<p>Abbas Kiarostami est un artiste dont l&rsquo;&oelig;uvre a de multiples formes. On conna&icirc;t bien s&ucirc;r le cin&eacute;aste souvent prim&eacute; dans les festivals internationaux, mais on conna&icirc;t sans doute moins le photographe, le peintre et surtout le po&egrave;te. Ce qui nous int&eacute;resse dans cet article, c&rsquo;est la relation &eacute;troite qui peut &ecirc;tre &eacute;tablie entre les formes cin&eacute;matographique et po&eacute;tique de son &oelig;uvre. Nous avons privil&eacute;gi&eacute; cette relation en tant que chercheurs appartenant respectivement aux domaines des &eacute;tudes cin&eacute;matographiques et des &eacute;tudes litt&eacute;raires, afin de questionner la port&eacute;e d&rsquo;une production artistique multiple sur nos propres champs scientifiques. Le premier travail a donc &eacute;t&eacute; de m&ecirc;ler nos connaissances sp&eacute;cialis&eacute;es pour essayer de comprendre ce qui pouvait animer la pens&eacute;e artistique de Kiarostami au-del&agrave; ou en-de&ccedil;&agrave; des supports adopt&eacute;s.</p> <h2>1. <strong>L&rsquo;image&nbsp;: temps po&eacute;tique et temps filmique</strong></h2> <p>L&rsquo;&eacute;tude compar&eacute;e des films et des po&egrave;mes de Kiarostami nous montre qu&rsquo;un syst&egrave;me de renvois alimente constamment les relations entre les &oelig;uvres filmiques et litt&eacute;raires. Des motifs, des situations et des constructions po&eacute;tiques se retrouvent transform&eacute;s et adapt&eacute;s dans l&rsquo;un et l&rsquo;autre type de support artistique. Ce qu&rsquo;il faut d&eacute;terminer &agrave; partir de cette premi&egrave;re constatation, c&rsquo;est la nature et le sens de ces ressemblances. L&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t particulier de Kiarostami pour certaines figures peut &ecirc;tre compris, nous semble-t-il, par le biais de ses pr&eacute;occupations artistiques qui d&eacute;passent les diff&eacute;rents d&eacute;coupages mat&eacute;riels et institutionnels des &oelig;uvres d&rsquo;art. Kiarostami se d&eacute;finit lui-m&ecirc;me, dans sa pratique artistique, comme un &laquo;&nbsp;chasseur d&rsquo;images<a href="#nbp_1" name="lien_nbp_1">1</a> &raquo;. C&rsquo;est bien en effet la question de l&rsquo;image qui l&rsquo;int&eacute;resse et, selon notre hypoth&egrave;se, cette question est toujours envisag&eacute;e dans ses rapports avec le temps. L&rsquo;image artistique que Kiarostami &laquo;&nbsp;chasse&nbsp;&raquo; dans toutes ses formes est le r&eacute;sultat de la relation entre deux types de temporalit&eacute;s&nbsp;: un moment pr&eacute;sent &eacute;ph&eacute;m&egrave;re et une dur&eacute;e plus longue dont le statut varie en fonction du support artistique.</p> <p>Pour &eacute;tayer notre hypoth&egrave;se, nous allons comparer une suite de plans du film <em>O&ugrave; est la maison de mon ami&nbsp;?