<p>&laquo;&nbsp;Que de mondes, dans les fictions, autour de nous, en nous<a href="#note1" name="lien1">1</a>&nbsp;!&nbsp;&raquo;, s&rsquo;exclame Anne Besson dans <i>Constellations. Des mondes fictionnels dans l&rsquo;imaginaire contemporain </i>(2015). De fait, des projets d&rsquo;&oelig;uvres totales t&eacute;moignent aujourd&rsquo;hui encore &ndash; tels <i>Le Grand incendie de Londres</i>, de Jacques Roubaud, ou, sur un plan po&eacute;tique, <i>La Maye</i>, de Jacques Darras &ndash; de la fascination qu&rsquo;&eacute;prouvent les &eacute;crivains &agrave; l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;imaginer et de construire des univers totalisants. Jacques Dubois, dans <i>Les Romanciers du r&eacute;el</i> (2000), d&eacute;finissait en effet ces vastes entreprises ou &laquo;&nbsp;&oelig;uvres-mondes&nbsp;&raquo; comme des &laquo;&nbsp;exp&eacute;rience[s] de totalisation<a href="#note2" name="lien2">2</a> &raquo;, les comparant &agrave; &laquo;&nbsp;une vaste entit&eacute; organique, qui mime[rait] jusqu&rsquo;au d&eacute;lire la multiplicit&eacute; et la complexit&eacute; du monde<a href="#note3" name="lien3">3</a> &raquo;. Les travaux de Marie-&Egrave;ve Th&eacute;renty sur le XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle<a href="#note4" name="lien4">4</a> ou ceux de Tiphaine Samoyault sur le XX<sup>e</sup> si&egrave;cle<a href="#note5" name="lien5">5</a> permettent, au demeurant, d&rsquo;inscrire ces &oelig;uvres contemporaines dans l&rsquo;h&eacute;ritage de la modernit&eacute;.&nbsp; Dans <i>Exc&egrave;s de roman</i> (1999), Tiphaine Samoyault atteste d&rsquo;un lien ind&eacute;fectible entre l&rsquo;&laquo;&nbsp;&oelig;uvre-monde&nbsp;&raquo; et la notion d&rsquo;&laquo;&nbsp;exc&egrave;s&nbsp;&raquo;&nbsp;: &laquo;&nbsp;[elle] r&eacute;sumerait l&rsquo;ensemble des qualit&eacute;s de l&rsquo;exc&egrave;s (la quantit&eacute;, la longueur, les d&eacute;tours et l&rsquo;expansion)<a href="#note6" name="lien6">6</a> &raquo;. Par son ampleur, sa longueur, l&rsquo;&oelig;uvre incarnerait un d&eacute;sir de totalit&eacute;. Hant&eacute;e par la circularit&eacute;, voire par la cyclicit&eacute;, l&rsquo;&oelig;uvre-monde poss&egrave;de &eacute;galement sa propre forme romanesque&nbsp;: &laquo;&nbsp;Romans-mondes&nbsp;: la rondeur rythmique de l&rsquo;expression que le rond pr&eacute;cis&eacute;ment r&eacute;sume [&hellip;], imagine la forme du roman comme celle de la terre ou de l&rsquo;orange<a href="#note7" name="lien7">7</a> &raquo;. De son c&ocirc;t&eacute;, Marie-&Egrave;ve Th&eacute;renty revenait sur l&rsquo;&laquo;&nbsp;id&eacute;e de roman-monde&nbsp;&raquo; en ces termes&nbsp;: &laquo;&nbsp;une &oelig;uvre litt&eacute;raire qui tente de cr&eacute;er un monde clos, totalisant et complet, dans une volont&eacute; un peu m&eacute;galomane de repr&eacute;sentation, de d&eacute;cryptage, et d&rsquo;&eacute;lucidation du monde r&eacute;el<a href="#note8" name="lien8">8</a> &raquo;. R&eacute;cemment, Laude Ngadi Ma&iuml;ssa, dans son essai <i>L&rsquo;&OElig;uvre-monde d&rsquo;Olivier Rolin. Postures et art po&eacute;tique d&rsquo;un &eacute;crivain-monde</i><a href="#note9" name="lien9">9</a><i>&nbsp;</i>paru en d&eacute;cembre 2022, soulignait l&rsquo;actualit&eacute; de ce terrain de recherche &ndash;&nbsp;la &laquo;&nbsp;mondialit&eacute;&nbsp;&raquo; litt&eacute;raire &eacute;tant &agrave; entendre doublement&nbsp;: au sens d&rsquo;une litt&eacute;rature qui mime la complexit&eacute; du r&eacute;el, mais qui refl&egrave;te aussi sa diversit&eacute; culturelle et linguistique. Il s&rsquo;agit donc, pour l&rsquo;&eacute;crivain, d&rsquo;engendrer un monde complet ayant vocation &agrave; concurrencer le monde r&eacute;el<a href="#note10" name="lien10">10</a>. De telles fictions cultivent, de ce fait, un certain go&ucirc;t pour la collection, et s&rsquo;apparentent &agrave; des encyclop&eacute;dies<a href="#note11" name="lien11">11</a>.</p> <p>En somme, une &oelig;uvre-monde est aujourd&rsquo;hui une &oelig;uvre litt&eacute;raire d&eacute;sireuse de totalit&eacute; tout en &eacute;tant intrins&egrave;quement parcellaire. En cela, elle mime l&rsquo;ambivalence du monde, &agrave; la fois <i>un </i>mais morcel&eacute; en territoires. Cette ambition totalisante se traduit par une certaine d&eacute;mesure tant sur le plan di&eacute;g&eacute;tique (profusion de personnages, de souvenirs racont&eacute;s, de lieux, de textes ins&eacute;r&eacute;s) que sur le plan formel (volume hors-normes, rotondit&eacute; du format, ambition cyclique garantie par la r&eacute;apparition des personnages, des lieux, des souvenirs). Par son ambition m&ecirc;me, c&rsquo;est une &oelig;uvre vou&eacute;e &agrave; l&rsquo;incompl&eacute;tude, &agrave; l&rsquo;inach&egrave;vement<a href="#note12" name="lien12">12</a>. Enfin, dans le cas d&rsquo;un auteur translingue comme Santiago H. Amigorena, l&rsquo;&oelig;uvre porte en elle la trace d&rsquo;une &laquo;&nbsp;mondialit&eacute;&nbsp;&raquo;, autrement dit assume son &laquo;&nbsp;&eacute;tranget&eacute;&nbsp;&raquo; en inqui&eacute;tant sa propre langue d&rsquo;&eacute;criture par d&rsquo;autres langues<a href="#note13" name="lien13">13</a>. &Agrave; ce titre, un &laquo;&nbsp;&eacute;crivain-monde&nbsp;&raquo; est donc celui qui a ing&eacute;r&eacute; toutes les conditions de production d&rsquo;une &oelig;uvre-monde, et qui par des moyens stylistiques, serait capable de donner &agrave; voir ce &laquo;&nbsp;faire monde&nbsp;&raquo;, et par l&agrave; m&ecirc;me son &laquo;&nbsp;faire habiter&nbsp;&raquo;.</p> <p>C&rsquo;est le cas de l&rsquo;&eacute;crivain Santiago H. Amigorena et de son vaste projet, baptis&eacute; <i>Le Dernier texte</i>, dont la publication a d&eacute;but&eacute; en 1998 aux &eacute;ditions P.O.L. Toujours en cours d&rsquo;&eacute;criture, l&rsquo;&oelig;uvre est actuellement compos&eacute;e de 13 volumes<a href="#note14" name="lien14">14</a><i> </i>dont l&rsquo;architecture reste cependant profond&eacute;ment mouvante. Ce projet autobiographique hors-normes raconte le devenir d&rsquo;un narrateur mutique, Santiago, depuis sa naissance jusqu&rsquo;&agrave; son entr&eacute;e dans l&rsquo;&acirc;ge m&ucirc;r en passant par ses exils, s&rsquo;attachant &agrave; ses amours et ses amiti&eacute;s, ses ambitions, ses joies, ses d&eacute;faites,&nbsp; narrateur qui ne d&eacute;sire rien moins que de faire surgir un monde de son nombril&nbsp;: &laquo;&nbsp;Anticurieux de naissance, regardais-je d&eacute;j&agrave; mon nombril pour en faire un monde&nbsp;?<i>&nbsp;&raquo; </i>(<i>EL</i>, p.<i>&nbsp;</i>115). L&rsquo;auteur affiche ainsi tr&egrave;s clairement son projet autobiographique, qui se centrera sur les aventures du &laquo;&nbsp;taciturne Santiago H. Amigorena&nbsp;&raquo; (<i>EL</i>, p.<i>&nbsp;</i>11). &Eacute;gotique &agrave; souhait, l&rsquo;histoire tournera donc autour du m&ecirc;me nombril, et en prendra m&ecirc;me la forme.</p> <p>&Agrave; travers une approche g&eacute;opo&eacute;tique, nous questionnerons le rapport &eacute;troit qui unit &eacute;criture autobiographique et g&eacute;ographie dans l&rsquo;&oelig;uvre de Santiago H. Amigorena, tant sur le plan de la di&eacute;g&egrave;se que sur la forme du projet. Le Livre s&rsquo;&eacute;rige, en effet, comme m&eacute;taphore du monde au moment de s&rsquo;ancrer dans une g&eacute;ographie physique intime, mais aussi d&rsquo;en mimer la rotondit&eacute; et l&rsquo;ambivalence cyclique. En outre, &agrave; partir d&rsquo;une approche intertextuelle, il s&rsquo;agira de montrer comment l&rsquo;auteur accro&icirc;t son propre monde romanesque en prenant appui sur un vaste r&eacute;seau intertextuel d&rsquo;&oelig;uvres elles-m&ecirc;mes &laquo;&nbsp;mondes&nbsp;&raquo;, et s&rsquo;affirme par l&agrave; m&ecirc;me comme &eacute;crivain-monde. Enfin, par une approche stylistique, nous montrerons concr&egrave;tement comment l&rsquo;auteur &laquo;&nbsp;fait monde&nbsp;&raquo;, et tente m&ecirc;me d&rsquo;&laquo;&nbsp;habiter&nbsp;&raquo; sa page, et ce, par divers indices (travail de spatialisation po&eacute;tique, hybridations linguistiques et &eacute;laboration d&rsquo;un dictionnaire intime&hellip;).</p> <p>&nbsp;</p> <h2><b>I. Le <i>Dernier texte</i>, une &laquo;&nbsp;fiction encyclop&eacute;dique<a href="#note15" name="lien15">15</a> &raquo;&nbsp;: construire son monde </b></h2> <h3><b><i>Anticurieux de naissance, regardais-je d&eacute;j&agrave; mon nombril pour en faire un monde&nbsp;? </i></b></h3> <p>D&egrave;s le &laquo;&nbsp;Au lecteur&nbsp;&raquo; d&rsquo;<i>Une enfance laconique </i>(1998), le narrateur noue un pacte autobiographique<a href="#note16" name="lien16">16</a> avec son lecteur, Santiago se pr&eacute;sentant &agrave; la fois comme le narrateur, le personnage et l&rsquo;auteur de son r&eacute;cit. En outre, sa volont&eacute; d&rsquo;enqu&ecirc;ter sur le terrain se manifeste explicitement dans sa mani&egrave;re de &laquo;&nbsp;fouill[er] dans chaque dossier, [&hellip;] de feuillet[er] chaque cahier [&hellip;]&nbsp;&raquo; (<i>EL</i>, p.