<div class="entry-content"> <h3>Abstract</h3> <p>In August 1914, Victor Segalen, Jean Lartigue and Auguste Gilbert de Voisins, having completed their successful archaeological mission, were exploring the great loop of the Yangtze, &quot;a pretty white spot on the map of Yunnan&quot;, in southwest China, near the Tibetan border. While his two companions carried out topographical surveys along the river, Segalen, alone with the bulk of the caravan, took an already familiar route over the mountains. He walked through pine forests, &quot;high in altitude and sap&quot;, greeted in the evening by Mossos &quot;with gentle gestures&quot; (5/8/1914, 515). In the quiet of the stage, he devoted himself to his manuscripts and correspondence. He was a happy man. On the day of general mobilization, August 1, he wrote to his son Yvon: &quot;My dear little Yvon, We are no longer in a real Chinese country, but in a country inhabited by people whom the Chinese call savages, and who are not savages at all. They are the Lolos and the Mossos.&quot; (1/8/1914, 509) &quot;All right&quot; - these are the last words of his telegram to Yvonne of August 7 (516) - for him, at this date, the war has not begun.</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;">En ao&ucirc;t 1914, Victor Segalen, Jean Lartigue et Auguste Gilbert de Voisins, apr&egrave;s avoir termin&eacute; leur fructueuse mission arch&eacute;ologique, exploraient la grande boucle du Yangzi, &laquo;&nbsp;un joli blanc sur la carte du Yunnan&nbsp;&raquo;, au Sud-Ouest de la Chine, pr&egrave;s de la fronti&egrave;re tib&eacute;taine. Tandis que ses deux compagnons effectuaient des relev&eacute;s topographiques le long du fleuve, Segalen a emprunt&eacute;, seul avec le gros de la caravane, un chemin d&eacute;j&agrave; connu, par les montagnes. Il marchait en pleines futaies de pins, &laquo;&nbsp;hautes d&rsquo;altitude et de s&egrave;ve&nbsp;&raquo;, accueilli le soir par des Mossos &laquo;&nbsp;aux gestes doux&nbsp;&raquo; (5/8/1914, 515&nbsp;<a href="#_ftn1" name="_ftnref1">[1]</a>). &Agrave; l&rsquo;&eacute;tape, au calme, il se consacrait &agrave; ses manuscrits et &agrave; sa correspondance. Il &eacute;tait heureux. Le jour de la mobilisation g&eacute;n&eacute;rale, le 1<sup>er</sup> ao&ucirc;t, il &eacute;crit &agrave; son fils Yvon&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mon cher petit Yvon, Nous ne sommes plus dans un vrai pays chinois, mais dans un pays habit&eacute; par des gens que les chinois appellent des sauvages, et qui ne sont pas sauvages du tout. Ce sont les Lolos et les Mossos.&nbsp;&raquo; (1/8/1914, 509) &laquo;&nbsp;Tout bien&nbsp;&raquo; &shy;&mdash;&shy; tels sont les derniers mots de son t&eacute;l&eacute;gramme &agrave; Yvonne du 7 ao&ucirc;t (516) &mdash; pour lui, &agrave; cette date, la guerre n&rsquo;a pas commenc&eacute;.</p> <p style="text-align: justify;">Il aurait d&ucirc; rejoindre Yvonne &agrave; Hano&iuml; vers le 15 octobre. Ils seraient arriv&eacute;s en France vers le 1<sup>er</sup> d&eacute;cembre pour un long cong&eacute;, une installation &agrave; Paris, esp&eacute;rait-il. De Chine, il pr&eacute;parait sa carri&egrave;re de sinologue en envoyant des rapports &agrave; l&rsquo;Acad&eacute;mie des Inscriptions et Belles Lettres et sa vie litt&eacute;raire en prenant contact avec des &eacute;crivains&nbsp;; le 10 ao&ucirc;t, sa derni&egrave;re lettre de voyageur paisible est adress&eacute;e &agrave; Gide (518). Il envisageait un long s&eacute;jour parisien consacr&eacute; &agrave; la &nbsp;litt&eacute;rature, &agrave; la musique et &agrave; des conf&eacute;rences sur la statuaire chinoise, puis un &laquo;&nbsp;retour &agrave; P&eacute;king, vers F&eacute;vrier ou Mars 1915 [&hellip;]. Et nous b&acirc;tissons notre vie, autant que possible sur ce th&egrave;me : 8 mois en Chine, 1 mois (aller et retour) de voyage, et 3 mois tous les hivers &agrave; Paris&nbsp;&raquo; consacr&eacute;s &agrave; la sinologie et &agrave; la cr&eacute;ation litt&eacute;raire. (19/9/1913, 237) Il pr&eacute;cise &agrave; Yvonne le 9 avril 1914 que la &laquo;&nbsp;chose d&eacute;sirable&nbsp;&raquo; est une &laquo;&nbsp;installation prolong&eacute;e&nbsp;&raquo; &agrave; Paris, &laquo;&nbsp;rive gauche, pr&egrave;s du Luxembourg&nbsp;&raquo; dans un petit appartement &laquo;&nbsp;<em>meubl&eacute;</em> avec <em>nos meubles de Brest&nbsp;</em>&raquo;. (9/4/1914, 388) Le &laquo;&nbsp;bon voyageur&nbsp;&raquo; organise sa vie selon son principe d&rsquo;exotisme entre Paris et P&eacute;kin o&ugrave; il sera soit directeur d&rsquo;une Fondation sinologique fran&ccedil;aise, appel&eacute;e aussi &laquo;&nbsp;Mission arch&eacute;ologique permanente de P&eacute;kin&nbsp;&raquo;, soit &laquo;&nbsp;Inspecteur des Antiquit&eacute;s&nbsp;&raquo; pour le gouvernement chinois. Quoi qu&rsquo;il en soit, il fera de la sinologie son &laquo;&nbsp;bouclier d&eacute;finitif contre l&rsquo;abominable m&eacute;decine. Au moins, &eacute;crit-il, me conduit-elle tout droit &agrave; la Terre promise de l&rsquo;art des &acirc;ges anciens&nbsp;&raquo; (19/2/1914, 316). Pour ajouter une dimension &laquo;&nbsp;exotique&nbsp;&raquo; &agrave; ce programme, il envisage une croisi&egrave;re en Polyn&eacute;sie avec Yvonne, Lartigue et Gilbert de Voisins, et leurs &eacute;pouses. Mais voil&agrave; que l&rsquo;irruption de la &laquo;&nbsp;guerre moderne&nbsp;&raquo;, dans sa sauvagerie, brise tous ces projets.</p> <p style="text-align: justify;">Segalen re&ccedil;oit la nouvelle de la guerre &laquo;&nbsp;le 11 Ao&ucirc;t, &agrave; 8 h du matin, <em>seul</em>, au sommet d&rsquo;un col, dans la brume&nbsp;&raquo; &eacute;crit-il &agrave; Yvonne (Haiphong, 28/8/1914, 519). De Lijiang, Augusto lui avait envoy&eacute; un messager porteur de ce billet&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mon vieux. La guerre est d&eacute;clar&eacute;e depuis le 5 ao&ucirc;t entre la France, l&rsquo;Angleterre et la Russie contre l&rsquo;Allemagne et l&rsquo;Autriche.&nbsp;Augusto&nbsp;<a href="#_ftn2" name="_ftnref2">[2]</a>.&nbsp;&raquo; Segalen rejoindra Yvonne &agrave; Saigon le 7 septembre, ils arriveront &agrave; Marseille le 6 octobre. Il avait demand&eacute; &agrave; &ecirc;tre envoy&eacute; dans les &laquo;&nbsp;r&eacute;giments de marins qui se battent dans l&rsquo;est&nbsp;&raquo; (&agrave; ses parents 11/10/1914, 520), mais il est d&rsquo;abord affect&eacute; &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital de Rochefort, puis en novembre <em>retourne</em> &agrave; Brest. L&rsquo;administration militaire avait besoin de m&eacute;decins dans les h&ocirc;pitaux pour soigner les dizaines de milliers de bless&eacute;s des terribles combats d&rsquo;ao&ucirc;t &agrave; novembre 1914&nbsp;<a href="#_ftn3" name="_ftnref3">[3]</a>.</p> <p style="text-align: justify;">Apr&egrave;s qu&rsquo;il eut arpent&eacute;, libre, les sublimes paysages du Yunnan, le retour &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital militaire de Brest fut pour Segalen une chute tr&egrave;s brutale. &Eacute;crire &agrave; ses compagnons de la mission arch&eacute;ologique (Gilbert de Voisins et surtout Lartigue), &agrave; ses ma&icirc;tres en sinologie (&Eacute;douard Chavannes et Henri Cordier) et en philosophie (Jules de Gaultier), &agrave; son &eacute;diteur Cr&egrave;s, &agrave; des &eacute;crivains (Claudel, Saint-Pol-Roux), &agrave; ses amis proches (Georges Daniel de Monfreid, Henry Manceron, Jean Fernet) lui permet de penser en dialogue avec eux, de faire vivre ses projets. Depuis sa jeunesse, les conversations avec ses amis, parfois accompagn&eacute;es de la pipe Tib&eacute;taine ou d&rsquo;une de ses s&oelig;urs a&icirc;n&eacute;es, stimulaient son imagination cr&eacute;atrice et ont parfois aid&eacute; &agrave; faire surgir des id&eacute;es d&rsquo;&oelig;uvres nouvelles. Si solitaire qu&rsquo;il soit pour cr&eacute;er, &agrave; l&rsquo;aube, &laquo;&nbsp;aux heures thib&eacute;taines, aux heures du soi-m&ecirc;me&nbsp;&raquo; (&agrave; H&eacute;l&egrave;ne Hilpert, 31/10/1918, 1162), Segalen a besoin d&rsquo;&eacute;changer avec ses proches, particuli&egrave;rement avec Yvonne, devenue une v&eacute;ritable collaboratrice de son entreprise litt&eacute;raire. Elle s&rsquo;int&eacute;resse aux &eacute;bauches, &eacute;coute les premi&egrave;res lectures, copie des manuscrits, s&rsquo;occupe des &eacute;preuves, de la diffusion des textes. Quand Segalen se trouve loin d&rsquo;elle, sur le front ou en Chine, elle est de loin la destinataire principale de ses lettres. Elle constitue le point central qui le relie aux siens et &agrave; lui-m&ecirc;me &mdash; en tant qu&rsquo;artiste. Or c&rsquo;est en tant qu&rsquo;artiste qu&rsquo;il fait face &agrave; la guerre. Nous allons assister &agrave; travers ses lettres &agrave; la confrontation entre les d&eacute;vastations de la&nbsp; guerre industrielle et un artiste qui affirmait son &laquo;&nbsp;d&eacute;sir permanent de tendre partout &agrave; la beaut&eacute;, d&rsquo;en r&eacute;aliser un reflet dans ses pens&eacute;es, dans ses actes et surtout dans ses &oelig;uvres&nbsp;&raquo; (&agrave; Claudel 15/3/1915, 565).</p> <p style="text-align: justify;">Dans un premier temps, il prend le parti de maintenir la guerre &agrave; distance&nbsp;: il se d&eacute;sint&eacute;resse des &eacute;v&eacute;nements, s&rsquo;efforce de continuer son &oelig;uvre. Ses lettres tentent de raffermir le r&eacute;seau de ses amis et de renforcer ses liens avec le milieu intellectuel et artistique. Mais l&rsquo;exp&eacute;rience du front &agrave; Nieuport l&rsquo;am&egrave;ne &agrave; &nbsp;changer sa vision de la guerre en cours, ce qu&rsquo;il exprime de mani&egrave;re diverse en fonction de ses destinataires. Apr&egrave;s la gastrite aigu&euml; qui l&rsquo;a &eacute;puis&eacute;, il retourne &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital militaire de Brest. Il s&rsquo;efforce &agrave; nouveau de reprendre le fil de son &oelig;uvre et de sa vie d&rsquo;artiste, correspond avec ses amis et ses relations du milieu litt&eacute;raire. Il soutient de plus en plus fermement que son combat essentiel se situe hors de la guerre, c&rsquo;est &laquo;&nbsp;la bataille de l&rsquo;homme contre les Puissances des T&eacute;n&egrave;bres&nbsp;&raquo; pour &laquo;&nbsp;la Connaissance&nbsp;&raquo; (&agrave; Yvonne, 15/1/18, 1057). Son long voyage pour examiner des travailleurs chinois, du 25 janvier 1917 au 6 mars 1918, lui permet de compl&eacute;ter ses recherches sur la &laquo;&nbsp;Grande Statuaire&nbsp;&raquo; chinoise et de se consacrer davantage &agrave; l&rsquo;&eacute;criture, c&rsquo;est l&agrave; qu&rsquo;il commence son dernier po&egrave;me <em>Thibet.