</em> avec un po&egrave;me du recueil <em>Avec le vent</em>. Dans le film, alors qu&rsquo;Ahmad recherche avec d&eacute;termination la maison de son ami pour lui rendre son cahier de devoirs, la nuit tombe brusquement. Il trouve une aide dans la personne d&rsquo;un vieil homme qui dit conna&icirc;tre la maison de son ami et accepte de le guider. Sur le chemin du retour, Ahmad d&eacute;cide d&rsquo;acc&eacute;l&eacute;rer le pas et de quitter le vieil homme qui marche trop lentement, apr&egrave;s avoir obtenu son approbation. Au plan suivant, un panoramique suit Ahmad qui court de droite &agrave; gauche du cadre, au milieu de l&rsquo;obscurit&eacute; grandissante. La profondeur est bouch&eacute;e par un mur pr&egrave;s du personnage sur lequel se refl&egrave;tent quelques formes lumineuses g&eacute;om&eacute;triques. Apr&egrave;s quelques secondes, on entend tout pr&egrave;s les aboiements d&rsquo;un chien hors-champ. Effray&eacute;, Ahmad s&rsquo;arr&ecirc;te devant le mur dans le cadre d&rsquo;une forme lumineuse projet&eacute;e avant de repartir quelques pas en arri&egrave;re, puis de s&rsquo;arr&ecirc;ter encore, pour mieux reculer encore et s&rsquo;arr&ecirc;ter de nouveau dans un rai de lumi&egrave;re. Pendant ces quelques dizaines de secondes, le m&ecirc;me plan recadre Ahmad pour le garder au centre de la composition. Au plan suivant le personnage est cadr&eacute; de trois quarts, au niveau de la taille, r&eacute;v&eacute;lant ses yeux grand ouverts et son visage interloqu&eacute;. Apr&egrave;s une courte pause, il marche plus calmement vers la profondeur du champ, en suivant le mur, avant de s&rsquo;arr&ecirc;ter encore pour retrouver ses esprits. Apr&egrave;s une dizaine de secondes, le vieil homme appara&icirc;t dans la p&eacute;nombre de l&rsquo;arri&egrave;re-plan, lui demandant pourquoi il n&rsquo;a pas avanc&eacute; plus.</p> <p><img alt="" max-width="600" src="https://www.alepreuve.org/sites/alepreuve/files/imagesite_0.png" /></p> <p>Voici le po&egrave;me que nous voudrions comparer au moment du film que nous venons de d&eacute;crire&nbsp;:</p> <p>&nbsp;<q>Un chien noir Aboie</q></p> <p><q>A un inconnu qui arrive</q></p> <p><q>Dans une nuit sans &eacute;toiles<a href="#nbp_2" name="lien_nbp_2">2</a></q></p> <p>On per&ccedil;oit tr&egrave;s bien la similitude des deux situations&nbsp;: la rencontre d&rsquo;un personnage avec un chien qui aboie dans l&rsquo;obscurit&eacute; d&rsquo;une nuit sans &eacute;toiles. Mais il nous semble que ce n&rsquo;est pas la ressemblance des situations narratives qui constitue ici l&rsquo;image artistique que veut figurer Kiarostami. Par contre, ce que permet cette situation, dans les formes particuli&egrave;res d&eacute;termin&eacute;es par l&rsquo;auteur, c&rsquo;est plut&ocirc;t la mise en relation d&rsquo;une action pr&eacute;sente en train de se r&eacute;aliser (ici la rencontre entre un chien qui aboie et un personnage) et une temporalit&eacute; bien plus &eacute;tendue qui englobe cette action pr&eacute;sente. C&rsquo;est la valeur et le sens de cette temporalit&eacute; structurante qu&rsquo;il faut d&eacute;terminer et qui change en fonction des probl&eacute;matiques inh&eacute;rentes aux formes artistiques utilis&eacute;es.</p> <p>Que se passe-t-il narrativement dans le court extrait que nous avons d&eacute;crit&nbsp;? L&rsquo;objectif du personnage est de rentrer chez lui le plus rapidement possible. Il d&eacute;cide donc de quitter le vieil homme qui le ralentit, puis il s&rsquo;&eacute;lance seul dans la rue. Mais sa rencontre avec le chien l&rsquo;oblige &agrave; stopper sa course en avant et m&ecirc;me &agrave; retourner sur ses pas, ne faisant que retarder d&rsquo;autant plus son objectif de retour &agrave; la maison familiale. La longueur et la r&eacute;p&eacute;tition des arr&ecirc;ts