<p>Clarinettiste de formation classique et chanteuse, Isabelle Duthoit explore les possibles pr&eacute;sences de la voix dans le th&eacute;&acirc;tre contemporain et la musique improvis&eacute;e, se sp&eacute;cialisant dans une expression vocale tout &agrave; fait originale. En 2008, elle est r&eacute;sidente &agrave; la villa Kujoyama &agrave; Ky&ocirc;to, o&ugrave; elle se familiarise avec le monde sonore du <em>n&ocirc;</em> et du <em>bunraku</em>. Transform&eacute;e par ces apprentissages, elle se d&eacute;cale des attendus des sc&egrave;nes occidentales.</p> <p>C&rsquo;est au prisme de deux &oelig;uvres que nous interrogerons les singularit&eacute;s de l&rsquo;expression vocale d&rsquo;Isabelle Duthoit : <em>Hic sunt leones</em><a href="#nbp1" name="liennbp1">1</a>, pi&egrave;ce de th&eacute;&acirc;tre contemporain mise en sc&egrave;ne et &eacute;crite par St&eacute;phane Olry en 2010. Sollicit&eacute;e par le metteur en sc&egrave;ne, Isabelle Duthoit inscrit sa voix en contrepoint d&rsquo;un texte polyphonique dans lequel s&rsquo;expriment, par la voix d&rsquo;une com&eacute;dienne, celles retranscrites de patients et soignants d&rsquo;un h&ocirc;pital pour enfants polyhandicap&eacute;s. <em>Instant</em>, pi&egrave;ce de musique contemporaine improvis&eacute;e, r&eacute;unit le trompettiste Franz Hautzinger et la voix d&rsquo;Isabelle Duthoit &agrave; l&rsquo;Od&eacute;on IV festival en mars 2012.</p> <p>Ces deux &oelig;uvres appartenant &agrave; des disciplines diff&eacute;renci&eacute;es des arts du spectacle s&rsquo;inscrivent &agrave; la fronti&egrave;re des territoires disciplinaires. Loin des harmonies du chant lyrique, de l&rsquo;atonie de l&rsquo;art dramatique, le spectateur d&eacute;couvre une palette sonore faite de cris, de grognements, d&rsquo;hal&egrave;tements, de chants d&rsquo;oiseaux, de sons gutturaux et non vois&eacute;s.</p> <p>Au regard de ces cr&eacute;ations, un jeu d&rsquo;absence/pr&eacute;sence vient interroger la relation entre le son produit et le corps qui l&rsquo;&eacute;met. Le spectateur questionne alors l&rsquo;origine du son, tant sa perception sonore et l&rsquo;imagerie qu&rsquo;il lui associe entrent en contradiction avec le corps qui appara&icirc;t. Aussi, si &laquo; la signature intime du com&eacute;dien<a href="#nbp2" name="liennbp2">2</a> &raquo; est sa voix, les sons per&ccedil;us ne peuvent recouvrir l&rsquo;identit&eacute; du sujet &eacute;metteur. L&rsquo;absence du corps et l&rsquo;&eacute;tranget&eacute; de la palette sonore de l&rsquo;artiste contrarient et &eacute;loignent la possibilit&eacute; de l&rsquo;incarnation charnelle d&rsquo;un personnage.</p> <p>De plus, &eacute;voquant des univers sonores exempts d&rsquo;une organisation temp&eacute;r&eacute;e, elle pr&eacute;sente un travail de la voix fond&eacute; sur le son qui oscille entre l&rsquo;imitation, la vie interne du corps et le cri, laissant de cot&eacute; le langage verbal. Elle d&eacute;range ainsi le r&eacute;pertoire sonore propre &agrave; la musique vocale savante de tradition occidentale. L&rsquo;observation des lieux hypoth&eacute;tiques du d&eacute;rangement nous am&egrave;nera &agrave; analyser le parcours de l&rsquo;artiste puisque ses exp&eacute;riences artistiques et culturelles lui permettent d&rsquo;inventer une palette vocale singuli&egrave;re, mat&eacute;riau utile &agrave; ses improvisations dans lesquelles semble se construire une &eacute;criture musico-dramaturgique que notre analyse tentera de saisir.</p> <h2>1.<strong> Lieux du d&eacute;rangement</strong></h2> <h3>1.1.<em> Instants</em></h3> <p>Dans son duo avec Franz Hautzinger, l&rsquo;espace sc&eacute;nique est quasiment vide. Seuls deux microphones sont install&eacute;s sur pied au devant de la sc&egrave;ne, laissant une dizaine de m&egrave;tres entre ces derniers et le mur du fond qui laisse appara&icirc;tre des briques entrecoup&eacute;es par de larges piliers d&rsquo;arches. Une lumi&egrave;re bleut&eacute;e &eacute;claire les briques du lointain par le bas ; le haut des piliers massifs reste sombre, d&eacute;coupant les zones de lumi&egrave;re de l&rsquo;arri&egrave;re-plan. De la p&eacute;nombre silencieuse de la sc&egrave;ne &eacute;merge un son long, doux, r&eacute;gulier, sans modulation ou vibrato : on imagine une trompette. Ce son s&rsquo;&eacute;teint progressivement. Un silence de quelques secondes laisse entendre un nouveau son d&rsquo;instrument &agrave; vent, beaucoup plus aigu cette fois et modulant en glissando. L&rsquo;obscurit&eacute; de la sc&egrave;ne et les bruits de ce nouvel instrument &eacute;voquent un univers sonore fait d&rsquo;hululements, de modulations, de vobulations, de cr&eacute;pitements. L&rsquo;origine sonore reste cependant incertaine.</p> <p>La trompette reproduit le m&ecirc;me motif et de nouvelles sonorit&eacute;s plus stridentes produites par l&rsquo;autre instrument s&rsquo;y superposent. La sc&egrave;ne s&rsquo;&eacute;claire doucement. Un trompettiste entre en silence c&ocirc;t&eacute; jardin et s&rsquo;arr&ecirc;te au centre. Le spectateur aper&ccedil;oit son profil distinct dans le bleu. En mettant son instrument &agrave; la bouche, le trompettiste fait entendre le m&ecirc;me son ; le spectateur valide sa premi&egrave;re intuition : il s&rsquo;agit bien du son d&rsquo;une trompette. Quant &agrave; l&rsquo;autre source sonore, l&rsquo;&eacute;tranget&eacute; des sons per&ccedil;us brouille la connexion entre la perception du son &eacute;mis et l&rsquo;origine de l&rsquo;&eacute;mission du son : chant de grillons, cr&eacute;pitations et gr&eacute;sillements, puis jappements et cris d&rsquo;oiseau. La trompette y r&eacute;pond par des sonorit&eacute;s satur&eacute;es. Progressivement, l&rsquo;imagerie sonore s&rsquo;intensifie, &eacute;voquant des ambiances nocturnes, animales, puis Isabelle Duthoit appara&icirc;t. L&rsquo;auditeur comprend d&egrave;s lors la provenance des sons. Ils sont issus de ce corps f&eacute;minin, dont les v&ecirc;tements noirs et cintr&eacute;s accusent la silhouette fluette.