<p>&laquo;&nbsp;<em>Fly</em>&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;la mouche&nbsp;&raquo; en fran&ccedil;ais, est le trenti&egrave;me &eacute;pisode de la s&eacute;rie dramatique&nbsp;<em>Breaking Bad</em>, diffus&eacute;e entre 2008 et 2013 sur la cha&icirc;ne am&eacute;ricaine AMC. Walter White, scientifique de g&eacute;nie r&eacute;duit &agrave; enseigner la chimie dans un lyc&eacute;e d&rsquo;Albuquerque, au Nouveau Mexique, apprend qu&rsquo;il est atteint d&rsquo;un cancer du poumon. Voulant assurer un avenir hors du besoin &agrave; sa famille, il d&eacute;cide de se lancer dans la fabrication et le trafic de drogue, la m&eacute;thamph&eacute;tamine, avec l&rsquo;aide de Jesse Pinkman, l&rsquo;un de ses anciens &eacute;l&egrave;ves qui a mal tourn&eacute;. Or, ce qui n&rsquo;est au d&eacute;part qu&rsquo;une tentative hasardeuse et souvent grotesque pour gagner quelques milliers de dollars se r&eacute;v&egrave;le &ecirc;tre une entreprise juteuse&nbsp;: Walter White, &agrave; la vie m&eacute;diocre et insipide, se transforme peu &agrave; peu en baron de la drogue.&nbsp;<em>Breaking Bad</em>&nbsp;raconte donc l&rsquo;irr&eacute;sistible ascension de Walter, dans un m&eacute;lange de genres qui fait le succ&egrave;s aussi bien critique que public de la s&eacute;rie&nbsp;: drame domestique, dimension initiatique, strat&eacute;gies politiques, guerre des cartels.</p> <p>Cette fulgurante ascension ne se fera pourtant pas sans prendre un certain nombre de d&eacute;cisions moralement pr&eacute;judiciables. Si c&rsquo;est la n&eacute;cessit&eacute; qui contraint Walter &agrave; tuer (ou laisser mourir) certains personnages secondaires, laissant penser qu&rsquo;il agit de fa&ccedil;on froide et amorale, on constate que celui-ci ne reste pas insensible aux cons&eacute;quences de ses actes et que ces derniers impriment en lui durablement l&rsquo;id&eacute;e de culpabilit&eacute;. C&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment cette mauvaise conscience, la conscience d&rsquo;avoir agi contrairement &agrave; ses principes et &agrave; ses valeurs, qui est l&rsquo;objet de cet &eacute;pisode. Il s&rsquo;agit de sonder d&rsquo;une mani&egrave;re originale et singuli&egrave;re les arcanes de cette conscience ab&icirc;m&eacute;e par la faute et, peut-&ecirc;tre, d&rsquo;entrevoir ce qui rend possible une &eacute;ventuelle r&eacute;demption. Or, cette dimension psychologique, en g&eacute;n&eacute;ral pr&eacute;sente par bribes dans d&rsquo;autres &eacute;pisodes, mais centrale ici, est justifi&eacute;e par des contraintes externes au r&eacute;cit. En effet, &laquo;&nbsp;<em>Fly&nbsp;</em>&raquo; est avant tout ce que l&rsquo;on nomme dans le vocabulaire des s&eacute;ries t&eacute;l&eacute;vis&eacute;es am&eacute;ricaines un &laquo;&nbsp;<em>bottle episode</em>&nbsp;&raquo;&nbsp;: pour des raisons budg&eacute;taires (un d&eacute;passement lors du d&eacute;but de la troisi&egrave;me saison), Vince Gilligan, producteur de la s&eacute;rie, a &eacute;t&eacute; somm&eacute; de faire un &eacute;pisode &eacute;conomique, afin de pouvoir assurer le final de la saison 3 (13 &eacute;pisodes). Casting, d&eacute;cors et effets sp&eacute;ciaux sont donc r&eacute;duits au minimum. Cette contrainte mat&eacute;rielle explique en partie la singularit&eacute; de l&rsquo;&eacute;pisode, qui repose donc sur une construction et une r&eacute;alisation inhabituelles. Mais cette contrainte, loin de brimer la cr&eacute;ation, se r&eacute;v&egrave;le stimulante &agrave; la fois pour les sc&eacute;naristes et le r&eacute;alisateur. Rian Johnson, &eacute;galement r&eacute;alisateur pour le cin&eacute;ma, avoue ainsi, lors d&rsquo;une interview, l&rsquo;avoir v&eacute;cu comme un d&eacute;fi. De m&ecirc;me, l&rsquo;&eacute;quipe de sc&eacute;naristes insiste sur l&rsquo;attention particuli&egrave;re port&eacute;e sur un tel &eacute;pisode, qui a entra&icirc;n&eacute; en amont un travail de r&eacute;daction plus dense. L&rsquo;&eacute;criture et la r&eacute;alisation d&rsquo;un&nbsp;<em>bottle episode</em>&nbsp;ob&eacute;issent donc &agrave; des r&egrave;gles, tout comme celles d&rsquo;un &laquo;&nbsp;pilote&nbsp;&raquo;&nbsp;: corset&eacute; par des contraintes externes, il doit se d&eacute;marquer par sa facture originale&nbsp;; si d&rsquo;un point de vue di&eacute;g&eacute;tique, il occupe une place mineure, pause dans le r&eacute;cit, &mdash; ou effet d&rsquo;attente, de retardement &mdash;, en revanche, il doit marquer les esprits de fa&ccedil;on &agrave; &ecirc;tre identifi&eacute; comme appartenant au &laquo;&nbsp;genre&nbsp;&raquo; du&nbsp;<em>bottle episode<a href="#nbp_1" name="lien_nbp_1">1</a></em>.</p> <p>Ce dernier se caract&eacute;rise donc par son autonomie vis-&agrave;-vis de la s&eacute;rie&nbsp;: si une saison peut &ecirc;tre repr&eacute;sent&eacute;e par un ensemble de maillons s&rsquo;imbriquant les uns &agrave; la suite des autres, pour faire avancer l&rsquo;intrigue, chaque maillon appelant le suivant, il n&rsquo;est en rien motiv&eacute; par ce qui pr&eacute;c&egrave;de ou ce qui suit imm&eacute;diatement. Son existence &eacute;tant due &agrave; un facteur ext&eacute;rieur &agrave; la di&eacute;g&egrave;se (une restriction budg&eacute;taire), il peut para&icirc;tre non essentiel &agrave; la s&eacute;rie, secondaire, facultatif. Cependant, la place m&ecirc;me qu&rsquo;occupe &laquo;<em>&nbsp;Fly</em>&nbsp;&raquo; dans la construction g&eacute;n&eacute;rale de&nbsp;<em>Breaking Bad</em>&nbsp;appelle &agrave; relativiser ces remarques&nbsp;: en effet, n&rsquo;est-il pas paradoxal de retrouver un&nbsp;<em>bottle episode</em>&nbsp;au centre de la s&eacute;rie (30&egrave;me sur 62 &eacute;pisodes)&nbsp;? Si &agrave; l&rsquo;&eacute;chelle de la saison, cette pause est n&eacute;cessaire avant le feu d&rsquo;artifice final des trois derniers &eacute;pisodes, &agrave; l&rsquo;&eacute;chelle de la s&eacute;rie, cet &eacute;pisode symbolique permet d&rsquo;ent&eacute;riner le basculement du personnage, apr&egrave;s son premier vrai crime amoral, en proposant une th&eacute;&acirc;tralisation de ses &eacute;tats d&rsquo;&acirc;me.</p> <p>C&rsquo;est d&rsquo;abord la facture de cet &eacute;pisode, en deux parties, qui tend &agrave; le distinguer des autres. La premi&egrave;re, burlesque et quasi-muette, vient surprendre le spectateur en interrompant le fil de l&rsquo;intrigue par sa dimension absurde et gratuite, entra&icirc;nant cependant l&rsquo;&eacute;mergence d&rsquo;une seconde partie beaucoup plus dramatique et enti&egrave;rement construite sur un dialogue quasi-ininterrompu entre les deux personnages qui permet d&rsquo;atteindre leurs pens&eacute;es intimes.