<i>&nbsp;</i>10-11), et ce, dans le but de s&rsquo;approcher au plus pr&egrave;s de sa m&eacute;moire intime. Le narrateur affirme alors la volont&eacute; de &laquo;&nbsp;restituer&nbsp; [s]a vie de la premi&egrave;re &agrave; la derni&egrave;re syllabe&nbsp;&raquo; (<i>EL</i>, p.<i>&nbsp;</i>9) et de faire &laquo;&nbsp;le portrait de l&rsquo;homme qu&rsquo; [il est]&nbsp;[&hellip;] <i>d&rsquo;apr&egrave;s nature et dans toute sa v&eacute;rit&eacute;</i><a href="#" name="lien17">17</a>&nbsp;&raquo; (<i>EL</i>, p.<i>&nbsp;</i>9). S&rsquo;inscrivant directement dans les pas de Jean-Jacques Rousseau et de Montaigne, devenant &agrave; son tour la mati&egrave;re consubstantielle de son Livre, et n&rsquo;ayant pour ce projet qu&rsquo;une finalit&eacute; &laquo;&nbsp;<i>domestique et priv&eacute;e</i><a href="#note18" name="lien18">18</a>&nbsp;&raquo; (<i>EL</i>, p.<i>&nbsp;</i>9), le narrateur entend se lib&eacute;rer de ses maux par l&rsquo;&eacute;criture&nbsp;: &laquo;&nbsp;J&rsquo;&eacute;cris pour me d&eacute;faire, non pour donner&nbsp;&raquo; (<i>EL</i>, p.<i>&nbsp;</i>9)&nbsp;. Il s&rsquo;agit notamment de cette &laquo;&nbsp;douleur autre que dentaire&nbsp;&raquo;, qui est synonyme de son arrachement &agrave; la langue maternelle. Qualifiant tour &agrave; tour son projet d&rsquo;&laquo;&nbsp;odyss&eacute;e intime<a href="#note19" name="lien19">19</a> &raquo;, de &laquo;&nbsp;m&eacute;moires et &oelig;uvres compl&egrave;tes d&rsquo;un narrateur silencieux<a href="#note20" name="lien20">20</a> &raquo;, puis d&rsquo;&laquo;&nbsp;autobiographico-encyclop&eacute;die&nbsp;&raquo; (<i>LPF</i>, p.&nbsp;477), l&rsquo;auteur assume pleinement son &laquo;&nbsp;(auto)encyclomanie&nbsp;&raquo;. Le narrateur Santiago est, &agrave; ce titre, collectionneur de po&egrave;mes, de textes de jeunesse et d&rsquo;&eacute;crits ancestraux, faisant de son r&eacute;cit une v&eacute;ritable &laquo;&nbsp;&oelig;uvre-mus&eacute;e&nbsp;&raquo;.</p> <p>Toutefois, sa qu&ecirc;te de &laquo;&nbsp;v&eacute;rit&eacute;&nbsp;&raquo; est sans cesse menac&eacute;e par une m&eacute;moire parcellaire, qui l&rsquo;oblige &agrave; r&eacute;&eacute;crire son histoire personnelle, &agrave; traduire les textes de ses anc&ecirc;tres, &agrave; imaginer &agrave; partir d&rsquo;archives, &agrave; envisager de nouvelles cartographies. Si l&rsquo;auteur se refuse &agrave; parler d&rsquo;&nbsp;&laquo;&nbsp;autofiction<a href="#note21" name="lien21">21</a> &raquo; pour qualifier son &oelig;uvre, nous le rattacherons &agrave; ces &laquo;&nbsp;fictions encyclop&eacute;diques<a href="#note22" name="lien22">22</a> &raquo;, qui se distinguent notamment par leur ambition totalisante (&eacute;crire une &oelig;uvre &agrave; l&rsquo;&eacute;chelle d&rsquo;une vie enti&egrave;re), leur d&eacute;sir de collection (textes, objets, souvenirs, lieux&hellip;) et qui v&eacute;hicule d&eacute;j&agrave;, par ce seul crit&egrave;re g&eacute;n&eacute;rique, l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;une &oelig;uvre-monde<a href="#note23" name="lien23">23</a>.</p> <p>&nbsp;</p> <h3><b><i>&Agrave; la recherche de l&rsquo;espace perdu </i></b></h3> <p>Ce projet autobiographique se double du d&eacute;sir de s&rsquo;ancrer dans une g&eacute;ographie physique. Chaque souvenir rena&icirc;t &agrave; partir des d&eacute;ambulations de l&rsquo;auteur dans un lieu du pass&eacute;, faisant de ce projet, une &laquo;&nbsp;fiction encyclop&eacute;dique&nbsp;&raquo; &eacute;troitement li&eacute;e &agrave; la question de l&rsquo;espace. Dans <i>Une Adolescence taciturne </i>(2002), le narrateur d&eacute;clare&nbsp;: &laquo;&nbsp;D&eacute;bordant de silence, il me fallait faire terre. Alors j&rsquo;&eacute;crivais.&nbsp;&raquo; (<i>AT</i>, p.<i>&nbsp;</i>94). Il affirme que&nbsp;: &laquo;&nbsp;[l]e <i>Dernier texte</i> doit [lui] donner la facult&eacute; de poss&eacute;der de nouveaux espaces, des espaces illimit&eacute;s&nbsp;&raquo; (<i>AT</i>, p.<i>&nbsp;</i>218). Le narrateur en vient m&ecirc;me &agrave; d&eacute;sirer &laquo;&nbsp;ce temps sans temps o&ugrave; l&rsquo;espace r&egrave;gnera seul sur [s]a vie et le monde&nbsp;&raquo; (<i>AT</i>, p.<i>&nbsp;</i>223). Dans <i>La Premi&egrave;re d&eacute;faite (2012)</i>, il est aussi question de partir, non pas &agrave; la recherche du temps perdu, mais bien de l&rsquo;espace d&eacute;rob&eacute;<a href="#note24" name="lien24">24</a>. En effet, Le <i>Dernier texte</i> construit sa g&eacute;ographie intime et d&eacute;ploie un v&eacute;ritable imaginaire cartographique. Le lecteur est alors invit&eacute; &agrave; suivre les d&eacute;ambulations du narrateur&nbsp;:</p> <p><q>Seul et en silence, je quittais le 9 <i>bis</i>, boulevard du Montparnasse et, m&eacute;ticuleusement, j&rsquo;empruntais une rue apr&egrave;s l&rsquo;autre, comme ces Indiens d&rsquo;Amazonie qui, dit-on, [&hellip;] n&rsquo;effectuent que de minuscules trajets et reviennent toujours au point de d&eacute;part avant d&rsquo;en faire un nouveau. Moi aussi [&hellip;], je sortais de chez moi, descendais la rue du Cherche-Midi jusqu&rsquo;&agrave; la Croix Rouge, puis la remontais. Je repartais ensuite, remontais la rue de Vaugirard jusqu&rsquo;au fin fond du provincial XV<sup>e</sup> et revenais sur mes pas. Et encore une fois, je reprenais mon chemin, descendant le boulevard des Invalides jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;esplanade, ou remontant le boulevard du Montparnasse, au-del&agrave; de l&rsquo;immense chantier de la Tour, &agrave; travers ses nombreux avatars &mdash;&nbsp;Port-Royal, Saint-Marcel, H&ocirc;pital &mdash;&nbsp;jusqu&rsquo;&agrave; la Seine<a href="#note25" name="lien25">25</a> (<i>AT</i>, p.<i>&nbsp;</i>95).</q></p> <p>Dans <i>Les Premi&egrave;res fois </i>(2016), tome qui recense le plus d&rsquo;itin&eacute;raires, fr&eacute;quemment parisiens, le narrateur cite explicitement les &oelig;uvres perecquiennes, et notamment <i>Tentative d&rsquo;&eacute;puisement d&rsquo;un lieu parisien</i> (1975), &oelig;uvre dans laquelle Georges Perec se rend place Saint-Sulpice &agrave; diff&eacute;rentes heures du jour et tente d&rsquo;&eacute;crire &laquo;&nbsp;ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages<a href="#note26" name="lien26">26</a> &raquo;. Non seulement ces itin&eacute;raires d&eacute;crits montrent l&rsquo;importance des d&eacute;placements du narrateur, mais ils nous informent aussi sur la fa&ccedil;on dont le narrateur se d&eacute;place, quadrille son p&eacute;rim&egrave;tre, &agrave; savoir en faisant des allers-retours d&rsquo;une rue &agrave; l&rsquo;autre&nbsp;; ou bien en tournant litt&eacute;ralement en rond, &eacute;puisant en quelque sorte l&rsquo;espace, la plupart du temps de son quartier, ou d&rsquo;un arrondissement parisien. La marche, comme principal moteur de la r&eacute;surgence du souvenir et de la mise en &eacute;criture, est une pratique r&eacute;currente chez l&rsquo;auteur lui-m&ecirc;me&nbsp;:</p> <p><q>Si je pouvais, si j&rsquo;avais le temps, je passerais ma vie juste &agrave; parcourir le monde en allant aussi bien dans des villes que dans des villages ou dans des routes d&eacute;sertiques, parce que j&rsquo;aime marcher sur la terre [&hellip;]. J&rsquo;aime bien ce sentiment de possession de l&rsquo;espace qu&rsquo;on a quand on bouge, tout simplement. Je pense que dans l&rsquo;&eacute;criture, je fais un peu la m&ecirc;me chose<a href="#note27" name="lien27">27</a>.</q></p> <p>Ainsi, le geste d&rsquo;&eacute;criture semble-t-il directement reli&eacute; &agrave; l&rsquo;implantation g&eacute;ographique, attestant d&rsquo;un rapport &eacute;troit entre l&rsquo;&eacute;criture du souvenir et l&rsquo;ancrage g&eacute;ographique.</p> <p>&nbsp;</p> <h3><b><i>Cyclicit&eacute; et monstruosit&eacute; formelle </i></b></h3> <p>La forme du projet semble r&eacute;pondre &agrave; l&rsquo;ambition totalisante du r&eacute;cit qui s&rsquo;op&egrave;re &agrave; l&rsquo;&eacute;chelle d&rsquo;une vie. Aussi, la di&eacute;g&egrave;se n&rsquo;est-elle pas seulement impact&eacute;e par la m&eacute;taphore spatiale. Cette derni&egrave;re impressionne aussi la forme du projet en &eacute;criture. En effet, l&rsquo;auteur opte pour un format hors-normes, qu&rsquo;il annonce d&egrave;s son &laquo;&nbsp;Au lecteur&nbsp;&raquo; (1998)&nbsp;:&nbsp; &laquo;&nbsp;autant vous pr&eacute;venir, vous aurez droit &agrave; la totale&nbsp;: le premier cauchemar, la premi&egrave;re lettre, le premier exil, les premi&egrave;res amours, le second exil, les premiers textes, le premier amour, la premi&egrave;re d&eacute;faite&nbsp;&raquo; (<i>EL</i>,<i>&nbsp;</i>p. 9). Force est de constater que, m&ecirc;me si l&rsquo;auteur a fait le choix de modifier certains titres, il a conserv&eacute;, d&rsquo;un point de vue th&eacute;matique, la majeure partie de la structure annonc&eacute;e &agrave; la parution du premier tome<a href="#note28" name="lien28">28</a>.