</p> <p>Si le th&eacute;&acirc;tre et la musique contemporains ont depuis plus d&rsquo;un demi-si&egrave;cle explor&eacute; de nombreux universsonores dans le domaine du langage, du son vois&eacute; de l&rsquo;onomatop&eacute;e et du souffle<a href="#nbp3" name="liennbp3">3</a>, tr&egrave;s peu ont explor&eacute; le domaine du bruit corporel, du r&acirc;le, du cri, du son organique comme c&rsquo;est ici le cas ; l&rsquo;auditeur est surpris puisque le dispositif dramaturgique l&rsquo;oblige &agrave; associer ces sons vocaux, &eacute;trangers &agrave; notre m&eacute;moire culturelle, au corps f&eacute;minin d&rsquo;Isabelle Duthoit. De rares &oelig;uvres font exception comme les <em>Maulwerke</em> de Dieter Schnebel ou les productions de la compagnie th&eacute;&acirc;trale Houdart-Heuclin. L&rsquo;apparition d&rsquo;Isabelle Duthoit d&eacute;stabilise alors les horizons d&rsquo;attente de l&rsquo;auditeur : il perd imm&eacute;diatement l&rsquo;impression d&rsquo;assister &agrave; un concert de musique acousmatique<a href="#nbp4" name="liennbp4">4</a> ou mixte<a href="#nbp5" name="liennbp5">5</a>. La pr&eacute;sence d&rsquo;Isabelle Duthoit vient attester de l&rsquo;origine du son. Nous savons &eacute;galement, gr&acirc;ce &agrave; nos entretiens avec l&rsquo;artiste, qu&rsquo;aucun effet n&rsquo;est ajout&eacute; sur sa voix lors de ses repr&eacute;sentations. &Agrave; la non-familiarit&eacute; des sons entendus, qui d&eacute;soriente d&eacute;j&agrave; l&rsquo;auditeur, se greffe la vision de ce corps de femme, g&eacute;n&eacute;rant un second niveau de d&eacute;stabilisation. Cette confrontation du visuel et de l&rsquo;auditif recentre imm&eacute;diatement l&rsquo;&eacute;coute et ses champs interpr&eacute;tatifs : le spectateur s&rsquo;efforce d&rsquo;associer le son &agrave; sa source, ce qui modifie instantan&eacute;ment l&rsquo;imagerie mentale jusqu&rsquo;alors suscit&eacute;e.</p> <p>Les r&eacute;f&eacute;rences musicales de l&rsquo;auditeur-spectateur sont ainsi d&eacute;stabilis&eacute;es doublement : par le caract&egrave;re in&eacute;dit des sons per&ccedil;us, ainsi que par l&rsquo;association impos&eacute;e de la vue et de l&rsquo;ou&iuml;e. En perte de rep&egrave;res face &agrave; ce concert, le public regarde la figure de l&rsquo;artiste aux traits r&eacute;guliers se d&eacute;former sous les pouss&eacute;es de la voix.</p> <h3>1.2. <em>Hic sunt leones</em></h3> <p>La forme &laquo; concert &raquo; imposait au spectateur la pr&eacute;sence physique d&rsquo;Isabelle Duthoit. <em>A contrario</em>, la proposition th&eacute;&acirc;trale d&rsquo;<em>Hic sunt leones</em> place la voix de l&rsquo;artiste comme bande sonore d&rsquo;un espace sc&eacute;nique rendu opaque et suffoquant par une fum&eacute;e blanch&acirc;tre. Les spectateurs avancent guid&eacute;s par les ouvreurs de L&rsquo;&Eacute;changeur<a href="#nbp6" name="liennbp6">6</a> puis sont install&eacute;s dans des transats. La pr&eacute;sence des voisins devient floue. On entend des roucoulements, des grognements animaux et une respiration humaine qui inqui&egrave;tent l&rsquo;attente silencieuse de l&rsquo;audience. Durant l&rsquo;heure du spectacle, l&rsquo;&oelig;il tente de percer l&rsquo;&eacute;paisseur blanche pour discerner le corps &eacute;metteur, mais il ne reste au spectateur frustr&eacute; que l&rsquo;oreille pour d&eacute;celer l&rsquo;origine du son. Seule la fin de la performance permettra de distinguer les silhouettes des deux artistes, l&rsquo;une com&eacute;dienne, Corine Miret, l&rsquo;autre <em> performeuse</em>, Isabelle Duthoit.</p> <p>Cette impossibilit&eacute; physique &agrave; associer les sons entendus &agrave; un corps &eacute;metteur va d&eacute;cupler les possibilit&eacute;s d&rsquo;interpr&eacute;tation de la voix d&rsquo;Isabelle. Sans r&eacute;f&eacute;rence visuelle, la voix ne se limite plus &agrave; une quelconque cat&eacute;gorisation : son &eacute;tranget&eacute; s&rsquo;installe dans les entre-deux de la classification : du masculin et du f&eacute;minin, de l&rsquo;humain et d&rsquo;autres esp&egrave;ces animales, de l&rsquo;&ecirc;tre vivant et de la machine. Le son entendu ne peut plus &ecirc;tre <em>genr&eacute;</em> de mani&egrave;re d&eacute;finitive et cat&eacute;gorique, ni sp&eacute;cifiquement rattach&eacute; &agrave; l&rsquo;humain. Le dispositif dramaturgique de St&eacute;phane Olry accuse le trouble perceptif et densifie les possibles &eacute;vocations de la voix, permettant ainsi au public une imagerie effrayante, voire anxiog&egrave;ne.