du personnage dans les diff&eacute;rentes zones lumineuses de l&rsquo;espace ralentissent aussi le rythme de l&rsquo;action (pourtant d&eacute;j&agrave; lent &agrave; cause du rythme de la marche du vieil homme). L&rsquo;encha&icirc;nement des deux plans, qui montre Ahmad acc&eacute;l&eacute;rer le pas, marque un arr&ecirc;t dans la situation narrative commenc&eacute;e quelques minutes plus t&ocirc;t, stoppant le r&eacute;cit au profit de la description des sensations du jeune gar&ccedil;on apeur&eacute; devant les aboiements du chien, mais peut-&ecirc;tre aussi impressionn&eacute; par cette atmosph&egrave;re lumineuse &eacute;trange.</p> <p>Ces moments bien sp&eacute;cifiques, qui reviennent souvent dans l&rsquo;&oelig;uvre cin&eacute;matographique de Kiarostami<a href="#nbp_3" name="lien_nbp_3">3</a><em> </em>entretiennent toujours un rapport particulier avec le r&eacute;cit filmique. Ils confrontent ce dernier &agrave; une action qui le ralentit, emp&ecirc;che son d&eacute;veloppement au profit d&rsquo;un instant qui d&eacute;crit un rapport &eacute;piphanique entre un personnage, le monde qui l&rsquo;entoure et les sensations qui naissent de ce rapport. En d&eacute;finitive, la situation narrative se transforme et l&rsquo;intrigue principale est arr&ecirc;t&eacute;e au profit d&rsquo;un temps autonome, dissoci&eacute; du flux continu des &eacute;v&eacute;nements de l&rsquo;histoire.</p> <p>De ce fait, on a souvent compar&eacute; l&rsquo;&oelig;uvre cin&eacute;matographique de Kiarostami &agrave; celle de Rossellini, soulignant leur int&eacute;r&ecirc;t commun pour ces moments de &laquo;&nbsp;temps pur<a href="#nbp_4" name="lien_nbp_4">4</a> &raquo;, dans lesquels la relation &eacute;ph&eacute;m&egrave;re entre un personnage et le monde prend le pas sur le d&eacute;roulement narratif. Pour autant, Alain Bergala souligne bien ce qui distingue les deux &oelig;uvres&nbsp;: &laquo;&nbsp;Le sacr&eacute;, chez Kiarostami, ne fait pas trou dans la continuit&eacute; du monde ni de la conscience du personnage. C&rsquo;est sans doute la plus grande diff&eacute;rence entre son cin&eacute;ma et celui de Rossellini<a href="#nbp_5" name="lien_nbp_5">5</a>.&nbsp;&raquo; Ces images qu&rsquo;affectionne Kiarostami se distinguent en effet des pr&eacute;occupations de Rossellini, en ce qu&rsquo;elles ne cr&eacute;ent pas une rupture radicale dans le r&eacute;cit mais plut&ocirc;t une parenth&egrave;se dans laquelle le sensible retrouve son &eacute;paisseur. Ce type d&rsquo;image propre &agrave; Kiarostami a &eacute;t&eacute; pr&eacute;cis&eacute;ment d&eacute;crit par Philippe Ragel. Pour lui, ces images sont &laquo;&nbsp;des pauses dans le r&eacute;cit, [d]es<em> cin&eacute;stases</em> o&ugrave; le film, comme en &eacute;tat d&rsquo;apesanteur, donne l&rsquo;impression de se d&eacute;tendre [&hellip;]<a href="#nbp_6" name="lien_nbp_6">6</a>.&nbsp;&raquo; Si nous relevons le n&eacute;ologisme propos&eacute; par Ragel, c&rsquo;est parce qu&rsquo;il nous semble que cet oxymore, compos&eacute; des deux termes &laquo;&nbsp;<em>cin&eacute;</em>&nbsp;&raquo; qui signifie le mouvement et &laquo;&nbsp;stase&nbsp;&raquo; l&rsquo;arr&ecirc;t, permet de bien d&eacute;finir l&rsquo;image artistique de Kiarostami au cin&eacute;ma. Cette derni&egrave;re est toujours tendue entre le mouvement incessant du r&eacute;cit et les pauses que repr&eacute;sentent ces moments autonomes particuliers.