</em> Ses lettres &agrave; Yvonne prennent alors une importance primordiale tant par leur nombre que par leur contenu. Elle appara&icirc;t non seulement dans son r&ocirc;le de collaboratrice efficace mais surtout elle rattache Segalen &agrave; la possibilit&eacute; d&rsquo;un avenir apr&egrave;s &laquo;&nbsp;la Grande Chose&nbsp;&raquo;. Sa troisi&egrave;me installation &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital de Brest a &eacute;t&eacute; encore plus difficile que les deux pr&eacute;c&eacute;dentes. Il est amaigri, physiquement affaibli par son s&eacute;jour en Extr&ecirc;me-Orient, d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; par la guerre, une nouvelle correspondance tente de briser, un temps, la gangue qui l&rsquo;enserre&nbsp;: H&eacute;l&egrave;ne Hilpert prendra de plus en plus de place.</p> <h2 style="text-align: justify;"><span id="1_Embaume_a_Brest_novembre_1914-fin_avril_1915_p_526-584"><strong>1. &laquo;&nbsp;Embaum&eacute;&nbsp;&raquo; &agrave; Brest, novembre 1914-fin avril 1915 (p. 526-584)</strong></span><br /> &nbsp;</h2> <p style="text-align: justify;">Les lettres les plus importantes de cette &eacute;poque sont adress&eacute;es &agrave; Lartigue, lieutenant de vaisseau (capitaine) sur le front &agrave; Nieuport en Belgique. Segalen souhaitait alors &ecirc;tre lui aussi affect&eacute; sur le front. Il n&rsquo;&eacute;tait pas rest&eacute; insensible au vaste mouvement patriotique de l&rsquo;&eacute;t&eacute; 1914. Beaucoup d&rsquo;intellectuels et d&rsquo;artistes attendaient de la guerre une r&eacute;g&eacute;n&eacute;rescence morale et spirituelle oppos&eacute;e &agrave; l&rsquo;Allemagne imp&eacute;riale, tenue pour autoritaire et mat&eacute;rialiste, et &agrave; la soci&eacute;t&eacute; marchande en g&eacute;n&eacute;ral.&nbsp;L&rsquo;h&eacute;ro&iuml;sme des chevaliers m&eacute;di&eacute;vaux (pour Maurras et Psichari) ou des soldats de l&rsquo;An II et de l&rsquo;Empire (pour Barr&egrave;s et P&eacute;guy) renverserait la mollesse de la r&eacute;publique bourgeoise&nbsp;prosa&iuml;que, mat&eacute;rialiste, positiviste. &laquo;&nbsp;Selon une vue toute intellectuelle qui ne s&rsquo;encombrait ni de probl&egrave;me moral ni de consid&eacute;rations sociales, violence et destruction devaient &ecirc;tre la source de renaissance cr&eacute;atrice propre &agrave; balayer les scl&eacute;roses de l&rsquo;avant-guerre et &agrave; en faire &eacute;panouir les promesses&nbsp;<a href="#_ftn4" name="_ftnref4">[4]</a>&nbsp;&raquo;. &nbsp;Segalen fait plusieurs fois allusion au <em>T&ecirc;te d&rsquo;Or</em> de Claudel dans sa correspondance avant et pendant la guerre&nbsp;<a href="#_ftn5" name="_ftnref5">[5]</a>. T&ecirc;te d&rsquo;Or explore le monde &laquo;&nbsp;avec le feu et l&rsquo;&eacute;p&eacute;e&nbsp;&raquo;&nbsp;:</p> <blockquote> <p style="text-align: justify;">Si vous songez que vous &ecirc;tes des hommes et que</p> <p style="text-align: justify;">Vous vous voyez emp&ecirc;tr&eacute;s de ces v&ecirc;tements d&rsquo;esclaves, oh criez</p> <p style="text-align: justify;">De rage et ne le supportez pas plus longtemps&nbsp;! Venez&nbsp;! Sortons&nbsp;!</p> <p style="text-align: justify;">Et je marcherai devant vous, tenant l&rsquo;&eacute;p&eacute;e &agrave; mon poing, et d&eacute;j&agrave; il y a du sang sur la lame&nbsp;<a href="#_ftn6" name="_ftnref6">[6]</a>.</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Dans un texte pr&eacute;paratoire &agrave; la deuxi&egrave;me version de cette pi&egrave;ce, Claudel note&nbsp;: &laquo;&nbsp;j&rsquo;ai voulu montrer le triomphe de la volont&eacute; individuelle, sauvage, furieuse, enivr&eacute;e du d&eacute;sir surhumain, de la toute-puissance&nbsp;<a href="#_ftn7" name="_ftnref7">[7]</a>.&nbsp;&raquo; La guerre semblait situ&eacute;e du c&ocirc;t&eacute; de l&rsquo;&eacute;nergie vitale comme dans &nbsp;<em>Salammb&ocirc;,</em> que Flaubert opposait &agrave; la morosit&eacute; du &laquo;&nbsp;monde moderne&nbsp;&raquo; de Madame Bovary&nbsp;&mdash; <em>Salammb&ocirc;</em> que Gauguin et Segalen ont m&eacute;dit&eacute; quand ils cherchaient des &laquo;&nbsp;vrais sauvages&nbsp;&raquo; jusqu&rsquo;aux Marquises. Mais Segalen est d&rsquo;abord attach&eacute; &agrave; la r&eacute;alisation de son &oelig;uvre qui exige la libert&eacute; de l&rsquo;artiste entrav&eacute; par la r&eacute;alit&eacute; de la guerre.</p> <p style="text-align: justify;">Si ses lettres t&eacute;moignent de son d&eacute;sir de participer au &laquo;&nbsp;grand effort national&nbsp;&raquo; conform&eacute;ment au patriotisme en cours, il exprime aussi son amertume&nbsp;: l&rsquo;esprit, &laquo;&nbsp;occup&eacute;&nbsp;&raquo; par l&rsquo;angoisse de la guerre, il ne s&rsquo;appartient plus enti&egrave;rement, il a perdu une partie de sa libert&eacute; cr&eacute;atrice. Son service l&rsquo;astreint &agrave; des horaires et des contacts qui l&rsquo;&eacute;loignent de ce qui importe vraiment pour lui&nbsp;: &laquo;&nbsp;sa vie int&eacute;rieure&nbsp;&raquo;, ses lectures, son travail d&rsquo;&eacute;crivain, les &eacute;changes avec ses amis&nbsp;: &laquo;&nbsp;Quand serons-nous libres et nous&nbsp;?&nbsp;&raquo; (&agrave; Lartigue 6/11/1915, 542). Il exprime sa d&eacute;ception de ne pas &ecirc;tre envoy&eacute; dans les Dardanelles&nbsp;: &laquo;&nbsp;J&rsquo;ai vu en effet partir d&rsquo;ici deux de mes plus inodorants confr&egrave;res, embarqu&eacute;s sur des transports de troupes. Je suis encore cinqui&egrave;me sur une liste de d&eacute;part &agrave; raison d&rsquo;&agrave; peine une d&eacute;signation par mois.&nbsp;&raquo; (16/4/1915, 579) Il souffre d&rsquo;&ecirc;tre enregistr&eacute; dans une bureaucratie militaire &eacute;touffante&nbsp;: &laquo;&nbsp;je ne suis plus &agrave; la source, mais immatricul&eacute;&nbsp;&raquo; &eacute;crit-il &agrave; Lartigue (6/3/1915, 560) et &agrave; Louise de Heredia&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mon Amie, y a-t-il une Croix-Rouge sp&eacute;cialiste des soins &agrave; donner aux plaies blanches d&rsquo;un d&eacute;sir guerrier insatisfait&nbsp;?&nbsp;&raquo; (20/3/1915, 562) De fait l&rsquo;urgence &eacute;tait de prendre en charge les bless&eacute;s&nbsp;; selon le site officiel du Service de Sant&eacute; des Arm&eacute;es, &laquo;&nbsp;l&rsquo;inadaptation des services de sant&eacute; aux conditions de la Grande Guerre est totale et le d&eacute;sastre sanitaire des premiers mois oblige le service de sant&eacute; &agrave; proc&eacute;der &agrave; une vaste r&eacute;organisation d&egrave;s septembre 1914&nbsp;<a href="#_ftn8" name="_ftnref8">[8]</a>.&nbsp;&raquo;</p> <p style="text-align: justify;">Quand on r&ecirc;ve de T&ecirc;te d&rsquo;Or, il est difficile d&rsquo;accepter de se trouver enferm&eacute; dans une salle d&rsquo;op&eacute;ration ou dans des chambr&eacute;es d&rsquo;h&ocirc;pital, occup&eacute; &agrave; &laquo;&nbsp;recoudre les d&eacute;g&acirc;ts &raquo; de la guerre&nbsp; (&agrave; M. de Lesquen 15/1/1915, 555) : &laquo;&nbsp;moi, la chirurgie me condamne au lit&hellip; du malade, et ne me laisse que les restes &agrave; r&eacute;parer&nbsp;&raquo; (&agrave; Monfreid, 26/11/1914, 532). Son service &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital renforce le rejet de la pratique m&eacute;dicale qu&rsquo;il a souvent exprim&eacute;, ainsi quand il &eacute;voque &laquo;&nbsp;la besogne ignoble et sanglante&nbsp;&raquo; qu&rsquo;il lui fallait accomplir &agrave; l&rsquo;<em>Imperial Medical College</em> de Tientsin (&agrave; Yvonne, 4/7/1917, 925). De plus, il ressent comme humiliant son &laquo;&nbsp;embaumement&nbsp;<a href="#_ftn9" name="_ftnref9">[9]</a>&nbsp;&raquo; dans cet h&ocirc;pital et cette ville qu&rsquo;il cherche &agrave; quitter depuis l&rsquo;adolescence.</p> <p style="text-align: justify;">Cette d&eacute;ception se manifeste par un &eacute;pisode d&eacute;pressif, un &laquo;&nbsp;&agrave;-plat physique&nbsp;&raquo; &agrave; l&rsquo;origine &laquo;&nbsp;pityriasis versicolore&nbsp;&raquo; qui couvre le corps de&nbsp; &laquo;&nbsp;plaques rouges &mdash; et les id&eacute;es d&rsquo;un voile de gris&nbsp;&raquo;, &eacute;crit-il &agrave; Lartigue (9/12/1914, 534) &mdash; l&rsquo;heureux b&eacute;n&eacute;ficiaire d&rsquo;une plaie au bras soign&eacute;e par un &laquo;&nbsp;s&eacute;ton&nbsp;&raquo;. Segalen r&eacute;agit cependant contre le &laquo;&nbsp;voile gris&nbsp;&raquo;&nbsp;: d&rsquo;abord il d&eacute;cide &laquo;&nbsp;d&rsquo;ignorer la guerre&nbsp;&raquo; puisqu&rsquo;il n&rsquo;y participe pas (&agrave; Lartigue 6/1/1915, 541), ensuite il a quelques satisfactions &agrave; &ecirc;tre utile&nbsp;:</p> <blockquote> <p style="text-align: justify;">De 8 &agrave; 11 h, je panse et op&egrave;re. Le <em>Ceylan </em>et le <em>Duguay-Trouin </em>ont rempli jusqu&rsquo;aux recoins de mes salles, et j&rsquo;ai 122 bless&eacute;s qu&rsquo;il importe de ne pas d&eacute;labrer davantage. La ranc&oelig;ur diminue devant un certain succ&egrave;s technique, et j&rsquo;accepte enfin l&rsquo;in&eacute;vitable. Parfois au prix d&rsquo;une fatigue physique lourde au regard de celle des soir&eacute;es de grande &eacute;tape, et des visions anatomiques me poursuivant dans les moments de cr&eacute;&acirc;tions (<em>sic</em>).&nbsp;&raquo; (&agrave; Lartigue, 6/1/1915, 540)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Le <em>Ceylan</em> et le <em>Duguay-Trouin</em> transportaient les fusiliers-marins bless&eacute;s dans les combats de Nieuport (o&ugrave; se trouvait Lartigue). Il tente de s&rsquo;&eacute;vader en r&ecirc;vant de voyage : il prend des contacts &agrave; Papeete pour louer une go&eacute;lette apr&egrave;s la guerre (&agrave; M. Lemasson, 1/3/15, p. 555). Il voudrait surtout recr&eacute;er l&rsquo;intimit&eacute; avec son ami Jean, mais il a conscience qu&rsquo;il est inutile de chercher &agrave; &laquo;&nbsp;&eacute;tirer &agrave; l&rsquo;avenir la trame soyeuse mais arr&ecirc;t&eacute;e de [leur] pass&eacute; chinois&nbsp;&raquo; (&agrave; Lartigue 4/2/1915, 552). D&egrave;s janvier 1915 en effet, Segalen a constat&eacute; une diff&eacute;rence avec Lartigue dans le rapport &agrave; la guerre&nbsp;: &laquo;&nbsp;depuis le 11 ao&ucirc;t, aux antipodes d&rsquo;ici, tu d&eacute;sirais tout ce qui s&rsquo;est pass&eacute; depuis&nbsp;&raquo;. Segalen admire son ami rest&eacute; fid&egrave;le &agrave; la grande aventure virile et chevaleresque qu&rsquo;il avait souhait&eacute;e, malgr&eacute; la &laquo;&nbsp;grossi&egrave;ret&eacute;&nbsp;&raquo; de la guerre que Segalen, lui, doit affronter chaque jour sur le corps des bless&eacute;s&nbsp;:</p> <blockquote> <p style="text-align: justify;">Tu n&rsquo;as jamais vari&eacute; ton vouloir, et, par un miracle dont j&rsquo;admets en ta faveur la surhumanit&eacute;, tu as impos&eacute; aux choses grossi&egrave;res cela exactement qui te plaisait. Je te d&eacute;clare heureux &agrave; l&rsquo;extr&ecirc;me, mais d&rsquo;un bonheur qui pour la premi&egrave;re fois, nous s&eacute;pare plus qu&rsquo;il nous r&eacute;unit&nbsp;: les risques n&rsquo;ont pas &eacute;t&eacute; communs. Tu as les deux bras travers&eacute;s et les miens intacts. Tu sentiras comme moi le discord, le premier, que toute autre confidence ou sophisme ne parviendrait &agrave; rabrouer&nbsp; (6/1/1915, 541).