</p> <p>La com&eacute;dienne Corine Miret se met alors &agrave; d&eacute;biter un texte porteur des discours de patients, soignants, familiers, voisins, avec une voix monocorde, sans grande variation de rythme. S&rsquo;y superpose l&rsquo;expression vocale d&rsquo;Isabelle. Son &laquo; chant-cri &raquo; creuse le texte mais reste circonscrit &agrave; la proposition de sens &eacute;nonc&eacute;e par la com&eacute;dienne et ainsi, au cadre de la mise en sc&egrave;ne :</p> <p><q>[&hellip;] Lorsque ces hospices ont &eacute;t&eacute; fond&eacute;s, ces nourrices en sont devenues les gouvernantes. Les hospices recueillaient les enfants des mendiants. Devenus adultes, ces enfants ont &eacute;pous&eacute; des filles et des gars d&rsquo;ici. On est les descendants de ces enfants demeur&eacute;s au village. On conna&icirc;t bien les enfants. On est issu du m&ecirc;me sang. [&hellip;] La centrale nous transf&egrave;re les cas les plus difficiles, ceux dont ils ne savent pas quoi faire. Au XIXe si&egrave;cle, c&rsquo;&eacute;tait les phtisiques, quand on a su soigner la tuberculose, ils nous ont envoy&eacute; les psychotiques, apr&egrave;s l&rsquo;invention des neuroleptiques, ils ont renvoy&eacute; les psychotiques en h&ocirc;pital de jour, on a commenc&eacute; &agrave; recevoir les maladies orphelines. Plus la science avance, plus les enfants que nous confie la Centrale, ils sont loin. Plus &ccedil;a va, plus les &eacute;nigmes que les enfants nous posent sont insolubles. Ces &eacute;tats de conscience ou de corps extr&ecirc;mes. Des enfants qui n&rsquo;ont pas acc&egrave;s au langage et une mobilit&eacute; tr&egrave;s r&eacute;duite. M&eacute;fiez-vous de votre imagination, Mademoiselle. Elle vous am&egrave;nera &agrave; pr&ecirc;ter des intentions ou des sentiments qui n&rsquo;appartiendront inconsciemment ou non, qu&rsquo;&agrave; vous. M&eacute;fiez-vous de votre scepticisme, si vous d&eacute;cidez d&rsquo;avoir &agrave; faire &agrave; des l&eacute;gumes, ils ne vous d&eacute;cevront pas [&hellip;]<a href="#nbp7" name="liennbp7">7</a></q></p> <p>La palette sonore d&rsquo;Isabelle Duthoit vient ajouter aux significations linguistiques un langage &laquo; physique &raquo; et &laquo; mat&eacute;riel<a href="#nbp8" name="liennbp8">8</a> &raquo; d&eacute;passant les &laquo; sources bassement utilitaires<a href="#nbp9" name="liennbp9">9</a> &raquo; du langage. Privant le spectateur de la vue, la dramaturgie invente un th&eacute;&acirc;tre de voix multiples et h&eacute;t&eacute;rog&egrave;nes, un th&eacute;&acirc;tre subversif. Le metteur en sc&egrave;ne engage l&rsquo;acte th&eacute;&acirc;tral autrement : crisp&eacute;, l&rsquo;auditeur est enfonc&eacute; dans son transat, sans mouvement, mais pourtant pleinement impliqu&eacute; dans ce jeu de voix. Cette pi&egrave;ce impose au public un contact direct et incisif avec la voix, par l&rsquo;opacit&eacute; du lieu sc&eacute;nique et par l&rsquo;organicit&eacute; m&ecirc;me de cette voix qui le rend physiquement oppressant. Aucune &eacute;chappatoire ! Ce dispositif propose au public un autre niveau de perception en obligeant rapidement &agrave; une attention exclusivement auditive. En cela, ce th&eacute;&acirc;tre de voix ou th&eacute;&acirc;tre sonore est politiquement subversif.</p> <p>Les codes de la musique improvis&eacute;e et du th&eacute;&acirc;tre contemporains sont d&eacute;j&agrave; d&eacute;stabilis&eacute;s par un XX&egrave;me si&egrave;cle extr&ecirc;mement prolifique et empli de r&eacute;volutions stylistiques et esth&eacute;tiques majeures. Pourtant, chacune de ces disciplines semble d&eacute;sorient&eacute;e par le caract&egrave;re hors norme de la voix de l&rsquo;artiste et se voit contraint de consid&eacute;rer et d&rsquo;int&eacute;grer le caract&egrave;re non-linguistique de ses renvois significatifs. Il s&rsquo;agit d&egrave;s lors d&rsquo;interroger chez cette artiste les origines d&rsquo;une telle expressivit&eacute; vocale et ce, afin de d&eacute;celer les cl&eacute;s de ce d&eacute;rangement disciplinaire.</p> <h2>2. <strong>Une femme du son</strong></h2> <h3>2.1. Une formation musicale occidentale</h3> <p>Le parcours d&rsquo;Isabelle Duthoit d&eacute;voile une formation classique en clarinette et un int&eacute;r&ecirc;t tout particulier pour l&rsquo;interpr&eacute;tation des grandes &oelig;uvres de compositeurs contemporains tels Luciano Berio, Giacento Scelsi ou encore Pierre Boulez. Elle semble retenir de cet apprentissage au sein des musiques contemporaines les notions de travail et d&rsquo;agencement du son, d&rsquo;improvisation, d&eacute;voilant une utilisation de la clarinette majoritairement d&eacute;barrass&eacute;e du temp&eacute;rament occidental. Elle s&rsquo;int&eacute;resse ainsi &agrave; des sonorit&eacute;s de l&rsquo;instrument autres que celles g&eacute;n&eacute;ralement usit&eacute;es durant l&rsquo;&egrave;re de la tonalit&eacute;. L&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t ne r&eacute;side alors pas dans le bon agencement des notes &agrave; des fins m&eacute;lodiques, mais dans la cr&eacute;ation d&rsquo;un univers sonore propre &agrave; la vie de l&rsquo;instrument. L&rsquo;instrument devient un objet sonore dont les m&eacute;caniques et la morphologie g&eacute;n&egrave;rent des sons que l&rsquo;on agence &agrave; des fins musicales. Le cliquetis des cl&eacute;s, les dents qui claquent sur l&rsquo;anche, le voisement du souffle dans l&rsquo;instrument, Isabelle Duthoit explore les sonorit&eacute;s de l&rsquo;instrument en tant qu&rsquo;organe, ind&eacute;pendamment de son utilit&eacute; m&eacute;lodique premi&egrave;re. Elle agence ses d&eacute;couvertes en une &oelig;uvre sonore, en &eacute;cho de la musique savante contemporaine occidentale.