</p> <p>Compar&eacute; au film o&ugrave; une tension entre le mouvement du r&eacute;cit et l&rsquo;&eacute;mergence d&rsquo;un moment autonome d&eacute;termine l&rsquo;image, le po&egrave;me marque plut&ocirc;t une mise en relation entre une temporalit&eacute; invariante et une action pr&eacute;sente. Dans le po&egrave;me, on distingue deux instances particuli&egrave;res&nbsp;: l&rsquo;une qui d&eacute;crit une situation narrative en train de se r&eacute;aliser (&laquo;&nbsp;Un chien noir / Aboie / A un inconnu qui arrive&nbsp;&raquo;) et l&rsquo;autre qui marque une id&eacute;e de l&rsquo;&eacute;ternel qui peut exister ind&eacute;pendamment de l&rsquo;action (&laquo;&nbsp;dans une nuit sans &eacute;toiles&nbsp;&raquo;). Cette relation po&eacute;tique est centrale dans les po&egrave;mes de l&rsquo;artiste. Il nous importe d&rsquo;analyser ces po&egrave;mes &agrave; partir de leur principe po&eacute;tique relatif au temps et ainsi approcher la pens&eacute;e esth&eacute;tique de l&rsquo;artiste.</p> <p>Kiarostami a compil&eacute; deux s&eacute;ries de po&egrave;mes courts. Le recueil intitul&eacute; <em>Avec le vent</em> est paru dans sa langue originale en 1999 et <em>Un loup aux aguets</em> en 2005<a href="#nbp_7" name="lien_nbp_7">7</a>. Les po&egrave;mes de Kiarostami &eacute;voquent largement la nature, comme dans l&rsquo;exemple suivant&nbsp;:</p> <p><q>Parmi des milliers de vers</q></p> <p><q>Un seul luit</q></p> <p><q>Au c&oelig;ur de la nuit<a href="#nbp_8" name="lien_nbp_8">8</a></q></p> <p>Ces po&egrave;mes &eacute;voquent la nature et se caract&eacute;risent aussi par leur forme courte. Avec peu de mots, le po&egrave;me s&rsquo;&eacute;tend sur quelques lignes, majoritairement deux &agrave; quatre. Mais &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la bri&egrave;vet&eacute; des po&egrave;mes, le po&egrave;te Kiarostami cherche principalement &agrave; dire la nature et le monde. Ces deux traits d&eacute;finitionnels se r&eacute;unissent autour&lt; d&rsquo;un principe central du temps. C&rsquo;est ce triangle de la bri&egrave;vet&eacute; du dire, de l&rsquo;objet naturel et du principe du temps qui nous incite &agrave; associer les recueils de po&egrave;mes de Kiarostami &agrave; une tradition po&eacute;tique particuli&egrave;re&nbsp;: celle du <em>ha&iuml;ku</em> japonais.</p> <p>En effet, la compilation des po&egrave;mes brefs de Kiarostami s&rsquo;apparente aux anthologies traditionnelles des ma&icirc;tres japonais du <em>ha&iuml;ku</em>. Il importe de rappeler que ce terme est une contraction invent&eacute;e au XIXe si&egrave;cle par Masaoka Shiki pour remplacer le terme &laquo;&nbsp;<em>ha&iuml;ka&iuml;-hokku</em><a href="#nbp_9" name="lien_nbp_9">9</a> &raquo;. Le <em>ha&iuml;ku</em> s&rsquo;est substitu&eacute; effectivement au&nbsp;&laquo;&nbsp;<em>hokku</em>&nbsp;&raquo; qui d&eacute;signait un verset compos&eacute; de trois vers, dont le premier et le troisi&egrave;me sont pentasyllabiques et le deuxi&egrave;me heptasyllabique. Ce &laquo;&nbsp;<em>hokku</em>&nbsp;&raquo;, &eacute;crit par un po&egrave;te, devait se joindre &agrave; un autre verset de deux vers heptasyllabiques pour former le &laquo;&nbsp;<em>tanka</em>&nbsp;&raquo;. L&rsquo;encha&icirc;nement de plusieurs &laquo;<em>&nbsp;tankas</em>&nbsp;&raquo; formait finalement ce qu&rsquo;on appelle le &laquo;&nbsp;<em>ha&iuml;ka&iuml;</em>&nbsp;&raquo;, c&rsquo;est-&agrave;-dire un &laquo;&nbsp;po&egrave;me li&eacute;<a href="#nbp_10" name="lien_nbp_10">10</a> &raquo;. Le <em>ha&iuml;ku</em> &eacute;tait donc la partie la plus courte &eacute;crite par un po&egrave;te dans un po&egrave;me collectif.