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">M&eacute;decin sur le front, Segalen pr&eacute;cisera sa position dans une lettre &agrave; Jules de Gaultier. &Agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital, il avait la sensation d&rsquo;&eacute;touffer, &laquo;&nbsp;une limite &agrave; l&rsquo;ample respiration.&nbsp;Non pas, &eacute;crit-il, que j&rsquo;aie jamais d&eacute;sir&eacute; la guerre&nbsp;; mais la chose &eacute;tant, je ne pouvais admettre de m&rsquo;en voir ainsi exclu.&nbsp;&raquo; (17/5/1915, 596). En ao&ucirc;t 1914, Lartigue et Segalen n&rsquo;avaient pas le m&ecirc;me imaginaire de la guerre&nbsp;: tandis que le premier y voyait une occasion de se d&eacute;passer, de grandir dans l&rsquo;&eacute;preuve, le second n&rsquo;associait pas l&rsquo;imaginaire de la puissance et de l&rsquo;&eacute;nergie &agrave; la r&eacute;alit&eacute; de la guerre. Il mettait au-dessus de tout la r&eacute;alisation d&rsquo;une &oelig;uvre consacr&eacute;e &agrave; la beaut&eacute;, la guerre n&rsquo;entrait pas dans son champ visuel&hellip;</p> <p style="text-align: justify;">Elle y entre, et avec quelle force&nbsp;! quand il arrive &agrave; Nieuport.</p> <h2 style="text-align: justify;"><span id="2_Sur_le_front_a_Nieuport_10_mai_5_juillet_1915_p_585-694"><strong>2. Sur le front &agrave; Nieuport, 10 mai &ndash; 5 juillet 1915 (p. 585-694)</strong></span><br /> &nbsp;</h2> <p style="text-align: justify;">Attach&eacute; au 2<sup>e</sup> bataillon du 1<sup>er</sup> R&eacute;giment de fusiliers-marins, Segalen &eacute;crit presque chaque jour &agrave; Yvonne de longues lettres (quarante-huit) souvent r&eacute;dig&eacute;es sur plusieurs jours en fonction des possibilit&eacute;s d&rsquo;envoi. Elles constituent un journal adress&eacute; &agrave; l&rsquo;&eacute;pouse, qu&rsquo;il convient de rassurer, en m&ecirc;me temps qu&rsquo;elles dressent un tableau de la vie au front. Segalen d&eacute;crit les paysages&nbsp;: &laquo;&nbsp;de longues ondulations blanc de sable et herbes vertes. [&hellip;] C&rsquo;est bien la Belgique imagin&eacute;e dans sa douceur provinciale. Il n&rsquo;y manque que des habitants et aussi des murs et des toits aux maisons&nbsp;&raquo; (11/4/1915, 587). Il donne des d&eacute;tails sur son installation en insistant sur la solidit&eacute; de son abri, &laquo;&nbsp;dans la cave puissamment vo&ucirc;t&eacute;e, somptueuse, garnie, meubl&eacute;e, qui, depuis quatre ou cinq mois, abrite l&rsquo;ambulance du bataillon&nbsp;&raquo; (11/4/1915, 587). Il habite cette cave dans les ruines de Nieuport quand son bataillon est en premi&egrave;re ligne pendant deux jours, puis il va trois jours en r&eacute;serve aux fermes de Groote-Laber, suivis de trois jours de repos au &laquo;&nbsp;camp Gallimard&nbsp;&raquo; pr&egrave;s de Coxyde, o&ugrave; il retrouve ses amis, Lorin&nbsp;<a href="#_ftn10" name="_ftnref10">[10]</a>, Lartigue et Quinton, commandant d&rsquo;artillerie&nbsp;<a href="#_ftn11" name="_ftnref11">[11]</a>. Il a la joie d&rsquo;&eacute;changer souvent avec Lartigue&nbsp;aussi ne lui &eacute;crit-il pas&nbsp;; ce vide dans la correspondance permet de mesurer la profondeur des analyses qui lui &eacute;taient adress&eacute;es auparavant.</p> <p style="text-align: justify;">Apr&egrave;s la bataille autour de la ferme de l&rsquo;Union, Segalen fait le bilan des officiers tu&eacute;s et bless&eacute;s (&agrave; Yvonne 14/5/1915, 591). Il pr&eacute;cise &agrave; une amie&nbsp;: &laquo;&nbsp;co&ucirc;t 400 hommes&nbsp;&raquo; (&agrave; Gabrielle de Fourcault 15/5/15, 593). L&rsquo;attaque allemande, repouss&eacute;e avec ces pertes importantes, a eu lieu d&egrave;s l&rsquo;arriv&eacute;e de Segalen. Il voulait voir la guerre, elle est l&agrave; : &laquo;&nbsp;Mes deux premi&egrave;res nuits au poste de secours ont &eacute;t&eacute; blanches et rouges, tragiques et belles. Une splendide tenue de tous&nbsp;&raquo; &eacute;crit-il &agrave; Jean Fernet&nbsp;<a href="#_ftn12" name="_ftnref12">[12]</a> (19/5/1915, 599). Il donne dans plusieurs lettres (&agrave; Yvonne, &agrave; Gabrielle de Fourcault, &agrave; Fernet) les noms des jeunes enseignes de la marine (lieutenants) tu&eacute;s ou gravement bless&eacute;s. Il insiste sur les sp&eacute;cificit&eacute;s de la guerre dans les polders&nbsp;: les Belges ont rompu les digues pour arr&ecirc;ter l&rsquo;invasion allemande&nbsp;; les soldats se battent dans des mar&eacute;cages, les chauss&eacute;es et les ponts sont constamment bombard&eacute;s.</p> <p style="text-align: justify;">Pendant cette premi&egrave;re p&eacute;riode, il exprime sa satisfaction d&rsquo;&ecirc;tre engag&eacute; dans l&rsquo;action&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pour la premi&egrave;re fois sans doute mon m&eacute;tier m&rsquo;agr&eacute;era sans d&eacute;go&ucirc;t&nbsp;: la Maideucine (<em>sic</em>) est r&eacute;duite &agrave; sa plus simple expression&nbsp;: l&rsquo;organisation, la d&eacute;cision, l&rsquo;action y ont enfin quelque importance&nbsp;&raquo; (&agrave; Yvonne, 14/5/1915, 592). &Agrave; la diff&eacute;rence de la routine de l&rsquo;h&ocirc;pital, il doit faire face ici &agrave; des situations d&rsquo;urgence, son r&ocirc;le essentiel consiste &agrave; trier les bless&eacute;s et &agrave; ordonner les premiers secours les plus appropri&eacute;s. Il &eacute;prouve une certaine fiert&eacute; &agrave; participer &agrave; &laquo;&nbsp;la Grande Chose&nbsp;&raquo;, d&rsquo;autant plus qu&rsquo;il estime la victoire proche&nbsp;: &laquo;&nbsp;je ne veux pas trop m&rsquo;attacher &agrave; cette cave pour n&rsquo;avoir pas de m&eacute;lancolie &agrave; la quitter bient&ocirc;t en marche vers le nord&nbsp;&raquo; (&agrave; Yvonne, 11/5/1915)&nbsp;; il imagine qu&rsquo;il suivra son r&eacute;giment repoussant les Allemands le long de la c&ocirc;te belge, Yvonne pourrait alors le retrouver dans l&rsquo;arm&eacute;e d&rsquo;occupation &agrave; Ostende ou &agrave; Anvers (&agrave; Yvonne, 23/6/1915, 661).</p> <p style="text-align: justify;">Y croit-il&nbsp;? Le 23 juin, ce n&rsquo;est pas s&ucirc;r. Le 15 juin, il avan&ccedil;ait une condition &laquo;&nbsp;si la perc&eacute;e d&rsquo;Arras r&eacute;ussit&hellip;&nbsp;&raquo; Le 17 juin, il esp&eacute;rait que la perc&eacute;e r&eacute;ussirait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il est vraisemblable que l&rsquo;automne verra notre lib&eacute;ration&nbsp;&raquo; (&agrave; Yvonne, 17/6/1915, 651). Fin juin, l&rsquo;&eacute;chec est &eacute;vident en d&eacute;pit des communiqu&eacute;s victorieux&nbsp;: certes les villages de Carency et d&rsquo;Ablain-Saint-Nazaire ont &eacute;t&eacute; pris, mais les Allemands ont gard&eacute; la cr&ecirc;te de Vimy, donc le contr&ocirc;le sur la plaine mini&egrave;re. Le co&ucirc;t humain de cette grande offensive, sans r&eacute;sultat strat&eacute;gique majeur, fut tragique pour l&rsquo;arm&eacute;e fran&ccedil;aise : 102 000 pertes. Sans doute Segalen n&rsquo;avait-il pas une vision aussi claire du d&eacute;sastre car le nombre des tu&eacute;s &eacute;tait minimis&eacute; et la surface des territoires &laquo;&nbsp;lib&eacute;r&eacute;s&nbsp;&raquo; mise en valeur, mais il a compris la sp&eacute;cificit&eacute; de cette guerre&nbsp;: l&rsquo;&eacute;chec des offensives successives qui ne tiennent pas compte des armes de plus en plus puissantes de la guerre industrielle. Sur le plan personnel, il en tire quelques conclusions&nbsp;: d&rsquo;abord l&rsquo;exp&eacute;rience de la guerre lui donne le droit de &laquo;&nbsp;poser sa pens&eacute;e&nbsp;&raquo; sur la guerre dans le contexte intellectuel (&agrave; Jean Fernet 19/5/1915, 600). Il peut l&eacute;gitimement prendre position sur la propagande patriotique par exemple. Le 27 mai, il &eacute;crit &agrave; Jules de Gaultier qu&rsquo;il &laquo;&nbsp;poursuit la t&acirc;che illusoire et &eacute;norme d&rsquo;une &ldquo;Introduction au Sottisier de la Guerre&rdquo;&nbsp;&raquo; (27/5/15 615). Il s&rsquo;int&eacute;resse &agrave; un po&egrave;me de Benjamin de Cass&egrave;res traduit par Remy de Gourmont dans le <em>Mercure de France&nbsp;</em>; ce po&egrave;te am&eacute;ricain &laquo;&nbsp;s&rsquo;est fait le juge de Dieu et lui reproche violemment les crimes sur lesquels s&rsquo;ach&egrave;ve l&rsquo;ann&eacute;e 1914&nbsp;<a href="#_ftn13" name="_ftnref13">[13]</a>.&nbsp;&raquo; Segalen l&rsquo;appr&eacute;cie: &laquo;&nbsp;Oui, j&rsquo;ai lu, vraiment <em>lu</em> et jusqu&rsquo;au fond les <em>Directives</em> de Benjamin de Cass&egrave;res. Elles sonnent avec un si beau m&eacute;tal dans les pl&acirc;tras, les stucs et les cartons &mdash; p&acirc;triotiques (<em>sic</em>) &agrave; un sou.&nbsp;&raquo; (&agrave; Jules de Gaultier, Nieuport, cave, 27/5/1915,&nbsp; 616).</p> <p style="text-align: justify;">Par cons&eacute;quent, il se met en retrait, &agrave; distance de l&rsquo;excitation g&eacute;n&eacute;rale de ses compagnons, suspendus aux communiqu&eacute;s, &agrave; l&rsquo;attente de la &laquo;&nbsp;perc&eacute;e&nbsp;&raquo;&nbsp;:</p> <blockquote> <p style="text-align: justify;">Je ne proph&eacute;tise rien du tout&nbsp;; mais devant les deux coups de b&eacute;lier jusqu&rsquo;alors infructueux devant Arras, je d&eacute;cide de ne m&rsquo;occuper que des jours qui se suivent sans tabler sur un lendemain sur lequel je n&rsquo;ai point de prise. Je ne pr&eacute;pare ni la campagne d&rsquo;hiver, ni la grande issue soudaine&nbsp;; mais je reporte mon attention sur ce qui ne rel&egrave;ve que de moi. Et d&rsquo;abord sur une forte vie int&eacute;rieure (&agrave; Yvonne 25/6/15, 664-665).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">La guerre n&rsquo;est qu&rsquo;un &laquo;&nbsp;ph&eacute;nom&egrave;ne&nbsp;&raquo; humain trop humain, loin d&rsquo;exalter les &eacute;nergies les plus nobles, elle n&rsquo;est que &laquo;&nbsp;tonitruante grossi&egrave;ret&eacute;&nbsp;&raquo;&nbsp;: &laquo;&nbsp;La guerre n&rsquo;est rien de plus qu&rsquo;un autre ph&eacute;nom&egrave;ne, et beaucoup moins que certains ph&eacute;nom&egrave;nes que nous pla&ccedil;ons tr&egrave;s haut&nbsp;&raquo; &eacute;crit-il &agrave; Jules de Gaultier (27/5/1915, 615).