<p>Tout &eacute;nonc&eacute;, qu&rsquo;il s&rsquo;agisse de la parole la plus po&eacute;tique ou de l&rsquo;&eacute;nonc&eacute; le plus subversif, est actualisation de la multiplicit&eacute; corr&eacute;l&eacute;e de ce que l&rsquo;on pourrait appeler les &laquo;&nbsp;usages&nbsp;&raquo; qui font une langue, et il est producteur d&rsquo;une unit&eacute; qui ne lui pr&eacute;existe pas comme telle. On peut donc dire de chaque &eacute;nonc&eacute;, qu&rsquo;il soit produit &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;un mot d&rsquo;ordre, redondant par rapport &agrave; la situation, ou &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;un &eacute;nonc&eacute; po&eacute;tique, actualisant un usage in&eacute;dit, qu&rsquo;il est conditionn&eacute; par &laquo;&nbsp;l&rsquo;univers corr&eacute;l&eacute;&nbsp;&raquo; de la langue, qu&rsquo;il est actualisation d&rsquo;une &laquo;&nbsp;potentialit&eacute; r&eacute;elle&nbsp;&raquo;, mais il faut alors ajouter qu&rsquo;une langue, en tant que potentialit&eacute; r&eacute;elle, pose la question de sa &laquo;&nbsp;r&eacute;alit&eacute;&nbsp;&raquo;, qui ne se confond avec aucune de ses expressions. En d&rsquo;autres mots, les &laquo;&nbsp;usages&nbsp;&raquo; ne sont pas des cas entre lesquels il faudrait choisir, comme les diverses possibilit&eacute;s de traduction pr&eacute;sent&eacute;es par un dictionnaire. Ils devraient plut&ocirc;t &eacute;voquer ce que ces possibilit&eacute;s sont faites pour susciter, la n&eacute;buleuse perplexe et indivise d&rsquo;o&ugrave; &eacute;merge le choix, &laquo;&nbsp;c&rsquo;est le mot qui convient&nbsp;&raquo;.</p> <p>Isabelle Stengers<sup><a href="#nbp_1" id="note_1" name="lien_nbp_1" title="Aller à la note de bas de page n°1">1</a></sup></p> <p>&Agrave; l&rsquo;occasion d&rsquo;une r&eacute;flexion sur les itin&eacute;raires et les modalit&eacute;s de la circulation des concepts, il importe d&rsquo;&eacute;tudier ce qui peut modifier ou m&ecirc;me interrompre une trajectoire pressentie, pr&eacute;vue ou d&eacute;sir&eacute;e. Sans doute, migrer ne se fait jamais sans heurts. Mais dans quels cas, dans quelles situations concr&egrave;tes sommes-nous forc&eacute;s d&rsquo;admettre que &laquo;&nbsp;&ccedil;a ne passe pas&nbsp;&raquo;, que le voyage d&rsquo;un concept rencontre des obstacles s&eacute;rieux, que son chemin croise des points de grande friction, ou qu&rsquo;une importation ou une exportation conceptuelle fait face &agrave; des blocages, voire &agrave; une fronti&egrave;re &eacute;tanche&nbsp;? Surtout, que savons-nous, par et dans ces situations, de nos modes de conceptualisation des itin&eacute;raires et des modalit&eacute;s de la circulation des concepts&nbsp;? Ce double questionnement appelle ici une enqu&ecirc;te pragmatique et r&eacute;flexive, construite par l&rsquo;analyse d&rsquo;exp&eacute;riences r&eacute;elles dans une perspective auto-ethnographique. En effet, pr&ecirc;ter attention &agrave; nos propres pratiques de recherche en sciences humaines et sociales est requis pour r&eacute;pondre &agrave; l&rsquo;invitation critique de cette revue&nbsp;: mettre &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve les modes op&eacute;ratoires qui caract&eacute;risent la relation entre le chercheur et les univers disciplinaires, professionnels et culturels qui contraignent ses objets d&rsquo;&eacute;tude.