</p> <p>La composition des anthologies de <em>ha&iuml;kus</em> a maintenu les principes de ce genre po&eacute;tique, fond&eacute;s par Bash&ocirc; au XVIIe si&egrave;cle dans son &eacute;cole dite&nbsp;&laquo;&nbsp;le Sh&ocirc;mon&nbsp;&raquo;. Ces principes sont de l&rsquo;ordre de deux&nbsp;: &laquo;&nbsp;Les formes sont faites pour que l&rsquo;on s&rsquo;en &eacute;carte&nbsp;&raquo;&nbsp;; &laquo;&nbsp;Apprendre, c&rsquo;est p&eacute;n&eacute;trer un objet, mettre &agrave; nu sa nature subtile, s&rsquo;en laisser &eacute;mouvoir et en faire la substance du verset<a href="#nbp_11" name="lien_nbp_11">11</a> &raquo;. Ces deux principes traduisent, comme le souligne Christophe Marchand-Kiss, une relation entre deux temporalit&eacute;s pr&eacute;sentes dans la nature&nbsp;: d&rsquo;une part le fait que &laquo;&nbsp;le temps d&eacute;truit inexorablement tout ce qui nous entoure, singuli&egrave;rement tout &ecirc;tre vivant<a href="#nbp_12" name="lien_nbp_12">12</a> &raquo; et d&rsquo;autre part la prise de conscience de la permanence des objets de la nature malgr&eacute; la marche du temps. Cette relation permet &agrave; Bash&ocirc; de fonder sa th&eacute;orie du <em>fueki ry&ucirc;k&ocirc;</em>. En effet, le r&ocirc;le du<em> ha&iuml;ku</em> est de pr&eacute;senter la nature selon un rapport entre une permanence qu&rsquo;on appelle traditionnellement l&rsquo;&nbsp;&laquo;&nbsp;invariant&nbsp;&raquo;, et le changement qu&rsquo;on appelle le &laquo;&nbsp;fluant<a href="#nbp_13" name="lien_nbp_13">13</a> &raquo;.</p> <p>Le po&egrave;me de Kiarostami s&rsquo;inscrit en plein dans la tradition japonaise du<em> ha&iuml;ku</em>. La bri&egrave;vet&eacute; de son po&egrave;me est tourn&eacute;e vers une pr&eacute;sentation de la nature d&rsquo;apr&egrave;s le rapport entre une pr&eacute;sence permanente (la nuit sans &eacute;toiles) et un moment de changement dans cette nature (le chien noir qui aboie &agrave; un inconnu qui arrive).</p> <p>Ce que nous montre l&rsquo;&eacute;tude comparative, c&rsquo;est que l&rsquo;image pour Kiarostami, que ce soit dans le film ou dans le po&egrave;me, est toujours le r&eacute;sultat d&rsquo;une mise en tension ou d&rsquo;une mise en relation de deux temporalit&eacute;s diff&eacute;rentes. Tous deux partagent la description d&rsquo;une action pr&eacute;cise en train de se r&eacute;aliser. Ce qui les distingue, c&rsquo;est le statut de la seconde temporalit&eacute; qui diverge en fonction des normes de chacune des traditions artistiques. Dans le film, cette seconde temporalit&eacute; est assimil&eacute;e au d&eacute;roulement du r&eacute;cit. Dans le po&egrave;me, elle est assimil&eacute;e &agrave; une pens&eacute;e de la permanence provenant de la nature.