</p> <p style="text-align: justify;">Aussi souhaite-t-il finalement quitter le front, et puisqu&rsquo;on ne peut faire aucune &laquo;&nbsp;pr&eacute;vision g&eacute;n&eacute;rale&nbsp;&raquo;, il en fait de personnelles&nbsp;: &laquo;&nbsp;c&rsquo;est que le Petit Dieu noir de cristal fum&eacute;, qui m&rsquo;a fait partir un beau jour, juste &agrave; point, me ram&egrave;nera de m&ecirc;me, un autre beau jour, &agrave; point encore&nbsp;; je suis d&eacute;cid&eacute; &agrave; lui ob&eacute;ir &agrave; nouveau, en sens inverse, d&egrave;s qu&rsquo;il me fera signe&nbsp;&raquo; (&agrave; Yvonne, 1/7/1915, 671). Le 3 juillet, ce n&rsquo;est plus la marche vers le nord qu&rsquo;il envisage, mais le &laquo;&nbsp;repos complet&nbsp;des marins envoy&eacute;s &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur&nbsp;&raquo; (&agrave; Yvonne 3/7/1915 675). Il ne retrouvera pas Yvonne &agrave; Ostende, mais n&rsquo;importe quelle garnison fran&ccedil;aise sera bienvenue car il se lasse de &laquo;&nbsp;la guerre usini&egrave;re&nbsp;&raquo;, selon l&rsquo;expression&nbsp; de Cendrars&hellip;</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;Le 11 juin, il &eacute;crivait au sinologue &Eacute;douard Chavannes&nbsp;:</p> <blockquote> <p style="text-align: justify;">C&rsquo;est tant&ocirc;t le &laquo;&nbsp;coup de feu&nbsp;&raquo; ininterrompu nuit et jour, et le d&eacute;fil&eacute; de brancards, et le bruit &mdash; tant&ocirc;t le plus grand calme, le bord de mer, le silence. Le silence me ram&egrave;ne en Chine, au d&eacute;sir de reprendre vite ce que nous commen&ccedil;ons &agrave; peine&nbsp;: &mdash; enfin &agrave; une &oelig;uvre qui ne soit pas de destruction (11/6/1915, 642).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">La r&eacute;alit&eacute; de la guerre lui appara&icirc;t dans toute son horreur, comme une entreprise de destruction de corps fragiles et d&rsquo;&oelig;uvres humaines. 1915 a &eacute;t&eacute; l&rsquo;ann&eacute;e la plus meurtri&egrave;re&nbsp;: 333 700 morts et 1 600 000 bless&eacute;s. Segalen en a &eacute;vacu&eacute; quelques centaines.</p> <p style="text-align: justify;">Il est &eacute;vacu&eacute; lui-m&ecirc;me le 5 juillet pour une &laquo;&nbsp;gastrite aigu&euml;&nbsp;&raquo; &mdash; un ulc&egrave;re &agrave; l&rsquo;estomac.</p> <h2 style="text-align: justify;"><span id="3_A_Brest_si_loin_de_tout_mi-aout_1915_mi-janvier_1917_p_695-769"><strong>3. &Agrave; Brest &laquo;&nbsp;si loin de tout&nbsp;&raquo;, mi-ao&ucirc;t 1915 &ndash; mi-janvier 1917 (p. 695-769)</strong></span><br /> &nbsp;</h2> <p style="text-align: justify;">Apr&egrave;s un s&eacute;jour d&rsquo;un mois (du 5 juillet au 3 ao&ucirc;t) &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital de Zuydcoote, il attend avec impatience sa convalescence d&rsquo;une dizaine de jours &agrave; Rouen&nbsp; &laquo;&nbsp;la joie enfin de regarder sans voir seulement des trous, des d&eacute;combres, toute la ferraille guerri&egrave;re&nbsp;&raquo;&nbsp;; il pourra admirer &laquo;&nbsp;le tumulte flamboyant de la cath&eacute;drale&nbsp;&raquo; (&agrave; Claudel, 27/7/1915, 692). De retour &agrave; Brest, il est nomm&eacute; sur un poste administratif, adjoint au Directeur gouverneur sanitaire des H&ocirc;pitaux et Formations m&eacute;dicales de l&rsquo;H&ocirc;pital de Brest. Si cette fonction le dispense du contact avec les hommes souffrants et avec leurs terribles blessures (au moins, &laquo;&nbsp;les papiers sont propres&nbsp;&raquo;, &agrave; Lartigue 13/9/1915, 709), il supporte mal une situation d&rsquo;Assis, p&eacute;nible &agrave; l&rsquo;admirateur de Rimbaud.</p> <p style="text-align: justify;">Yvonne est &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s. Lartigue devient &agrave; nouveau le destinataire principal, lui qui est toujours au combat &agrave; Nieuport&nbsp;:</p> <blockquote> <p style="text-align: justify;">Mon vieux Jean, tant d&rsquo;efforts, trente-sept ans d&rsquo;h&eacute;ro&iuml;sme, deux grands Voyages et la Pr&eacute;dication du Divers, vingt blessures&hellip; pour arriver &agrave; m&rsquo;asseoir sur le cuir &eacute;lim&eacute; du Si&egrave;ge quasi directorial de la Sant&eacute;&hellip; (&agrave; Lartigue, 13/10/15, 709).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">La d&eacute;ception, une certaine amertume m&ecirc;me, sont sensibles. Apr&egrave;s la dissolution de la brigade des fusiliers-marins, le 9 d&eacute;cembre 1915, Lartigue est nomm&eacute; commandant d&rsquo;un navire qui fait la chasse aux sous-marins allemands. Il est en pleine action, tandis que Segalen attend sur son si&egrave;ge une affectation <em>anywhere out</em> of Brest, mais &laquo;&nbsp;rien ne bouge de la liste o&ugrave; je suis, et mon cuir continue &agrave; tourner, comme les choses, en rond&nbsp;&raquo; (&agrave; Louise Gilbert de Voisins, 30/5/1916, 746). Ses positions &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de la guerre sont complexes&nbsp;: s&rsquo;il est vex&eacute; d&rsquo;&ecirc;tre tenu &agrave; l&rsquo;&eacute;cart des combats, l&rsquo;artiste en lui m&eacute;prise la bassesse de la guerre elle-m&ecirc;me&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je ne me plains pas am&egrave;rement du temps dont j&rsquo;aurais mauvais gr&eacute; &agrave; d&eacute;couvrir la tonitruante grossi&egrave;ret&eacute;, et je porte tous mes efforts sur les seuls points o&ugrave; je puisse intervenir activement, &mdash; mon &oelig;uvre litt&eacute;raire&nbsp;&raquo; (&agrave; Manceron, 5/4/1916, 739).</p> <p style="text-align: justify;">Ce qu&rsquo;il fait pendant l&rsquo;&eacute;t&eacute; 1916&nbsp;: il est requis par son service &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital dans la journ&eacute;e, mais habite avec Yvonne, leurs enfants, et ses amis Augusto et Louise Gilbert de Voisins dans une belle villa qu&rsquo;ils ont lou&eacute;e au bout de la ligne de tramway. &laquo;&nbsp;Ce temps de douceur et d&rsquo;amiti&eacute;, malgr&eacute; la Grande Chose&nbsp;&raquo; (&agrave; Louise Gilbert de Voisins, 21/6/1916), est favorable &agrave; la cr&eacute;ation&nbsp;; il s&rsquo;occupe de <em>Peintures </em>qui vient de para&icirc;tre, travaille &agrave; <em>Ren&eacute; Leys, </em>entreprend<em> L&rsquo;Hommage &agrave; Gauguin </em>dont il r&ecirc;vait depuis trois ans. La correspondance ne comprend aucune lettre entre la mi-juillet et le 4 octobre, date &agrave; laquelle il adresse &agrave; &Eacute;douard Chavannes les tir&eacute;s &agrave; part de deux articles sur la statuaire chinoise publi&eacute;s dans le <em>Journal asiatique&nbsp;</em><a href="#_ftn14" name="_ftnref14">[14]</a>.</p> <p style="text-align: justify;">&Agrave; l&rsquo;automne, revient la routine oppressante, &laquo;&nbsp;une ann&eacute;e d&rsquo;Assis par ce temps est collante &agrave; la peau&nbsp;&raquo; (&agrave; Saint-Pol-Roux, 17/11/1916, 155). Il cherche &agrave; embarquer &laquo;&nbsp;sur un H&ocirc;pital-bateau, qui lui du moins, [le] met officiellement &agrave; pied d&rsquo;&oelig;uvre&nbsp;&raquo; &eacute;crit-il &agrave; Lartigue le 28 novembre 1916 (758). Il lance un peu partout des &laquo;&nbsp;t&eacute;l&eacute;grammes de permutation&nbsp;&raquo; &mdash; en vain. La d&eacute;livrance arrive par la voie de la sinologie&nbsp;: sur les conseils de Paul Chavannes, Segalen est d&eacute;sign&eacute; comme m&eacute;decin pour une &laquo;&nbsp;mission militaire en Chine o&ugrave; l&rsquo;on recrute des travailleurs pour les usines&nbsp;&raquo; (&agrave; J. de Gaultier, 11/12/1916, 764). Il esp&egrave;re poursuivre jusqu&rsquo;au Yunnan ses recherches arch&eacute;ologiques, pr&eacute;pare son mat&eacute;riel. Il part &laquo;&nbsp;plein d&rsquo;ardeur et de joie&nbsp;&raquo; (&agrave; Lartigue, 7/12/1916, 762).</p> <h2 style="text-align: justify;"><span id="4_Tourisme_de_guerre_23_janvier_1917_8211_6_mars_1918_p_770-1067"><strong>4. &laquo;&nbsp;Tourisme de guerre&nbsp;&raquo;, 23 janvier 1917 &ndash; 6 mars 1918 (p. 770-1067)</strong></span><br /> &nbsp;</h2> <p style="text-align: justify;">Ainsi d&eacute;bute ce qu&rsquo;il appelle le &laquo;&nbsp;tourisme de guerre&nbsp;&raquo; dans sa premi&egrave;re lettre &agrave; Yvonne, envoy&eacute;e de Londres le 25 janvier 1917. Yvonne est la principale destinataire pendant cette mission, prolong&eacute;e bien au-del&agrave; des six mois initialement pr&eacute;vus &agrave; cause de divers imbroglios administratifs et d&rsquo;une collusion entre navires pendant le voyage de retour, si bien que Segalen n&rsquo;arrivera en France qu&rsquo;en mars 1918. &Agrave; la diff&eacute;rence de l&rsquo;exp&eacute;rience du front, il s&rsquo;agit d&rsquo;un voyage solitaire, parfois avec Paul Vitry, conservateur au Louvre, mais le plus souvent seul. Il fait allusion &agrave; sa situation avec une certaine distance&nbsp;: &laquo;&nbsp;L&rsquo;absence compl&egrave;te de nouvelles et d&rsquo;autre part cette vie de travail et de lectures intenses me donnent des jours o&ugrave; le vide et le plein se confondent sans savoir le go&ucirc;t du r&eacute;sultat&nbsp;&raquo; (&agrave; Yvonne, 6/5/17, 862)</p> <p style="text-align: justify;">En effet, le destinataire reste des semaines sans nouvelles et l&rsquo;exp&eacute;diteur doit attendre l&rsquo;opportunit&eacute; d&rsquo;un courrier pour envoyer ses lettres, si bien que certaines d&rsquo;entre elles, &eacute;crites sur plusieurs jours, prennent la forme d&rsquo;un journal de plus de dix pages. De plus, les al&eacute;as de la mission entra&icirc;nent de nombreux retards dus &agrave; l&rsquo;incertitude des adresses auxquelles Yvonne doit adresser ses lettres. Une nouvelle difficult&eacute; appara&icirc;t apr&egrave;s la R&eacute;volution d&rsquo;Octobre&nbsp;: la voie la plus rapide, le transsib&eacute;rien, est coup&eacute;e, les lettres doivent transiter par l&rsquo;Indon&eacute;sie ou par l&rsquo;Am&eacute;rique&nbsp;: &laquo;&nbsp;La Poste Anglaise pr&eacute;vient ici que les courriers ne passent plus par la Sib&eacute;rie mais par le Canada&nbsp;&raquo; (&agrave; Yvonne, 6/5/17, 860). Le 14 Janvier 1918, Segalen &eacute;crit de Singapour &agrave; Yvonne&nbsp;: &laquo;&nbsp;J&rsquo;ai l&agrave; un pr&eacute;cieux paquet : tes lettres enfin, Mavone aim&eacute;e, que l&rsquo;<em>Atlantique</em> m&rsquo;apporte de Colombo. Il a fallu, pour que je les obtienne ici, deux t&eacute;l&eacute;grammes et un abordage. Mais je les ai. D&rsquo;anciennes, du 11 Juin, adress&eacute;es &agrave; Tientsin! La derni&egrave;re, de Tercis, 11 Octobre&nbsp;&raquo;<em> (</em>1053). Six mois, c&rsquo;est long pour acheminer une lettre&nbsp;!</p> <p style="text-align: justify;">Ce voyage de plus d&rsquo;un an, partie la plus importante de la correspondance de guerre, occupe pr&egrave;s de trois cents pages sur les sept cent cinquante de l&rsquo;ensemble compris entre ao&ucirc;t 1914 et le 20 mai 1919, veille de la mort de Segalen (la correspondance de l&rsquo;ann&eacute;e 1916 atteint seulement quarante-six pages). Ce n&rsquo;est pas une &laquo;&nbsp;&eacute;quip&eacute;e&nbsp;&raquo; car les multiples trajets en train ou en bateau entrecoup&eacute;s de longues attentes ob&eacute;issent &agrave; des &laquo;&nbsp;feuilles de route&nbsp;&raquo; au sens propre, c&rsquo;est-&agrave;-dire les indications des &eacute;tapes d&rsquo;une troupe selon des ordres militaires.