</p> <p>Comme le rappelle Thomas Conrad, dans <i>Po&eacute;tique des cycles romanesques</i>, le roman se situe du c&ocirc;t&eacute; de l&rsquo;expansion<a href="#note29" name="lien29">29</a>. Il favorise l&rsquo;ambition totalisante, notamment par les multiples digressions qui le parcourent, le r&eacute;cit sans limites, la construction de r&eacute;seaux de personnages et d&rsquo;actions. Ainsi, pour d&eacute;signer la po&eacute;tique du cycle romanesque, Thomas Conrad parle-t-il de &laquo;&nbsp;po&eacute;tique de la totalit&eacute;<a href="#note30" name="lien30">30</a>&nbsp;&raquo;. Il d&eacute;finit le cycle en ces termes : &laquo;&nbsp;Nous envisagerons le cycle comme le r&eacute;sultat d&rsquo;une dynamique de mise en relation des textes les uns avec les autres, comme l&rsquo;effet de relations cycliques<a href="#note31" name="lien31">31</a> &raquo;. Si l&rsquo;on se centre sur la structure, et notamment sur les ph&eacute;nom&egrave;nes de renvois entre les diff&eacute;rents <i>opus</i> (r&eacute;apparition des lieux, des personnages, de certains souvenirs&hellip;), on constate que le cycle s&rsquo;autog&eacute;n&egrave;re. Dans le cas du <i>Dernier texte,</i> sa cyclicit&eacute; est, en effet, visible dans l&rsquo;attention port&eacute;e &agrave; la r&eacute;apparition des m&ecirc;mes personnages<a href="#note32" name="lien32">32</a> (Pepe l&rsquo;avaleur de verre, l&rsquo;ami et interpr&egrave;te Daniel, Sebastian le fr&egrave;re du narrateur, Philippine l&rsquo;amante&hellip;), Santiago figurant en t&ecirc;te de liste&nbsp;; mais aussi des lieux (le plus souvent r&eacute;partis entre l&rsquo;Am&eacute;rique du Nord et du Sud et l&rsquo;Europe), des souvenirs (une dispute dans le jardin Bot&aacute;nico &agrave; la balan&ccedil;oire, une dispute dans les Halles de Paris, le rendez-vous chez le dentiste &agrave; Punta del Gorda, les vacances &agrave; l&rsquo;h&ocirc;tel de Punta del Este, le caprice du camion rouge&hellip;) qui, revenant de tome en tome, garantissent l&rsquo;unit&eacute; du cycle, participent de son identit&eacute; et font du <i>Dernier texte</i> une &oelig;uvre qui tourne sur elle-m&ecirc;me, se fait &eacute;cho sans cesse.</p> <p>En outre, au niveau de la macrostructure, le <i>Dernier texte</i> se divise en cinq parties, pour la plupart in&eacute;gales, et affiche une fragmentation. &Agrave; ce projet-tronc s&rsquo;adjoignent de nombreuses annexes<a href="#note33" name="lien33">33</a>, qui viennent le compl&eacute;ter. En cela, ce cycle autographe<a href="#note34" name="lien34">34</a> fait monde car il mime la circularit&eacute; de la Terre, tout en prenant acte de son ambivalence&nbsp;: il est &agrave; la fois soucieux d&rsquo;unit&eacute; et intrins&egrave;quement divis&eacute;.</p> <p>&nbsp;</p> <h2><b>II. R&eacute;&eacute;crire, collecter, accro&icirc;tre son monde </b></h2> <h3><b><i>Le monstre de la collection </i></b></h3> <p>Si &laquo;&nbsp;chaque vie est une encyclop&eacute;die, une biblioth&egrave;que, un inventaire d&rsquo;objets, un &eacute;chantillonnage de styles, o&ugrave; tout peut se m&ecirc;ler et se r&eacute;organiser de toutes les mani&egrave;res possible[s]<a href="#note35" name="lien35">35</a>&nbsp;&raquo;, Santiago prend vite la posture d&rsquo;un collectionneur compulsif. La section 23, issue de &laquo;&nbsp;La Premi&egrave;re lettre&nbsp;&raquo; dans <i>Une enfance laconique</i>, en porte le nom&nbsp;: &laquo;&nbsp;23. Les collections&nbsp;&raquo;. V&eacute;ritable &laquo;&nbsp;monstre de la collection<a href="#note36" name="lien36">36</a> &raquo;, le narrateur va donc &eacute;num&eacute;rer ses diff&eacute;rentes collections personnelles&nbsp;:</p> <p><q>Pendant le plus clair de ma vie, j&rsquo;ai fait des collections ; des collections de pierres, de coquillages, d&rsquo;emballages de sucre, d&rsquo;&eacute;tiquettes de vins, de bo&icirc;tes de sardines, de timbres du S&eacute;n&eacute;gal, de cendriers en porcelaine, de tire-bouchons en m&eacute;tal, de canifs en corne, de trombones en tout genre, de stylos &agrave; bille, de coquetiers, d&rsquo;imb&eacute;ciles, d&rsquo;hame&ccedil;ons, de monnaies encore en usage, puis, comme mon p&egrave;re, je me limitai aux livres anciens, aux envois, aux autographes, aux manuscrits et aux ex-libris. Vous me direz, &eacute;rudits lecteurs, <i>poissons amarr&eacute;s et poissons perdus</i>, que de cette maladie aussi le dictionnaire aurait pu me soigner, mais m&ecirc;me lorsque je sus que le mot collection, dans le vocabulaire m&eacute;dical, d&eacute;signait les amas de pus, je ne fus gu&egrave;re gu&eacute;ri : je collectionnai toujours<a href="#note37" name="lien37">37</a>&nbsp;(<i>EL</i>, p.<i>&nbsp;</i>144-145).</q></p> <p>Certains objets collect&eacute;s incarnent un potentiel romanesque. Le narrateur d&eacute;clare&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je me souviens encore de l&rsquo;onglier en cuir parme de ma m&egrave;re [qui] semblait contenir le myst&egrave;re du monde&nbsp;&raquo; (<i>PE</i>, p.<i>&nbsp;</i>141). Outre le fait de collectionner des objets, le narrateur profite de son r&eacute;cit pour partager ses archives personnelles. R&eacute;cits ancestraux (le journal de bord du Se&ntilde;or Jos&eacute; Francisco de Amigorena, <i>La Tauromaquia del Poeta, Sumaria Alegor&iacute;a</i> de Horacio de Amigorena &hellip;), mais aussi &eacute;crits plus intimes (<i>Le journal de la Classe</i>, dans lequel le narrateur recense tous les couples r&eacute;cemment form&eacute;s, des lettres souvent d&eacute;chirantes r&eacute;dig&eacute;es sur les quais ou dans la chambre de l&rsquo;&icirc;le Saint-Louis, des po&egrave;mes d&rsquo;amour, des traductions de po&egrave;mes, des fragments de carnet de voyage&hellip;) vont entrecouper le r&eacute;cit. Ce d&eacute;coupage tr&egrave;s joycien, rappelant la technique de la colle et des ciseaux, va fragmenter le r&eacute;cit. Tous ces textes ins&eacute;r&eacute;s participent d&rsquo;une mythologie familiale, qui font du h&eacute;ros le centre de son monde. En cela, le r&eacute;cit de Santiago H. Amigorena assume, encore une fois, son &laquo;&nbsp;(auto)encyclomanie&nbsp;&raquo;.</p> <p>&nbsp;</p> <h3><b><i>&laquo;&nbsp;Lire perch&eacute;s sur notre </i>gomero&nbsp;&raquo;&nbsp;<i>: la naissance d&rsquo;un fictionnaire </i></b></h3> <p>Avide lecteur, Santiago passe ses journ&eacute;es perch&eacute; en haut d&rsquo;un <i>gomero</i>, situ&eacute; dans sa maison d&rsquo;enfance &agrave; la crois&eacute;e de deux adresses (1017 <i>calle </i>Parra del Riego et 1018 et le <i>bulevar </i>Artigas), &agrave; Montevideo (Uruguay). Ce grand arbre aux branches noueuses et protectrices devient rapidement un &laquo;&nbsp;univers&nbsp;&raquo; (<i>PE</i>, p.<i>&nbsp;</i>91), voire un &laquo;&nbsp;monde&nbsp;&raquo; (<i>PE</i>, p.<i>&nbsp;</i>86) aux yeux du narrateur&nbsp;:</p> <p><q>Cet arbre immense, maison, foyer, refuge, et aussi monde, for&ecirc;t vierge, Himalaya, cet arbre foisonnant o&ugrave; j&rsquo;appris &agrave; &eacute;crire et &agrave; penser, &agrave; contempler et &agrave; &eacute;couter, cet arbre dont chaque ramification me devenait si famili&egrave;re qu&rsquo;aujourd&rsquo;hui encore j&rsquo;&eacute;prouve parfois la sensation physique de me fondre entre ses branches d&egrave;s que mon corps trouve le confort d&rsquo;un confort ou d&rsquo;un canap&eacute;, cet arbre qui m&rsquo;&eacute;tait plus intime et plus douillet que n&rsquo;importe quel lit &ndash; cet arbre, aussi, j&rsquo;aimais &agrave; le blesser (<i>PE</i>, p.<i>&nbsp;</i>86).</q></p> <p>C&rsquo;est au c&oelig;ur de ses branches que Santiago va progressivement m&ucirc;rir divers projets d&rsquo;&eacute;criture, faisant de son r&eacute;cit une somme de microfictions dont il laissera les traces dans les diff&eacute;rents tomes du <i>Dernier texte</i>. <i>Animalies amoureuses</i>, <i>dictionnaire &eacute;tymologique intime</i>, projet de roman sur la seule et improbable rencontre d&rsquo;Emmanuel Kant et Emanuel Swedenborg vont ainsi s&rsquo;entrecroiser et complexifier le r&eacute;cit, d&eacute;voilant un narrateur en train de se chercher dans l&rsquo;&eacute;criture, en train de se faire &eacute;crivain.</p> <p>Il n&rsquo;est d&rsquo;ailleurs pas &eacute;tonnant que la chambre de son voisin Tommy, o&ugrave; se trouve la fameuse machine &agrave; &eacute;crire sur laquelle le narrateur r&eacute;digera ses premiers textes, ait vue sur le gomero de Santiago. Cet arbre constitue une source d&rsquo;inspiration et file la m&eacute;taphore de l&rsquo;&eacute;criture comme ancrage territorial. Petit &agrave; petit, &laquo;&nbsp;les heures pass&eacute;es sur le gomero&nbsp;&raquo; se m&eacute;langent au &laquo;&nbsp;cr&eacute;pitement de la machine &agrave; &eacute;crire&nbsp;&raquo; (<i>PE</i>, p.