</p> <p>Il est ind&eacute;niable que la traduction joue un r&ocirc;le dans la circulation transnationale et transdisciplinaire des concepts, bien que ce r&ocirc;le demeure peu &eacute;tudi&eacute; dans les sciences humaines et sociales<sup><a href="#nbp_2" id="note_2" name="lien_nbp_2" title="Aller à la note de bas de page n°2">2</a></sup>. En misant sur l&rsquo;&eacute;tymologie du verbe &laquo;&nbsp;traduire&nbsp;&raquo; &ndash; du latin&nbsp;<em>trans</em>, &laquo;&nbsp;au del&agrave;&nbsp;&raquo;, et&nbsp;<em>ducere</em>, &laquo;&nbsp;conduire&nbsp;&raquo; &ndash;, nous pouvons d&rsquo;embl&eacute;e affirmer que toute traduction est, en tant que telle, un d&eacute;placement, et que ce transport suppose un milieu dans lequel ou au travers duquel il s&rsquo;effectue. Chaque mode de la tripartition de la traduction &eacute;tablie par Roman Jakobson peut ainsi &ecirc;tre mis en rapport avec la question des itin&eacute;raires et des modalit&eacute;s de la circulation&nbsp;: il y a traduction (ou transmutation) inters&eacute;miotique lorsqu&rsquo;un ph&eacute;nom&egrave;ne visuel est mis en mots, par exemple&nbsp;; il y a traduction (ou reformulation) intralinguistique lorsqu&rsquo;un terme est expliqu&eacute; en d&rsquo;autres mots, par exemple&nbsp;; et il y a traduction (ou translation) interlinguale &ndash; la traduction &laquo;&nbsp;au sens propre&nbsp;&raquo;, selon Jakobson &ndash; lorsqu&rsquo;un concept ou un mot en anglais se voit attribuer un &eacute;quivalent en fran&ccedil;ais, par exemple<sup><a href="#nbp_3" id="note_3" name="lien_nbp_3" title="Aller à la note de bas de page n°3">3</a></sup>. En pratique, des diff&eacute;rends risquent toujours d&rsquo;apparaitre quant au succ&egrave;s ou &agrave; l&rsquo;&eacute;chec, &agrave; la&nbsp;r&eacute;ussite ou au ratage de chaque traduction. En effet, malgr&eacute; les nombreuses critiques du paradigme de l&rsquo;&eacute;quivalence qui circulent dans le champ de la traductologie contemporaine, nous prenons g&eacute;n&eacute;ralement pour acquis que certaines traductions sont meilleures que d&rsquo;autres, et ce, m&ecirc;me si nous ne parvenons pas &agrave; distinguer clairement les crit&egrave;res qui pr&eacute;sident ou qui devraient pr&eacute;sider &agrave; une telle &eacute;valuation<sup><a href="#nbp_4" id="note_4" name="lien_nbp_4" title="Aller à la note de bas de page n°4">4</a></sup>. Des individus et des groupes peuvent refuser la traduction d&rsquo;un concept en donnant une s&eacute;rie de raisons qui vont d&rsquo;un l&eacute;ger inconfort (&laquo;&nbsp;ce n&rsquo;est pas tout &agrave; fait &ccedil;a&nbsp;&raquo;) aux argumentaires th&eacute;oriques les plus complexes. Dans le cas d&rsquo;un diff&eacute;rend qui concerne la traduction interlinguale d&rsquo;un concept, il n&rsquo;est toutefois pas certain que le refus du&nbsp;<em>mot&nbsp;</em>par un individu ou un groupe &eacute;quivaille au refus du&nbsp;<em>concept</em>. Le sens d&rsquo;un tel refus n&rsquo;est-il pas plut&ocirc;t d&rsquo;affirmer qu&rsquo;un&nbsp;<em>autre</em>&nbsp;mot &ndash; un autre&nbsp;<em>v&eacute;hicule</em>&nbsp;&ndash; serait plus apte &agrave; faire accepter ou passer le concept ou l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;une langue &agrave; l&rsquo;autre&nbsp;? En discutant de la traduction la plus porteuse ou ad&eacute;quate pour un concept donn&eacute;, comme nous sommes fr&eacute;quemment amen&eacute;s &agrave; le faire lorsque nous travaillons dans et entre plusieurs langues, quels liens pensons-nous devoir maintenir ou recr&eacute;er, et quels liens pensons-nous devoir d&eacute;nouer ou emp&ecirc;cher, entre le mot et le concept&nbsp;?</p> <p>Pour approcher ce probl&egrave;me important, je propose d&rsquo;analyser un cas concret&nbsp;: la proposition puis le refus du mot &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo; pour traduire le concept de &laquo;&nbsp;<em>foreignization</em>&nbsp;&raquo; cr&eacute;&eacute; en langue anglaise par le traducteur et traductologue am&eacute;ricain Lawrence Venuti. Avec quelques coll&egrave;gues, j&rsquo;ai r&eacute;cemment particip&eacute; &agrave; la formulation de cette proposition de traduction dans le cadre du chantier de recherche&nbsp;<em>Traduire les