</p> <p>Or, c&rsquo;est gr&acirc;ce &agrave; des effets audiovisuels et par des intertextes litt&eacute;raires que l&rsquo;&eacute;quipe de production a tent&eacute; de rendre cette int&eacute;riorisation et de supplanter l&rsquo;apparent vide narratif. &laquo;&nbsp;<em>Fly</em>&nbsp;&raquo; semble &ecirc;tre particuli&egrave;rement apte &agrave; justifier une double approche, cin&eacute;matographique et litt&eacute;raire, sur un objet hybride qui n&rsquo;est ni de la litt&eacute;rature ni du cin&eacute;ma, mais qui puise dans l&rsquo;un et l&rsquo;autre. Cette particularit&eacute; invite &agrave; un nouveau mode de lecture de l&rsquo;&eacute;pisode, non plus lin&eacute;aire et fond&eacute; sur l&rsquo;encha&icirc;nement des &eacute;v&eacute;nements, mais essentiellement symbolique. Outre les s&eacute;quences de prologue et de conclusion, &laquo;<em>&nbsp;Fly</em>&nbsp;&raquo; peut &ecirc;tre divis&eacute; en deux grandes parties. Celles-ci forment une sorte de parenth&egrave;se qui, de prime abord, peut sembler inutile &agrave; la continuit&eacute; et au d&eacute;veloppement narratifs de la saison.</p> <p>L&rsquo;&eacute;pisode d&eacute;bute par une simple conversation entre les deux protagonistes sur la constatation d&rsquo;un &eacute;cart entre production th&eacute;orique et production r&eacute;elle de m&eacute;thamph&eacute;tamine. Ce probl&egrave;me, dont les cons&eacute;quences peuvent &ecirc;tre d&eacute;sastreuses &ndash; le cartel pour lequel travaillent les deux hommes &eacute;tant d&rsquo;une dangerosit&eacute; extr&ecirc;me &ndash; est rapidement mis de c&ocirc;t&eacute; et devient secondaire. En effet, l&rsquo;arriv&eacute;e inopin&eacute;e d&rsquo;une mouche vient perturber Walter au point que celui-ci va alors lui consacrer toute son attention. La parenth&egrave;se s&rsquo;ouvre donc &agrave; ce moment pr&eacute;cis o&ugrave; l&rsquo;intrigue principale est d&eacute;laiss&eacute;e pour une sorte de r&eacute;cit annexe&nbsp;<em>a priori</em>&nbsp;sans importance di&eacute;g&eacute;tique. Celui-ci va dans un premier temps investir le genre burlesque. Il se compose en effet d&rsquo;un ensemble de sayn&egrave;tes comiques agenc&eacute;es les unes &agrave; la suite des autres, mais qui pourraient tout aussi bien fonctionner de mani&egrave;re fragment&eacute;e. Ce sont donc de simples gags.</p> <p><q>[extrait 1] Imm&eacute;diatement apr&egrave;s le d&eacute;part de Jesse, un bruit de mouche commence &agrave; r&eacute;sonner dans le laboratoire. Walt, &agrave; fleur de peau, d&eacute;cide de pourchasser l&rsquo;insecte. Sans succ&egrave;s. Par inadvertance, il enclenche les machines du laboratoire. Il se cogne. Mais rien n&rsquo;y fait, il ne parvient pas &agrave; tuer l&rsquo;insecte. Celui-ci finit par aller se poser au plafond du laboratoire. Walt d&eacute;cide de retirer l&rsquo;une de ses chaussures pour la lancer sur la mouche mais finit par casser l&rsquo;une des lampes plafonni&egrave;res. De plus, sa chaussure reste accroch&eacute;e &agrave; la lampe. Pour la lib&eacute;rer, il se rend sur le pont sup&eacute;rieur, s&rsquo;arme d&rsquo;un balai et tente d&rsquo;assener quelques coups lib&eacute;rateurs &agrave; sa chaussure prisonni&egrave;re. La distance &eacute;tant trop grande, il enjambe la barri&egrave;re de s&eacute;curit&eacute; et se retrouve au-dessus du vide. La chaussure lib&eacute;r&eacute;e, c&rsquo;est la mouche qui vient se poser sur la rambarde. Walt, toujours dans le vide, tente de l&rsquo;assommer mais perd l&rsquo;&eacute;quilibre et chute violemment. Dans sa chute, il heurte une cuve en inox. Il s&rsquo;&eacute;crase litt&eacute;ralement sur le sol. La s&eacute;quence se termine par un gros plan sur l&rsquo;&oelig;il de Walt qui ne quitte pas de vue les d&eacute;placements alambiqu&eacute;s de la mouche.</q></p> <p>Ainsi, la premi&egrave;re partie de l&rsquo;&eacute;pisode se construit sur un ensemble de gags qui vont crescendo&nbsp;: coups, chute, jurons, onomatop&eacute;es et course-poursuite constituent l&rsquo;essentiel de ce premier moment burlesque. On s&rsquo;&eacute;tonne d&rsquo;ailleurs de l&rsquo;importance que Walt accorde &agrave; cette pr&eacute;sence, visuellement insignifiante, mais tr&egrave;s d&eacute;rangeante, parce qu&rsquo;omnipr&eacute;sente, acoustiquement. Ses r&eacute;actions sont en effet tout de suite tr&egrave;s intenses, tr&egrave;s violentes. Dans l&rsquo;ultime gag, il va jusqu&rsquo;&agrave; mettre sa propre vie en danger. C&rsquo;est dans ce d&eacute;calage &ndash; ce saut qualitatif &ndash; entre insignifiance de la g&ecirc;ne et irritation excessive que r&eacute;side ce passage au burlesque. Or, il est &eacute;vident que cette premi&egrave;re partie qui dure tout de m&ecirc;me plus de vingt minutes peut laisser perplexe le spectateur. Quelle est son utilit&eacute; du point de vue du d&eacute;veloppement de l&rsquo;intrigue ? Les auteurs s&rsquo;essaient-ils gratuitement &agrave; un simple exercice de style&nbsp;? Celle-ci trouve cependant une justification dans la transition qu&rsquo;elle permet. En effet, les efforts fournis par Walter pour traquer l&rsquo;insecte, conjugu&eacute;s &agrave; un cruel manque de sommeil, le conduisent &agrave; l&rsquo;&eacute;puisement. Diminu&eacute;, l&rsquo;homme refuse toutefois de se reposer. Il sombre dans un &eacute;tat de semi-conscience dans lequel la lucidit&eacute; qui pourtant le caract&eacute;rise est amoindrie. Un long plan vient illustrer ce glissement du burlesque au dramatique&nbsp;: celui-ci d&eacute;bute par un cadrage en plan moyen sur le laboratoire, effectue un travelling avant et finit par cadrer en gros plan le visage de Jesse. La cam&eacute;ra invite &agrave; d&eacute;laisser l&rsquo;environnement dans lequel &eacute;voluent les personnages pour se consacrer d&eacute;sormais &agrave; l&rsquo;examen attentif de leurs &eacute;tats d&rsquo;&acirc;me. Ainsi est rendue possible l&rsquo;ouverture d&rsquo;un temps de libre-&eacute;change &agrave; vis&eacute;e confessionnelle entre les deux protagonistes.</p> <p>Le second temps de ce r&eacute;cit annexe peut donc &ecirc;tre qualifi&eacute; de psychologique. Il est enti&egrave;rement constitu&eacute; de dialogues entre les deux personnages. Incongrus, absurdes, incoh&eacute;rents, ceux-ci se r&eacute;v&egrave;lent pourtant d&rsquo;une importance capitale en ce qu&rsquo;ils illustrent la v&eacute;ritable nature psychologique de Walter. Temps &eacute;vanescent puisque d&egrave;s la fin de l&rsquo;&eacute;pisode, le r&eacute;cit annexe achev&eacute;, les personnages vont de nouveau arborer leur visage habituel.</p> <p>&laquo;&nbsp;<em>Fly</em>&nbsp;&raquo; s&rsquo;inscrit donc en rupture des &eacute;pisodes pr&eacute;c&eacute;dents, car m&ecirc;me si le burlesque est souvent pr&eacute;sent, il n&rsquo;est jamais dominant et toujours utilis&eacute; pour cr&eacute;er un effet de contraste avec des passages plus violents. De m&ecirc;me, l&rsquo;action principale, pass&eacute;es les premi&egrave;res minutes, semble interrompue, proposant un moment atypique, tenant de la nature du&nbsp;<em>bottle episode</em>.