<i>&nbsp;</i>178). De fait, le projet d&rsquo;&eacute;criture de Santiago s&rsquo;apparente &agrave; un &laquo;&nbsp;fictionnaire&nbsp;&raquo;, autrement dit &agrave; &laquo;&nbsp;un chantier &agrave; fiction, puisqu&rsquo;il rassemble par citations interpos&eacute;es de nombreuses sollicitations narratives, en proposant des amorces de r&eacute;cit et des atomes de r&ecirc;verie<a href="#note38" name="lien38">38</a> &raquo;. Il collectionne en son sein divers projets po&eacute;tiques et romanesques avort&eacute;s, qui annoncent le Livre &agrave; venir.</p> <p>&nbsp;</p> <h3><em><b>Le Livre de tous les livres </b></em></h3> <p>Comme le souligne Antoine Compagnon, &laquo;&nbsp;toute citation est d&rsquo;abord une lecture &ndash; de mani&egrave;re &eacute;quivalente, toute lecture, comme soulignement est une citation<a href="#note39" name="lien39">39</a> &raquo;. &Agrave; ce titre, le narrateur se saisit de toutes ses heures pass&eacute;es &agrave; lire sur son gomero pour ins&eacute;rer dans son propre r&eacute;cit des citations d&rsquo;autres auteurs. En effet, en compl&eacute;ment de ses archives personnelles, le narrateur ne compte rien moins qu&rsquo;int&eacute;grer la m&eacute;moire de plusieurs si&egrave;cles de litt&eacute;rature. Parmi les auteurs les plus largement pastich&eacute;s, cit&eacute;s, Marcel Proust et Joyce arrivent en t&ecirc;te de liste<a href="#note40" name="lien40">40</a>, suivis par Georges Perec, Jorge Luis Borges et Jacques Roubaud. Il para&icirc;t difficile d&rsquo;&ecirc;tre exhaustif tant les <i>opus</i> regorgent de citations, d&rsquo;emprunts, d&rsquo;allusions, signal&eacute;s ou non par l&rsquo;auteur. &laquo;&nbsp;[N]e pouvant &eacute;crire qu&rsquo;en citant d&rsquo;autres textes, &eacute;prouvant toujours le besoin de dissimuler [ses] obsessions <i>derri&egrave;re des formes et des figures emprunt&eacute;es &agrave; d&rsquo;autres &acirc;ges</i>&nbsp;&raquo; (<i>EL</i>, p. 43), le narrateur se pr&eacute;sente, d&egrave;s le premier tome, comme un copiste prolifique.</p> <p>Le concept d&rsquo; &laquo;&nbsp;intertextualit&eacute;&nbsp;&raquo;, introduit par Julia Kristeva dans <i>Sem&eacute;iotik&egrave;, Recherches pour une s&eacute;manalyse</i> (1969), d&eacute;signe le &laquo;&nbsp;croisement dans un texte d&rsquo;&eacute;nonc&eacute;s pris &agrave; d&rsquo;autres textes<a href="#note41" name="lien41">41</a> &raquo;. Plus largement, Kristeva d&eacute;clare que &laquo;&nbsp;tout texte se construit comme une mosa&iuml;que de citations, tout texte est absorption et transformation d&rsquo;un autre texte<a href="#note42" name="lien42">42</a> &raquo;. En r&eacute;alit&eacute;, elle reprend l&rsquo;id&eacute;e de Mikha&iuml;l Bakhtine, qui avait parl&eacute; de &laquo;&nbsp;dialogisme&nbsp;&raquo; pour d&eacute;signer cet entrelacement de voix qui parcourt un r&eacute;cit. Philippe Sollers, dans <i>Th&eacute;orie d&rsquo;ensemble, </i>dira &eacute;galement que &laquo;&nbsp;tout texte se situe &agrave; la jonction de plusieurs textes dont il est &agrave; la fois la relecture, l&rsquo;accentuation, la condensation, le d&eacute;placement et la profondeur<a href="#note43" name="lien43">43</a> &raquo;. Prenant acte de ces quelques d&eacute;finitions, il convient d&rsquo;observer comment l&rsquo;auteur se saisit de ses intertextes et choisit ou non de les signaler. La plupart du temps, Amigorena pr&eacute;f&egrave;re la suggestion et l&rsquo;absorption<a href="#note44" name="lien44">44</a>. En d&rsquo;autres termes, si l&rsquo;italique reste le moyen le plus explicite pour indiquer la pr&eacute;sence d&rsquo;une citation autre que la sienne, l&rsquo;auteur joue avec son lecteur, et ne lui signale que quelques mots en italiques, voire choisit de ne rien signaler du tout. Dans ce dernier cas, l&rsquo;auteur pastiche, proc&egrave;de &agrave; une r&eacute;&eacute;criture, obligeant le lecteur &agrave; se montrer herm&eacute;neute. Il s&rsquo;agit d&rsquo;un v&eacute;ritable processus d&rsquo;assimilation progressive qui se joue ici, comme si l&rsquo;auteur partageait son monde le temps de la lecture et que le lecteur, en le lisant, int&eacute;grait en lui-m&ecirc;me les r&eacute;f&eacute;rences culturelles rencontr&eacute;es.</p> <p>En choisissant de ne citer, la plupart du temps, que des &oelig;uvres elles-m&ecirc;mes mondes comme <i>&Agrave; la recherche du temps perdu</i> de Marcel Proust, ou bien <i>Le Grand incendie de Londres</i> de Jacques Roubaud, Amigorena s&rsquo;inscrit dans l&rsquo;h&eacute;ritage des &oelig;uvres-mondes, accro&icirc;t son propre monde romanesque, et s&rsquo;affirme &eacute;crivain-monde.</p> <p>&nbsp;</p> <h2><b>III. Ancrer le monde&nbsp;: faire habiter </b></h2> <h3><b><i>Le visionnaire al&eacute;phique </i></b></h3> <p>&Agrave; peine sorti du ventre de sa m&egrave;re, le narrateur est ce &laquo;&nbsp;visionnaire al&eacute;phique<a href="#note45" name="lien45">45</a> &raquo; (<i>EL</i>, p.<i>&nbsp;</i>72), c&rsquo;est-&agrave;-dire capable d&rsquo;engendrer des mondes, et ce, par la cr&eacute;ation d&rsquo;une nouvelle langue, qui garantirait l&rsquo;unit&eacute;. Dans le <i>Dernier texte</i>, le narrateur est souvent sujet &agrave; des &eacute;pisodes visionnaires. L&rsquo;univers apocalyptique impressionne, plus largement, l&rsquo;&eacute;criture du projet&nbsp;: en t&eacute;moigne <i>Mes derniers mots</i> (2015), v&eacute;ritable fiction apocalyptique o&ugrave; l&rsquo;auteur met en sc&egrave;ne la&nbsp; mort de son propre narrateur.</p> <p>D&egrave;s le d&eacute;part, le narrateur se dit en retrait du monde, est marginalis&eacute; vis-&agrave;-vis de ses camarades (1978) et semble dot&eacute; de facult&eacute;s sup&eacute;rieures. Narrateur mutique<a href="#note46" name="lien46">46</a>, Santiago est &laquo;&nbsp;n&eacute; par c&eacute;sarienne, les cheveux longs, et une main dans la bouche&nbsp;&raquo; (<i>EL</i>, p.<i>&nbsp;</i>72). L&rsquo;historien Alain Corbin voit dans le silence le moyen de dialoguer avec les cieux<a href="#note47" name="lien47">47</a>, et par l&agrave; m&ecirc;me de cr&eacute;er, d&rsquo;imaginer des mondes. Dans <i>Une adolescence taciturne</i> (2002), le narrateur va revivre l&rsquo;Apocalypse selon Saint Jean en voyant des mots flotter autour de lui dans la grotte de Patmos&nbsp;: &laquo;&nbsp;Au soir, les mots&nbsp;&raquo; (<i>AT</i>, p.<i>&nbsp;</i>203). Il se rend compte &agrave; cet instant pr&eacute;cis de la mobilit&eacute; du langage. Peu de temps apr&egrave;s, alors qu&rsquo;il &eacute;prouve la solitude sur l&rsquo;&icirc;le de Psiliamos, &agrave; Patmos, le narrateur aper&ccedil;oit une jeune femme, qui suscite son d&eacute;sir. &Agrave; cet instant pr&eacute;cis, l&rsquo;auteur met en place un d&eacute;cor de fin de monde&nbsp;: &laquo;&nbsp;comme si chaque geste e&ucirc;t &eacute;t&eacute; le dernier, comme si le temps f&ucirc;t aboli et que chaque geste e&ucirc;t &eacute;t&eacute; &eacute;ternel&nbsp;&raquo; (<i>AT</i>, p.<i>&nbsp;</i>195). &Agrave; demi dans l&rsquo;eau, il aper&ccedil;oit des &laquo;&nbsp;corps &eacute;parpill&eacute;s comme des tissus sales sur le sable&nbsp;&raquo;, pr&eacute;sageant peut-&ecirc;tre des pr&eacute;sences cadav&eacute;riques sur la plage<a href="#note48" name="lien48">48</a>.&nbsp; Devenu &laquo;&nbsp;le dernier homme&nbsp;&raquo; face &agrave; la mer, il semble se fondre avec la Nature&nbsp;:</p> <p><q>Devenu soudain le dernier homme, je contemplais la fin des temps : non plus l&rsquo;avanc&eacute;e et le retrait des eaux sur la gr&egrave;ve, mais le va-et-vient infatigable de la mer &agrave; travers un temps de nouveau sans histoire (<i>AT</i>, p.<i>&nbsp;</i>195).&nbsp;</q></p> <p>Reli&eacute; symboliquement par le cordon ombilical &agrave; la terre, il se r&eacute;g&eacute;n&egrave;re&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je sentais la ti&eacute;deur de l&rsquo;eau sal&eacute;e sur mes genoux &agrave; mon nombril&nbsp;&raquo; (<i>AT</i>, p.<i> </i>195-196). Il &eacute;prouve, enfin, la sensation de poss&eacute;der la terre enti&egrave;re&nbsp;:</p> <p><q>Ce fut sans doute &agrave; cet instant que Patmos [l&rsquo;&icirc;le] commen&ccedil;a de m&rsquo;appartenir. Ce fut l&agrave;, non pas par la risible possession physique de la mer enti&egrave;re, mais apr&egrave;s, par le regard nouveau que je levai sur cette nouvelle terre, que je commen&ccedil;ai de me l&rsquo;approprier (<i>AT</i>, p.<i>&nbsp;</i>196).</q></p> <p>Aussi, le &laquo;&nbsp;flux de semence&nbsp;&raquo; (<i>AT</i>, p.<i>&nbsp;</i>196), trace visible de la premi&egrave;re &eacute;jaculation du narrateur en ce monde, devient-il le terreau d&rsquo;une nouvelle terre. Le narrateur devient en quelque sorte g&eacute;niteur de ce nouveau monde, dont il se semble le ma&icirc;tre. Cet &eacute;pisode marque le passage du monde de l&rsquo;enfance &agrave; celui de l&rsquo;adolescence. Mais cette semence n&rsquo;a pas fait que r&eacute;g&eacute;n&eacute;rer la Terre, elle marque &eacute;galement le d&eacute;but d&rsquo;un renouveau stylistique : &laquo;&nbsp;&agrave; partir de cette &eacute;jaculation marine, j&rsquo;allais inonder le monde, plus encore qu&rsquo;auparavant, de milliers de textes courts&nbsp;&raquo; (<i>AT</i>, p.