</p> <h2>2. <strong>Le temps po&eacute;tique dans l&rsquo;image cin&eacute;matographique&nbsp;: <em>Five</em></strong></h2> <p>La pr&eacute;sence d&rsquo;un rapport entre deux temporalit&eacute;s dans l&rsquo;&oelig;uvre de Kiarostami a &eacute;t&eacute; maintes fois soulign&eacute;e par ses commentateurs, notamment par Philippe Ragel. Cependant, cette question du temps est souvent &eacute;tudi&eacute;e du seul point de vue cin&eacute;matographique. En effet, on insiste g&eacute;n&eacute;ralement moins sur la rencontre de deux conceptions artistiques du temps dans la pens&eacute;e de Kiarostami, &agrave; savoir&nbsp;: la modernit&eacute; cin&eacute;matographique et la po&eacute;sie japonaise.</p> <p>L&rsquo;analyse qu&rsquo;a men&eacute;e Didier Coureau attire l&rsquo;attention sur le lien entre la conception du temps dans le <em>ha&iuml;ku</em> japonais et l&rsquo;image cin&eacute;matographique de Kiarostami. Cette relation se traduit de mani&egrave;re exemplaire dans le film <em>Five</em>, r&eacute;alis&eacute; en 2004 et que Coureau d&eacute;finit, selon les termes de Chris Marker, comme une &laquo;&nbsp;vid&eacute;o-<em>ha&iuml;ku</em><a href="#nbp_14" name="lien_nbp_14">14</a> &raquo;&nbsp;; plus vraiment un film, pas vraiment un po&egrave;me. Comment Kiarostami introduit-il le principe po&eacute;tique du <em>ha&iuml;ku</em> japonais dans cette &oelig;uvre cin&eacute;matographique&nbsp;? Et quelle est la cons&eacute;quence de ce travail sur le statut du film&nbsp;?</p> <p><em>Five</em> est un film qui se compose de cinq plans-s&eacute;quences d&rsquo;environ quinze minutes chacun. Chaque plan-s&eacute;quence montre un aspect particulier de la mer Caspienne. Pr&eacute;cisons enfin qu&rsquo;il n&rsquo;y a aucun dialogue dans le film.</p> <p>Dans le premier, la cam&eacute;ra port&eacute;e cadre sur la plage un bout de bois que les flots de la mer emm&egrave;nent puis rejettent sur le sable. Les constants recadrages qui suivent les p&eacute;r&eacute;grinations du bout de bois pendant de longues minutes attirent le spectateur dans un mouvement de constante r&eacute;p&eacute;tition des &eacute;l&eacute;ments naturels (l&rsquo;eau et le bois).</p> <p><img alt="" max-width="600" src="https://www.alepreuve.org/sites/alepreuve/files/vlcsnap.png" /></p> <p>Dans ce film, il est difficile de parler de r&eacute;cit, c&rsquo;est-&agrave;-dire de construction narrative qui met en sc&egrave;ne des personnages et une action avec un d&eacute;but et une fin. Le r&eacute;cit qui conditionnait l&rsquo;apparition de la &laquo;&nbsp;<em>cin&eacute;stase</em>&nbsp;&raquo; dans <em>O&ugrave; est la maison de mon ami&nbsp;?</em> comme dans d&rsquo;autres films, est remplac&eacute;e dans <em>Five</em> par une pr&eacute;sence permanente des ondes maritimes. Comment parler alors de &laquo;&nbsp;pause dans le r&eacute;cit&nbsp;&raquo; quand il n&rsquo;y a plus de r&eacute;cit du tout&nbsp;? D&rsquo;apr&egrave;s nous, c&rsquo;est le rapport entre le bout de bois et le mouvement permanent des vagues qui explique une relation purement po&eacute;tique entre la figure d&rsquo;un &laquo;&nbsp;invariant&nbsp;&raquo; et celle d&rsquo;un&nbsp;&laquo; fluant&nbsp;&raquo;. Ainsi Kiarostami transpose, &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de ce plan-s&eacute;quence, les interrogations inh&eacute;rentes &agrave; l&rsquo;art po&eacute;tique japonais. L&rsquo;image cin&eacute;matographique pr&eacute;sente d&eacute;sormais, comme dans le po&egrave;me court, la simultan&eacute;it&eacute; de l&rsquo;invariant et du fluant. Avec <em>Five</em>, on pourrait dire d&rsquo;une certaine mani&egrave;re que Kiarostami cherche litt&eacute;ralement &agrave; filmer un <em>ha&iuml;ku</em>.