</p> <h2>Une plong&eacute;e dans la conscience des personnages</h2> <p>Devant faire face &agrave; des contraintes mat&eacute;rielles, le r&eacute;alisateur et les sc&eacute;naristes ont &eacute;t&eacute; amen&eacute;s &agrave; construire diff&eacute;remment cet &eacute;pisode et ainsi &agrave; s&rsquo;attarder sur l&rsquo;int&eacute;riorit&eacute; des personnages. Les premi&egrave;res minutes qui suivent le g&eacute;n&eacute;rique de d&eacute;but sont d&rsquo;une banalit&eacute; sid&eacute;rante. Les deux protagonistes semblent mener la vie de citoyens&nbsp;<em>lambda</em>. Ils se rendent tous les matins sur leur lieu de travail et, le reste de la journ&eacute;e, s&rsquo;affairent &agrave; mener convenablement la mission qui est la leur. On les voit d&rsquo;ailleurs ex&eacute;cuter les t&acirc;ches les moins nobles&nbsp;: r&eacute;curer, nettoyer, gratter&hellip; La n&eacute;cessit&eacute; de cette s&eacute;quence peut facilement &ecirc;tre mise en lien avec le probl&egrave;me fondamental li&eacute; &agrave; la pr&eacute;sence d&eacute;rangeante de la mouche. Pour s&rsquo;assurer de la bonne qualit&eacute; de la m&eacute;thamph&eacute;tamine produite, il faut au pr&eacute;alable s&rsquo;assurer des bonnes conditions d&rsquo;hygi&egrave;ne du lieu o&ugrave; elle est synth&eacute;tis&eacute;e. Les divers plans qui composent cette s&eacute;quence font pourtant l&rsquo;objet d&rsquo;un traitement esth&eacute;tique particulier. Il n&rsquo;y a qu&rsquo;&agrave; relever les divers &laquo;&nbsp;effets&nbsp;&raquo; cin&eacute;matographiques utilis&eacute;s pour s&rsquo;en assurer<em><a href="#nbp_2" name="lien_nbp_2"> 2</a></em>. La r&eacute;p&eacute;tition des gestes monotones qu&rsquo;effectuent les protagonistes ne va pas sans &eacute;voquer l&rsquo;id&eacute;e de rumination mentale, de ressassement. Un point de vue singulier, d&eacute;sign&eacute; par ailleurs par le r&eacute;alisateur de la s&eacute;rie par le terme de &laquo;&nbsp;<em>brushcam</em>&nbsp;&raquo; et dans lequel une cam&eacute;ra l&eacute;g&egrave;re, accroch&eacute;e au manche d&rsquo;une brosse &agrave; r&eacute;curer <em><a href="#nbp_3" name="lien_nbp_3">3</a></em>, permet, par exemple, d&rsquo;exprimer le mouvement de pens&eacute;e des personnages ainsi que leur besoin int&eacute;rieur de se &laquo;&nbsp;laver&nbsp;&raquo; de leurs fautes. De m&ecirc;me, un tr&egrave;s beau raccord sonore transforme le souffle projet&eacute; par Jesse sur un vulgaire objet en bruit de vaporisateur haute-pression manipul&eacute; par Walt. Ces deux bruits sont l&rsquo;expression de la recherche d&rsquo;une haute et constante qualit&eacute; hygi&eacute;nique du laboratoire, mais expriment &eacute;galement la volont&eacute; de se d&eacute;barrasser de ses mauvaises pens&eacute;es.</p> <p>La dimension sonore de l&rsquo;&eacute;pisode a donc &eacute;galement toute son importance. Ces moments introspectifs dans lesquels les personnages font retour sur eux et s&rsquo;oublient en pens&eacute;e &mdash; dans le cas de Walt, cons&eacute;quence de l&rsquo;insomnie ou relents de mauvaise conscience&nbsp;? &mdash; sont &eacute;voqu&eacute;s gr&acirc;ce &agrave; de nombreux effets sonores. Le premier est situ&eacute; quelques minutes apr&egrave;s la fin du g&eacute;n&eacute;rique. Walt vient d&rsquo;arriver sur son lieu de travail mais reste &eacute;trangement seul dans sa voiture. Son regard, fixant un &eacute;l&eacute;ment hors champ, semble errer dans le vide. D&eacute;connect&eacute; de la r&eacute;alit&eacute;, l&rsquo;homme se perd en pens&eacute;es diffuses. Imperceptiblement, des sonorit&eacute;s spectrales vont venir recouvrir l&rsquo;ensemble des bruits et sons di&eacute;g&eacute;tiques. Ces mouvements vibratoires s&rsquo;interp&eacute;n&egrave;trent suivant des r&eacute;sonnances complexes tout en cr&eacute;ant un fort sentiment de richesse harmonique. Ce qui justifie la dimension introspective de cette musique, c&rsquo;est son interruption brutale provoqu&eacute;e par l&rsquo;arriv&eacute;e inopin&eacute;e de Jesse qui, en frappant contre la vitre de la voiture, oblige Walter &agrave; s&rsquo;extraire de son flux de conscience et &agrave; d&eacute;r&eacute;aliser ses pens&eacute;es. Si cette musique permet de mieux appr&eacute;hender ce mouvement introspectif par lequel Walter fait retour sur lui-m&ecirc;me, elle ne peut en revanche exprimer le contenu m&ecirc;me de ses pens&eacute;es. Le spectre harmonique de cette musique renvoie&nbsp;<em>in fine</em>&nbsp;&agrave; la note fondamentale qui le produit tout comme le flux de pens&eacute;es de Walter renvoie &agrave; un &eacute;v&eacute;nement fondateur laiss&eacute; ici myst&eacute;rieusement inconnu.</p> <p>Le m&ecirc;me proc&eacute;d&eacute; sonore sera utilis&eacute; dans un contexte similaire lors de l&rsquo;arriv&eacute;e de Jesse en voiture le lendemain. La d&eacute;couverte d&rsquo;un m&eacute;got de cigarette avec une trace de rouge &agrave; l&egrave;vre dans le cendrier de sa voiture le plongera soudainement dans ses pens&eacute;es. Une nouvelle fois, cette introspection sera exprim&eacute;e par le surgissement extradi&eacute;g&eacute;tique d&rsquo;un ensemble de sons enchev&ecirc;tr&eacute;s. Une diff&eacute;rence est toutefois &agrave; souligner : alors que les pens&eacute;es de Walter sont inassignables, celles de Jesse, elles, sont au contraire assimilables &agrave; un &eacute;v&eacute;nement pr&eacute;cis, celui de la perte tragique de sa petite-amie, Jane, suite &agrave; une overdose <em><a href="#nbp_4" name="lien_nbp_4">4</a></em>.</p> <p>La lecture r&eacute;trospective de l&rsquo;&eacute;pisode nous permettra de d&eacute;fendre l&rsquo;hypoth&egrave;se selon laquelle ces deux musiques sont intimement li&eacute;es et expriment, non pas une m&ecirc;me pens&eacute;e partag&eacute;e par les deux protagonistes, mais les sentiments diff&eacute;rents qu&rsquo;ils &eacute;prouvent face &agrave; ce m&ecirc;me &eacute;v&eacute;nement tragique. Il s&rsquo;agit bien dans les deux cas de faire retour sur soi et de se rem&eacute;morer un &eacute;v&eacute;nement pass&eacute;, c&rsquo;est-&agrave;-dire, &agrave; d&eacute;faut de pouvoir l&rsquo;oublier (de s&rsquo;en laver), de le ressasser. Cette esth&eacute;tique du vide &mdash; ce semblant d&rsquo;esth&eacute;tisme vid&eacute; de contenu signifiant &mdash;, qu&rsquo;elle soit visuelle ou sonore, permet de mimer cette plong&eacute;e introspective des personnages et d&rsquo;exprimer leurs mouvements de pens&eacute;e&nbsp;: mauvaise conscience pour l&rsquo;un, deuil pour l&rsquo;autre. Rumination mentale, ressassement et r&eacute;p&eacute;tition pour les deux. Celle-ci est redoubl&eacute;e par une utilisation importante d&rsquo;intertextes litt&eacute;raires.