&nbsp;196). Et, en effet, le quatri&egrave;me tome du projet, <i>Le Premier amour </i>(2004), sera l&rsquo;occasion d&rsquo;exp&eacute;rimenter les textes courts, et notamment les calligrammes. Des sc&egrave;nes similaires vont se reproduire dans les autres tomes, amenant le narrateur &agrave; cr&eacute;er des mondes tout en en annihilant d&rsquo;autres.</p> <p>&nbsp;</p> <h3><b><i>Le dictionnaire &eacute;tymologique intime </i></b></h3> <p>Ayant bien conscience que la cr&eacute;ation d&rsquo;une terre passe d&rsquo;abord par l&rsquo;&eacute;lection d&rsquo;une langue, l&rsquo;auteur s&rsquo;emploie &agrave; reparcourir les d&eacute;finitions du <i>Petit Robert</i> dans <i>Le Premier amour </i>(2004). La mission se veut ludique, puisque l&rsquo;auteur se pla&icirc;t &agrave; lire des centaines de d&eacute;finitions chaque nuit qui, au contact de ses r&eacute;flexions, s&rsquo;allongent et deviennent des d&eacute;finitions qui lui sont propres. Le narrateur &eacute;crit, en effet, &agrave; l&rsquo;encre, des mots d&rsquo;amour et des morceaux de d&eacute;finitions sur le ventre endormi de son amante. Le narrateur parle de son entreprise comme d&rsquo;un &laquo;&nbsp;jeu sur son corps, dict&eacute; par l&rsquo;imp&eacute;tuosit&eacute; du d&eacute;sir&nbsp;&raquo; (<i>PA</i> , p.<i>&nbsp;</i>199). Dans une lettre qui suit, le narrateur va &eacute;noncer les conditions de ce jeu sensuel et linguistique&nbsp;:</p> <p><q>Cette longue apr&egrave;s-midi dominicale coll&eacute;, cousu, attach&eacute;, agglutin&eacute; &agrave; ton corps, m&rsquo;a fait comprendre que dans ma longue lecture nocturne du dictionnaire quelques pages fondamentales m&rsquo;avaient &eacute;chapp&eacute;. Aveugl&eacute; par la contigu&iuml;t&eacute; cun&eacute;iforme-cunninligus, j&rsquo;ai omis de lire convenablement, et de convenablement commenter, les 735 mots qui occupent mon &eacute;dition de 1976 du <i>Petit Robert </i>de la page 319 &agrave; la page 350. Voici le jeu que je te propose pour cette nuit&nbsp;: install&eacute; entre tes cuisses de comtesse, je vais lire et commenter sur le cahier ces trente et une pages, et entre chaque mot, pour un temps similaire &agrave; celui que m&rsquo;auront pris la lecture et le commentaire, je passerai de la langue commune et &eacute;crite &agrave; ma langue orale vernaculaire. Oui, voici la r&egrave;gle que tu liras seulement si je perds (c&rsquo;est-&agrave;-dire si je te r&eacute;veille)&nbsp;: je vais te l&eacute;cher de la plus intermittente et interminable mani&egrave;re en essayant que ton plaisir soit aussi immense que celui que seuls peuvent procurer les r&ecirc;ves les plus intemporels<a href="#note49" name="lien49">49</a> (<i>PA</i>, p.<i>&nbsp;</i>227-228).</q></p> <p>Suite &agrave; cette annonce, le <i>Dernier texte</i> prend des allures de dictionnaire sur dix-huit pages, interrompant de fait le r&eacute;cit initial (<i>PA</i>, p.<i>&nbsp;</i>228-246) par l&rsquo;imaginaire du dictionnaire. Tous les mots cit&eacute;s commencent par la racine &laquo;&nbsp;CON-&nbsp;&raquo;, que le narrateur s&rsquo;amuse &agrave; souligner en gras, ou bien &agrave; d&eacute;tacher du reste du mot. Chaque d&eacute;finition respecte l&rsquo;&eacute;criture traditionnelle du dictionnaire, &agrave; savoir la mention du terme, l&rsquo;&eacute;tymologie du mot, puis une d&eacute;finition. Or, Amigorena d&eacute;tourne le genre lors de la derni&egrave;re &eacute;tape&nbsp;: apr&egrave;s avoir recopi&eacute; la d&eacute;finition scientifique du mot, il ajoute sa propre d&eacute;finition, plus sensuelle et souvent en lien avec ses &eacute;bats avec Philippine. C&rsquo;est en cela qu&rsquo;il cr&eacute;e son &laquo;&nbsp;dictionnaire &eacute;tymologique intime&nbsp;&raquo;. Par exemple, le substantif &laquo;&nbsp;concombre&nbsp;&raquo; est d&eacute;fini de cette fa&ccedil;on&nbsp;: &laquo;&nbsp;Plante herbac&eacute;e rampante. Le fruit de cette plante qui se consomme comme l&eacute;gume ou cru&nbsp;&raquo;. Or, tr&egrave;s rapidement le narrateur d&eacute;laisse l&rsquo;aspect scientifique et d&eacute;vie du propos en lui donnant un caract&egrave;re plus sexuel et familier (&laquo;&nbsp;Cornichon (de corps et nichons)&nbsp;&raquo;), jusqu&rsquo;&agrave; ajouter entre parenth&egrave;ses sa propre d&eacute;finition qui prend souvent les traits d&rsquo;un commentaire personnel ou d&rsquo;une description &eacute;rotique&nbsp;: &laquo;&nbsp;Apr&egrave;s avoir hum&eacute; longuement ta chevelure rebelle, je l&egrave;che lentement tes sourcils [&hellip;]&nbsp;&raquo;. Ainsi, en m&ecirc;lant &eacute;nonc&eacute; scientifique et commentaires personnels, le narrateur cr&eacute;e-t-il des d&eacute;finitions in&eacute;dites, se jouant du langage &laquo;&nbsp;car le langage ne peut jamais &ecirc;tre s&eacute;rieux<a href="#note50" name="lien50">50</a> &raquo;. Chaque mot fournit ainsi l&rsquo;occasion de r&eacute;inventer un sens, une histoire, de d&eacute;ployer de nouveaux imaginaires et d&rsquo;inventer ce qu&rsquo;il nomme sa &laquo;&nbsp;langue &eacute;trang&egrave;re<a href="#note51" name="lien51">51</a> &raquo;. En &eacute;rigeant une nouvelle langue, l&rsquo;auteur parach&egrave;ve son monde.</p> <p>&nbsp;</p> <h3><b><i>S&rsquo;ancrer dans la page&nbsp;: exp&eacute;rimentations po&eacute;tiques et spatiales </i></b></h3> <p>Si &laquo;&nbsp;tout texte est dans l&rsquo;espace<a href="#note52" name="lien52">52</a> &raquo;, comme le rappelle Bernard Westphal, Santiago H. Amigorena pr&ecirc;te une attention accrue &agrave; l&rsquo;agencement de ses pages. Ce travail de spatialisation po&eacute;tique des mots sur la page rend compte de ce d&eacute;sir d&rsquo;investir la page blanche, d&rsquo;y s&eacute;journer, et pourquoi pas d&rsquo;y habiter en po&egrave;te<a href="#note53" name="lien53">53</a>. La posture de po&egrave;te, ou plut&ocirc;t de rhapsode, semble, en effet, la plus justifi&eacute;e pour dire, formuler le monde puisqu&rsquo;il est &laquo;&nbsp;celui qui coud les espaces les uns aux autres&nbsp;; l&rsquo;agent de liaison qui a souci de lier les espaces les uns aux autres, contin&ucirc;ment, jusqu&rsquo;aux limites du monde habit&eacute;<a href="#note54" name="lien54">54</a>&nbsp;&raquo;. &Agrave; ce titre, de nombreux calligrammes occupent le <i>Dernier texte, </i>et t&eacute;moignent de ce d&eacute;sir de &laquo;&nbsp;b&acirc;tir des mondes&nbsp;&raquo;&nbsp;:</p> <p><q>[&hellip;] le domaine de la g&eacute;ographie et celui de l&rsquo;imaginaire, si &eacute;loign&eacute;s l&rsquo;un de l&rsquo;autre, se trouvent associ&eacute;s plus &eacute;troitement l&rsquo;un &agrave; l&rsquo;autre, que ne l&rsquo;est la folie de la sagesse. L&rsquo;une des raisons &agrave; cela est que se b&acirc;tir des mondes, forme la plus notable du r&ecirc;ve &eacute;veill&eacute;, suppose que l&rsquo;on investisse l&rsquo;espace<a href="#note55" name="lien55">55</a>.</q></p> <p>Le premier calligramme appara&icirc;t dans <i>Une jeunesse aphone </i>(2000), alors qu&rsquo;un &eacute;tudiant vient d&rsquo;&ecirc;tre fusill&eacute; dans une rue devant Santiago et d&rsquo;autres camarades par les forces arm&eacute;es uruguayennes. Ce premier calligramme fait office de tract politique de soutien au parti d&rsquo;extr&ecirc;me gauche du Frente Amplio. Suite &agrave; ce premier &eacute;v&eacute;nement traumatique, les calligrammes ne vont cesser de cro&icirc;tre au fil des volumes, jusqu&rsquo;&agrave; trouver leur paroxysme dans <i>Le Premier amour </i>(2004).</p> <p>Parfois, le lecteur fait face &agrave; des pages blanches, avec des mots encadr&eacute;s d&rsquo;un blanc typographique. Cette mise en page donne l&rsquo;impression d&rsquo;un envol de mots, qui se retrouvent &eacute;parpill&eacute;s sur la page. On dirait que l&rsquo;emplacement choisi permet un certain type de sens, comme si l&rsquo;auteur avait pris le m&ecirc;me mot et qu&rsquo;il s&rsquo;amusait &agrave; le (faire) d&eacute;river en fonction de son positionnement sur la page. Cette disposition prend un aspect ludique et le narrateur se pla&icirc;t &agrave; jouer avec les sonorit&eacute;s qu&rsquo;il d&eacute;couvre : &laquo;&nbsp;fjord&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;flacon&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;flafla&nbsp;&raquo; et &laquo;&nbsp;flag&nbsp;&raquo; (<i>PA</i>, p.&nbsp;225). En outre, po&eacute;sie et corpor&eacute;it&eacute; entretiennent un rapport &eacute;troit, voire intime, puisque certains calligrammes miment le corps des amants et m&ecirc;me leurs &eacute;bats. Il est ainsi fr&eacute;quent d&rsquo;observer la pente d&rsquo;une phrase qui survient subitement, car le narrateur, en plein &eacute;bat, d&eacute;vie la trajectoire de son stylo sur le corps de l&rsquo;amante.</p> <p>Finalement, dans la mesure o&ugrave; le narrateur se pr&eacute;sente comme un &laquo;&nbsp;lieu qu&rsquo;il n&rsquo;ose plus visiter&nbsp;&raquo; (<i>EL</i>, p.