</p> <p>Cependant Isabelle Duthoit n&rsquo;est pas chanteuse m&ecirc;me si son travail du souffle dans l&rsquo;apprentissage de la clarinette lui octroie de fait quelques pr&eacute;dispositions. Elle admet volontiers ses r&eacute;ticences &agrave; l&rsquo;apprentissage du chant lyrique occidental et son incapacit&eacute; &agrave; se plier &agrave; une expression vocale vou&eacute;e au langage et &agrave; une technicit&eacute; du voisement. C&rsquo;est ailleurs qu&rsquo;elle trouvera des modes d&rsquo;expression r&eacute;pondant &agrave; sa sensibilit&eacute; musicale autant que vocale, ne d&eacute;laissant pas pour autant des syst&egrave;mes formels acquis dans un apprentissage de la musique classique et contemporaine improvis&eacute;e.</p> <h3>2.2. Une formation vocale des th&eacute;&acirc;tres traditionnels japonais</h3> <p>Au Japon, Isabelle Duthoit apprendra &agrave; se servir de sa voix et &agrave; &laquo; accepter le cri de mani&egrave;re ordinaire<a href="#nbp10" name="liennbp10">10</a> &raquo;. Sa premi&egrave;re rencontre avec le Japon est l&rsquo;<em>iaid&ocirc;</em>, art du sabre. Sensible &agrave; la culture nippone, ses exp&eacute;riences musicales la conduisent &agrave; envisager une r&eacute;sidence d&rsquo;artistes &agrave; la villa Kujoyama. Elle monte un projet autour des arts musico-dramatiques traditionnels du <em>n&ocirc;</em> et du <em>bunraku</em> : deux ma&icirc;tres vont l&rsquo;initier au <em>kakegoe</em>, que l&rsquo;on pourrait traduire par &laquo; voix suspendue<a href="#nbp11" name="liennbp11">11</a> &raquo;, cri &eacute;trange et guttural associ&eacute; aux tambours dans le <em>n&ocirc;</em> et au<em> giday&ucirc;-bushi</em>, art du r&eacute;citatif dramatico-musical accompagn&eacute; du <em>shamisen</em>, luth &agrave; trois cordes, lui-m&ecirc;me attach&eacute; au<em> bunraku</em>, th&eacute;&acirc;tre au r&eacute;pertoire litt&eacute;raire riche qui convoque sur la sc&egrave;ne de grandes marionnettes.</p> <p>Concernant le <em>kakegoe</em> et le <em>giday&ucirc;-bushi</em>, il est important de comprendre &agrave; la suite des analyses du musicologue Akira Tamba<a href="#nbp12" name="liennbp12">12</a>, l&rsquo;un des traits les plus remarquables de la musique japonaise : l&rsquo;alternance de deux types de musique, l&rsquo;une <em>d&eacute;termin&eacute;e</em>, l&rsquo;autre <em>ind&eacute;termin&eacute;e</em>. La musique <em>d&eacute;termin&eacute;e</em>, telle que la musique occidentale, est caract&eacute;ris&eacute;e par des &eacute;l&eacute;ments constitutifs fixes comme la hauteur des notes ou la valeur temporelle et rythmique. &Agrave; l&rsquo;oppos&eacute;, dans la musique <em>ind&eacute;termin&eacute;e</em>, les notes sont &eacute;tablies par rapport &agrave; une note-rep&egrave;re, librement &eacute;mise et susceptible de varier, en hauteur et en dur&eacute;e &agrave; chaque interpr&eacute;tation. Le <em>giday&ucirc;-bushi</em> et le<em> kakegoe</em> appartiennent &agrave; la musique <em>ind&eacute;termin&eacute;e</em>. Certaines techniques vocales lui sont sp&eacute;cifiques : &laquo; les vibratos irr&eacute;guliers et tr&egrave;s amples, la fluctuation des sons, la gravit&eacute; des timbres, l&rsquo;attaque glissante par en-dessous<a href="#nbp13a" name="liennbp13a">13</a> &raquo;. Les r&eacute;citants du <em>giday&ucirc;-bushi</em> font varier de mani&egrave;re spectaculaire leurs voix. Assis &agrave; c&ocirc;t&eacute; d&rsquo;un joueur de<em> shamisen</em>, le r&eacute;citant du <em>giday&ucirc;-bushi</em> porte toutes les voix des personnages, ainsi que la narration dans sa totalit&eacute;. Son r&eacute;citatif est intrins&egrave;quement li&eacute; au texte dramatique qu&rsquo;il a sous les yeux. Le r&eacute;citant donne le rythme de la pi&egrave;ce, le souffle aux marionnettes. Il raconte : une voix r&acirc;peuse contrefait celle d&rsquo;une vieille dame, une voix de t&ecirc;te accompagne les propos amoureux d&rsquo;une jeune fille en fleurs, une voix grave de basse rappelle la bravoure du <em>samoura&iuml;&hellip;</em> Au <em>kakegoe</em>, le cri associ&eacute; aux sons des percussions est hors norme. Ces facteurs d&rsquo;instabilit&eacute; dans la musique japonaise exploitent des &laquo; ressources psycho-physiologiques &raquo;, qui ouvrent &agrave; une &laquo; communication plus directe<a href="#nbp13b" name="liennbp13b">13</a> &raquo; avec le public.</p> <p>Que retient Isabelle Duthoit de ce Japon ? L&rsquo;artiste occidentale est profond&eacute;ment influenc&eacute;e par la th&eacute;&acirc;tralit&eacute; de ces musiques dramatiques et les variations vocales d&rsquo;une grande virtuosit&eacute; propres aux cris <em>kakegoe</em> dans le <em>n&ocirc;</em>, et &agrave; la polyphonie des voix des r&eacute;citants au <em>bunraku</em>. Elle s&rsquo;approprie ainsi des techniques : les nuances dans la couleur ou la mati&egrave;re de la voix (feutr&eacute;e, claire, sombre), l&rsquo;absence d&rsquo;intervalle, les vibratos graves, les glissandi. Progressivement sa voix incorpore toute la mati&egrave;re sonore de son corps : ses chants, ses souffles, ses grognements, ses cris, ses toux. De plus, de ses exp&eacute;riences avec les ma&icirc;tres d&rsquo;<em>iaid&ocirc;</em>, de <em>n&ocirc;</em> et de <em>giday&ucirc;-bushi</em>, elle pr&eacute;serve une harmonie entre le geste &agrave; effectuer &ndash; mouvement de sabre, cri associ&eacute; au tambour, voix du ventre des r&eacute;citants &ndash; et son <em>ma</em>, soit son espace-temps propre. Chaque improvisation devient ainsi une occasion de raconter son Japon sonore.