</p> <p>Le ph&eacute;nom&egrave;ne n&rsquo;est pas rare dans&nbsp;<em>Breaking Bad</em>. Ainsi les nom et pr&eacute;nom du personnage principal Walter White &eacute;voquent imm&eacute;diatement par paronomase le po&egrave;te am&eacute;ricain Walt Whitman. Or une comparaison fil&eacute;e avec la vie et l&rsquo;&oelig;uvre du po&egrave;te &eacute;claire la trajectoire du personnage de fiction&nbsp;: aspiration &agrave; la grandeur, &agrave; la puissance, &agrave; la libert&eacute;, autant de th&egrave;mes que l&rsquo;on retrouve dans&nbsp;<em>Leaves of grass</em>&nbsp;et dans le po&egrave;me &laquo;&nbsp;<em>Song of myself</em>&nbsp;&raquo;. Mais le lien n&rsquo;est pas qu&rsquo;analogique, puisque le po&egrave;te et son recueil sont litt&eacute;ralement cit&eacute;s&nbsp;: Gale, un scientifique recrut&eacute; pour remplacer Jesse dans la pr&eacute;paration de m&eacute;thamph&eacute;tamine, est un admirateur des deux &laquo;&nbsp;W.W&nbsp;&raquo;, connaissant par c&oelig;ur les textes de l&rsquo;un et apprenant les formules de l&rsquo;autre. Un effet transm&eacute;dial est m&ecirc;me cr&eacute;&eacute; puisque Gale offre &agrave; Walter un exemplaire ancien de&nbsp;<em>Leaves of grass</em>, qu&rsquo;il d&eacute;dicace ainsi &laquo;&nbsp;<em>to my other favorite W.W. It&rsquo;s an honour for me to work with you. Gale.</em>&nbsp;&raquo;.</p> <p>Pourtant, &mdash; et comme pour confirmer sa qualit&eacute; d&rsquo;exception &mdash;, &laquo;&nbsp;<em>Fly</em>&nbsp;&raquo; semble convoquer une toute autre tutelle, celle de la po&eacute;tesse Emily Dickinson, contemporaine du po&egrave;te cit&eacute;, elle aussi consid&eacute;r&eacute;e comme embl&eacute;matique du renouveau po&eacute;tique am&eacute;ricain, quoique diam&eacute;tralement oppos&eacute;e stylistiquement au premier. Ayant v&eacute;cu une vie de retraite, enferm&eacute;e dans sa chambre de jeune fille, sa po&eacute;sie est celle de l&rsquo;intime, de l&rsquo;int&eacute;riorit&eacute;, du secret. Or le trenti&egrave;me &eacute;pisode propose un arr&ecirc;t introspectif sur les deux personnages centraux. Ainsi aux grands espaces d&eacute;sertiques du Nouveau Mexique, rappelant les &eacute;lans de Whitman, l&rsquo;usage d&rsquo;un vers libre, inspir&eacute;, long, &laquo;&nbsp;organique&nbsp;&raquo;, chantant la gloire et la grandeur de l&rsquo;Am&eacute;rique, s&rsquo;oppose un huis clos souterrain, sombre et confin&eacute;, propice &agrave; la rem&eacute;moration, aux confidences et &agrave; la confession, digne des questionnements existentiels qui affleurent dans la po&eacute;sie d&rsquo;Emily Dickinson, &mdash; courte, saccad&eacute;e, repli&eacute;e sur elle-m&ecirc;me, &agrave; l&rsquo;image de son utilisation atypique des tirets. Un po&egrave;me invite particuli&egrave;rement &agrave; lire cet &eacute;pisode par le filtre de cet intertexte&nbsp;: &laquo;<em>&nbsp;I heard a fly buzz when I died</em>&nbsp;&raquo;&nbsp;:</p> <p><q>J&rsquo;entendis bourdonner une Mouche &ndash; &agrave; ma mort &ndash;<br /> Le Silence dans la Pi&egrave;ce<br /> &Eacute;tait pareil au Silence de l&rsquo;Air &ndash;<br /> Entre les R&acirc;les de la Temp&ecirc;te &ndash;</q></p> <p><q>Les Yeux &agrave; la ronde &ndash; s&rsquo;&eacute;taient taris &ndash;</q></p> <p><q>Les Souffles rassemblaient leurs forces Pour l&rsquo;ultime Assaut &ndash; quand le Roi Ferait son entr&eacute;e &ndash; dans la Chambre &ndash;</q></p> <p><q>Je l&eacute;guai mes Souvenirs &ndash; d&rsquo;une Signature<br /> C&eacute;dai la part de moi<br /> Transmissible &ndash; et c&rsquo;est alors<br /> Qu&rsquo;une Mouche s&rsquo;interposa &ndash;</q></p> <p><q>Un incertain, tr&eacute;buchant &ndash; Bleu Bourdonnement &ndash;<br /> Entre la lumi&egrave;re &ndash; et moi &ndash;<br /> Alors les Vitres se d&eacute;rob&egrave;rent &ndash; alors<br /> La vue me manqua pour voir <a href="#nbp_5" name="lien_nbp_5">5</a></q></p> <p>Ajoutant &agrave; la dimension introspective, ce jeu intertextuel invite &eacute;galement &agrave; lire cet &eacute;pisode diff&eacute;remment des autres, non pas de fa&ccedil;on lin&eacute;aire en suivant les &eacute;v&eacute;nements, mais de fa&ccedil;on symbolique.</p> <h2><strong>Un mode de lecture propre &agrave; l&rsquo;&eacute;pisode</strong></h2> <p>Dans le po&egrave;me d&rsquo;Emily Dickinson, la narratrice raconte comment, alors qu&rsquo;elle vit ses derniers instants apais&eacute;e, entour&eacute;e de proches, son attention est d&eacute;tourn&eacute;e par le bourdonnement d&rsquo;une mouche, venant troubler ce cadre paisible et solennel. L&rsquo;insecte dans le texte s&rsquo;interpose entre la Lumi&egrave;re et la narratrice, entre le Roi qui va venir et elle, et certains ont pu voir une image du diable, &mdash; Belz&eacute;buth &eacute;tant connu sous le nom de &laquo;&nbsp;Lord of flies&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;sa Majest&eacute; des mouches&nbsp;&raquo;, &mdash; lui emp&ecirc;chant l&rsquo;acc&egrave;s au royaume de Dieu.</p> <p>Or dans notre &eacute;pisode le th&egrave;me de la mort, et plus particuli&egrave;rement du moment id&eacute;al (<em>Kairos</em>) pour mourir, est l&rsquo;objet du monologue central de Walter. Ainsi ce dernier explique &agrave; Jesse qu&rsquo;il l&rsquo;a laiss&eacute; passer&nbsp;:</p> <p><q>[extrait 2]</q></p> <p><q>Walter White : La fin n&rsquo;est pas proche.</q></p> <p><q>Jesse Pinkman : C&rsquo;est super.</q></p> <p><q>Walter White : On peut dire que je l&rsquo;ai rat&eacute;e. Il y avait un moment parfait, et je l&rsquo;ai rat&eacute;e. Il me fallait assez pour les quitter. C&rsquo;&eacute;tait le but de tout cela. Rien de tout cela n&rsquo;a de sens si je n&rsquo;en avais pas assez</q></p> <p><q>[&hellip;] Ce soir-l&agrave;. Je n&rsquo;aurais pas d&ucirc; sortir. Aller chez toi. Peut-&ecirc;tre que les choses&hellip; Je regardais la t&eacute;l&eacute; chez moi. Il y avait un programme. Un documentaire sur les &eacute;l&eacute;phants. Skyler et Holly &eacute;tait dans une autre pi&egrave;ce. Je les entendais sur le&nbsp;<em>babyphone</em>. Elle chantait une berceuse. Si j&rsquo;avais v&eacute;cu jusqu&rsquo;&agrave; cet instant, et pas une seconde de plus&hellip; [Bruit hors-champ de mouche] &ccedil;a aurait &eacute;t&eacute; parfait <em><a href="#nbp_6" name="lien_nbp_6">6</a></em>.</q></p> <p>La berceuse dans le&nbsp;<em>babyphone</em>&nbsp;et le documentaire animalier &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision, repr&eacute;sentent le cadre id&eacute;al pour dispara&icirc;tre, apr&egrave;s avoir assur&eacute; &agrave; sa famille de quoi subvenir lorsqu&rsquo;il ne sera plus l&agrave;. Mais au lieu de rester dans ce cocon, Walter cette nuit-l&agrave; est sorti, a fui &mdash; autre sens du titre si on pense au verbe &laquo;&nbsp;<em>to fly</em>&nbsp;&raquo;. Ce qu&rsquo;il ne dit pas ici et qui sous-tend tout l&rsquo;&eacute;pisode (puisque les spectateurs eux l&rsquo;ont vu de leurs propres yeux) est qu&rsquo;en plus d&rsquo;&ecirc;tre pass&eacute; apporter l&rsquo;argent &agrave; Jesse, il a assist&eacute; &agrave; l&rsquo;overdose de Jane, sans lui porter secours, faisant de lui un meurtrier. Ce n&rsquo;est pas le premier crime de sang qu&rsquo;il commet, mais c&rsquo;est le premier ouvertement amoral. Voil&agrave; donc l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement auquel nos deux personnages pensent, et l&rsquo;&eacute;pisode ant&eacute;rieur sur lequel revient &laquo;&nbsp;<em>Fly</em>&nbsp;&raquo;.