</p> <p>Si on s&rsquo;interroge sur la mani&egrave;re la plus efficace de saisir un film comme <em>Five</em>, on voit que le chercheur ne peut appr&eacute;hender le projet profond&eacute;ment hybride qu&rsquo;il repr&eacute;sente en consid&eacute;rant simplement son statut mat&eacute;riel ou institutionnel et en n&eacute;gligeant son origine po&eacute;tique.</p> <p>En posant un regard sur notre recherche attach&eacute;e &agrave; percer les significations des formes artistiques, nous faisons le constat que l&rsquo;objet d&eacute;passe la seule discipline universitaire qui se propose de l&rsquo;&eacute;tudier. L&rsquo;&oelig;uvre int&egrave;gre, de la gen&egrave;se &agrave; la forme artistique achev&eacute;e, les processus de cr&eacute;ation d&rsquo;un autre art, ceux de la po&eacute;sie japonaise du <em>ha&iuml;ku</em>&nbsp;: la forme courte, l&rsquo;&eacute;conomie de motifs, mais surtout la pens&eacute;e des rapports temporels entre l&rsquo;invariant et le fluant.</p> <p>Il nous reste &agrave; dire un mot sur la pratique de la co&eacute;criture, qui a &eacute;t&eacute; le moteur de cette r&eacute;flexion interdisciplinaire sur l&rsquo;&oelig;uvre de Kiarostami. En effet, il faut souligner que c&rsquo;est &agrave; partir d&rsquo;une pratique que s&rsquo;est constitu&eacute; un point de vue discursif sur un objet artistique. Nous entendons la co&eacute;criture comme un rapport de force entre deux individualit&eacute;s s&rsquo;exprimant depuis une place d&eacute;termin&eacute;e par des sp&eacute;cialit&eacute;s disciplinaires. C&rsquo;est bien cette pratique qui permet de construire une vue critique sur les limites de ces positions disciplinaires. De la m&ecirc;me mani&egrave;re qu&rsquo;Abbas Kiarostami propose, par sa pratique, une hybridation des formes artistiques, la pratique de la co&eacute;criture permet aux chercheurs de confronter leurs positions disciplinaires et de cr&eacute;er ainsi une lecture qui int&egrave;gre en son sein les points de vue, voire les contradictions inh&eacute;rentes &agrave; ces positions.</p> <p>Voici ce que l&rsquo;on peut dire des apports d&rsquo;un objet artistique comme <em>Five</em> sur la pens&eacute;e disciplinaire&nbsp;: il inverse le rapport &eacute;pist&eacute;mologique entre l&rsquo;objet et la discipline qui essaie de le circonscrire. C&rsquo;est maintenant l&rsquo; &laquo;&nbsp;objet&nbsp;&raquo; <em>Five</em>, par sa multiplicit&eacute; g&eacute;n&eacute;tique, qui fractionne l&rsquo;unit&eacute; disciplinaire en appelant &agrave; une connaissance de ses diff&eacute;rentes composantes&nbsp;: cin&eacute;matographique et po&eacute;tique.</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Notes et r&eacute;f&eacute;rences</strong></p> <p><a href="#lien_nbp_1" name="nbp_1">1</a> Michel Ciment, Abbas Kiarostami, <em>Photographies</em>, trad. Mamad Haghighat et Nader Takmil Homayoun, Paris, Editions Hazan, 1999, p. 9.</p> <p><a href="#lien_nbp_2" name="nbp_2">2</a> Abbas Kiarostami, <em>Avec le vent</em>, trad. Nahal Tajadod et Jean-Claude Carri&egrave;re, Paris, Editions P.O.L, 2002, p. 70.