</p> <p style="text-align: justify;">Partir loin de l&rsquo;h&ocirc;pital et de la guerre se pr&eacute;sente d&rsquo;abord comme une agr&eacute;able diversion touristique et culturelle&nbsp;: &agrave; Londres, Segalen rencontre le grand sinologue Laurence Binyon&nbsp;; il traverse la Norv&egrave;ge, la Su&egrave;de, arrive en Russie, reste une dizaine de jours &agrave; Petrograd o&ugrave; il visite, &eacute;merveill&eacute;, <em>L&rsquo;Ermitage</em>, assiste, heureux, &agrave; une repr&eacute;sentation de <em>Boris Godounov</em> de Moussorgski, s&rsquo;entretient longuement de po&eacute;sie chinoise avec Basile Alexeieff, sinologue &laquo;&nbsp;enti&egrave;rement &eacute;pris du WEN. Il en parle avec une flamme dans les yeux, et r&eacute;cite les vers comme la plus vieille bouche chinoise&nbsp;&raquo; (&agrave; Lartigue 10/2/1917&nbsp;<a href="#_ftn15" name="_ftnref15">[15]</a>, 787). Le 14 f&eacute;vrier, il embarque sur le transsib&eacute;rien, le 22 le voici &laquo;&nbsp;enfin en terre chinoise&nbsp;&raquo;, le 23 &agrave; Harbin d&rsquo;o&ugrave; il prend un train pour P&eacute;kin. Harbin, en russe Kharbine, la &laquo;&nbsp;derni&egrave;re station&nbsp;&raquo; du transsib&eacute;rien imagin&eacute; de Cendrars &mdash; et c&rsquo;&eacute;tait d&eacute;j&agrave; la guerre, celle de 1904-1905 entre la Russie et le Japon&nbsp;<a href="#_ftn16" name="_ftnref16">[16]</a>&nbsp;!</p> <p style="text-align: justify;">Je ne chercherai pas &agrave; retracer l&rsquo;itin&eacute;raire erratique de Segalen entre P&eacute;kin, Tientsin, Nankin, Shanghai, Haiphong, Saigon&nbsp;; loin de la belle diagonale de la Grande Travers&eacute;e (f&eacute;vrier-ao&ucirc;t 1914), les feuilles de route successives de Segalen lui ont fait accomplir tellement d&rsquo;allers et retours que son p&eacute;riple en zigzag aurait d&eacute;courag&eacute; les mauvais esprits chinois (qui ne se d&eacute;placent qu&rsquo;en ligne droite). Ainsi on le trouve &agrave; P&eacute;kin le 1<sup>er</sup> mars, il &eacute;voque pour Yvonne les lieux qu&rsquo;ils aimaient, parcourt les antiquaires, ach&egrave;te une petite bo&icirc;te ronde de l&rsquo;&eacute;poque Kangxi (fin du xvii<sup>e</sup> si&egrave;cle)&nbsp;: &laquo;&nbsp;Elle est sur ma table et tient cette pr&eacute;sence &eacute;trange d&rsquo;&ecirc;tre inhumaine, qui, lorsque les &ecirc;tres humains que j&rsquo;aime sont absents, me satisfait, m&rsquo;environne, me calme&nbsp;&raquo; (&agrave; Yvonne, 4/3/1917, 804). &Agrave; Tientsin, il s&rsquo;occupe d&rsquo;emballer leur mobilier, leurs collections, leurs livres et leurs v&ecirc;tements, quelques manuscrits. &Agrave; Nankin, il examine des travailleurs chinois, &laquo;&nbsp;en somme, j&rsquo;accomplis un travail r&eacute;glementaire, et ma conscience m&eacute;dico-militaire est, pour longtemps, &agrave; l&rsquo;abri de tous scrupules&nbsp;&raquo; (&agrave; Yvonne 20/4/1917 820). Aussi peut-il consacrer ses larges loisirs &agrave; la statuaire. Le 13 mars, il &eacute;crit &agrave; Jules de Gaultier qu&rsquo;il d&eacute;couvre &laquo;&nbsp;de grandes et sauvages statues fun&eacute;raires des 5<sup>e</sup> et 6<sup>e</sup> si&egrave;cles de l&rsquo;&egrave;re chr&eacute;tienne&nbsp;&raquo; et qu&rsquo;il commence un nouveau manuscrit intitul&eacute; <em>Sites </em>(816). Il reprend son combat &agrave; lui avec une &eacute;nergie renouvel&eacute;e en contemplant les &laquo;&nbsp;statues les plus belles qu&rsquo;[il] conna&icirc;t sur le territoire chinois&nbsp;&raquo; (&agrave; Chavannes, 6/4/1917, 829). &nbsp;Il &eacute;prouve la satisfaction de &laquo;&nbsp;sauver&nbsp;&raquo; des &laquo;&nbsp;gestes antiques &raquo; par ses descriptions et ses photographies. Il ajoute &agrave; la fin de quelques lettres un sceau qu&rsquo;il a r&eacute;alis&eacute;&nbsp;:</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;<a class="fancybox image" href="#_ftn"><img alt="Colette Camelin_doc 1_Sceau Segalen" class="alignnone size-full wp-image-2205" height="260" loading="lazy" sizes="(max-width: 261px) 100vw, 261px" src="https://komodo21.fr/wp-content/uploads/2018/12/Colette-Camelin_doc-1_Sceau-Segalen.png" srcset="https://komodo21.fr/wp-content/uploads/2018/12/Colette-Camelin_doc-1_Sceau-Segalen.png 261w, https://komodo21.fr/wp-content/uploads/2018/12/Colette-Camelin_doc-1_Sceau-Segalen-150x150.png 150w" width="261" /></a></p> <p style="text-align: justify;"><small>Doc. 1 ‒ &laquo;&nbsp;Ce qui veut dire : Aimer le Pass&eacute; est chemin de joie&nbsp;&raquo; (&agrave; Lartigue, 4/3/1917, 808&nbsp;; &agrave; Fernet, 10/3/1917, 814).</small></p> <p style="text-align: justify;">&laquo;&nbsp;Arriverai-je &agrave; retrouver une trace de ce pass&eacute; si loin, si myst&eacute;rieux&nbsp;? Et le pr&eacute;sent ne me disait rien qui vaille. Retrouver l&rsquo;ancien foyer, raviver le feu sous toutes ces cendres&nbsp;<a href="#_ftn17" name="_ftnref17">[17]</a>&nbsp;&raquo;, &eacute;crivait Gauguin &agrave; Tahiti. Segalen poursuit la voie qu&rsquo;il avait commenc&eacute; &agrave; emprunter en Polyn&eacute;sie, sur les pas de Gauguin. Son projet &eacute;tait alors d&rsquo;&laquo;&nbsp;exalter le prodigieux profond pass&eacute; inconnu&nbsp;<a href="#_ftn18" name="_ftnref18">[18]</a>&nbsp;&raquo; des Maoris contre le monde moderne. Il r&eacute;sume sa d&eacute;marche dans son <em>Essai sur l&rsquo;Exotisme</em>&nbsp;: &laquo;&nbsp;Fuite du pr&eacute;sent mis&eacute;rable et mesquin. Les ailleurs et les autrefois&nbsp;<a href="#_ftn19" name="_ftnref19">[19]</a>.&nbsp;&raquo; Les belles statues du &laquo;&nbsp;Pass&eacute;&nbsp;&raquo;&nbsp; l&rsquo;&eacute;meuvent, le ram&egrave;nent &agrave; ses propres forces cr&eacute;atrices&nbsp;; sans doute serait-il plus exact de dire &laquo;&nbsp;aimer les &oelig;uvres d&rsquo;art du pass&eacute; est chemin de joie&hellip;&nbsp;&raquo; en contraste avec les horreurs de la guerre industrielle&nbsp;:</p> <blockquote> <p style="text-align: justify;">Et j&rsquo;enrage de voir passer le temps et que des choses croulent et que d&rsquo;autres qui devraient &ecirc;tre dites sont tues.</p> <p style="text-align: justify;">Et j&rsquo;attends avec ferveur la reprise du temps libre, de libre pens&eacute;e retrouv&eacute;e&hellip; car la grandeur de quelques moments de guerre n&rsquo;en a pu me faire accepter la &laquo;&nbsp;servitude&nbsp;<a href="#_ftn20" name="_ftnref20">[20]</a>&nbsp;&raquo;. Les hommes oublieraient-ils que la Connaissance est un autre combat, et de tous les instants, contre les puissances aveugles et taciturnes (&agrave; Jules de Gaultier, 13/3/1917, 815).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Le terme &laquo;&nbsp;Connaissance&nbsp;&raquo; rappelle <em>Connaissance de l&rsquo;Est</em> (1900) de Claudel et son <em>Trait&eacute; de la Co-naissance au monde et de soi-m&ecirc;me</em> (1907), o&ugrave; il s&rsquo;agit de d&eacute;chiffrer le &laquo;&nbsp;tableau&nbsp;&raquo; de l&rsquo;univers pour y int&eacute;grer la vie et la conscience&nbsp;<a href="#_ftn21" name="_ftnref21">[21]</a>. Ce combat recourt aux facult&eacute;s intellectuelles, &agrave; l&rsquo;imagination apte &agrave; d&eacute;couvrir les rapports entre les choses elles-m&ecirc;mes, entre elles et nous, et &agrave; &laquo;&nbsp;l&rsquo;&eacute;nergie spirituelle&nbsp;&raquo; tendue vers &laquo;&nbsp;le myst&eacute;rieux&nbsp;&raquo;. Ce combat est men&eacute; contre la &laquo;&nbsp;grossi&egrave;ret&eacute;&nbsp;&raquo; en cours, contre &laquo;&nbsp;ces puissances aveugles et taciturnes&nbsp;&raquo; qui &eacute;touffent, &agrave; la fois la clart&eacute; de la raison, la &laquo;&nbsp;libre pens&eacute;e&nbsp;&raquo; et la voix qui travaille &agrave; exprimer &laquo;&nbsp;ce qui n&rsquo;a pas &eacute;t&eacute; dit&nbsp;&raquo;. Les travaux arch&eacute;ologiques de Segalen participent du combat de la Connaissance. En mai, &agrave; Shanghai, ville coloniale qu&rsquo;il n&rsquo;aime pas, il se lie d&rsquo;amiti&eacute; avec le grand sp&eacute;cialiste du Tibet, Gustave-Charles Toussaint&nbsp;<a href="#_ftn22" name="_ftnref22">[22]</a>. Il donne une conf&eacute;rence en anglais sur la grande Statuaire chinoise &agrave;&nbsp; la <em>Royal Asiatic Society</em>. Il lit beaucoup, trouve la Correspondance de Flaubert, &laquo;&nbsp;pleine de saveur&nbsp;&raquo; (&agrave; Yvonne, Shanghai, 27/4/1917, 856)&nbsp;; Flaubert est &laquo;&nbsp;passionnant quand il se montre tout entier, divers, jouissant, souffrant&hellip;&nbsp;&raquo; (&agrave; Yvonne, 9/5/1917, 867)&nbsp;; &laquo;&nbsp;Saint Flaubert&nbsp;devrait &ecirc;tre le patron efficient de tous les &eacute;crivains&nbsp;&raquo; &nbsp;(&agrave; Yvonne 30/6/1917, 919). Il conseille &agrave; Yvonne et &agrave; Lartigue de lire cette correspondance qui a d&ucirc; prendre un relief particulier pour lui quand seules les lettres le relient de temps &agrave; autre &agrave; ses proches.</p> <p style="text-align: justify;">Segalen s&rsquo;occupe aussi d&rsquo;enr&ocirc;ler des &laquo;&nbsp;sp&eacute;cialistes-m&eacute;caniciens&nbsp;&raquo; pour les usines fran&ccedil;aises (&agrave; Yvonne 14/4/1917 835). Il esp&egrave;re pouvoir poursuivre sa mission de recrutement dans le Yunnan puis voyager en Annam. &laquo;&nbsp;Du Yunnan (dont les troubles sont purement politiques), j&rsquo;esp&egrave;re remonter un peu vers Tali, ou donner une pointe vers le Kouei-tcheou. Je ne sais, et me r&eacute;serve tout droit d&rsquo;aventures. Mais l&rsquo;espace est plus grand. Le Fong-chouei [fengshui] est celui des grands vents libres&nbsp;&raquo; (&agrave; Yvonne 24/5/1917, 887). Le Yunnan, quitt&eacute; pr&eacute;cipitamment en ao&ucirc;t 1914, continue de le hanter, mais plus sa mission se prolonge, plus l&rsquo;Ouest chinois s&rsquo;&eacute;loigne, devenant aussi inaccessible que le Royaume de la Reine de l&rsquo;Ouest et les neiges du Tibet.</p> <p style="text-align: justify;">Le m&eacute;decin de 1<sup>&egrave;re</sup> classe est agac&eacute; par l&rsquo;ind&eacute;cision de ses &laquo;&nbsp;chefs&nbsp;&raquo; et par les lenteurs des bureaucraties fran&ccedil;aises et chinoises en d&eacute;saccord sur le contrat concernant les travailleurs chinois&nbsp;:</p> <blockquote> <p style="text-align: justify;">J&rsquo;appartiens &agrave; une sorte de cirque ambulant &ndash; Mission de recrutement de main-d&rsquo;&oelig;uvre chinoise &ndash; dont le premier travail dut &ecirc;tre de concilier &agrave; Paris le Minist&egrave;re du Travail et celui de la Guerre&nbsp;; puis, en Chine, divers d&eacute;partements encore plus distants, divers, inexistants (&agrave; C. de Polignac, P&eacute;kin, 20/6/1917, 907).