</p> <p>Le po&egrave;me de Dickinson permet alors de comprendre le myst&eacute;rieux prologue&nbsp;: une s&eacute;rie de gros plans (d&rsquo;inserts) repr&eacute;sentants des formes inidentifiables, quasi abstraites, se succ&egrave;dent jusqu&rsquo;&agrave; pr&eacute;senter une mouche cadr&eacute;e en &laquo;&nbsp;plan moyen&nbsp;&raquo;. Celle-ci tend &agrave; donner une vision singuli&egrave;re, parce que non-humaine, de l&rsquo;insecte. Une sorte de vision microscopique, d&eacute;taill&eacute;e et fragmentaire. Sur cette s&eacute;rie de plans est adjoint le chant d&rsquo;une berceuse. On s&rsquo;&eacute;tonne alors de cette improbable rencontre, de cette parataxe audiovisuelle. L&rsquo;effet recherch&eacute; ici est-il lui aussi purement esth&eacute;tique&nbsp;? Spontan&eacute;ment, une telle id&eacute;e s&rsquo;impose. Il faut attendre la quasi-fin de l&rsquo;&eacute;pisode pour se convaincre de l&rsquo;id&eacute;e inverse, lorsque Walter revient sur la fameuse nuit&nbsp;: alors que la voix de Skyler (son &eacute;pouse) ber&ccedil;ant Holy (sa fille) aurait pu accompagner Walt dans ses derniers instants, il est d&eacute;tourn&eacute; de cette douce mort par le parasite. Malgr&eacute; lui, et comme dans le po&egrave;me de Dickinson, celui-ci prend alors toute la place, d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;usage &eacute;tonnant de ce premier gros plan.</p> <p>Ce montage audiovisuel est donc loin d&rsquo;&ecirc;tre gratuit. La berceuse symbolise l&rsquo;instant pr&eacute;cis o&ugrave; Walter estime qu&rsquo;il aurait d&ucirc; mourir pour ne pas avoir &agrave; accomplir des actes, &agrave; prendre des d&eacute;cisions qui, s&rsquo;ils s&rsquo;av&egrave;rent n&eacute;cessaires, ont eu des cons&eacute;quences tragiques. Moment donc &agrave; partir duquel l&rsquo;exercice de sa mauvaise conscience est devenu possible. Ce th&egrave;me est d&rsquo;ailleurs convoqu&eacute; par un autre intertexte, avou&eacute; par les sc&eacute;naristes&nbsp;: il s&rsquo;agit de la nouvelle d&rsquo;Edgar Poe,&nbsp;<em>The Tell Tale Heart</em>,&nbsp;<em>Le c&oelig;ur r&eacute;v&eacute;lateur</em>, dans laquelle les battements de c&oelig;ur d&rsquo;un assassin, que ce dernier croit venir du cadavre de l&rsquo;homme qu&rsquo;il a tu&eacute; et cach&eacute; sous le plancher, finissent par le pousser &agrave; avouer son crime. Le th&egrave;me de la culpabilit&eacute; <em><a href="#nbp_7" name="lien_nbp_7">7</a></em> ici est majeur&nbsp;: les remords, transform&eacute;s en bourdonnements de mouche, emp&ecirc;chent Walter de trouver le sommeil.</p> <p>La lecture symbolique semble donc appel&eacute;e par cet &eacute;pisode. Dans la di&eacute;g&egrave;se m&ecirc;me, les personnages recourent &agrave; des images pour &eacute;noncer certaines v&eacute;rit&eacute;s&nbsp;: ainsi au d&eacute;but de l&rsquo;&eacute;pisode, dans le discours de Walt pour justifier cette chasse &agrave; la mouche, le laboratoire devient l&rsquo;image du monde et la mouche celle du d&eacute;sordre. Une correspondance est cr&eacute;&eacute;e entre microcosme et macrocosme, invitant &agrave; lire ce combat non pas comme quelque chose de trivial mais d&rsquo;existentiel. Mais Jesse, inquiet pour la sant&eacute; mentale de Walt, va &eacute;galement avoir recours &agrave; un discours imag&eacute;, cette fois &agrave; fonction euph&eacute;misante. Son monologue repose sur des analogies pour aborder le sujet d&eacute;licat de son cancer sans le heurter. Croyant que Walter est en train de devenir fou &agrave; cause de son cancer qui aurait m&eacute;tastas&eacute;, il se lance dans un long (et laborieux) r&eacute;cit d&rsquo;un opossum ayant colonis&eacute; la maison de sa tante (d&eacute;c&eacute;d&eacute;e de la m&ecirc;me maladie)&nbsp;: m&ecirc;me apr&egrave;s avoir d&eacute;ratis&eacute; l&rsquo;endroit, la vieille femme est rest&eacute;e obs&eacute;d&eacute;e par la b&ecirc;te, continuant &agrave; la chasser, lui parlant, ce qui a permis aux m&eacute;decins de se rendre compte que la maladie avait &eacute;volu&eacute;e. Le parall&egrave;le que Jesse trace entre les deux situations est alors celui-ci : laboratoire/maison&nbsp;; mouche/opossum&nbsp;; Walter/tante. Walter comprend imm&eacute;diatement ce que Jesse veut dire et le rassure, il est toujours en phase de r&eacute;mission. C&rsquo;est donc sur le mode de la fable, de la parabole, que &laquo;&nbsp;<em>Fly</em>&nbsp;&raquo; doit &ecirc;tre relu.</p> <p>Ainsi l&rsquo;acharnement de Walter &agrave; exterminer la mouche, qu&rsquo;il d&eacute;signe comme une &laquo;&nbsp;contamination&nbsp;&raquo; pour le laboratoire, peut &ecirc;tre compris comme un combat avec le repr&eacute;sentant du Mal, le diable, pour r&eacute;tablir l&rsquo;ordre dans sa vie. L&rsquo;insecte, grandi d&egrave;s le titre par l&rsquo;absence d&rsquo;article, montr&eacute; comme malin, rus&eacute;, audacieux, et &laquo;&nbsp;dou&eacute;&nbsp;&raquo;, fait l&rsquo;objet d&rsquo;un grandissement &eacute;pique suscitant un effet h&eacute;ro&iuml;-comique. Une personnification mal&eacute;fique de l&rsquo;insecte est av&eacute;r&eacute;e &agrave; plusieurs reprises. D&egrave;s la s&eacute;quence de traque au d&eacute;but de l&rsquo;&eacute;pisode, lorsque la mouche va se poser sur le plafond inatteignable du laboratoire, la cam&eacute;ra adopte subjectivement son point de vue. Cons&eacute;quemment, Walter appara&icirc;t film&eacute; en plong&eacute;e totale (vertigineuse), ce qui tend &agrave; montrer qu&rsquo;il est largement domin&eacute; dans ce combat. La supr&eacute;matie de l&rsquo;insecte est ainsi affirm&eacute;e. Cette plong&eacute;e est d&rsquo;ailleurs introduite par un travelling ascendant arri&egrave;re, film&eacute;e en tr&egrave;s courte focale, ce qui tend &agrave; souligner la distance infranchissable qui s&eacute;pare les deux individus. De m&ecirc;me, &agrave; la fin de cette m&ecirc;me traque, apr&egrave;s l&rsquo;incroyable chute de Walter, la mouche vient se poser sur l&rsquo;un des verres de ses lunettes. On la voit agiter ses membres avant, connotant ainsi l&rsquo;id&eacute;e qu&rsquo;elle se d&eacute;lecte de la domination qu&rsquo;elle impose &agrave; son adversaire. Enfin, lorsque Jesse tue l&rsquo;insecte d&rsquo;un simple coup de journal, sa chute est film&eacute;e dans un ralenti de plusieurs secondes qui donne l&rsquo;impression qu&rsquo;un colosse s&rsquo;&eacute;croule au sol. L&rsquo;insecte est donc constamment magnifi&eacute;, litt&eacute;ralement mis en avant, car il appara&icirc;t souvent au premier plan alors que les deux protagonistes humains, eux, sont rel&eacute;gu&eacute;s au second, voire au dernier plan.