&nbsp;11), et qu&rsquo;il se dit en qu&ecirc;te de l&rsquo;unit&eacute; perdue, d&rsquo;une Babel de cendres, on peut se demander si par le biais de ces calligrammes, Santiago H. Amigorena ne proc&egrave;de pas &agrave; une tentative de reterritorialisation, apr&egrave;s avoir subi la d&eacute;territorialisation<a href="#note56" name="lien56">56</a> impos&eacute;e par l&rsquo;exil, en investissant l&rsquo;espace paginal. De fait, le narrateur montre son d&eacute;sir de faire de l&rsquo;espace paginal son territoire. Son propre corps devient un terrain d&rsquo;exp&eacute;rimentation au m&ecirc;me titre que celui de son amante, jusqu&rsquo;&agrave; le mutiler avec la plume du stylo et faire de son sang l&rsquo;encre-m&ecirc;me. Le corps devient donc &agrave; la fois la trace et le lieu o&ugrave; s&rsquo;exprime le d&eacute;sir de s&eacute;jour sur et par la page.</p> <p>&nbsp;</p> <p>Pour conclure, la po&eacute;tique &laquo;&nbsp;monde&nbsp;&raquo; du <i>Dernier texte</i> de Santiago H. Amigorena se d&eacute;ploie &agrave; divers niveaux. Ce projet encyclop&eacute;dique recense des lieux, des intertextes et propose en son sein et par sa forme de nombreux espaces o&ugrave; habiter. En s&rsquo;&eacute;rigeant en narrateur h&eacute;g&eacute;monique, Santiago devient le g&eacute;niteur de plusieurs mondes au sein m&ecirc;me de l&rsquo;univers du <i>Dernier Texte</i>. Quant &agrave; l&rsquo;attention port&eacute;e &agrave; la spatialisation po&eacute;tique, &agrave; l&rsquo;hybridation linguistique et &agrave; la cr&eacute;ation d&rsquo;une langue unique, elle fait de l&rsquo;espace paginal un espace habit&eacute; (par des lieux, des voix, des vers&hellip;) mais surtout un espace habitable. Il semblerait que, par ailleurs, dans les derniers tomes, le narrateur fasse de l&rsquo;&icirc;le de Patmos sa terre d&rsquo;&eacute;lection, sa &laquo;&nbsp;patrie&nbsp;&raquo; (<i>PA</i>, p. &nbsp;331). La structure annonc&eacute;e le prouve puisque le dernier chapitre se nommera &laquo;&nbsp;Patmos&nbsp;&raquo;, &icirc;le-muse qui inspira nombre de po&egrave;tes et d&rsquo;&eacute;crivains. Ce dernier indice atteste d&eacute;finitivement de l&rsquo;ancrage g&eacute;ographique et litt&eacute;raire de ce projet d&rsquo;&eacute;criture. Le <i>Dernier texte</i> est la trace d&rsquo;une mesure du monde, &agrave; la fois v&eacute;cu, r&ecirc;v&eacute;, &eacute;crit, mais aussi d&rsquo;un d&eacute;sir territorial puisqu&rsquo;il est bien question de s&rsquo;implanter quelque part, de se reterritorialiser tant sur le plan de l&rsquo;espace que de la langue, et par l&agrave; m&ecirc;me de redevenir l&rsquo;Un. En cela, la po&eacute;tique de Santiago H. Amigorena rejoint les dires de Georges Perec, qui dans <i>Esp&egrave;ces d&rsquo;espaces</i> &eacute;crivait&nbsp;: &laquo;&nbsp;&Eacute;crire&nbsp;: [c&rsquo;est] essayer m&eacute;ticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose&nbsp;: arracher quelques bribes pr&eacute;cises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes<a href="#note57" name="lien57">57</a>&nbsp;&raquo;.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Notes et r&eacute;f&eacute;rences</strong></p> <p>&nbsp;</p> <p><a href="#lien1" name="note1">1</a>&nbsp;Anne Besson, <i>Constellations. Des mondes fictionnels dans l&rsquo;imaginaire contemporain</i>, Paris,&nbsp;CNRS, 2015, p.&nbsp;46.</p> <p><a href="#lien2" name="note2">2</a>&nbsp;Jacques Dubois, <i>Les Romanciers du r&eacute;el</i>, Paris, Paris, Le Seuil, 2000, p.&nbsp;13.</p> <p><a href="#lien3" name="note3">3</a>&nbsp;<i>Ibid.</i></p> <p><a href="#lien4" name="note4">4</a>&nbsp;Marie-&Egrave;ve Th&eacute;renty, <i>Mosa&iuml;ques. &Ecirc;tre &eacute;crivain entre presse et roman, 1829-1836</i>, Paris, Honor&eacute; Champion, 2003.</p> <p><a href="#lien5" name="note5">5</a>&nbsp;Tiphaine Samoyault, <i>Romans-mondes, les formes de la totalisation romanesque au XX</i><i><sup>e</sup></i><i> si&egrave;cle</i>, th&egrave;se de doctorat sous la direction de Jacques Neefs, soutenue &agrave; Paris 8 Vincennes-Saint-Denis le 14 d&eacute;cembre 1996 (3 vol.).</p> <p><a href="#lien6" name="note6">6</a>&nbsp;Tiphaine Samoyault, <i>Exc&egrave;s de roman</i>, Paris, &Eacute;ditions&nbsp;Maurice Nadeau, 1999, p.<i>&nbsp;</i>179.</p> <p><a href="#lien7" name="note7">7</a>&nbsp;Tiphaine Samoyault, &laquo;&nbsp;La Reprise (note sur l&rsquo;id&eacute;e de roman-monde)&nbsp;&raquo;, <i>Romantisme</i>, n&deg;136, 2, 2007, p.<i>&nbsp;</i>95.</p> <p><a href="#lien8" name="note8">8</a>&nbsp;Marie-&Egrave;ve Th&eacute;renty, &laquo;&nbsp;Avant-Propos&nbsp;&raquo;, <i>Romantisme</i>, n&deg;136&nbsp;: &laquo;&nbsp;L&rsquo;&OElig;uvre-monde au XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle&nbsp;&raquo;, 2, 2007, p.<i>&nbsp;</i>13.</p> <p><a href="#lien9" name="note9">9</a>&nbsp;Laude Ngadi Ma&iuml;ssa, <i>L&rsquo;&OElig;uvre-monde d&rsquo;Olivier Rolin, posture et art po&eacute;tique d&rsquo;un &eacute;crivain-monde</i>, Caen,&nbsp;Passage(s), 2022.</p> <p><a href="#lien10" name="note10">10</a>&nbsp;Les travaux sur les &laquo;&nbsp;cycles&nbsp;&raquo; romanesques participent de cette r&eacute;flexion, tels ceux de Thomas Conrad, <i>Po&eacute;tique des cycles romanesques de Balzac &agrave; Volodine</i>, Paris, Classiques Garnier, 2016, ou ant&eacute;rieurement la th&egrave;se de doctorat de Christophe Pradeau, <i>L&rsquo;Id&eacute;e de cycle romanesque&nbsp;: Balzac, Proust, Giono</i>, soutenue &agrave; l&rsquo;Universit&eacute; Paris VIII-Vincennes-Saint-Denis en 2000.</p> <p><a href="#lien11" name="note11">11</a>&nbsp;Laurent Demanze, <i>Les Fictions encyclop&eacute;diques de Gustave Flaubert &agrave; Pierre Senges,</i> Paris, &Eacute;ditions&nbsp;Jos&eacute; Corti, &laquo;&nbsp;Les essais&nbsp;&raquo;, 2015&nbsp;; Anne Besson, Vincent Ferr&eacute; et Christophe Pradeau, <i>Cycle et collection</i>, Paris, L&rsquo;Harmattan, 2008.</p> <p><a href="#lien12" name="note12">12</a>&nbsp;Laurent Demanze, <i>Les Fictions encyclop&eacute;diques, op. cit</i>., p.<i>&nbsp;</i>27<i>&nbsp;: </i>&laquo;&nbsp;L&rsquo;on peut bien r&ecirc;ver d&rsquo;un monde class&eacute; et inventori&eacute;, enti&egrave;rement ordonn&eacute; et recens&eacute;, le geste encyclop&eacute;dique confronte &agrave; la difficult&eacute;, sinon &agrave; l&rsquo;impossibilit&eacute; de se rendre compte dans un seul livre du foisonnement du r&eacute;el [&hellip;] L&rsquo;ivresse de l&rsquo;inventaire et la fr&eacute;n&eacute;sie de l&rsquo;&eacute;num&eacute;ration, qui commandent &agrave; la collecte encyclop&eacute;dique, fait peu &agrave; peu na&icirc;tre le soup&ccedil;on qu&rsquo;il y aura toujours un manque &agrave; savoir, qui fera d&eacute;faut aux plus vastes sommes&nbsp;&raquo;.</p> <p><a href="#lien13" name="note13">13</a>&nbsp;Jos&eacute; Ortega y Gasset, &laquo; Miseria y esplendor de la traducci&oacute;n &raquo;, in <i>La Naci&oacute;n</i>, 1937. Essai traduit et publi&eacute; en France seulement en 2013&nbsp;: Jos&eacute; Ortega y Gasset, <i>Mis&egrave;re et splendeur de la traduction</i>, Paris, Traductologiques,&nbsp;Les Belles Lettres, 2013 (trad. Fran&ccedil;ois G&eacute;al)&nbsp;;<i> </i>Marcel Proust, <i>Contre Sainte-Beuve</i>, Paris, Gallimard, Folio essais, n&deg; 68, p.<i>&nbsp;</i>297-298. (Premi&egrave;re publication posthume en 1954). &laquo; Les beaux livres sont &eacute;crits dans une sorte de langue &eacute;trang&egrave;re. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu&rsquo;on fait sont beaux. &raquo;</p> <p><a href="#lien14" name="note14">14</a>&nbsp;Actuellement, le projet est toujours en cours d&rsquo;&eacute;criture. Les quatre premi&egrave;res parties du projet-tronc, <i>Une enfance laconique</i>, <i>Une jeunesse aphone</i>, <i>Une adolescence taciturne</i>, <i>Une maturit&eacute; coite</i>, ont &eacute;t&eacute; publi&eacute;es, ainsi que de nombreuses annexes. La derni&egrave;re partie du projet-tronc est en cours de r&eacute;daction. Elle se nommera myst&eacute;rieusement &laquo;&nbsp;la 6<sup>e</sup> partie&nbsp;&raquo; en hommage &agrave; l&rsquo;ellipse qui survient dans le <i>Temps retrouv&eacute;</i>, juste apr&egrave;s que le narrateur proustien a formul&eacute; le projet d&rsquo;&eacute;crire son grand-&oelig;uvre, et qu&rsquo;il a &eacute;t&eacute; invit&eacute; &agrave; une matin&eacute;e chez la princesse de Guermantes, - &eacute;pisode connu sous le titre du &laquo;&nbsp;Bal de T&ecirc;tes&nbsp;&raquo;, o&ugrave; le narrateur se rend compte qu&rsquo;il ne reconna&icirc;t plus les personnages qu&rsquo;il a connus notamment du fait de l&rsquo;alt&eacute;ration de leur corps, de leur vieillissement. Les noms des &oelig;uvres seront respectivement abr&eacute;g&eacute;es de la mani&egrave;re suivante&nbsp;: <i>EL</i> (<i>Une enfance laconique</i>), <i>JA</i> (<i>Une jeunesse aphone</i>), <i>PE</i> (<i>Le Premier exil</i>), <i>AT</i> (<i>Une adolescence taciturne</i>), <i>LPF</i> (<i>Les Premi&egrave;res fois</i>), <i>PA</i> (<i>Le Premier amour</i>) et <i>LPD</i> (<i>La Premi&egrave;re d&eacute;faite</i>).