</p> <h3>2.3. Palette sonore</h3> <p>De ses apprentissages distincts de la musique instrumentale et de l&rsquo;expression vocale &eacute;mergent une palette sonore et un syst&egrave;me organisationnel singuliers. Nous avons choisi d&rsquo;&eacute;voquer ici l&rsquo;&eacute;tendue de sa palette sonore en ordonnant les types de sons qu&rsquo;elle produit par cat&eacute;gorie de geste, autrement dit, en les classifiant en fonction de l&rsquo;action corporelle ou organique utile &agrave; la production du son.</p> <p>Nous relevons ainsi des sons obtenus &agrave; l&rsquo;aide du souffle expir&eacute; auquel Isabelle rajoute, en modulant son corps, de nombreux filtres. On distingue des diphonies, une utilisation de tous les r&eacute;sonateurs naturels de la voix, alternant sons nasaux, sons de poitrine, de gorge, de ventre ou de tempes. On entend &eacute;galement de nombreux sons gutturaux vois&eacute;s et non-vois&eacute;s et de sons vois&eacute;s non-voyellis&eacute;s, utilisant principalement des sons consonantiques.</p> <p>Par ailleurs, nous avons pu relever toute une panoplie de sons de souffle inspir&eacute; que l&rsquo;artiste met en &oelig;uvre selon les m&ecirc;mes proc&eacute;d&eacute;s que pour les sons souffl&eacute;s. Elle y rajoute simplement des bruits de succion.</p> <p>Pour faire varier les sons de ces deux types de proc&eacute;d&eacute;s &ndash; sons souffl&eacute;s, sons inspir&eacute;s &ndash; elle utilise le glissando, le vibrato ou encore l&rsquo;intervalle. De nombreux sons percussifs sont &eacute;galement usit&eacute;s tels que des coups de langue mais &eacute;galement de glotte, des bruits de d&eacute;glutition mettant en &oelig;uvre toute la sph&egrave;re ORL. Le silence lui permet une &eacute;criture dramatico-musicale, faite de pauses, de conflits, d&rsquo;apaisements. Le silence reste la seule trace du langage verbal.</p> <p>Cette palette sonore lui permet ainsi de cr&eacute;er son propre syst&egrave;me expressif qu&rsquo;elle organise en fonction de l&rsquo;espace de cr&eacute;ation dont elle dispose. En cela, son traitement du son et sa d&eacute;marche peuvent &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;s comme musicaux puisqu&rsquo;elle invente et d&eacute;finit elle-m&ecirc;me une mati&egrave;re sonore pour l&rsquo;agencer dans un but expressif. Elle choisira d&rsquo;osciller entre l&rsquo;imitation d&rsquo;objets, l&rsquo;exploration de la vie sonore des organes de son corps et l&rsquo;utilisation d&rsquo;onomatop&eacute;es et de bruits relatifs &agrave; la vie humaine autant qu&rsquo;animale.</p> <h2>3. <strong>Une pr&eacute;sence organique</strong></h2> <h3>3.1. Le corps comme instrument</h3> <p>Sa formation de clarinettiste l&rsquo;a habitu&eacute;e &agrave; activer son souffle dans un organe con&ccedil;u comme un prolongement de son corps. Pour cela, ses doigts bougent, son corps s&rsquo;active et s&rsquo;&eacute;vertue &agrave; pr&eacute;parer un souffle dans lequel doit se condenser toute l&rsquo;intention musicale jou&eacute;e finalement par l&rsquo;instrument. Consid&eacute;rant la clarinette comme l&rsquo;ayant amen&eacute;e &agrave; sa pratique vocale, elle utilise son corps tant comme &eacute;l&eacute;ment r&eacute;sonateur que comme origine du souffle activant le son. Les mains d&rsquo;Isabelle miment le passage de l&rsquo;air, elles dansent devant elle, ces gestes servent directement l&rsquo;&eacute;mission sonore. Il s&rsquo;agit alors d&rsquo;un geste qui actionne la m&eacute;canique d&rsquo;un corps-instrument ayant comme premi&egrave;re utilit&eacute; d&rsquo;optimiser la position corporelle n&eacute;cessaire &agrave; la production de tel ou tel &eacute;l&eacute;ment de sa palette.</p> <p>De plus, l&rsquo;expressivit&eacute; de sa gestuelle donne une direction aux sons produits. Ses mouvements deviennent des gestes d&rsquo;auto-orchestration indispensables &agrave; la pr&eacute;cision sonore : coupure du son, accompagnement manuel des glissandi, d&eacute;signation des zones corporelles activ&eacute;es. L&rsquo;utilisation de son corps-instrument rend audible les vies sonores de chaque organe, sons intimes g&eacute;n&eacute;ralement confin&eacute;s dans les chambres sourdes de notre organisme. Le microphone vient amplifier ces sons infraliminaires qu&rsquo;Isabelle Duthoit s&rsquo;efforce d&eacute;j&agrave; de mettre &agrave; notre port&eacute;e, se d&eacute;barrassant de l&rsquo;herm&eacute;tisme intrins&egrave;que aux parois du corps. Elle &eacute;voque ainsi la vie sonore de multiples micro-organismes aux temporalit&eacute;s et aux espaces diff&eacute;rents.</p> <h3>3.2. Trouble du geste</h3> <p>Sa gestuelle, en accompagnant la vie des organes sonores mis &agrave; contribution, cr&eacute;e une th&eacute;&acirc;tralit&eacute; forte, tant l&rsquo;expressivit&eacute; du geste engage une lecture &eacute;motionnelle &ndash; m&ecirc;me si ind&eacute;pendante de tout signifi&eacute; fixe &ndash; et tant sa gestuelle associ&eacute;e &agrave; la voix cr&eacute;e des signes avides de sens. Le geste d&rsquo;Isabelle Duthoit semble &ecirc;tre &agrave; la fronti&egrave;re de deux conceptions du geste th&eacute;&acirc;tral : l&rsquo;une classique, expressionniste ; l&rsquo;autre plus proche de la vision th&eacute;&acirc;trale de Grotowski o&ugrave; la production-d&eacute;chiffrage d&rsquo;<em>id&eacute;ogrammes</em> serait issue de r&eacute;actions humaines dites primitives.