</p> <p><img align="middle" alt="" data-entity-type="" data-entity-uuid="" src="https://alepreuve.org/sites/alepreuve/files/fly-1.png" /></p> <p>Ainsi la dimension burlesque de la premi&egrave;re partie de l&rsquo;&eacute;pisode ne trouve pas sa finalit&eacute; en elle-m&ecirc;me. Il ne s&rsquo;agit pas simplement de faire rire le spectateur. Au contraire, l&agrave; o&ugrave; les analyses et les commentaires de Walt paraissent exag&eacute;r&eacute;s en ce qui concerne l&rsquo;intrusion de la mouche dans le laboratoire, on ne peut, au final, qu&rsquo;appr&eacute;cier sa ma&icirc;trise, sa capacit&eacute; &agrave; anticiper les probl&egrave;mes.</p> <p>La mouche fait sa premi&egrave;re apparition sonore au moment pr&eacute;cis o&ugrave; Jesse quitte le laboratoire. La conversation que m&egrave;nent les deux protagonistes juste avant le d&eacute;part de Jesse concerne, on le rappelle, la diff&eacute;rence d&rsquo;un infime pourcentage de m&eacute;thamph&eacute;tamine produite. L&agrave; o&ugrave; le jeune homme, en bon menteur, tente d&rsquo;invoquer de nombreux arguments permettant d&rsquo;expliquer cet &eacute;cart, Walt, lui, en bon scientifique, les r&eacute;fute les uns apr&egrave;s les autres. L&rsquo;ensemble des explications &laquo;&nbsp;mat&eacute;rielles&nbsp;&raquo; (condensation, r&eacute;sidu, etc&hellip;) de cette perte ayant &eacute;t&eacute; &eacute;voqu&eacute; et r&eacute;fut&eacute;, la seule hypoth&egrave;se plausible reste l&rsquo;explication humaine&nbsp;: l&rsquo;un des deux chimistes a vol&eacute; une infime part de la production quotidienne de&nbsp;&laquo;&nbsp;meth&nbsp;&raquo;. Or, cette possibilit&eacute;, pourtant &eacute;vidente, pertinente et ne pouvant que mener au coupable, n&rsquo;est &agrave; ce moment-l&agrave; de l&rsquo;&eacute;pisode jamais &eacute;voqu&eacute;e. Connu, le coupable reste &eacute;trangement non-d&eacute;sign&eacute;.</p> <p>&nbsp;</p> <p>La mouche, dans la premi&egrave;re partie de l&rsquo;&eacute;pisode, va alors symboliser cette infime diff&eacute;rence dans la production de m&eacute;thamph&eacute;tamine (0,14%). Elle appara&icirc;t d&rsquo;ailleurs sur la feuille de calculs, permettant le glissement de ce pourcentage immat&eacute;riel &agrave; sa repr&eacute;sentation physique par l&rsquo;insecte. Un iota, un presque-rien qui fait sens, en apparence imperceptible, inappr&eacute;ciable mais pourtant math&eacute;matiquement quantifiable. Traquer la mouche, ce sera donc pour Walter, non pas essayer de trouver une explication &agrave; cette diff&eacute;rence &ndash; &nbsp;le coupable est d&eacute;j&agrave; connu &ndash; mais tenter d&rsquo;enrayer cette m&eacute;canique effroyable qui ne peut conduire les deux hommes qu&rsquo;&agrave; leur propre perte, qu&rsquo;&agrave; leur propre mort. En effet, cette meth vol&eacute;e est revendue par les sous-fifres de Jesse sur le m&ecirc;me territoire que celle produite pour Fringe. C&rsquo;est donc un probl&egrave;me, un conflit en puissance&hellip; c&rsquo;est &eacute;galement pour Walter l&rsquo;obligation d&rsquo;un aveu de faiblesse et de non-ma&icirc;trise qu&rsquo;il s&rsquo;adresse &agrave; lui-m&ecirc;me. Car comment reprocher &agrave; autrui ce que l&rsquo;on n&rsquo;est pas capable de s&rsquo;&eacute;vertuer &agrave; faire soi-m&ecirc;me ? Le mensonge de Jesse concernant le vol de methamph&eacute;tamine renvoie Walter &agrave; son propre mensonge&nbsp;: celui qui ne lui fait pas dire qu&rsquo;il est responsable de la mort de Jane. Voil&agrave; pourquoi la symbolique de cette mouche mute et devient mauvaise conscience, conscience d&rsquo;avoir mal agi dans la deuxi&egrave;me partie de l&rsquo;&eacute;pisode.</p> <p>Si la premi&egrave;re r&eacute;action de Walter est de lutter contre ce sentiment de culpabilit&eacute;, comme pour renfermer son acte criminel au plus profond de lui et ainsi garder le contr&ocirc;le, la seconde, encourag&eacute;e par l&rsquo;&eacute;puisement et le somnif&egrave;re que Jesse, inquiet, lui a gliss&eacute; dans sa tasse, est de se lib&eacute;rer du poids de cette mauvaise conscience en se confessant sur les v&eacute;ritables circonstances de la mort de Jane. Trente minutes plus tard, Walter am&egrave;ne ce dangereux sujet au cours de son soliloque. Au fur et &agrave; mesure que son corps s&rsquo;affaisse, que son esprit se brouille, il semble glisser vers l&rsquo;aveu, pour soulager sa conscience, provoquant une tension maximale, un v&eacute;ritable suspense chez les spectateurs, malgr&eacute; l&rsquo;absence totale d&rsquo;action.</p> <p>Ces dialogues ne sont d&rsquo;ailleurs pas &eacute;trangers &agrave; une certaine posture philosophique qu&rsquo;adoptaient certains penseurs de la p&eacute;riode hell&eacute;nistique, posture appel&eacute;e &laquo;&nbsp;<em>parr&ecirc;sia</em>&nbsp;&raquo;. La&nbsp;<em>parr&ecirc;sia</em>&nbsp;(mot grec form&eacute; sur le pronom pan [tout] et sur le verbe rein [dire] se traduit g&eacute;n&eacute;ralement par &laquo;&nbsp;dire-vrai&nbsp;&raquo; ou &laquo;&nbsp;franc-parler&nbsp;&raquo;. La&nbsp;<em>parr&ecirc;sia</em>, telle que la r&eacute;sume Michel Foucault au tout d&eacute;but de son cours de 1983, est un art de dire la v&eacute;rit&eacute; au bon moment pour obtenir sur le dirig&eacute; un effet escompt&eacute; et calcul&eacute;. C&rsquo;est pourquoi Jean Terrel, commentant les analyses qu&rsquo;a men&eacute;es Foucault autour de cette notion, explique que &laquo;&nbsp;la<em>&nbsp;parr&ecirc;sia</em>&nbsp;est li&eacute;e &agrave; l&rsquo;art de saisir de qui convient &agrave; la situation, de dire vrai &agrave; qui il faut, quand il faut et o&ugrave; il faut <em><a href="#nbp_8" name="lien_nbp_8">8</a></em> &raquo;.</p> <p>D&rsquo;une certaine mani&egrave;re, cette longue p&eacute;riode d&rsquo;&eacute;change entre les deux protagonistes, p&eacute;riode dans laquelle Walter se confie &agrave; Jesse, peut &ecirc;tre entrevue comme une entreprise parr&eacute;siastique inachev&eacute;e &ndash;&nbsp; une tentation parr&eacute;siastique strat&eacute;giquement men&eacute;e pour qu&rsquo;elle produise les effets escompt&eacute;s &ndash; le pardon &ndash; sans pour autant &ecirc;tre per&ccedil;ue comme telle. Faire dire sans soi-m&ecirc;me dire. Walter, qui s&rsquo;interroge sur le sens &agrave; donner &agrave; l&rsquo;ensemble des &eacute;v&eacute;nements qui ont conduit &agrave; la mort de Jane, refuse d&rsquo;accepter l&rsquo;explication selon laquelle ces &eacute;v&eacute;nements sont le pur produit du hasard, un simple concours de circonstances.</p> <p><q>Walter&nbsp;:&nbsp;Quand on pense &agrave; la probabilit&eacute;. J&rsquo;ai essay&eacute; de la calculer, c&rsquo;est astronomique. [&hellip;] L&rsquo;univers est al&eacute;atoire. Ce n&rsquo;est pas in&eacute;vitable. C&rsquo;est le chaos. Collisions sans fin des particules subatomiques. Ce que la science nous apprend. Qu&rsquo;est-ce que cela signifie. [&hellip;]. Impossible que ce soit al&eacute;atoire.