercle des Byzantin. Mo&iuml;se d&eacute;cide d&rsquo;immigrer au Br&eacute;sil parce qu&rsquo;il s&rsquo;est rendu compte qu&rsquo;il &eacute;tait impossible de vivre au Levant/Liban en assumant deux appartenances oppos&eacute;es, arabe et juif, il dit &agrave; son fils Na&iuml;m en exprimant un souhait de neutraliser la religion et ne pas la prendre comme syst&egrave;me de vie :&nbsp; &laquo;&nbsp;Au lieu que les uns se pr&eacute;nomment Michel ou Georges, les autres Mahmoud ou Abderrahman, et nous Salomon ou Mo&iuml;se, on aurait tous des pr&eacute;noms &lsquo;&rsquo;neutres&rsquo;&rsquo; S&eacute;lim, Fouad, Amin, Sami, Ramzi, ou Na&iuml;m&raquo; (Ibidem).</p> <p>Pour ce dernier et suite &agrave; la cr&eacute;ation de l&rsquo;Etat d&rsquo;Isra&euml;l qu&rsquo;il qualifie par &laquo;&nbsp;d&eacute;sastreuse&nbsp;&raquo; (Ibid., p. 286) pour sa communaut&eacute;, la narration montre qu&rsquo;il lui est difficile de d&eacute;velopper un &laquo; sentiment national &raquo; au sens donn&eacute; par Herv&eacute; Marchal (2012). Il est ainsi &eacute;vident que Maalouf a voulu exprimer &agrave; travers la pluralit&eacute; des appartenances ethniques et religieuses, mise en accord avec la pluralit&eacute; des voix narratives, la difficult&eacute; de d&eacute;velopper un sentiment national dans un pays comme le Liban. Comme le souligne Marchal, l&rsquo;impossibilit&eacute; de d&eacute;velopper un fort sentiment national dans un pays donn&eacute;e, fait &eacute;merger une &laquo;&nbsp;revendication identitaire&nbsp;&raquo; qui est susceptible de d&eacute;boucher sur des conflits sanglants comme ce qui s&rsquo;est pass&eacute; au Liban suite &agrave; la d&eacute;b&acirc;cle de 1967 mettant en opposition Juifs et Arabes. L&rsquo;impossibilit&eacute; de d&eacute;velopper de tel sentiment national, dans le cas du Liban, se traduit par &laquo; une oscillation quasi in&eacute;vitable entre identit&eacute; nationale et identit&eacute; ethnique pour se d&eacute;finir &raquo; (Marchal, 2012, p.104). En effet, la fragilit&eacute; du syst&egrave;me politique au Liban, bas&eacute; sur &laquo;&nbsp;la d&eacute;mocratie en consensus&nbsp;&raquo;, a impos&eacute; aux diff&eacute;rentes communit&eacute;s &agrave; chercher un refuge dans leur appartenance religieuse ou communautaire pour se prot&eacute;ger. De ce point de vue, l&rsquo;appartenance ethnique ou religieuse prime sur l&rsquo;appartenance nationale, c&rsquo;est pourquoi et pour exprimer un refus &agrave; ce m&eacute;canisme identitaire, la pens&eacute;e du roman se cristallise &agrave; travers la pluralit&eacute; des voix narratives dans les D&eacute;sorient&eacute;s qui met en valeur une identit&eacute; plurielle qui s&rsquo;accord avec la citoyennet&eacute;. Dans cette orientation, Adam affirme dans le roman que l&rsquo;appartenance religieuse pour les Juifs ou les Arabes ne doit pas &ecirc;tre collective mais individuelle et ce pour cr&eacute;er une soci&eacute;t&eacute; civile non religieuse ou ethnique. Pour rendre tangible cette id&eacute;e, le narrateur d&eacute;l&egrave;gue sa voix &agrave; Mo&iuml;se qui se pr&eacute;sente comme personnage intradi&eacute;g&eacute;tique et le laisse s&rsquo;exprimer au discours direct. Cette multiplicit&eacute; des voix narrative propose un certain syst&egrave;me de coexistence qui n&rsquo;exclut aucune composante de la soci&eacute;t&eacute; d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t d&rsquo;examiner l&rsquo;appartenance des membres du cercle des Byzantin qui sous-entend un mod&egrave;le pour la soci&eacute;t&eacute; libanaise.