</p> <p>&laquo; Expressionniste &raquo;, l&rsquo;artiste fait du geste un moyen d&rsquo;expression et d&rsquo;ext&eacute;riorisation d&rsquo;un contenu psychique ou d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements int&eacute;rieurs physiologiques. Son corps (voix et geste) face au public communique ses drames intimes.</p> <p>La gestuelle de l&rsquo;artiste est aussi productrice de signes con&ccedil;us comme des <em>id&eacute;ogrammes</em>. Cette deuxi&egrave;me approche serait &agrave; mettre en lien avec les exp&eacute;rimentations de Grotowski puisque, pour lui, &laquo; le geste est [&hellip;] l&rsquo;objet d&rsquo;une recherche, d&rsquo;une production-d&eacute;chiffrage d&rsquo;<em>id&eacute;ogrammes</em>. Le point de d&eacute;part de ces formes gestuelles est la simulation et la d&eacute;couverte en soi-m&ecirc;me des r&eacute;actions humaines primitives. Le r&eacute;sultat final est une forme vivante poss&eacute;dant sa propre logique<a href="#nbp14" name="liennbp14">14</a> &raquo;.</p> <p>Cette conception du geste th&eacute;&acirc;tral permet une autre lecture des propos d&rsquo;Isabelle Duthoit sur sa mani&egrave;re de composer. Elle dit &laquo; improviser des id&eacute;es &raquo; et parle m&ecirc;me d&rsquo;une transposition d&rsquo;images mentales. L&rsquo;&eacute;vocation de l&rsquo;<em>i</em><em>aid&ocirc;</em> l&rsquo;entra&icirc;ne &agrave; cr&eacute;er un son fragile, tr&egrave;s aigu, continu, retour aux images du <em>d&ocirc;j&ocirc;</em>, de son ma&icirc;tre, du sabre. &laquo; L&rsquo;aigu est le fil d&rsquo;une lame &raquo;, pr&eacute;cise-t-elle. Stimul&eacute; par ses images mentales, le geste auto-orchestrant et th&eacute;&acirc;tral cr&eacute;e une image possible du son : un id&eacute;ogramme, compl&eacute;ment visuel invitant l&rsquo;auditeur-spectateur &agrave; une multiplicit&eacute; de lectures. En refusant l&rsquo;imitation et la rationalisation discursive, le geste d&rsquo;Isabelle Duthoit se comprendrait dans cet entre-deux : &agrave; la fois, &eacute;cho d&rsquo;une expression brute du corps adress&eacute;e au spectateur et exposition d&rsquo;un langage corporel id&eacute;ogrammique. Selon la formulation d&rsquo;Artaud, Isabelle Duthoit fait-elle advenir &laquo; un nouveau langage physique &agrave; la base de signes et non plus de mots<a href="#nbp15" name="liennbp15">15</a> &raquo; ?</p> <h3>3.3. Des tropismes aux micro-organismes</h3> <p>En utilisant son corps comme un instrument, elle d&eacute;ploie une gestualit&eacute; entre expressionnisme et id&eacute;ogrammes qui servent et mettent en exergue l&rsquo;originalit&eacute; de sa palette sonore. Le spectateur est ainsi confront&eacute; &agrave; la pr&eacute;sence organique d&rsquo;Isabelle Duthoit.</p> <p>Au c&oelig;ur du spectacle <em>Hic sunt leones</em>, la voix de la com&eacute;dienne scande les mots du texte auxquels se superpose la respiration haletante d&rsquo;Isabelle Duthoit de plus en plus bestiale :</p> <p><q>Oh, terre, autour, c&rsquo;est immobile, c&rsquo;est glac&eacute;, c&rsquo;est vide. Mes muscles sont lourds. Oh terre, j&rsquo;ai peur, de te l&acirc;cher, j&rsquo;ai peur de tomber, de d&eacute;gringoler, sans fin, dans le noir/le rien, je tends, mes ligaments/m&rsquo;agrippe, m&rsquo;aplatis, m&rsquo;&eacute;tale, me colle, &agrave; ton corps, le feu, couve/me r&eacute;chauffe, l&agrave;, dedans, &ccedil;a boue, &ccedil;a pulse, &ccedil;a fulmine, &ccedil;a explose, c&rsquo;est puissant, c&rsquo;est chouette, j&rsquo;encaisse, les chocs, tr&eacute;pidation, fusion, &eacute;ruption, me tord, cri, on dit, poss&eacute;d&eacute;, on dit, &eacute;pilepsie, oh, terre, tes tremblements, tes convulsions, je les, absorbe, oh, terreur, une bourrasque, d&eacute;couvre, une faille, glisse, son corps, entre ton corps, et mon corps, horreur, s&rsquo;y-in-tro-duit, [&hellip;] temp&ecirc;te, je me cramponne &agrave; ton cou, tu m&rsquo;emportes, ton corps est souple, sa peau sans &eacute;paisseur, ton noyau, ti&egrave;de, tu m&rsquo;&eacute;loignes de la terre, m&rsquo;en rapproches [&hellip;] je flotte [&hellip;] oh z&eacute;phyr, je traverse les nuages, le brouillard s&rsquo;ouvre devant moi&hellip;<a href="#nbp16" name="liennbp16">16</a></q></p> <p>Alors que l&rsquo;intensit&eacute; de la respiration d&rsquo;Isabelle Duthoit devient progressivement oppressante, se transformant en jouissance prolong&eacute;e, la voix de la com&eacute;dienne se modifie, devenant plus souple. Elle quitte un d&eacute;bit et une &eacute;locution formelle pour adopter un phras&eacute; vocal proche de celui du <em>flow</em><a href="#nbp17" name="liennbp17">17</a> d&rsquo;un rappeur. Superpos&eacute;e au mot, la voix d&rsquo;Isabelle Duthoit fait sourdre du texte ses tropismes : elle porte &agrave; l&rsquo;oreille la mat&eacute;rialit&eacute; des sensations &ndash; la froideur, la chaleur &ndash; l&rsquo;engourdissement des muscles ; elle rend audibles les tremblements du corps, ses torsions, ses &eacute;motions ; elle livre &laquo; des mouvements ind&eacute;finissables, qui glissent tr&egrave;s rapidement aux limites de notre conscience<a href="#nbp18" name="liennbp18">18</a> &raquo;. La rencontre des deux voix (l&rsquo;une articul&eacute;e, l&rsquo;autre inarticul&eacute;e) installe deux niveaux de dialogue, l&rsquo;un entre le &laquo; je &raquo; et le &laquo; tu &raquo; clairement &eacute;voqu&eacute;s dans le texte, l&rsquo;autre entre deux &laquo; je &raquo;, la voix en mots et le &laquo; chant-cri &raquo;. Le &laquo; je &raquo; du texte craquelle ainsi sous les impulsions du &laquo; chant-cri &raquo;. De ce frottement naissent des tropismes.