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Il est de plus en plus fatigu&eacute; par les incertitudes sur sa mission. L&rsquo;attente nuit &agrave; sa libert&eacute; d&rsquo;esprit. S&rsquo;il reprenait du service sur un navire de la Marine, ses chefs &laquo;&nbsp;disposant de [s]on corps et de&nbsp; [s]es gestes apparents&nbsp;&raquo;, il reprendrait l&rsquo;essentiel&nbsp;: &laquo;&nbsp;son ind&eacute;pendance de pens&eacute;e&nbsp;&raquo; (&agrave; Yvonne, Tientsin, 9/6/1917, 900). Il &eacute;crit &agrave; Lartigue que son s&eacute;jour en Chine est &laquo;&nbsp;abusif, illusoire et honteux&nbsp;&raquo;&nbsp;; il a le sentiment d&rsquo;y &ecirc;tre &laquo;&nbsp;&agrave; l&rsquo;abri&nbsp;&raquo; en &laquo;&nbsp;fils de famille pay&eacute; de ran&ccedil;ons louches&nbsp;&raquo; (&agrave; Lartigue, 10/6/1/1917, 903). Il souffre de passer pour &laquo;&nbsp;embusqu&eacute;&nbsp;&raquo;, il se sent &eacute;loign&eacute; de l&rsquo;action collective, isol&eacute; aux antipodes. Comme il l&rsquo;&eacute;tait &agrave; Brest en 1914 puis en 1916, il est d&eacute;pit&eacute; d&rsquo;&ecirc;tre tenu &agrave; l&rsquo;&eacute;cart de la &laquo;&nbsp;Grande Chose&nbsp;&raquo;&nbsp;:</p> <blockquote> <p style="text-align: justify;">Ces temps d&rsquo;esclaves o&ugrave; l&rsquo;on vit, o&ugrave; l&rsquo;on pi&eacute;tine, o&ugrave; des gens mangent ici cependant que d&rsquo;autres se battent, me p&egrave;sent. Tels les vieux num&eacute;ros de Revues Litt&eacute;raires, n&eacute;s du temps &laquo; o&ugrave; il n&rsquo;y avait pas la guerre &raquo;, sonnent un autre son &ndash; tel je voudrais me replonger dans la guerre pour avoir le droit physique de l&rsquo;oublier, de la n&eacute;gliger de nouveau ; &ndash; de revivre (&agrave; Yvonne, 22/6/1917, 910).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">La guerre l&rsquo;obs&egrave;de, p&egrave;se sur son esprit plus qu&rsquo;elle ne le ferait, croit-il, s&rsquo;il l&rsquo;affrontait dans le &laquo;&nbsp;R&eacute;el&nbsp;&raquo;. Mais, par un mouvement de balancier, il se lib&egrave;re de cette obsession, reprend sa libert&eacute; int&eacute;rieure&nbsp;:</p> <blockquote> <p style="text-align: justify;">J&rsquo;essaierai d&rsquo;oublier la guerre, d&eacute;cid&eacute;ment illogique, impr&eacute;cise, &ndash; plus que grossi&egrave;re : populaire. Je ne vois pas pourquoi, r&eacute;cusant le suicide, je suiciderai nationalement chacun de mes jours apr&egrave;s l&rsquo;autre. Il y a trois ans, presque, que j&rsquo;attends d&rsquo;impatience la libert&eacute; et l&rsquo;ampleur. Elle ne vient pas, et l&rsquo;on se doit de vivre. Je me d&eacute;ciderai &agrave; vivre jusqu&rsquo;au bout&hellip; (&agrave; Yvonne 25/5/1917, 887)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">&laquo;&nbsp;Vivre jusqu&rsquo;au bout&nbsp;&raquo;, c&rsquo;est continuer son &oelig;uvre d&rsquo;arch&eacute;ologue et de po&egrave;te, c&rsquo;est aussi pr&eacute;parer la vie &laquo;&nbsp;apr&egrave;s la Grande Chose&nbsp;&raquo;. Il raconte &agrave; Yvonne comment il pr&eacute;pare l&rsquo;embarquement de leur mobilier laiss&eacute; &agrave; Tientsin en 1914&nbsp;; il fait mettre les livres en caisse zingu&eacute;e, emballe les antiquit&eacute;s dans plusieurs bo&icirc;tes. Les caisses seront exp&eacute;di&eacute;es d&egrave;s qu&rsquo;un bateau pourra les charger. Il esp&egrave;re alors que ces objets, qui sont pour lui des pr&eacute;sences vivantes, habiteront avec Yvonne et lui &agrave; Paris. Les caisses arriveront &agrave; Brest en octobre 1918. Segalen vivant, leur contenu n&rsquo;ira pas plus loin.</p> <p style="text-align: justify;">Sa situation en Chine lui devient insupportable. Il tente de soumettre sa d&eacute;mission de la mission, d&rsquo;abord en juillet 1917 puis en septembre, afin d&rsquo;&ecirc;tre r&eacute;int&eacute;gr&eacute; dans la marine, mais ses d&eacute;marches se perdent dans les bureaux. Finalement la mission est compromise parce que Paris refuse la clause des retours des ouvriers chinois (945) Il doit attendre des &laquo;&nbsp;ordres&nbsp;&raquo; &agrave; Hanoi, puis &agrave; Saigon jusqu&rsquo;&agrave; ce qu&rsquo;enfin il re&ccedil;oive celui d&rsquo;accompagner en France un convoi de travailleurs chinois que son navire embarquera &agrave; Nankin. Mais ce navire a proprement &laquo;&nbsp;exp&eacute;di&eacute; par le fond le paquebot anglais <em>Laertes&nbsp;</em>&raquo; le 14 d&eacute;cembre 1917 (1031). En attendant l&rsquo;envoi d&rsquo;un autre bateau, il doit supporter jusqu&rsquo;au 28 janvier une longue attente &agrave; Singapour, pendant laquelle il &eacute;crit beaucoup de lettres, &agrave; Yvonne surtout, &agrave; Yvon, &agrave; Manceron, &agrave; Lartigue. Il travaille chaque jour &agrave; son po&egrave;me <em>Thibet</em>. Au cr&eacute;puscule, il &laquo;&nbsp;emm&egrave;ne Baudelaire par les routes rouges&nbsp;&raquo; (&agrave; Yvonne 2/1/1918, 1047).</p> <p style="text-align: justify;">Il d&eacute;barque enfin &agrave; Marseille le 6 mars 1918.</p> <h2 style="text-align: justify;"><span id="5_Le_dernier_retour_a_Brest_mars_1918-mai_1919p_1096-1261"><strong>5. Le dernier retour &agrave; Brest, mars 1918-mai 1919&nbsp;(p. 1096-1261)</strong></span><br /> &nbsp;</h2> <p style="text-align: justify;">Il revient donc &agrave; Brest&nbsp;; ces treize mois de voyage solitaire l&rsquo;ont &eacute;prouv&eacute; physiquement, il a souffert d&rsquo;une ent&eacute;rite, fum&eacute; pour soulager la douleur et l&rsquo;angoisse. Il est las de la guerre, de l&rsquo;h&ocirc;pital, de Brest et peut-&ecirc;tre de lui-m&ecirc;me. &Agrave; peine rentr&eacute;, il combat une mauvaise grippe. Mais il profite de&nbsp; &laquo;&nbsp;la ti&eacute;deur du chez-soi&nbsp;&raquo; pour s&rsquo;atteler &agrave; la r&eacute;daction de sa <em>Grande statuaire</em> (1078). Il poursuit le matin l&rsquo;&eacute;criture de <em>Thibet. </em>Yvonne est pr&egrave;s de lui&nbsp;; Lartigue commande <em>L&rsquo;Espi&egrave;gle</em>, il chasse des sous-marins allemands. Il se montre distant envers Victor. Une nouvelle destinataire prend une place consid&eacute;rable, H&eacute;l&egrave;ne Hilpert, une amie d&rsquo;enfance d&rsquo;Yvonne dont le mari a &laquo;&nbsp;disparu&nbsp;&raquo; le 29 septembre 1915 pendant l&rsquo;offensive de Champagne&nbsp;<a href="#_ftn23" name="_ftnref23">[23]</a>. Segalen la voit rarement, il d&eacute;veloppe avec elle un espace imaginaire, l&rsquo;emm&egrave;ne &laquo;&nbsp;dans les chemins f&eacute;odaux du ch&acirc;teau de [s]on &acirc;me&nbsp;&raquo; (24/10/1918, 1156). Quand il est loin d&rsquo;elle, au repos en Alg&eacute;rie, il &eacute;voque le &laquo;&nbsp;fant&ocirc;me amical, [le] Double&nbsp;&raquo; de son Amie (25/3/1919, 1226). Chr&eacute;tienne fervente, elle re&ccedil;oit ses messages de plus en plus ardents et d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s&nbsp;: &laquo;&nbsp;Donc j&rsquo;ai tout ici de ce que l&rsquo;humaine vie a l&rsquo;usage de jouir. Et j&rsquo;ai tant soif de ce qui n&rsquo;est pas l&rsquo;humaine vie&hellip;&nbsp;&raquo; (12/3/1919, 1221).</p> <p style="text-align: justify;">La fin de la guerre le hante. La mort d&rsquo;&Eacute;douard Chavannes, son ma&icirc;tre en sinologie, le 29 janvier 1918, et celle de Debussy, l&rsquo;ami musicien tr&egrave;s cher, le 25 mars 1918, l&rsquo;affectent douloureusement. M&ecirc;me si Segalen avait renonc&eacute; &agrave; la perspective d&rsquo;une collaboration, il &eacute;tait attach&eacute; &agrave; ce&nbsp; tr&egrave;s grand musicien qui&nbsp; l&rsquo;avait compris et appr&eacute;ci&eacute; en tant qu&rsquo;artiste. Il esp&eacute;rait renouer avec ses projets artistiques pendant son s&eacute;jour &agrave; Paris, du 17 mai au 30 juin 1918, obtenu gr&acirc;ce &agrave; un stage de sp&eacute;cialisation &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital Saint-Louis. Mais la violence de l&rsquo;offensive allemande terriblement meurtri&egrave;re et la mort de son beau-fr&egrave;re Georges H&eacute;bert devant Reims le 3 juin l&rsquo;atteignent profond&eacute;ment. Ces terribles nouvelles et l&rsquo;angoisse de savoir Paris menac&eacute; &agrave; nouveau brisent l&rsquo;espoir de renouer avec ses projets. &laquo;&nbsp;Las et meurtri&nbsp;&raquo;, il renonce &agrave; prononcer sa communication. Il &eacute;crit &agrave; H&eacute;l&egrave;ne Hilpert&nbsp;:</p> <blockquote> <p style="text-align: justify;">Notre s&eacute;jour &agrave; Paris qui aurait d&ucirc; se d&eacute;velopper abondant et op&eacute;rant se restreint &agrave; l&rsquo;exercice du &laquo;&nbsp;devoir&nbsp;&raquo; social. J&rsquo;ai recul&eacute; ma communication trop personnelle &agrave; l&rsquo;Acad&eacute;mie, n&rsquo;&eacute;tant point d&rsquo;humeur &agrave; dire &laquo;&nbsp;je&nbsp;&raquo; quand &laquo;&nbsp;ils&nbsp;&raquo; se battent si pr&egrave;s de nous, et pour nous. Je ne puis rien &eacute;crire et ne veux rien lire. Je ne veux rien faire p&eacute;n&eacute;trer qui ouvre les portes et retentisse&hellip; (8/6/1918, 1089)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Il &eacute;crit &agrave; Lartigue qu&rsquo;il remet aussi &agrave; plus tard la parution son &laquo;&nbsp;Hommage &agrave; Gauguin&nbsp;&raquo;, longue pr&eacute;face aux <em>Lettres de Gauguin &agrave; Monfreid&nbsp;</em><a href="#_ftn24" name="_ftnref24">[24]</a><em>&nbsp;</em>: &laquo;&nbsp;je renonce moi-m&ecirc;me &agrave; para&icirc;tre en Gauguin avant l&rsquo;automne, peut-&ecirc;tre plus accalmis&eacute; que l&rsquo;&eacute;t&eacute; plein de menaces&nbsp;&raquo; (9/6/18, 1089). Il pr&eacute;cise qu&rsquo;il &laquo;&nbsp;ne peut se r&eacute;soudre &agrave; dire &ldquo;je&rdquo; dans les moments o&ugrave; l&rsquo;impersonnel et le hagard se disputent l&rsquo;espace&nbsp;&raquo; (9/6/18, 1090). Il parvient cependant &agrave; pr&eacute;senter le compte rendu de l&rsquo;avanc&eacute;e de ses d&eacute;couvertes sur la statuaire chinoise &laquo;&nbsp;devant le c&eacute;nacle octog&eacute;naire des Vieux de la Montagne Acad&eacute;mique&nbsp;&raquo; (24/6/1918 1094). Malgr&eacute; cela, il revient &agrave; Brest d&eacute;&ccedil;u de son s&eacute;jour, &laquo;&nbsp;angoiss&eacute; par le tumulte de la Marne, hant&eacute; du viol de Paris&nbsp;&raquo; &eacute;crit-il &agrave; Jules de Gaultier (16/6/1918, 1093). Le 10 juillet, il &eacute;crit au m&ecirc;me destinataire&nbsp;: &laquo;&nbsp;J&rsquo;entame aussit&ocirc;t les dix publications qui attendent, les vingt projets qui se bousculent&nbsp;&raquo; (1099).