<br /> La r&eacute;volution contre l&rsquo;h&eacute;ritage paternel, par Adam (en refusant de fonder une lign&eacute;e comme l&rsquo;a pr&eacute;vu son p&egrave;re) et par Mo&iuml;se (en refusant de pr&eacute;nommer son fils &laquo;&nbsp;Ezra&raquo;) dans le roman se traduirait par une volont&eacute; de d&eacute;finir l&rsquo;identit&eacute; en dehors de la religion ce qui permettrait de d&eacute;velopper un r&eacute;el sentiment national et cr&eacute;er une soci&eacute;t&eacute; civile ni religieuse ni ethnique. Cela confirme notre hypoth&egrave;se selon laquelle, en citant le r&eacute;cit de Mo&iuml;se, un r&eacute;cit ench&acirc;ss&eacute; au r&eacute;cit ench&acirc;ssant/encadrant (Genette, 1972), que la pens&eacute;e du roman &agrave; travers ses personnages conteste cet h&eacute;ritage traditionnel des anc&ecirc;tres et se projette dans une pens&eacute;e s&eacute;culi&egrave;re inspir&eacute;e de l&rsquo;exp&eacute;rience europ&eacute;enne comme nous pouvons d&eacute;duire de la parole d&rsquo;Adam&nbsp;: &laquo;&nbsp;Nous proclamions voltairiens, camusiens, sartriens, nietzsch&eacute;ens ou surr&eacute;alistes, nous sommes redevenus chr&eacute;tiens, musulmans ou juifs (&hellip;)&raquo; (Maalouf, 2012, p.35)</p> <p>Le positionnement du narrateur par rapport &agrave; la religion semble &eacute;vident o&ugrave; en citant quatre penseurs europ&eacute;ens, en fonction d&rsquo;&eacute;pith&egrave;te, fait allusion &agrave; leur critique s&eacute;v&egrave;re de la religion et qui veut valoriser une vision s&eacute;culi&egrave;re du monde. La guerre civile vient mettre en crise toute cette pens&eacute;e ouverte au monde, les communaut&eacute;s libanais se replient chacune sur son identit&eacute; religieuse et n&rsquo;arrivent pas mettre en valeur une identit&eacute; nationale.<br /> Pour conclure, comme nous avons tent&eacute; de montrer, les deux romans ont mis en sc&egrave;ne des personnages ancr&eacute;s dans leur milieu social ce qui a permis aux deux auteurs d&rsquo;exercer une critique sociale fondamentale (Z&eacute;raffa, 1971, p.35). Les personnages dont la voix narrative domine sont des personnages bless&eacute;s, effondr&eacute;s, nostalgique, et notamment faibles ce qui refl&egrave;te l&rsquo;&eacute;tat d&rsquo;&acirc;me g&eacute;n&eacute;ral qui r&eacute;gnait dans les deux contextes de guerres civiles. Le h&eacute;ros maaloufien ou laredjien n&rsquo;est pas ma&icirc;tre de son destin, mais bien qu&rsquo;opprim&eacute; par la soci&eacute;t&eacute;, il parvient &agrave; valoriser sa pens&eacute;e. La narration a montr&eacute; que l&rsquo;alternatif &agrave; ce conflit civil propos&eacute; par Maalouf, c&rsquo;&eacute;tait l&rsquo;exil et le d&eacute;racinement &eacute;tant donn&eacute; qu&rsquo;il valorisait le point de vue d&rsquo;Adam, alors que chez Laredj, c&rsquo;&eacute;tait l&rsquo;enracinement et le refus de l&rsquo;exil. Cela peut traduire d&rsquo;une certaine mani&egrave;re, leurs parcours personnels en tant qu&rsquo;&eacute;crivains arabes de deux expressions, fran&ccedil;aise et arabe.</p> <p>Par contre l&rsquo;excipit dans Les D&eacute;sorient&eacute;s, souligne une perte de connaissance du narrateur interne Adam qui, suite &agrave; un accident de voiture, entre en comas, l&agrave; le narrateur externe commente&nbsp;: &laquo;&nbsp;comme son pays, comme cette plan&egrave;te&nbsp;&raquo; [&hellip;] &laquo;&nbsp;En sursis, comme nous tous.