</p> <p><a href="#lien15" name="note15">15</a>&nbsp;Laurent Demanze, <i>Les Fictions encyclop&eacute;diques, op. cit</i>.</p> <p><a href="#lien16" name="note16">16</a>&nbsp;Philippe Lejeune, <i>Le Pacte autobiographique</i>, Paris,&nbsp;Seuil, &laquo;&nbsp;Points&nbsp;&raquo;, 1996.</p> <p><a href="#lien17" name="note17">17</a>&nbsp;C&rsquo;est l&rsquo;auteur qui souligne. L&rsquo;italique est le code typographique le plus utilis&eacute; dans le <i>Dernier texte</i> pour indiquer les intertextes. Il s&rsquo;agit ici d&rsquo;une r&eacute;f&eacute;rence explicite aux <i>Confessions</i> (1712) de Jean-Jacques Rousseau, o&ugrave; il &eacute;crivait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je veux montrer &agrave; mes semblables un homme dans toute la v&eacute;rit&eacute; de la nature ; et cet homme, ce sera moi &raquo;.</p> <p><a href="#lien18" name="note18">18</a>&nbsp;C&rsquo;est l&rsquo;auteur qui souligne. Il s&rsquo;agit d&rsquo;une citation explicite issue du &laquo;&nbsp;Au lecteur&nbsp;&raquo; des <i>Essais</i> (1580) de Montaigne.</p> <p><a href="#lien19" name="note19">19</a>&nbsp;Thierry Guichard, &laquo;&nbsp;Toutes nos vies &agrave; &eacute;crire&nbsp;&raquo;, <i>Le Matricule des Anges</i>, n&deg;206, sept. 2019, p.<i>&nbsp;</i>16.</p> <p><a href="#lien20" name="note20">20</a>&nbsp;<i>Ibid.</i><i> </i></p> <p><a href="#lien21" name="note21">21</a>&nbsp;Thierry Guichard, &laquo;&nbsp;Toutes nos vies &agrave; &eacute;crire&nbsp;&raquo;, <i>Le Matricule des Anges</i>, n&deg;206, sept.&nbsp;2019, p.<i>&nbsp;</i>20. Santiago H. Amigorena d&eacute;clare&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je dis souvent que je ne comprends pas ce qu&rsquo;on appelle &ldquo;autofiction&rdquo;. Je ne comprends pas ce que cela propose de nouveau par rapport aux si&egrave;cles d&rsquo;&eacute;criture qui l&rsquo;ont pr&eacute;c&eacute;d&eacute;e [&hellip;]. J&rsquo;ai cr&eacute;&eacute; un personnage, l&rsquo;auguste crapaud graphomane Santiago H. Amigorena, dont la vie est identique &agrave; la mienne. Tout ce qu&rsquo;il a v&eacute;cu, je l&rsquo;ai v&eacute;cu &ndash; dans ma chair ou dans mon esprit. Est-il plus beau, plus intelligent, plus pr&eacute;coce que je ne l&rsquo;ai &eacute;t&eacute;&nbsp;? Bien s&ucirc;r. Est-ce que cela permet au lecteur, lorsqu&rsquo;il suit ses aventures et ses pens&eacute;es, de comprendre mieux telle &eacute;poque, tel lieu, telle id&eacute;e, tel sentiment, ou d&rsquo;appr&eacute;cier davantage tel livre, tel tableau, sa vie-m&ecirc;me&nbsp;? Est-ce que, tout simplement, cela rend ce personnage plus vrai que je ne le suis&nbsp;? Je l&rsquo;esp&egrave;re.&nbsp;&raquo; Vincent Colonna, <i>L&rsquo;Autofiction. Essai sur la fictionnalisation de soi en litt&eacute;rature</i>. Th&egrave;se dirig&eacute;e par G&eacute;rard Genette, Paris, EHESS, 1989&nbsp;; <i>Autofiction &amp; autres mythomanies litt&eacute;raires</i>, Auch, &eacute;d. Tristram, 2004. Lucien D&auml;llenbach, <i>Le R&eacute;cit sp&eacute;culaire&nbsp;: essai sur la mise en abyme</i>, Paris, &eacute;d. Seuil, &laquo;&nbsp;Po&eacute;tique&nbsp;&raquo;, 1977. Mounir Laouyen, &laquo; L&rsquo;autofiction : une r&eacute;ception probl&eacute;matique &raquo;, in Audet, Ren&eacute;, et Gefen, Alexandre, <i>Fronti&egrave;res de la fiction</i>, Bordeaux, &eacute;d. Presses universitaires, 2002, p.<i>&nbsp;</i>339-356.</p> <p><a href="#lien22" name="note22">22</a>&nbsp;Laurent Demanze, <i>Les Fictions encyclop&eacute;diques</i>, <i>op. cit</i>.</p> <p><a href="#lien23" name="note23">23</a>&nbsp;<i>Ibid.</i>, p.<i>&nbsp;</i>33. &Agrave; ce propos, Laurent Demanze lie le genre encyclop&eacute;dique &agrave; celui du Livre-monde&nbsp;: &laquo; [&hellip;] l&rsquo;encyclop&eacute;die est d&eacute;sormais livre-monde ou livre-monstre, qui tente d&rsquo;embrasser l&rsquo;&eacute;tendue, d&rsquo;inventorier les connaissances et d&rsquo;archiver les temps r&eacute;volus. Entre ambition de totalit&eacute; et d&eacute;sir d&rsquo;exhaustivit&eacute;, elle compose et concentre une biblioth&egrave;que qui contiendrait tous les livres&nbsp;: Mus&eacute;e de la m&eacute;moire humaine ou Livre des livres.&nbsp;&raquo;</p> <p><a href="#lien24" name="note24">24</a>&nbsp;N&eacute; en 1962 &agrave; Buenos Aires (Argentine), Santiago H. Amigorena subit en effet successivement dans son enfance deux exils politiques, suite &agrave; la mise en place d&rsquo;une dictature militaire en Argentine&nbsp;: sa famille fuit en Uruguay, &agrave; Montevideo (en d&eacute;cembre 1967), avant de s&rsquo;installer d&eacute;finitivement &agrave; Paris, en juin 1973. Dans la mesure o&ugrave; le narrateur du <i>Dernier texte</i> se pr&eacute;sente comme une &laquo;&nbsp;une projection fictionnelle&nbsp;&raquo; de l&rsquo;auteur, on comprend sa volont&eacute; de retrouver une terre perdue, notamment celle de l&rsquo;enfance.</p> <p><a href="#lien25" name="note25">25</a>&nbsp;C&rsquo;est l&rsquo;auteur qui souligne. Le projet de recensement des itin&eacute;raires du <i>Dernier texte</i> donnera lieu &agrave; une restitution et &agrave; leur analyse dans la th&egrave;se. La mention de &laquo;&nbsp;l&rsquo;immense chantier de la Tour&nbsp;&raquo; est ici polys&eacute;mique. Certes, l&rsquo;auteur renvoie concr&egrave;tement &agrave; la Tour Montparnasse qui domine le XV<sup>e</sup> arrondissement parisien, mais il fait implicitement &eacute;cho &agrave; la m&eacute;taphore du projet d&rsquo;&eacute;criture lui-m&ecirc;me. L&rsquo;auteur compare, en effet, son projet &agrave; une Tour de Babel bruegh&eacute;lienne, dont chaque chapitre &eacute;crit serait une pierre suppl&eacute;mentaire ajout&eacute;e &agrave; l&rsquo;&eacute;difice.</p> <p><a href="#lien26" name="note26">26</a>&nbsp;Georges Perec, <i>Tentative d&rsquo;&eacute;puisement d&rsquo;un lieu parisien</i> [1975], Paris, &Eacute;ditions&nbsp;Christian Bourgeois, &laquo;&nbsp;Titres&nbsp;&raquo;, n&deg;70, 2008, p.&nbsp;10. Le narrateur du <i>Dernier texte</i> se montre sarcastique face &agrave; la vanit&eacute; du projet de Perec, qui est de lister tout ce qui passe sous ses yeux en temps r&eacute;el, &agrave; diff&eacute;rentes heures du jour et de la nuit. Or, le projet de Santiago H. Amigorena poss&egrave;de cette m&ecirc;me vanit&eacute;. En effet, la m&eacute;moire &eacute;tant parcellaire, et les souvenirs se transformant au fil du temps, il para&icirc;t difficile d&rsquo;&eacute;crire sa vie des ann&eacute;es plus tard sans r&eacute;&eacute;crire, sans inventer des fragments.</p> <p><a href="#lien27" name="note27">27</a>&nbsp;Entretien du 12.12.2022, men&eacute; par Pauline Jankowski, au bureau d&rsquo;&eacute;criture de Santiago H. Amigorena.</p> <p><a href="#lien28" name="note28">28</a>&nbsp;&laquo;&nbsp;Le Premier cauchemar&nbsp;&raquo; et &laquo;&nbsp;La Premi&egrave;re lettre&nbsp;&raquo; sont en r&eacute;alit&eacute; les deux chapitres du premier tome <i>Une enfance laconique</i> (1998). <i>Le Premier exil</i>, paru seulement en 2021, vient combler du point de vue du temps de l&rsquo;histoire le premier chapitre de la seconde grande partie <i>Une jeunesse aphone</i> (dont le second chapitre est <i>Les Premiers arrangements</i>). &laquo;&nbsp;Les premi&egrave;res amours&nbsp;&raquo; d&eacute;signe les premiers &eacute;mois du narrateur toujours dans <i>Une jeunesse aphone</i>.&nbsp; &laquo;&nbsp;Le second exil&nbsp;&raquo; a &eacute;t&eacute; publi&eacute; sous le titre <i>Une adolescence taciturne</i> qui est la troisi&egrave;me grande partie du projet (dont le second chapitre est <i>Les Premi&egrave;res Fois</i>). &laquo;&nbsp;Les premiers textes&nbsp;&raquo; fait r&eacute;f&eacute;rence &agrave; tous les textes de jeunesse qui parcourent le <i>Dernier texte</i>. Enfin, <i>Le</i> <i>Premier amour</i> et <i>La Premi&egrave;re d&eacute;faite</i> sont les deux chapitres de la derni&egrave;re partie publi&eacute;e &agrave; ce jour, <i>Une maturit&eacute; coite</i>.</p> <p><a href="#lien29" name="note29">29</a>&nbsp;Thomas Conrad, <i>Po&eacute;tique des cycles romanesques de Balzac &agrave; Volodine</i>, <i>op. cit</i>., p.<i>&nbsp;</i>9.</p> <p><a href="#lien30" name="note30">30</a>&nbsp;<i>Ibid.</i>, p.<i>&nbsp;</i>12.</p> <p><a href="#lien31" name="note31">31</a>&nbsp;<i>Ibid</i>., p.<i>&nbsp;</i>13.</p> <p><a href="#lien32" name="note32">32</a>&nbsp;Daniel Arranda parle de &laquo;&nbsp;personnages reparaissants&nbsp;&raquo; pour d&eacute;signer les personnages qui r&eacute;apparaissent de tome en tome dans les ensembles romanesques (<i>Le Retour des personnages dans les ensembles romanesques : essai de synth&egrave;se</i>, th&egrave;se de doctorat d&rsquo;universit&eacute;, Paris III, 1997).</p> <p><a href="#lien33" name="note33">33</a>&nbsp;Actuellement, les annexes <i>1978 </i>(2009),<i> Des jours que je n&rsquo;ai pas oubli&eacute;s </i>(2014),<i> Mes derniers mots </i>(2015),<i> Le Ghetto int&eacute;rieur </i>(2019),<i> Il n&rsquo;y a qu&rsquo;un seul amour </i>(2020) ont &eacute;t&eacute; publi&eacute;es&nbsp;; et d&rsquo;autres sont en pr&eacute;vision.