</p> <p style="text-align: justify;">Il est nomm&eacute; chef de service de dermatologie et de v&eacute;n&eacute;rologie &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital maritime de Brest et il consacre les loisirs de ce qui sera son dernier &eacute;t&eacute; &agrave; de nombreux projets&nbsp;: <em>Chine la grande Statuaire</em>, sa pi&egrave;ce <em>Combat pour le sol</em>, en r&eacute;ponse au <em>Repos du Septi&egrave;me Jour</em> de Claudel et, pour se &laquo;&nbsp;venger de [s]a chair moins robuste&nbsp;&raquo;, <em>Thibet,</em> son &laquo;&nbsp;po&egrave;me lyrique d&rsquo;escalade et d&rsquo;effort&nbsp;&raquo; (&agrave; J. de Gaultier 29/4/1918, 1080). &nbsp;Il veut en faire un &laquo;&nbsp;chef d&rsquo;&oelig;uvre&nbsp;&raquo;, conscient que <em>Thibet</em> &laquo;&nbsp;marque un pic dans [s]a vie&nbsp;&raquo; (&agrave; H&eacute;l&egrave;ne, 9/9/1918, 1127). Pendant ce temps, il continue &agrave; tenter de r&eacute;parer les corps des innombrables victimes de l&rsquo;offensive allemande de l&rsquo;&eacute;t&eacute; 1918.</p> <p style="text-align: justify;">Nietzsch&eacute;en imp&eacute;nitent, il dit &agrave; H&eacute;l&egrave;ne son aversion envers les malades au nom de l&rsquo;&eacute;nergie vitale&nbsp;:&nbsp;&laquo;&nbsp;J&rsquo;ai plus de piti&eacute; de ceux qui sont morts en d&eacute;sirant toujours que de ceux qui souffrent sans d&eacute;sirs. Voil&agrave; pourquoi j&rsquo;entends peu et n&rsquo;aime point le malade&nbsp;; il vit&nbsp;; j&rsquo;ai grand&rsquo; piti&eacute; des vampires errants&nbsp;&raquo; (12/8/1918, 1111). D&egrave;s la fin du mois d&rsquo;ao&ucirc;t, les malades de la &laquo;&nbsp;grippe infectieuse<a href="#_ftn25" name="_ftnref25">[25]</a>&nbsp;&raquo; affluent par centaines. En d&eacute;pit de ces propos (qui s&rsquo;adressent peut-&ecirc;tre &agrave; lui-m&ecirc;me&nbsp;?), le m&eacute;decin se donne alors enti&egrave;rement &agrave; sa t&acirc;che, il s&rsquo;occupe m&ecirc;me des cuisines, fait ouvrir de nouvelles salles, se consacre aux malades&nbsp;: &laquo;&nbsp;cela fait six ou sept heures d&rsquo;auscultation&nbsp;&raquo; par jour (&agrave; H&eacute;l&egrave;ne 3/9/1918, 1023). Il &eacute;prouve une certaine satisfaction &agrave; avoir agi&nbsp;: &laquo;&nbsp;j&rsquo;ai tent&eacute; de faire ce qui se devait&nbsp;: m&ecirc;me en m&eacute;decine&nbsp;&raquo; (<em>ibid</em>.). Il exprime de la compassion envers les jeunes gens de l&rsquo;&Eacute;cole des Mousses&nbsp;:</p> <blockquote> <p style="text-align: justify;">Six de mes soixante petits bretons sont morts. Le septi&egrave;me m&rsquo;a dit hier matin avec le pur accent touchant et navrant des gars de Lannilis&nbsp;&laquo;&nbsp;Je serai mort aussi donc, ce soir&nbsp;!&nbsp;&raquo; Et il le fut. D&rsquo;autres arrivent (&agrave; H&eacute;l&egrave;ne 5/9/1918, 1126).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Le m&eacute;decin qui signe &laquo;&nbsp;les papiers de d&eacute;c&egrave;s&nbsp;&raquo; est touch&eacute; par cette nouvelle offensive de la Mort dans les casernes, les villes et les villages, les champs de bataille. Elle emporte le &laquo;&nbsp;petit Jacques Andlauer&nbsp;<a href="#_ftn26" name="_ftnref26">[26]</a>&nbsp;&raquo; (&agrave; H&eacute;l&egrave;ne, 29/10/18), fils d&rsquo;amis proches. Dans des conditions tr&egrave;s difficiles, il tente de mener de front&nbsp; son service &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital, l&rsquo;&eacute;criture de ses manuscrits et sa correspondance avec H&eacute;l&egrave;ne, au prix d&rsquo;une fatigue intense qu&rsquo;il combat parfois avec de l&rsquo;alcool.</p> <p style="text-align: justify;">Quand &laquo;&nbsp;la b&ecirc;te monstrueuse&nbsp;&raquo; plie enfin (1141), l&rsquo;avenir s&rsquo;ouvre&nbsp;;&nbsp;il &eacute;crit &agrave; Marie Manceron&nbsp;: &laquo;&nbsp;D&egrave;s que le projet sera d&eacute;cent &agrave; reprendre, je pr&eacute;parerai mon &eacute;migration sur Paris, pour aussi longtemps que le demanderont mes publications et bien d&rsquo;autres d&eacute;sirs&hellip; celui de musique, entre autres&nbsp;!&nbsp;&raquo; (4/11/1918, 1168). Le 11 novembre il envoie une longue lettre &agrave; Henri Cordier&nbsp;<a href="#_ftn27" name="_ftnref27">[27]</a>&nbsp;: &laquo;&nbsp;L&rsquo;armistice est sign&eacute; aujourd&rsquo;hui. Nous devenons libres&nbsp;&raquo; (11/11/1918, 1170). Apr&egrave;s cette entr&eacute;e en mati&egrave;re &eacute;nergique, il sollicite un poste aupr&egrave;s de l&rsquo;Institut ou du Minist&egrave;re de l&rsquo;Instruction publique, pr&eacute;sente des plans de fouilles et il esquisse la fondation d&rsquo;une &laquo;&nbsp;Action Sinologique Fran&ccedil;aise permanent en Chine&nbsp;&raquo;. Il pr&eacute;cise ses projets dans plusieurs lettres en novembre et d&eacute;cembre. Il s&rsquo;occupe de pr&eacute;parer une &eacute;dition am&eacute;ricaine de <em>Chine. La Grande Statuaire</em> (1190). Il envoie un dossier d&eacute;taill&eacute; &agrave; Philippe Berthelot&nbsp;<a href="#_ftn28" name="_ftnref28">[28]</a> apr&egrave;s leur entretien, il revient de Paris plein d&rsquo;espoir&nbsp;: &laquo;&nbsp;le moment est propice aux renouveaux&nbsp;&raquo;, &eacute;crit-il &agrave; Lartigue. La Fondation semble en bonne voie, mais le 10 janvier 1919 la r&eacute;ponse est dilatoire&nbsp;: &laquo;&nbsp;La Marine ne veut pas se s&eacute;parer du Dr Segalen avant 7 ou 8 mois&nbsp;&raquo; (1203). Il reste trop de grands bless&eacute;s, de gaz&eacute;s, de mutil&eacute;s dans les h&ocirc;pitaux&hellip;</p> <p style="text-align: justify;">Segalen souffre d&rsquo;&ecirc;tre amarr&eacute; &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital de Brest, alors qu&rsquo;il voudrait se consacrer &agrave; ses recherches, &agrave; son &oelig;uvre, &agrave; ses amis&nbsp;; &laquo;&nbsp;dans le nouvel &eacute;tat des choses, la libert&eacute; retrouv&eacute;e&nbsp;&raquo;, il ne peut plus accepter &laquo;&nbsp;le harnais des jours et des lieues&nbsp;&raquo; (&agrave; H&eacute;l&egrave;ne 19/12/1918, 1204). Fin d&eacute;cembre, il tombe &laquo;&nbsp;gravement malade&nbsp;&raquo; &mdash; &laquo;&nbsp;une crise aigu&euml; de neurasth&eacute;nie avec des d&eacute;sespoirs atroces&nbsp;&raquo; &eacute;crit Yvonne le 31 d&eacute;cembre (1209). Il attribue cette crise au &laquo;&nbsp;surmenage&nbsp;&raquo; (1213). Il pr&eacute;cise &agrave; H&eacute;l&egrave;ne : &laquo;&nbsp;une vie double, si ce n&rsquo;est triple, men&eacute;e pendant combien d&rsquo;ann&eacute;es, m&rsquo;a conduit au point d&rsquo;un repos total n&eacute;cessaire&nbsp;&raquo; (&agrave; H&eacute;l&egrave;ne 10/1/1919, 1210). Les examens m&eacute;dicaux approfondis &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital de Brest et au Val-de-Gr&acirc;ce ne &laquo;&nbsp;r&eacute;v&egrave;lent aucune anomalie somatique&nbsp;&raquo; (1212).&nbsp; Il obtient un cong&eacute; de deux mois, en passe un avec Yvonne un chez un ami en Alg&eacute;rie sans que ce s&eacute;jour n&rsquo;am&eacute;liore son &eacute;tat. Dans la solitude de ce bordj, il &eacute;crit &agrave; H&eacute;l&egrave;ne&nbsp;:&nbsp;&laquo;&nbsp;Chose plus lourde que la guerre, cet apr&egrave;s-guerre pour les n&ocirc;tres et nous&hellip;&nbsp;&raquo; (22/2/1919, 1217). Apr&egrave;s la tension extr&ecirc;me de l&rsquo;action, apr&egrave;s l&rsquo;attente, l&rsquo;angoisse et les deuils, les r&eacute;serves d&rsquo;&eacute;nergie psychique c&egrave;dent &mdash; sans doute aussi, en ce qui le concerne, son &laquo;&nbsp;amiti&eacute;&nbsp;&raquo; pour H&eacute;l&egrave;ne associ&eacute;e &agrave; une recherche spirituelle intense, le laisse de plus en plus insatisfait. Il lui &eacute;crit de tr&egrave;s longues lettres sur plusieurs jours, comme un journal.</p> <p style="text-align: justify;">&Agrave; Paris, en mars, il apprend que ses d&eacute;marches n&rsquo;ont pas abouti car &laquo;&nbsp;la marine, &agrave; court de personnel, refuse de [le]&nbsp;l&acirc;cher&nbsp;&raquo; (1228)&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tout est remis en question&hellip; mes beaux projets d&rsquo;automne &agrave; Paris o&ugrave; vous serez&hellip; TOUT. Demain, je vais voir si mes chefs feront quelque chose de moi [&hellip;]&nbsp;Mon voyage, vous le savez presque seule au monde, H&eacute;l&egrave;ne, ma confidente, mon voyage n&rsquo;est pas de ce monde&nbsp;&raquo; (25/3/1919, 1227). En avril, son cong&eacute; est prolong&eacute; de &laquo;&nbsp;quarante-cinq mornes jours&nbsp;&raquo;, il en vient &agrave; regretter l&rsquo;h&ocirc;pital. Avec Lartigue, il est direct&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je suis l&acirc;chement trahi par mon corps&nbsp;&raquo;, que trop d&rsquo;efforts ont &eacute;puis&eacute;, &laquo;&nbsp;je constate simplement que la vie s&rsquo;&eacute;loigne de moi&nbsp;&raquo;, ajoute-t-il (21/4/1919, 1239). C&rsquo;est la derni&egrave;re lettre qu&rsquo;il &eacute;crit &agrave; son ami le plus cher&nbsp;<a href="#_ftn29" name="_ftnref29">[29]</a>.</p> <p style="text-align: justify;">Le 26 avril, il part se reposer au Huelgoat o&ugrave; le froid, la pluie, le gr&eacute;sil et le vent l&rsquo;emp&ecirc;chent de sortir. Il renonce &agrave; r&eacute;pondre &agrave; l&rsquo;invitation de Claudel&nbsp;: s&rsquo;il admire &laquo;&nbsp;la puissance mystique des mots&nbsp;&raquo; du grand po&egrave;te, &laquo;&nbsp;ses Arguments demeurent vains&nbsp;&raquo; (&agrave; H&eacute;l&egrave;ne, 7/5/1919, 1249). Il relit &laquo;&nbsp;l&rsquo;immense <em>Hamlet</em> si humain&nbsp;&raquo; (&agrave; Yvonne 12/5/1919, 1255). Il tente de rassurer Yvonne&nbsp;: &laquo;&nbsp;je continue ma v&eacute;g&eacute;tation, du matin au soir, dans les arbres&nbsp;&raquo; (14/5/19, 1256). Yvonne est venue passer quelques jours avec lui. Il la raccompagne &agrave; Morlaix le 18 mai. Le 19, il lui &eacute;crit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tes deux s&eacute;jours ici auront &eacute;t&eacute; les grands moments de lumi&egrave;re, maintenant si vive qu&rsquo;elle d&eacute;borde et noie les ombres&hellip;&nbsp;&raquo; (1259). Ses lettres &agrave; H&eacute;l&egrave;ne expriment davantage son angoisse&nbsp;: &laquo;&nbsp;C&rsquo;est &agrave; cette heure o&ugrave; j&rsquo;allais atteindre la Possession du moi lucide et aimant qu&rsquo;il me faut constater les d&eacute;rob&eacute;es de cette B&ecirc;te qui m&rsquo;avait toujours bien men&eacute;, parfois emport&eacute;&hellip;&nbsp;&raquo; (20/5/1919, 1260). C&rsquo;est sa derni&egrave;re lettre. Le m&ecirc;me jour, il s&rsquo;efforce de redonner confiance &agrave; Yvonne&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je respire avec prudence encore, mais pour calmer ma h&acirc;te, je me r&eacute;fugie pr&egrave;s de mon amante aim&eacute;e, qui sait vivre si fortement, si courageusement pour nous deux&hellip;&nbsp;&raquo; (1261). Le 21 mai, il ne rentre pas de sa promenade. Le 23, Yvonne et H&eacute;l&egrave;ne le retrouvent mort dans la for&ecirc;t, apr&egrave;s qu&rsquo;il a &eacute;t&eacute; bless&eacute; &agrave; la cheville. A-t-il trouv&eacute; sous les h&ecirc;tres et les ch&ecirc;nes du Huelgoat l&rsquo;apaisement qui l&rsquo;avait rendu si heureux dans les for&ecirc;ts du Yunnan&nbsp;?