</q></p> <p>Les implications de cette explication d&eacute;terministe sont bien entendu morales. Il s&rsquo;agirait pourtant pour lui de justifier son acte par la n&eacute;cessit&eacute;. Mais ici sa logique math&eacute;matique, son rationalisme exacerb&eacute;, r&eacute;futent les hypoth&egrave;ses qu&rsquo;il sous-tend. Il n&rsquo;y avait qu&rsquo;une infime possibilit&eacute; que les &eacute;v&eacute;nements prennent cette tournure-l&agrave;. Rien de tout cela n&rsquo;&eacute;tait donc n&eacute;cessaire. Tout &eacute;tait seulement possible. Ce passage de la th&egrave;se d&eacute;terministe &agrave; la simple th&egrave;se probabiliste l&rsquo;oblige &agrave; comprendre que tout n&rsquo;a &eacute;t&eacute; qu&rsquo;une question de choix, c&rsquo;est-&agrave;-dire une question morale. Il ne peut qu&rsquo;accepter la part de responsabilit&eacute; qui est ici la sienne. C&rsquo;est pourquoi il finit par demander pardon &agrave; Jesse. Mais celui-ci lui donne la possibilit&eacute; d&rsquo;une r&eacute;demption. L&rsquo;opposition haut/bas &agrave; l&rsquo;&eacute;cran renforce cette impression&nbsp;:</p> <p><q>Jesse&nbsp;:&nbsp;Ce n&rsquo;est pas votre faute. Ni la mienne. Ce n&rsquo;est m&ecirc;me pas sa faute, &agrave; elle. On est qui on est, Mr White. Deux cam&eacute;s avec un sac de couchage plein de fric. Vous l&rsquo;avez dit, on serait mort en une semaine.</q></p> <p>Tentation parr&eacute;siastique en ce que, nous l&rsquo;avons d&eacute;j&agrave; dit, Walter obtient le pardon n&eacute;cessaire &agrave; l&rsquo;absolution de sa mauvaise conscience et &agrave; son sentiment de culpabilit&eacute;. Il n&rsquo;est pas non plus anodin que la mise &agrave; mort de la mouche intervienne quelques secondes apr&egrave;s. La mauvaise conscience, enfin apais&eacute;e par le pardon, permet le retour &agrave; un &eacute;tat de qui&eacute;tude, de tranquillit&eacute; d&rsquo;&acirc;me. C&rsquo;est d&rsquo;ailleurs &agrave; ce moment pr&eacute;cis que Walt s&rsquo;endort apr&egrave;s plusieurs jours de veille et de nuits d&rsquo;insomnie. Mais il sait aussi que ce mal, r&eacute;pondant &agrave; cette m&eacute;canique effroyable qu&rsquo;est la logique du pire, ne peut que s&rsquo;engendrer lui-m&ecirc;me dans un perp&eacute;tuel recommencement. C&rsquo;est pourquoi il dit, quelques secondes auparavant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tout est contamin&eacute;&nbsp;&raquo;.</p> <p>Cette r&eacute;demption partielle n&rsquo;est donc pas une r&eacute;demption totale. Les actes de Walt ont men&eacute; &agrave; une propagation et &agrave; une (sur)diffusion du mal dont il voulait lui seul &ecirc;tre l&rsquo;auteur. Sa volont&eacute; de ma&icirc;trise, son manque de discernement moral, l&rsquo;ont conduit &agrave; engendrer des situations pourtant non-souhait&eacute;es initialement : mort de plusieurs individus (plus particuli&egrave;rement Jane ici), s&eacute;paration avec sa femme Skyler, apr&egrave;s que celle-ci a d&eacute;couvert les nouvelles activit&eacute;s lucratives auxquelles son mari s&rsquo;adonnait. Or, et c&rsquo;est l&agrave; le paradoxe, c&rsquo;est n&eacute;cessairement qu&rsquo;il accepte cette nouvelle donne. Il ne peut qu&rsquo;y adh&eacute;rer.</p> <p>La fin de l&rsquo;&eacute;pisode invite &eacute;galement &agrave; penser que cette r&eacute;demption n&rsquo;est qu&rsquo;un leurre&nbsp;: Walter est de nouveau r&eacute;veill&eacute; en pleine nuit par un bourdonnement&nbsp;; cette fois, la surimpression sur la diode rouge de l&rsquo;alarme, l&rsquo;espace d&rsquo;un instant, &eacute;voque clairement le diable. Un son inqui&eacute;tant et assourdissant au d&eacute;but du g&eacute;n&eacute;rique, v&eacute;ritable &laquo;&nbsp;musique &eacute;pileptique&nbsp;&raquo; compos&eacute;e de tonalit&eacute;s basses et d&rsquo;un agencement arythmique de sons de mouches, contrastant avec les paisibles bruits d&rsquo;insecte qui peuplaient le hors-champ sonore de l&rsquo;image nocturne, confirme que le personnage ne s&rsquo;en tirera pas &agrave; si bon compte. Cette musique, qui survient apr&egrave;s la r&eacute;surgence de la mouche, conforte l&rsquo;id&eacute;e selon laquelle, l&agrave; o&ugrave; Walter pensait son acte absous par un savant stratag&egrave;me (o&ugrave; il n&rsquo;avait pas eu &agrave; avouer ouvertement sa faute), les choses sont en v&eacute;rit&eacute; tout autres. Son d&eacute;mon est d&eacute;j&agrave; de retour. La &laquo;&nbsp;m&eacute;tamorphose&nbsp;&raquo; du personnage est en cours, pour reprendre cette fois la m&eacute;taphore d&rsquo;un autre auteur qui donne son titre &agrave; l&rsquo;&eacute;pisode qui pr&eacute;c&egrave;de, &laquo;&nbsp;Kafkaesque&nbsp;&raquo;. Bient&ocirc;t, il n&rsquo;entendra plus le bourdonnement du remords, ou du moins, celui-ci ne le g&ecirc;nera plus&nbsp;: le huiti&egrave;me &eacute;pisode de la cinqui&egrave;me saison s&rsquo;ouvre ainsi en &eacute;cho &agrave; &laquo;&nbsp;<em>Fly</em>&nbsp;&raquo; sur une autre mouche, voletant sur un bureau. Face &agrave; elle, l&rsquo;observant sans nullement para&icirc;tre perturb&eacute;, Walt, qui vient de tuer de sang-froid l&rsquo;un de ses fid&egrave;les associ&eacute;s.</p> <p><img alt="" data-entity-type="" data-entity-uuid="" src="https://alepreuve.org/sites/alepreuve/files/fly-3.png" /></p> <p>&laquo;<em>&nbsp;Fly</em>&nbsp;&raquo; r&eacute;pond donc bien aux crit&egrave;res g&eacute;n&eacute;riques qui se retrouvent dans un&nbsp;<em>bottle episode</em>&nbsp;: v&eacute;ritable pause narrative dans l&rsquo;avanc&eacute;e de l&rsquo;intrigue g&eacute;n&eacute;rale, sa dimension burlesque, le d&eacute;veloppement d&rsquo;une fausse esth&eacute;tique du vide, ou encore la richesse de son intertexte litt&eacute;raire ne sont pas &oelig;uvres gratuites, mais tendent &agrave; produire les conditions d&rsquo;une meilleure saisie de la v&eacute;ritable nature psychologique du personnage. Son mode de lecture se veut donc diff&eacute;rent des autres &eacute;pisodes puisque c&rsquo;est gr&acirc;ce &agrave; diff&eacute;rents symboles, et de fa&ccedil;on non lin&eacute;aire, que le spectateur acc&egrave;de au sens.</p> <p>Le d&eacute;cryptage de &laquo;&nbsp;<em>Fly&nbsp;</em>&raquo; est donc complexe puisqu&rsquo;il exige une forme de lecture circulaire et r&eacute;trospective. L&rsquo;exemple le plus flagrant est celui de la fausse parataxe audiovisuelle que constitue le prologue de l&rsquo;&eacute;pisode&nbsp;: une s&eacute;rie de gros plans pr&eacute;sentant de fa&ccedil;on fragmentaire une mouche sur laquelle est adjoint le chant d&rsquo;une berceuse. Ce n&rsquo;est qu&rsquo;&agrave; la toute fin du monologue de Walt situ&eacute; dans les derni&egrave;res minutes que l&rsquo;on comprend qu&rsquo;il s&rsquo;agit de la repr&eacute;sentation de ce moment id&eacute;al o&ugrave; Walt estime qu&rsquo;il aurait d&ucirc; mourir. Autrement dit, ce parall&eacute;lisme audiovisuel qui constitue spontan&eacute;ment une parataxe absconse se r&eacute;v&egrave;le &ecirc;tre finalement la simple conjonction de deux &eacute;l&eacute;ments s&rsquo;impliquant mutuellement&nbsp;: le surgissement de la mauvaise conscience de Walter, que symbolise la mouche, a &eacute;t&eacute; rendu possible par le fait qu&rsquo;il a continu&eacute; &agrave; vivre apr&egrave;s ce moment id&eacute;al.