&nbsp;&raquo; (Maalouf, 2012, p. 526) pour signaler, soudain, un d&eacute;nouement &eacute;nigmatique, mais ouvert o&ugrave; le lecteur conna&icirc;tra la fin de l&rsquo;histoire quand Adam se sera r&eacute;veill&eacute;. A ce propos romanesque, nous pouvons dire avec Franck Sal&uuml;n, que Les D&eacute;sorient&eacute;s d&eacute;veloppe une fiction &laquo;&nbsp;pensante&nbsp;&raquo; qui &laquo;&nbsp;place le lecteur devant des situations qui sont autant d&rsquo;&eacute;nigmes. Elle le pr&eacute;pare &agrave; entendre un d&eacute;nouement, voire une le&ccedil;on, mais l&rsquo;abandonne au moment de conclure, en refusant de formuler explicitement une doctrine&nbsp;&raquo;. En cela, ce jeu onomastique et le d&eacute;nouement ouvert du roman font penser et donne[ent] &agrave; penser (Sal&uuml;n, 2013[2010], p.61), mais ils ne formulent pas de pens&eacute;e conceptuelle comme nous l&rsquo;avons pr&eacute;sent&eacute; plus haut concernant la Tradition culturelle et religieuse selon Laroui et al-Jaberi. C&rsquo;est &agrave; travers cette pens&eacute;e fictionnalis&eacute;e qui s&rsquo;est concr&eacute;tis&eacute; par les moyens formels de la litt&eacute;rature &agrave; travers l&rsquo;intertextualit&eacute; chez Laredj et la polyphonie chez Maalouf que le savoir romanesque s&rsquo;est construit en accordant plus d&rsquo;importance au lecteur qui &agrave; lui seulement revient la t&acirc;che d&rsquo;activer l&rsquo;action et d&eacute;duire la cons&eacute;quence.</p> <p>Chez Laredj, la pens&eacute;e qu&rsquo;il cherche &agrave; mettre en &eacute;vidence &agrave; travers la narration des quotidiens d&rsquo;une famille, met en dichotomie une religion politique repr&eacute;sent&eacute;e par des personnages auxquelles la narratrice ne d&eacute;l&egrave;gue pas sa voix, mais elles les rapportent au style indirect libre, avec une religion spirituelle et salvatrice en temps de grandes tensions psychologiques. Nous l&rsquo;avons vu dans le texte, l&rsquo;h&eacute;ro&iuml;ne n&rsquo;applique pas les instructions religieuses, mais elle cherche &agrave; neutraliser la pens&eacute;e religieuse tout en la respectant. Donc le discours litt&eacute;raire fait la diff&eacute;rence entre deux r&eacute;ceptions de la religion, d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, une religion dogmatique, politique et fanatique et d&rsquo;autre c&ocirc;t&eacute;, une religion culturelle, spirituelle qui se traduit par refuge pour la narratrice.</p> <p>Si dans Les D&eacute;sorient&eacute;s, la pens&eacute;e du narrateur est forg&eacute;e par l&rsquo;exil qui d&eacute;double son existence et sa pens&eacute;e entre l&rsquo;Orient et l&rsquo;Occident&nbsp;: il n&rsquo;est ni croyant ni ath&eacute;e, entre deux patries, deux cultures et deux syst&egrave;mes de pens&eacute;e, c&rsquo;est pour exprimer une appartenance multiple et une identit&eacute; plurielle per&ccedil;ue comme ouverture de son ips&eacute;it&eacute; arabe &agrave; son alt&eacute;rit&eacute; occidentale.&nbsp; Tandis que chez Laredj, le d&eacute;doublement de Yama s&rsquo;incarne dans la coexistence dans sa r&eacute;flexion de deux croyances, islam et christianisme, de deux cultures&nbsp;: arabe et europ&eacute;enne comme signe d&rsquo;une appartenance &agrave; deux mondes. De la sorte, les deux personnages-narrateurs Adam et Yama refusent d&rsquo;&ecirc;tre enferm&eacute;s dans un mod&egrave;le religieux ou culturel unique&nbsp;; le mod&egrave;le identitaire qu&rsquo;incarnent les h&eacute;ros maaloufiens ou laredjiens s&rsquo;accordent avec un d&eacute;sir de sortir de la pens&eacute;e en crise dont souffrent les Arabes et &agrave; cause de laquelle ils sont en retard par rapport aux autres civilisations, &agrave; savoir, la pens&eacute;e traditionnelle et la pens&eacute;e europ&eacute;enne.