</p> <p style="text-align: justify;">Place au po&egrave;te&nbsp;:</p> <blockquote> <p style="text-align: justify;">Certes la mort est plaisante et noble et douce. La mort est fort habitable. J&rsquo;habite dans la mort et m&rsquo;y complais.</p> <p style="text-align: center;">o</p> <p style="text-align: justify;">Cependant, laissez vivre, l&agrave;, ce petit village paysan. Je veux humer la fum&eacute;e qu&rsquo;ils allument dans le soir.</p> <p style="text-align: justify;">Et j&rsquo;&eacute;couterai des paroles&nbsp;<a href="#_ftn30" name="_ftnref30">[30]</a>.</p> </blockquote> <h3 style="text-align: justify;"><strong>Notes</strong><br /> &nbsp;</h3> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref1" name="_ftn1">[1]</a> Victor Segalen, <em>Correspondance II, 1913-1919</em>, texte &eacute;tabli et annot&eacute; par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, Paris, Fayard, 2004. (Date et num&eacute;ro de page entre parenth&egrave;ses). 1<sup>er</sup> ao&ucirc;t 1914 p. 509 au 20 mai 1919 p. 1261.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref2" name="_ftn2">[2]</a> Archives Jean Lartigue, Philippe Rodriguez, <em>Jean Lartigue, Une vocation, la Marine. Une passion, la Chine. Une amiti&eacute;, Victor Segalen,</em> Les Indes Savantes, 2012, p.194.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref3" name="_ftn3">[3]</a> Pour la seule journ&eacute;e du 22 ao&ucirc;t 1914, on compte 25&nbsp;000 morts et 50 000 bless&eacute;s.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref4" name="_ftn4">[4]</a> Christophe Prochasson, <em>Au nom de la Patrie&nbsp;: Les Intellectuels et la Premi&egrave;re Guerre mondiale&nbsp;: 1910-1919</em> (avec Anne Rasmussen), La D&eacute;couverte, &laquo;&nbsp;L&rsquo;Aventure intellectuelle de la France au&nbsp;XX<sup>e </sup>si&egrave;cle&nbsp;&raquo;, 1996, p. 123.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref5" name="_ftn5">[5]</a> Le 18 juin, il &eacute;crit &agrave; Yvonne qu&rsquo;il &laquo;&nbsp;compare mot &agrave; mot les deux versions de <em>T&ecirc;te d&rsquo;Or</em> et qu&rsquo;il a &laquo;&nbsp;acquis sur le front le droit de pr&eacute;f&eacute;rer <em>T&ecirc;te d&rsquo;Or</em> &agrave; <em>L&rsquo;hymne au Saint-Sacrement&nbsp;</em>&raquo; (18/6/15 656)</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref6" name="_ftn6">[6]</a> Paul Claudel, <em>T&ecirc;te d&rsquo;Or </em>[1889 et 1894<em>, L&rsquo;Arbre</em>, Mercure de France 1901, p. 145 (volume appartenant &agrave; Segalen).</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref7" name="_ftn7">[7]</a> Paul Claudel, <em>Th&eacute;&acirc;tre</em>, I, la Pl&eacute;iade, Paris, Gallimard [1948], 1985, p. 1248.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref8" name="_ftn8">[8]</a> Service de sant&eacute; des arm&eacute;es, &laquo;&nbsp;Trois cents d&rsquo;histoire<em>&nbsp;</em>&raquo;, en ligne : https://www.defense.gouv.fr/sante/le-ssa/trois-cents-ans-d-histoire/trois-cents-ans-d-histoire.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref9" name="_ftn9">[9]</a> &laquo;&nbsp;C&rsquo;est mon embaumement actuel qui peut avoir pour toi la valeur d&rsquo;un exotisme&nbsp;&raquo; (&agrave; Lartigue 13/3/1915, 563).</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref10" name="_ftn10">[10]</a> Marie-Alphonse Lorin &eacute;tait capitaine adjudant-major (c&rsquo;est-&agrave;-dire adjoint du commandant) du 1<sup>er</sup> R&eacute;giment de la Brigade. Il admirait l&rsquo;&oelig;uvre de Segalen.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref11" name="_ftn11">[11]</a> Ren&eacute; Quinton, biologiste, a mis au point le fameux &laquo;&nbsp;plasma de Quinton&nbsp;&raquo; &agrave; base d&rsquo;eau de mer qui eut un succ&egrave;s consid&eacute;rable en Europe &agrave; l&rsquo;&eacute;poque. Segalen r&ecirc;vait de le commercialiser en Chine&hellip;</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref12" name="_ftn12">[12]</a> Jean Fernet, officier de marine proche de l&rsquo;Action fran&ccedil;aise, ami de Lartigue et de Gilbert de Voisins, ami aussi de Martin du Gard, il sera vice-amiral en 1940 puis conseiller du mar&eacute;chal P&eacute;tain.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref13" name="_ftn13">[13]</a> Remy de Gourmont, &laquo;&nbsp;&Eacute;pilogue&nbsp;&raquo;, <em>Mercure de France</em>, 1<sup>er</sup> mai 1915, p. 93.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref14" name="_ftn14">[14]</a> <em>Premier expos&eacute; des r&eacute;sultats arch&eacute;ologiques obtenus dans la Chine Occidentale par la Mission Gilbert de Voisins, Jean Lartigue et Victor Segalen (1914</em>), <em>Journal Asiatique</em>, mai-juin 1915.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref15" name="_ftn15">[15]</a> &laquo;&nbsp;Petrograd &ndash; 10 f&eacute;vrier 13&nbsp;&raquo; (<em>sic</em>) corrig&eacute; par les &eacute;diteurs en 1917&nbsp;! (p. 787) Est-ce un retour tant d&eacute;sir&eacute; au temps d&rsquo;avant la &laquo;&nbsp;Grande chose&nbsp;&raquo;&nbsp;?</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref16" name="_ftn16">[16]</a> &laquo;&nbsp;Je d&eacute;barquai &agrave; Kharbine comme on venait de mettre le feu aux bureaux de la Croix-Rouge&nbsp;&raquo; Blaise Cendrars, <em>Prose du transsib&eacute;rien et de la petite Jehanne de France</em> [1913], Claude Leroy &eacute;d., TADA, Deno&euml;l, 2001, p. 32.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref17" name="_ftn17">[17]</a> Paul Gauguin<em>, Noa Noa, </em>Jean Loize &eacute;d. Paris, Balland 1966, p. 37.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref18" name="_ftn18">[18]</a> Victor Segalen, <em>Essai sur l&rsquo;exotisme, &OElig;uvres compl&egrave;tes</em> I, H. Bouillier &eacute;d., Paris, Robert Laffont, 1995, p. 776.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref19" name="_ftn19">[19]</a> Victor Segalen, <em>ibid., p</em>. 753</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref20" name="_ftn20">[20]</a> Alfred de Vigny, <em>Servitude et grandeur militaire</em> [1835], Folio classique, 1992.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref21" name="_ftn21">[21]</a> Paul Claudel, <em>Art po&eacute;tique,</em> <em>&OElig;uvres po&eacute;tiques </em>t. 1, J. Petit &eacute;d., la Pl&eacute;iade, Gallimard, 1957, p. 154.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref22" name="_ftn22">[22]</a> Gustave-Charles Toussaint (1869-1938), magistrat colonial, est charg&eacute; en 1917 &agrave; Shanghai d&rsquo;une mission judiciaire pour le compte du Minist&egrave;re des Affaires &eacute;trang&egrave;res. Il a rapport&eacute; du Tibet en 1911 le manuscrit du <em>Dict de Padma </em>qu&rsquo;il a traduit. Il en a lu des extraits &agrave; Segalen et, quelques ann&eacute;es plus tard, &agrave; Alexis L&eacute;ger en poste &agrave; P&eacute;kin. Ce texte a eu une influence sur <em>Thibet </em>de Segalen et sur <em>Anabase </em>de Saint-John Perse. Voir la lettre &agrave; Yvonne, p. 919.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref23" name="_ftn23">[23]</a> Maurice Hilpert, n&eacute; en 1878, caporal au 402<sup>e</sup> R&eacute;giment d&rsquo;Infanterie, &laquo;&nbsp;disparu au combat&nbsp;&raquo; le 29 septembre 1915 &agrave; Sainte-Marie-&agrave;-Py (Marne). Jugement rendu le 9 septembre 1920.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref24" name="_ftn24">[24]</a> <em>Lettres de Gauguin &agrave; Monfreid</em>, Paris, Cr&egrave;s, 1919 (sur la couverture), 1918 (sur le copyright).</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref25" name="_ftn25">[25]</a> Il s&rsquo;agit de la &laquo;&nbsp;grippe espagnole&nbsp;&raquo;, originaire de Chine (pour le &laquo;&nbsp;virus p&egrave;re&nbsp;&raquo;) et d&rsquo;Am&eacute;rique (pour sa mutation g&eacute;n&eacute;tique). La pand&eacute;mie a fait dans le monde entre 50 millions et 100 millions de morts, plusieurs centaines de milliers en France, essentiellement des jeunes adultes.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref26" name="_ftn26">[26]</a> Jacques Andlauer, n&eacute; le 10 mai 1899, aspirant, R&eacute;giment d&rsquo;Infanterie Coloniale du Maroc, mort &agrave; l&rsquo;ambulance de Villers-Daucourt (Marne), le 22 octobre 1918.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref27" name="_ftn27">[27]</a> Henri Cordier, sinologue, &eacute;tait professeur &agrave; l&rsquo;&Eacute;cole sp&eacute;ciale de langues orientales, sp&eacute;cialiste de l&rsquo;histoire de la Chine.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref28" name="_ftn28">[28]</a> Philippe Berthelot &eacute;tait alors Directeur-adjoint des affaires politiques au Minist&egrave;re des Affaires &eacute;trang&egrave;res.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref29" name="_ftn29">[29]</a> Le contre-amiral Jean Lartigue sera tu&eacute; le 22 ao&ucirc;t 1940 par un bombardement allemand sur l&rsquo;a&eacute;roport de Rochefort. Son fils Fran&ccedil;ois, Jean, Victor mourra le 8 novembre 1942 dans un sous-marin au large d&rsquo;Oran.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref30" name="_ftn30">[30]</a> Victor Segalen, &laquo;&nbsp;&Eacute;dit fun&eacute;raire&nbsp;&raquo;, <em>St&egrave;les, &OElig;uvres Compl&egrave;tes</em>, II,<em> op. cit.,</em> p. 60.</p> <h3 style="text-align: justify;"><span id="Auteur">Auteur</span></h3> <p style="text-align: justify;"><strong>Colette Camelin</strong>, professeur &eacute;m&eacute;rite de litt&eacute;rature fran&ccedil;aise du xx<sup>e </sup>si&egrave;cle &agrave; l&rsquo;universit&eacute; de Poitiers, a enseign&eacute; les humanit&eacute;s &agrave; Sciences Po Euroamerican College (Reims) de 2012 &agrave; 2017. Elle a publi&eacute; notamment&nbsp;: <em>&Eacute;clat des contraires, la po&eacute;tique de Saint-John Perse</em> (CNRS &eacute;ditions, 1998)&nbsp;;<em> L&rsquo;imagination cr&eacute;atrice de Saint-John Perse</em> (Hermann, 2007)&nbsp;; une &eacute;dition critique des <em>Premiers &eacute;crits sur l&rsquo;art</em> <em>(Gauguin, Moreau, la sculpture)</em> de Segalen (Champion, 2011). Elle a organis&eacute;, avec Marie-Paule Berranger,&nbsp;le colloque <em>1913 cent apr&egrave;s&nbsp;: enchantements et d&eacute;senchantements&nbsp;</em> au CCI de Cerisy (Hermann, 2015). Elle est actuellement pr&eacute;sidente de l&rsquo;Association Victor Segalen.</p> <h3 style="text-align: justify;"><strong>Copyright</strong></h3> <p style="text-align: justify;">Tous droits r&eacute;serv&eacute;s.</p> </div>