</p> <p><a href="#lien_nbp_3" name="nbp_3">3</a> Que l&rsquo;on pense simplement au film <em>Le vent nous emportera</em> (1999) dans lequel le protagoniste joue avec des animaux sur la colline, ou quand il traverse des champs de bl&eacute; en mobylette ; on peut aussi se rappeler le dernier plan tr&egrave;s c&eacute;l&egrave;bre d&rsquo;<em>Au travers des oliviers</em> (1994) dans lequel les amoureux se rejoignent puis se quittent dans l&rsquo;immensit&eacute; paysag&egrave;re, pendant de longues minutes.</p> <p><a href="#lien_nbp_4" name="nbp_4">4&nbsp; </a>Le terme est de Deleuze qui, s&rsquo;inspirant du vocabulaire de Bergson et de Proust, d&eacute;finit la modernit&eacute; cin&eacute;matographique de l&rsquo; &laquo; image-temps &raquo; par l&rsquo;apparition notamment de ces moments in&eacute;dits de temps morts et de &laquo; situations purement optiques et sonores &raquo;. Gilles Deleuze, <em>Cin&eacute;ma 2. L&rsquo;image-temps</em>, Paris, Editions de Minuit, coll. &laquo; Critique &raquo;, 1985, p. 16. Par ailleurs, Didier Coureau parle du cin&eacute;ma de Kiarostami comme un &laquo; champ filmique, travers&eacute; par des intensit&eacute;s multiples, [qui] a profond&eacute;ment &agrave; voir avec le temps, avec l&rsquo;<em>Image-Temps</em> &raquo;. Didier Coureau, &laquo; L&rsquo;&eacute;vidence po&eacute;tique du regard &raquo;, dans Philippe Ragel [dir.], <em>Abbas Kiarostami. Le cin&eacute;ma &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve du r&eacute;el</em>, Crisn&eacute;e, Editions Yellow Now/LARA, 2008, p. 131 (soulign&eacute; dans le texte).</p> <p><a href="#lien_nbp_5" name="nbp_5">5</a> Alain Bergala, &laquo; Du paysage comme inqui&eacute;tude &raquo;, dans Philippe Ragel [dir.], <em>ibidem</em>, p. 124.</p> <p><a href="#lien_nbp_6" name="nbp_6">6 </a>Philippe Ragel, &laquo; Est-ce que l&rsquo;on sait o&ugrave; l&rsquo;on va ? &raquo;, dans Philippe Ragel [dir.], <em>ibidem</em>, p. 16.</p> <p><a href="#lien_nbp_7" name="nbp_7">7</a> Nous nous r&eacute;f&eacute;rons aux traductions fran&ccedil;aises : Abbas Kiarostami, <em>Avec le vent</em>, trad. Nahal Tajadod et Jean-Claude Carri&egrave;re, Paris, Editions P.O.L, 2002 et Abbas Kiarostami, <em>Un loup aux aguets</em>, trad. Nahal Tajadod et Jean-Claude Carri&egrave;re, Paris, La Table Ronde, 2008.</p> <p><a href="#lien_nbp_8" name="nbp_8">8</a> Abbas Kiarostami, <em>Un loup aux aguets</em>, <em>ibidem</em>, p. 31.</p> <p><a href="#lien_nbp_9" name="nbp_9">9 </a>Ren&eacute; Sieffert, <em>Le ha&iuml;ka&iuml; selon Bash&ocirc;. Propos recueillis par ses disciples</em>, Paris, Publications Orientalistes de France, 1983, p. XXXIX.</p> <p><a href="#lien_nbp_10" name="nbp_10">10</a><em> Ibidem</em>, p. XIII.</p> <p><a href="#lien_nbp_11" name="nbp_11">11</a> Cit&eacute; par Christophe Marchand-Kiss, &laquo; Il est des choses qui ne se peuvent enseigner &raquo;, dans Bash&ocirc;,<em> Ha&iuml;ka&iuml;</em>, trad. Ren&eacute; Sieffert, Paris, les &eacute;ditions Textuel, 2005, p.18.</p> <p><a href="#lien_nbp_12" name="nbp_12">12</a><em> Ibidem</em>.</p> <p><a href="#lien_nbp_13" name="nbp_13">13</a> Ren&eacute; Sieffert, <em>Le ha&iuml;ka&iuml; selon Bash&ocirc;. Propos recueillis par ses disciples</em>, <em>op. cit.</em>, p. XXXVI.</p> <p><a href="#lien_nbp_14" name="nbp_14">14</a> Didier Coureau, &laquo; L&rsquo;&eacute;vidence po&eacute;tique du regard &raquo;, dans Philippe Ragel [dir.], <em>op. cit.</em>, p. 133.</p>