</p> <p>Le &laquo; chant-cri &raquo; s&rsquo;agrippe aux mots, les gonfle de mati&egrave;re brute, les descelle du cadre ferme du signifi&eacute;. Narratif et descriptif, il porte l&rsquo;histoire des personnages autant que du lieu. La substance organique de la voix &eacute;paissit les mots, se collant &agrave; eux comme exp&eacute;rience physique de l&rsquo;action et mati&egrave;re m&ecirc;me du d&eacute;cor. En d&rsquo;autres termes, la mati&egrave;re brute de la voix rend sonore, tactile, visible, les corps nus jouissant des personnages et pallie le d&eacute;ficit du visuel en dessinant un d&eacute;cor invisible, paysage sonore que chaque spectateur s&rsquo;approprie.</p> <p>Dans<em> Instant</em>, Isabelle Duthoit, droite devant son micro, d&eacute;signe de ses gestes les lieux du corps comme espace sonore et espace th&eacute;&acirc;tral dans lequel elle anime vocalement les organes d&eacute;sormais acteurs. Chef d&rsquo;orchestre et metteur en sc&egrave;ne, elle organise des espaces audibles et visibles. Sa gestuelle recentre l&rsquo;espace sc&eacute;nique sur son corps qui devient castelet, soit le cadre sc&eacute;nique &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur duquel s&rsquo;installe l&rsquo;action dramatique. Avec tous les proc&eacute;d&eacute;s vocaux expos&eacute;s pr&eacute;c&eacute;demment, elle met en sc&egrave;ne les micro-organismes sonores de son corps. Par exemple, l&rsquo;artiste &eacute;voque une technique particuli&egrave;re qui consiste &agrave; stocker sa salive dans la gorge et &agrave; travailler le son en faisant passer le souffle dans cette mati&egrave;re. Elle reproduit ainsi le chant des grillons de Ky&ocirc;to. Ces cr&eacute;pitements entra&icirc;nent l&rsquo;audience dans un univers sonore grouillant d&rsquo;insectes et cr&eacute;e ainsi l&rsquo;illusion auditive d&rsquo;&ecirc;tre plong&eacute; dans une temporalit&eacute; autre, peupl&eacute; de sons infraliminaires d&eacute;sormais audibles.</p> <p>Elle convoque ainsi la vie sonore de micro-organismes aux temporalit&eacute;s sonores diff&eacute;rentes. Les passages de l&rsquo;un &agrave; l&rsquo;autre, d&rsquo;un organe &agrave; l&rsquo;autre, d&rsquo;un organisme &agrave; l&rsquo;autre, se font dans le silence, souvent brutalement, donnant lieu &agrave; des micro-drames dans le corps-castelet de l&rsquo;artiste. Confrontant des bruits qui appartiennent &agrave; notre quotidien, et ceux propres aux micro-organismes &eacute;voqu&eacute;s, des espaces-temps s&rsquo;entrechoquent.</p> <p>De micro-organismes enfouis &agrave; tout l&rsquo;espace th&eacute;&acirc;tral, la voix porte aussi les dialogues secrets du corps auxquels s&rsquo;int&egrave;gre une dimension didascalique. Un jeu de r&eacute;tr&eacute;cissement et d&rsquo;agrandissement de l&rsquo;espace-temps du spectacle s&rsquo;installe dans les glissements constants de la voix. Cette derni&egrave;re alterne entre l&rsquo;&eacute;vocation du fonctionnement intime du corps et l&rsquo;habillage de tout l&rsquo;espace sc&eacute;nique. Dans <em>Hic sunt leones</em>, les portes claquent et grincent, derri&egrave;re la fen&ecirc;tre, le vent tape au carreau, les infirmi&egrave;res crissent des dents, les fous hurlent ; au m&ecirc;me moment, la voix oscille entre les diff&eacute;rentes &laquo; chambres sourdes &raquo;, ventre, nez, poitrine. Sa voix est profond&eacute;ment th&eacute;&acirc;trale, m&ecirc;lant &agrave; chaque instant macro-drame et micro-drame.</p> <p>&Agrave; l&rsquo;&eacute;coute de sa voix, l&rsquo;espace entier &ndash; sc&egrave;ne et salle &ndash; devient organique : elle invite l&rsquo;audience, qui s&rsquo;est d&eacute;lest&eacute;e de toute codification, &agrave; une &eacute;coute organique de son propre corps. Face &agrave; cette exhibition, l&rsquo;auditeur-spectateur est profond&eacute;ment d&eacute;rang&eacute; : &eacute;coute-toi, quel drame est dans ton corps ?</p> <h2>4. <strong>Postface</strong></h2> <p>Lise Guiot.&ndash; Dans mon travail de recherche, j&rsquo;ai d&eacute;couvert le travail vocal d&rsquo;Isabelle Duthoit. Cherchant &agrave; appr&eacute;hender l&rsquo;&eacute;tranget&eacute; de sa voix, je me suis heurt&eacute;e &agrave; un manque d&rsquo;outils m&eacute;thodologiques.</p> <p>Olivier Migliore.&ndash; L&rsquo;&eacute;vidence partag&eacute;e de mettre en perspective nos regards est n&eacute;e du caract&egrave;re insaisissable voire inclassable de cette expression artistique contemporaine qu&rsquo;aucune entr&eacute;e disciplinaire seule ne semblait pouvoir expliquer.</p> <p>Lise. G.&ndash; Cette exp&eacute;rience confirme que pour penser la sc&egrave;ne, seule une approche plurielle permet de saisir l&rsquo;h&eacute;t&eacute;rog&eacute;n&eacute;it&eacute; inh&eacute;rente &agrave; la mati&egrave;re m&ecirc;me d&rsquo;un spectacle ou d&rsquo;un concert. Sans ce compagnonnage, le chercheur semble se trouver au seuil d&rsquo;une impasse heuristique.