</p> <p><a href="#lien34" name="note34">34</a>&nbsp;Un cycle autographe est &eacute;crit par un seul et m&ecirc;me auteur.</p> <p><a href="#lien35" name="note35">35</a>&nbsp;Italo Calvino, <i>Le&ccedil;ons am&eacute;ricaines [1985-1986]</i>, cit&eacute;es en &eacute;pigraphe dans Laurent Demanze, <i>Les Fictions encyclop&eacute;diques</i>, <i>op. cit</i>., p.<i>&nbsp;</i>287.</p> <p><a href="#lien36" name="note36">36</a>&nbsp;J&rsquo;emprunte ici la m&eacute;taphore &agrave; Val&eacute;rie Mont&eacute;mont qui appelait l&rsquo;&eacute;crivain Jacques Roubaud &laquo; Le d&eacute;mon de la collection &raquo;. Val&eacute;rie Mont&eacute;mont, &laquo; Le d&eacute;mon de la collection &raquo;, <i>in</i> Anne Besson, Vincent Ferr&eacute; et Christophe Pradeau, <i>Cycle et collection</i>, <i>op. cit.</i> Je choisis de parler de &laquo; monstre &raquo; pour Amigorena car il se d&eacute;signe lui-m&ecirc;me par ce terme.</p> <p><a href="#lien37" name="note37">37</a>&nbsp;C&rsquo;est l&rsquo;auteur qui souligne. L&rsquo;italique formalise ici une r&eacute;f&eacute;rence intertextuelle. Il s&rsquo;agit probablement d&rsquo;un clin d&rsquo;&oelig;il au chapitre 89 de <i>Moby Dick</i> (1851), &eacute;crit par Herman Melville, qui s&rsquo;intitule &laquo;&nbsp;Poissons amarr&eacute;s et poissons perdus&nbsp;&raquo;. Herman Melville, <i>Moby Dick</i> [1851], Paris,&nbsp;Gallimard, &laquo;&nbsp;Folio Classique&nbsp;&raquo;, 1996.</p> <p><a href="#lien38" name="note38">38</a>&nbsp;Laurent Demanze, <i>Les Fictions encyclop&eacute;dique</i>s, <i>op.</i>&nbsp;<i>cit</i>., p.<i>&nbsp;</i>122.</p> <p><a href="#lien39" name="note39">39</a>&nbsp;Antoine Compagnon, <i>La Seconde main ou le travail de la citation</i> [1979], Paris,&nbsp;Le Seuil, &laquo;&nbsp;Points Essais&nbsp;&raquo;, 2016, p.<i>&nbsp;</i>24-25.</p> <p><a href="#lien40" name="note40">40</a>&nbsp;Thierry Guichard, &laquo;&nbsp;Toutes nos vies &agrave; &eacute;crire&nbsp;&raquo;, <i>op. cit.</i>, p.<i>&nbsp;</i>20&nbsp;: Santiago H. Amigorena d&eacute;sire &laquo;&nbsp;r&eacute;&eacute;crire pas &agrave; pas <i>La Recherche</i> comme Joyce a r&eacute;&eacute;crit, chapitre apr&egrave;s chapitre, l&rsquo;<i>Odyss&eacute;e</i>&nbsp;&raquo;. Non seulement il transpose les personnages proustiens dans son univers romanesque, mais il pastiche &eacute;galement la structure du projet. Plus largement, une pens&eacute;e proustienne se d&eacute;gage du <i>Dernier texte</i> (la fa&ccedil;on d&rsquo;aimer des personnages, le d&eacute;doublement des lieux et la fa&ccedil;on de les nommer&hellip;).</p> <p><a href="#lien41" name="note41">41</a>&nbsp;Julia Kristeva, <i>Sem&eacute;iotik&egrave;, Recherches pour une s&eacute;manalyse</i>, Paris, Le Seuil, 1969, p.<i>&nbsp;</i>115.</p> <p><a href="#lien42" name="note42">42</a>&nbsp;<i>Ibid</i>., p.<i>&nbsp;</i>145.</p> <p><a href="#lien43" name="note43">43</a>&nbsp;Philippe Sollers, <i>Th&eacute;orie d&rsquo;ensemble</i>, Paris,&nbsp;Le Seuil, 1971, p.<i>&nbsp;</i>75.</p> <p><a href="#lien44" name="note44">44</a>&nbsp;Tiphaine Samoyault, dans <i>L&rsquo;Intertextualit&eacute;, M&eacute;moire de la litt&eacute;rature</i> (Paris,&nbsp;Armand Colin, 2011) distingue trois types d&rsquo;int&eacute;gration de l&rsquo;intertexte dans le r&eacute;cit&nbsp;: le proc&eacute;d&eacute; d&rsquo; &laquo;&nbsp;int&eacute;gration &ndash; installation&nbsp;&raquo; (source auctoriale explicite et code typographique pour signaler l&rsquo;emprunt)&nbsp;; l&rsquo;&laquo;&nbsp;int&eacute;gration &ndash; suggestion&nbsp;&raquo; (intertexte ou auteur seulement sugg&eacute;r&eacute;s par un code typographique)&nbsp;; l&rsquo;&laquo;&nbsp;int&eacute;gration &ndash; absorption&nbsp;&raquo; (pas de source auctoriale, pas de code typographique). Dans ce dernier cas, l&rsquo;auteur pastiche ou r&eacute;&eacute;crit un autre texte.</p> <p><a href="#lien45" name="note45">45</a>&nbsp;L&rsquo;adjectif qualificatif &laquo;&nbsp;al&eacute;phique&nbsp;&raquo; est un n&eacute;ologisme. Il a probablement &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute; &agrave; partir de la base substantive &laquo;&nbsp;aleph&nbsp;&raquo;, qui est polys&eacute;mique. C&rsquo;est &agrave; la fois la premi&egrave;re lettre de l&rsquo;alphabet h&eacute;bra&iuml;que, mais, c&rsquo;est aussi un signe num&eacute;rique, un nombre cardinal qui pr&eacute;figure une certaine forme d&rsquo;unit&eacute;.</p> <p><a href="#lien46" name="note46">46</a>&nbsp;Cette topique du silence sera notamment mise en sc&egrave;ne dans l&rsquo;annexe <i>Le Ghetto int&eacute;rieur</i>, o&ugrave; le myst&egrave;re du silence du narrateur est lev&eacute;.</p> <p><a href="#lien47" name="note47">47</a>&nbsp;Alain Corbin, <i>Histoire du silence</i>&nbsp;<i>: de la Renaissance &agrave; nos jours</i>, Paris,&nbsp;Albin Michel, 2016.</p> <p><a href="#lien48" name="note48">48</a>&nbsp;Ce sont en r&eacute;alit&eacute; des touristes allong&eacute;s sur le sable de la plage de Psiliamos. L&rsquo;emploi du substantif &laquo;&nbsp;corps&nbsp;&raquo; s&egrave;me n&eacute;anmoins le doute et rend la sc&egrave;ne macabre.</p> <p><a href="#lien49" name="note49">49</a>&nbsp;C&rsquo;est l&rsquo;auteur qui souligne.</p> <p><a href="#lien50" name="note50">50</a>&nbsp;Thierry Guichard, &laquo;&nbsp;Toutes nos vies &agrave; &eacute;crire&nbsp;&raquo;, <i>op. cit.</i>, p.<i>&nbsp;</i>18.</p> <p><a href="#lien51" name="note51">51</a>&nbsp;Il est &agrave; noter que l&rsquo;&oelig;uvre est travers&eacute;e par une &laquo;&nbsp;mondialit&eacute; &raquo; au sens d&rsquo;une diversit&eacute; linguistique. V&eacute;ritable polyglotte, l&rsquo;auteur parle diverses langues (anglais, espagnol, fran&ccedil;ais, italien&hellip;). Santiago H. Amigorena met en sc&egrave;ne cette polyphonie au sein m&ecirc;me du r&eacute;cit, alternant entre l&rsquo;espagnol maternel et le fran&ccedil;ais d&rsquo;adoption, mais aussi en ins&eacute;rant des chansons en italien, ou encore en recopiant des lettres grecques.</p> <p><a href="#lien52" name="note52">52</a>&nbsp;Bertrand Westphal, <i>La G&eacute;ocritique. R&eacute;el, fiction, espace</i>, Paris, &Eacute;ditions de&nbsp;Minuit, &laquo;&nbsp;Paradoxe&nbsp;&raquo;, 2007.</p> <p><a href="#lien53" name="note53">53</a>&nbsp;Martin Heidegger, &laquo; B&acirc;tir habiter penser &raquo; et &laquo; l&rsquo;homme habite en po&egrave;te, <em>in</em> <i>Essais et conf&eacute;rences</i> [1954], Paris,&nbsp;Gallimard, &laquo; Tel &raquo;, 2013.</p> <p><a href="#lien54" name="note54">54</a>&nbsp;Bertrand Westphal, <i>La G&eacute;ocritique, op. cit.</i>,<i> </i>p.<i>&nbsp;</i>63. L&rsquo;auteur reprend ici une id&eacute;e &eacute;nonc&eacute;e par Fran&ccedil;ois Hartog dans <i>Le Miroir d&rsquo;H&eacute;rodote</i> [1980], Paris,&nbsp;Gallimard, &laquo;&nbsp;Folio&nbsp;&raquo;, 2001.</p> <p><a href="#lien55" name="note55">55</a>&nbsp;<i>Ibid., </i>p.<i>&nbsp;</i>58.<i> </i></p> <p><a href="#lien56" name="note56">56</a>&nbsp;Les deux concepts de &laquo;&nbsp;territorialisation&nbsp;&raquo; et &laquo;&nbsp;d&eacute;territorialisation&nbsp;&raquo; ont &eacute;t&eacute; th&eacute;oris&eacute;s chez Gilles Deleuze et F&eacute;lix Guattari,<i> Mille Plateaux </i>[1980], Paris, &Eacute;ditions de&nbsp;Minuit, &laquo;&nbsp;Critique&nbsp;&raquo;, 2007.</p> <p><a href="#lien57" name="note57">57</a>&nbsp;Georges Perec, &laquo;&nbsp;Espace (suite et fin)&nbsp;&raquo; <em>in</em><i> Esp&egrave;ces d&rsquo;espaces</i>, Paris,&nbsp;Galil&eacute;e, 2012, p.<i>&nbsp;</i>180.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <h2><b><strong>&Agrave; propos de l</strong>&rsquo;<strong>autrice</strong></b></h2> <p>Pauline Jankowski est en premi&egrave;re ann&eacute;e de doctorat en &laquo;&nbsp;Litt&eacute;ratures fran&ccedil;aises, compar&eacute;es sp&eacute;cialit&eacute; litt&eacute;rature fran&ccedil;aise&nbsp;&raquo;, sous la direction de M<sup>me</sup> Marie Joqueviel-Bourjea. Sa th&egrave;se porte sur le projet litt&eacute;raire de Santiago H. Amigorena, et s&rsquo;intitule&nbsp;: &laquo;&nbsp;Santiago H. Amigorena&nbsp;: <i>Le Dernier texte</i>, un projet-monde&nbsp;&raquo;. Elle a consacr&eacute; un premier m&eacute;moire, publi&eacute; en ligne, &agrave; l&rsquo;&eacute;tude des adaptations litt&eacute;raires au cin&eacute;ma, &agrave; l&rsquo;inter/transm&eacute;dialit&eacute; et aux postures des &eacute;crivains contemporains sur la sc&egrave;ne m&eacute;diatique. Elle s&rsquo;est ensuite int&eacute;ress&eacute;e aux &oelig;uvres-mondes contemporaines, et aux liens entre litt&eacute;rature et g&eacute;ographie (g&eacute;opo&eacute;tique, g&eacute;ocritique, l&rsquo;habiter en litt&eacute;rature). Elle travaille depuis le master 2 sur le projet litt&eacute;raire de Santiago H. Amigorena. Par ailleurs, elle assure des missions d&rsquo;enseignement de FLE (Fran&ccedil;ais Langue &Eacute;trang&egrave;re) &agrave; l&rsquo;Universit&eacute; des Sciences de Montpellier.</p>