</p> <p>Enfin, cet &eacute;pisode, malgr&eacute; son statut d&rsquo;exception au moment de sa diffusion, va par la suite tenir un r&ocirc;le central &agrave; l&rsquo;&eacute;chelle de la s&eacute;rie en orientant l&rsquo;&eacute;criture de plusieurs autres &eacute;pisodes. Ainsi les auteurs multiplient les allusions, notamment dans la saison 5, &eacute;pisodes 2, 4 et 8, dans lesquels la mouche devient un d&eacute;tail r&eacute;current lorsqu&rsquo;un crime est commis par Walt. De m&ecirc;me l&rsquo;&eacute;pisode 14 de cette m&ecirc;me saison ne peut se voir qu&rsquo;en &eacute;cho &agrave; &laquo;&nbsp;<em>Fly&nbsp;</em>&raquo;, puisqu&rsquo;on assiste &agrave; la seconde confession faite &agrave; Jesse, dans laquelle cette fois, &agrave; l&rsquo;approche du d&eacute;nouement final de la s&eacute;rie, Walter avoue ouvertement &agrave; Jesse son implication dans la mort de son ex petite-amie. Pla&ccedil;ant ce&nbsp;<em>bottle &eacute;pisode</em>&nbsp;parmi les meilleurs de&nbsp;<em>Breaking Bad</em>, ses producteurs lui ont donc accord&eacute; une place pr&eacute;dominante a&nbsp;<em>posteriori</em>&nbsp;dans l&rsquo;ensemble de la dramaturgie de la s&eacute;rie.</p> <hr /> <h2>Notes et r&eacute;f&eacute;rences</h2> <p><a href="#lien_nbp_1" name="nbp_1">1</a>&nbsp;Ainsi intuitivement, et sans conna&icirc;tre cette notion lorsque nous avions commenc&eacute; ce travail, c&rsquo;est sa facture d&rsquo;exception qui nous l&rsquo;avait fait choisir. De mani&egrave;re empirique, nous l&rsquo;avions alors rapproch&eacute; d&rsquo;&eacute;pisodes similaires dans d&rsquo;autres s&eacute;ries</p> <p><a href="#lien_nbp_2" name="nbp_2">2</a>&nbsp;Une s&eacute;rie de &laquo;<em>&nbsp;jump cut</em>&nbsp;&raquo; cadrant en plan d&rsquo;ensemble le laboratoire nous montre, par exemple, les deux protagonistes affair&eacute;s &agrave; nettoyer diff&eacute;rentes cuves. Les sauts et les ellipses, rendus possible par le montage de plans adoptant le m&ecirc;me point de vue, ne vont pas sans &eacute;voquer l&rsquo;id&eacute;e de dur&eacute;e.</p> <p><a href="#lien_nbp_3" name="nbp_3">3</a>&nbsp;Le manche de la brosse servant de r&eacute;f&eacute;rentiel au cadre, le champ est amen&eacute; &agrave; varier suivant les mouvements effectu&eacute;s par Jesse. Les diff&eacute;rents changements de plan se font au moment pr&eacute;cis o&ugrave; ce dernier cesse de r&eacute;curer son objet, ne laissant donc aux spectateurs qu&rsquo;&agrave; &eacute;prouver &laquo;&nbsp;objectalement&nbsp;&raquo; ce va-et-vient tortueux.</p> <p><a href="#lien_nbp_4" name="nbp_4">4</a> Ce passage, en apparence anodin, va cependant tenir un r&ocirc;le capital dans la suite de l&rsquo;&eacute;pisode, selon la technique du &laquo;&nbsp;<em>set up pay off</em>&nbsp;&raquo; qui consiste &agrave; montrer sans insister un d&eacute;tail pour ensuite le mettre au centre d&rsquo;une action d&eacute;cisive.</p> <p><a href="#lien_nbp_5" name="nbp_5">5</a> Emily Dickinson,&nbsp;<em>Une &acirc;me en incandescence (Cahiers de po&egrave;mes 1861-1863)</em>, &eacute;dition bilingue, traduit et pr&eacute;sent&eacute; par Claire Malroux, Paris, Jos&eacute; Corti, 1998, p. 329.</p> <p>I heard a fly buzz when I died ;</p> <p>The stillness round my form</p> <p>Was like the stillness in the air</p> <p>Between the heaves of storm.</p> <p>The eyes beside had wrung them dry,</p> <p>And breaths were gathering sure</p> <p>For that last onset, when the king</p> <p>Be witnessed in his power.</p> <p>I willed my keepsakes, signed away</p> <p>What portion of me</p> <p>I Could make assignable,&nbsp;&mdash; and then</p> <p>There interposed a fly,</p> <p>With blue, uncertain, stumbling buzz,</p> <p>Between the light and me;</p> <p>And then the windows failed, and then</p> <p>I could not see to see.</p> <p><a href="#lien_nbp_6" name="nbp_6">6</a> Walter White: No end in sight.</p> <p>Jesse Pinkman: That&rsquo;s great.</p> <p>Walter White: No. I missed it. There was some perfect moment that passed me right by, but I had to have enough to leave them. That was the whole point. None of this makes any sense if I didn&rsquo;t have enough.</p> <p><a href="#lien_nbp_7" name="nbp_7">7</a> Les spectateurs fran&ccedil;ais ont d&rsquo;ailleurs imm&eacute;diatement li&eacute; cet &eacute;pisode &agrave; la r&eacute;&eacute;criture moderne d&rsquo;<em>&Eacute;lectre</em>&nbsp;de J-P Sartre,&nbsp;<em>Les Mouches</em>, dont l&rsquo;essaim &eacute;tait le symbole de la culpabilit&eacute; &mdash; les r&eacute;f&eacute;rences litt&eacute;raires abondent pour cet &eacute;pisode sur les forums, de&nbsp;<em>Huis clos</em>&nbsp;pour la dimension existentielle des dialogues &agrave;&nbsp;<em>En attendant Godot</em>, pour la vanit&eacute; de certains des propos seulement l&agrave; pour meubler l&rsquo;attente (le jeu avec la chaussure de Walt&nbsp;; l&rsquo;ennui, l&rsquo;attente que le probl&egrave;me soit r&eacute;solu&nbsp;; Jesse raconte les documents animaliers qu&rsquo;il a vus &agrave; la t&eacute;l&eacute;&nbsp;; il ouvre un d&eacute;bat orthographique absurde sur &laquo;&nbsp;possum&nbsp;&raquo;/ &laquo;&nbsp;oppossum&nbsp;&raquo;) en passant par Melville et&nbsp;<em>Moby Dick</em>&nbsp;(une lutte Bien/Mal d&eacute;grad&eacute;e, la mouche en Moby Dick, Walt en capitaine Achab, Jesse en Starbuck).</p> <p><a href="#lien_nbp_8" name="nbp_8">8 </a>Jean Terrel,<em>&nbsp;Politiques de Foucault</em>, Paris, Presses Universitaires de France,&nbsp;coll. &laquo;&nbsp;Pratiques th&eacute;oriques&nbsp;&raquo;, 2010, p. 180. On voit donc que l&rsquo;une des conditions fondamentales de la pratique parr&ecirc;siastique est le moment o&ugrave; elle prend place. Il faut trouver le temps ad&eacute;quat &agrave; l&rsquo;exercice de ce dire-vrai. C&rsquo;est donc l&rsquo;id&eacute;e de<em>&nbsp;kairos</em>, de choix du moment propice et de l&rsquo;occasion opportune qui est essentiel. Le lieu de la parr&ecirc;sia est tout aussi important, il doit conditionner l&rsquo;&eacute;change parr&ecirc;siastique et le rendre plus f&eacute;cond et plus apte &agrave; r&eacute;aliser les effets qu&rsquo;il tend &agrave; produire. Le dire-vrai parr&ecirc;siastique n&rsquo;est donc possible que dans des conditions de temps et d&rsquo;espace opportuns. C&rsquo;est donc l&rsquo;&eacute;tat d&rsquo;esprit dans lequel celui &agrave; qui est adress&eacute;e cette v&eacute;rit&eacute; qui est essentiel. En trouvant le temps et le lieu propices &agrave; la v&eacute;ridiction, on s&rsquo;assure de la production des meilleurs effets induits par cette v&eacute;rit&eacute;.</p>