</p> <p>Olivier. M.&ndash; Le passage &agrave; la co&eacute;criture a n&eacute;cessit&eacute; une &eacute;coute et une clarification constantes de la pens&eacute;e de chacun. Ces conditions sont n&eacute;cessaires au respect de la sensibilit&eacute; intellectuelle de l&rsquo;autre. Proposition, contestation ou validation, proposition enrichie, et enfin, possibilit&eacute; de co&eacute;criture selon le m&ecirc;me proc&eacute;d&eacute;. Cette exp&eacute;rience nous a mis &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve de nos capacit&eacute;s &agrave; &eacute;couter l&rsquo;autre, &agrave; le rencontrer intellectuellement autant que humainement.</p> <p>Lise. G.&ndash; &nbsp;Les craintes de n&rsquo;aboutir qu&rsquo;&agrave; une juxtaposition des pens&eacute;es ou &agrave; une superposition des m&eacute;thodes de travail (approche pluridisciplinaire) ont persist&eacute; durant toute notre collaboration. Nous nous sommes laiss&eacute; surprendre par la qualit&eacute; de notre entente, ouvrant &agrave; une approche finalement inter voire transdisciplinaire.</p> <p>Olivier. M.&ndash; De ce m&eacute;tissage des sensibilit&eacute;s semble &eacute;merger un sens autre, nouveau, une analyse musico-dramaturgique de l&rsquo;expression vocale qui susciterait d&rsquo;autres partenariats disciplinaires en vue de circonscrire au mieux l&rsquo;objet d&rsquo;&eacute;tude. Cet exercice de la co&eacute;criture est un compagnonnage intellectuel, une invitation &agrave; la solidarit&eacute; de chercheur face au m&ecirc;me engagement, ici, la voix d&rsquo;Isabelle Duthoit.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Notes et r&eacute;f&eacute;rences</strong></p> <p><a href="#liennbp1" name="nbp1">1</a> Voir la vid&eacute;o, <em>YouTube</em> [en ligne], <a href="http://www.youtube.com/watch?v=AV4qPJMcr2k" target="_blank">http://www.youtube.com/watch?v=AV4qPJMcr2k</a>.</p> <p><a href="#liennbp2" name="nbp2">2</a> Roland Barthes, <em>Le Grain de la voix. Entretiens de 1962 &agrave; 1980</em>, Paris, Seuil, 1981, p. 88.</p> <p><a href="#liennbp3" name="nbp3">3</a><em> Biblioth&egrave;que municipale de Lyon</em> [en ligne], <a href="http://www.pointsdactu.org/article.php3?id_article=1951">http://www.pointsdactu.org/article.php3?id_article=1951</a> [consult&eacute; le 5 d&eacute;cembre 2013].</p> <p><a href="#liennbp4" name="nbp4">4</a> Il s&rsquo;agit de compositions r&eacute;alis&eacute;es sur un support mat&eacute;riel (bande magn&eacute;tique ou autre, analogique ou num&eacute;rique), comme le cin&eacute;ma l&rsquo;est sur une pellicule, et destin&eacute;es &agrave; &ecirc;tre diffus&eacute;es (projet&eacute;es) par un orchestre de haut-parleurs, sans participation instrumentale ou vocale en temps r&eacute;el.</p> <p><a href="#liennbp5" name="nbp5">5</a> Se dit d&rsquo;une musique qui allie en direct ou en studio des sons instrumentaux ou vocaux et des sons &eacute;lectroacoustiques. Ce m&eacute;lange donne un r&eacute;sultat acoustique nouveau gr&acirc;ce &agrave; l&rsquo;utilisation simultan&eacute;e des voix ou des instruments et des ordinateurs.</p> <p><a href="#liennbp6" name="nbp6">6</a> Th&eacute;&acirc;tre l&rsquo;&Eacute;changeur, 59 avenue du G&eacute;n&eacute;ral de Gaulle, 93173 Bagnolet.</p> <p><a href="#liennbp7" name="nbp7">7</a> Dialogue de la com&eacute;dienne Corinne Miret, spectacle <em>Hic Sunt Leones</em>.</p> <p><a href="#liennbp8" name="nbp8">8</a> Antonin Artaud, <em>Le th&eacute;&acirc;tre et son double</em>, Paris, Gallimard, 1974, p. 56.</p> <p><a href="#liennbp9" name="nbp9">9</a><em> Ibidem</em>, p. 69.</p> <p><a href="#liennbp10" name="nbp10">10</a> Entretien avec Isabelle Duthoit du dimanche 15 d&eacute;cembre 2013.</p> <p><a href="#liennbp11" name="nbp11">11</a> William P. Malm, <em>Traditional japanese music and musical instrument</em>, Tokyo, Kodansha International, 2000, p. 286.</p> <p><a href="#liennbp12" name="nbp12">12</a> Akira Tamba, <em>La th&eacute;orie et l&rsquo;esth&eacute;tique musicale japonaise, du VIII&egrave;me &agrave; la fin du XIX&egrave;me si&egrave;cle</em>, Publications Orientalistes de France, Publication de la Soci&eacute;t&eacute; franco-japonaise de Paris, r&eacute;alis&eacute;e avec le concours de la Fondation du Japon et de la Fondation pour l&rsquo;&eacute;tude de la langue et de la civilisation japonaises, octobre 1998, p. 311.</p> <p>13<br /> <a href="#liennbp13a" name="nbp13a">a</a><br /> <a href="#liennbp13b" name="nbp13b">b</a><br /> <em>Ibidem</em>.</p> <p><a href="#liennbp14" name="nbp14">14 </a>Jerzy Grotowski, <em>Vers un th&eacute;&acirc;tre pauvre</em>, Lausanne, La Cit&eacute;, 1971, p. 91.</p> <p><a href="#liennbp15" name="nbp15">15</a> Antonin Artaud, <em>Le th&eacute;&acirc;tre et son double</em>, <em>op. cit.</em>, p. 82.</p> <p><a href="#liennbp16" name="nbp16">16 </a>Les virgules indiquent les respirations de la com&eacute;dienne lorsqu&rsquo;elle scande ce texte.</p> <p><a href="#liennbp17" name="nbp17">17 </a>Vertu cardinale du rap, le <em>flow</em> d&eacute;signe l&rsquo;aisance avec laquelle le MC scande ses rimes. Le <em>flow</em> r&eacute;unit les qualit&eacute;s d&rsquo;articulation, d&rsquo;inflexion, d&rsquo;intonation, d&rsquo;accentuation et de d&eacute;bit propre &agrave; chaque rappeur.</p> <p><a href="#liennbp18" name="nbp18">18</a> Nathalie Sarraute, <em>L&rsquo;&egrave;re du soup&ccedil;on</em>, Paris, Gallimard, 1956, p. 8.</p>