</p> <p>Dans les D&eacute;sorient&eacute;s, l&rsquo;appartenance nationale est affaiblie par la guerre, le Liban ou pour &ecirc;tre pr&eacute;cis, le pays natal du narrateur, le Levant comme territoire, n&rsquo;est plus imagin&eacute; comme un &Eacute;tat, une r&eacute;f&eacute;rence d&rsquo;appartenance&nbsp;; chacun tend &agrave; s&rsquo;identifier par sa communaut&eacute;. Donc, c&rsquo;est l&rsquo;appartenance &agrave; l&rsquo;&Eacute;tat dans sa notion moderne qui est mise en crise&nbsp;; l&rsquo;appartenance &agrave; un corps social unique repr&eacute;sent&eacute; par l&rsquo;&Eacute;tat est dissoute, elle est remplac&eacute;e par des appartenances aux structures traditionnelles qui cohabitaient avant la guerre dans le cadre de l&rsquo;&Eacute;tat, mais une fois la guerre d&eacute;clench&eacute;e, elles commencent &agrave; se confronter &agrave; cause de l&rsquo;absence de ce cadre.</p> <p>La crise au Liban n&rsquo;est plus entre le cadre de l&rsquo;&Eacute;tat et les individus comme en Alg&eacute;rie selon Le Royaume du papillon, mais le conflit devient interethnique, intercommunautaire. En Plus, l&rsquo;&Eacute;tat dans sa forme politique ne peut r&eacute;aliser l&rsquo;&eacute;galit&eacute; entre les individus&nbsp;; chacun cherche &agrave; les r&eacute;gler &agrave; sa mani&egrave;re comme il a fait Mourad dans Les D&eacute;sorient&eacute;s. &Eacute;galement, dans Le royaume du papillon, Si Zoubire, Yama, Rayan, Vergy, Fadi, Marria, tous les principaux personnages n&rsquo;ont la moindre confiance dans l&rsquo;&Eacute;tat en tant qu&rsquo;organisation politique capable de r&eacute;aliser l&rsquo;&eacute;galit&eacute; et la restauration de l&rsquo;identit&eacute; de l&rsquo;individu alg&eacute;rien. Ce manque de confiance, comme le fait appara&icirc;tre Laredj, s&rsquo;oppose au discours m&eacute;diatique officiel qui cherche de nouveau &agrave; manipuler les alg&eacute;riens.</p> <h2>Bibliographie</h2> <ul> <li>Algeaberi, M. (1994). Introduction &agrave; la critique de la raison arabe. Casablanca: Le Fennec.</li> <li>Arkou, M. (2012). La pens&eacute;e arabe. Paris: Presses Universitaires de France.</li> <li>Brisson, T. (2008). Les intellectuels arabes en France : migrations et &eacute;changes intellectuels. Paris: La Dispute.</li> <li>Calas, F. (2007). Introduction &agrave; la stylistique. Paris: Hachette.</li> <li>Del Fiol, M. (2016). L&rsquo;&eacute;criture africaine de la colonisation fran&ccedil;aise dans Monn&egrave;, outrage et d&eacute;fis d&rsquo;Ahmadou Kourouma : &eacute;preuves, exorcismes. In : Mangeon, A. (dir.). L&rsquo;empire de la litt&eacute;rature: Penser l&rsquo;indiscipline francophone avec Laurent Dubreuil. Rennes PUR Rennes.</li> <li>Del Fiol, M. (2022). Y a-t-il une po&eacute;sie francophone ? Diff&eacute;rence francophone et diff&eacute;rence po&eacute;tique. In: Alix F., Lloze E., Fonkoua, R. (dir.) Po&eacute;sies des francophonies: &eacute;tat des lieux (1960-2020). Paris: Lavosier, 61‑80.</li> <li>Cohn, Dorrit (2001). Le propre de la fiction, Claude Hary-Schaeffe. Paris: Seuil.</li> <li>Dufour, P (2010). Le roman est un songe. Paris: Seuil.</li> <li>Durand-Le Gern, I. (2008). Le roman historique. Paris: Armand Colin.</li> <li>Frangie, Samir. (2012). Voyage au bout de la violence. Paris: Actes Sud.</li> <li>Genette, G. (1972). Figures III. Paris: Seuil.</li> <li>Goethe, J. (2011). Fauste I et II. Paris, Diane de Selliers.</li> <li>Kassab, E. (2010). Contemporary Arab Thought. Cultural Critique in Comparative Perspective. New York: Columbia University Press.</li> <li>Kazantazk&iuml;s, Nikos (2015). Alexis Zorba. Paris: Cambourakis.</li> <li>Laredj, W. (2013). Mamlakate al-f&acirc;racha [Le Royaume du papillon]. Beyrouth: Dar al-Adab.</li> <li>Laredj, W. (2009). Le livre de l&rsquo;Emir. Paris: Actes Sud.</li> <li>Laroui, A. (1982). L&rsquo;id&eacute;ologie arabe contemporaine : essai critique. Paris: &Eacute;ditions Maspero.</li> <li>Laroui, A. (1974). La crise des intellectuels arabes : traditionalisme ou historicisme ?. Paris: La d&eacute;couverte.</li> <li>Lavocat, F. (2016). 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