humanit&eacute;s</em>, qui r&eacute;unit des &eacute;tudiantes et des &eacute;tudiants en traduction et en sciences humaines et sociales au sein du Laboratoire de r&eacute;sistance s&eacute;miotique &agrave; l&rsquo;Universit&eacute; du Qu&eacute;bec &agrave; Montr&eacute;al. Dans un premier temps, je retracerai les conditions et les effets anticip&eacute;s de notre proposition de traduction. Dans un deuxi&egrave;me temps, j&rsquo;articulerai une lecture politique du refus du nom &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo; en &eacute;valuant les d&eacute;terminants mat&eacute;riels et symboliques de cette d&eacute;cision et de la pr&eacute;f&eacute;rence accord&eacute;e au mot &laquo;&nbsp;&eacute;trang&eacute;isation&nbsp;&raquo;. Dans un troisi&egrave;me et dernier temps, j&rsquo;insisterai sur le caract&egrave;re strat&eacute;gique du concept de Venuti en montrant qu&rsquo;il a justement &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute; pour &eacute;tablir et nommer, aux fronti&egrave;res de la traductologie transatlantique, un lieu mobile de questionnement du r&ocirc;le violent que peut jouer la traduction dans la (non-)circulation des textes et des concepts. Au terme de ce r&eacute;cit de voyage, je maintiendrai que l&rsquo;usage questionnant du concept serait facilit&eacute; par l&rsquo;accueil du mot forainisation.</p> <h2>1.<strong>Traduire la traductologie transatlantique&nbsp;: l&rsquo;itin&eacute;raire pr&eacute;vu</strong></h2> <p>Depuis l&rsquo;automne 2013, le chantier de recherche&nbsp;<em>Traduire les humanit&eacute;s</em>&nbsp;est coordonn&eacute; et dirig&eacute; par Ren&eacute; Lemieux, politologue de formation et doctorant en s&eacute;miologie &agrave; l&rsquo;Universit&eacute; du Qu&eacute;bec &agrave; Montr&eacute;al, et Pier-Pascale Boulanger, professeure en traductologie au D&eacute;partement d&rsquo;&eacute;tudes fran&ccedil;aises &agrave; l&rsquo;Universit&eacute; Concordia et traductrice de Henri Meschonnic en anglais<sup><a href="#nbp_5" id="note_5" name="lien_nbp_5" title="Aller à la note de bas de page n°5">5</a></sup>. Ce chantier est l&rsquo;une des composantes les plus actives du Laboratoire de r&eacute;sistance s&eacute;miotique, une coop&eacute;rative intellectuelle autog&eacute;r&eacute;e fond&eacute;e par les doctorantes et doctorants en s&eacute;miologie &agrave; l&rsquo;Universit&eacute; du Qu&eacute;bec &agrave; Montr&eacute;al. Le Laboratoire est con&ccedil;u comme un lieu favorisant la recherche fondamentale aux fronti&egrave;res des disciplines en permettant &laquo;&nbsp;aux recherches portant sur les objets anthropologiques les plus divers de trouver leur ancrage &eacute;pist&eacute;mologique dans une pens&eacute;e s&eacute;miotique dont l&rsquo;actualit&eacute; s&rsquo;appuie sur la mise en commun de l&rsquo;exp&eacute;rience r&eacute;flexive<sup><a href="#nbp_6" id="note_6" name="lien_nbp_6" title="Aller à la note de bas de page n°6">6</a></sup>&nbsp;&raquo;. L&rsquo;objet de recherche du chantier&nbsp;<em>Traduire les humanit&eacute;s</em>&nbsp;est la question de la (non-)sp&eacute;cificit&eacute; de la traduction des sciences humaines et sociales<sup><a href="#nbp_7" id="note_7" name="lien_nbp_7" title="Aller à la note de bas de page n°7">7</a></sup>. Cet espace est ouvert aux &eacute;tudiantes et &eacute;tudiants, aux chercheures et chercheurs, ainsi qu&rsquo;aux professionnelles et professionnels de la traduction. Ses activit&eacute;s prennent trois formes&nbsp;: un groupe de lecture sur la traduction des sciences humaines et sociales, des ateliers-conf&eacute;rences avec des traducteurs et des traductologues, et un travail collectif de traduction du&nbsp;<em>Handbook of Translation Studies&nbsp;</em>en fran&ccedil;ais. C&rsquo;est au cours de ce dernier travail que j&rsquo;ai contribu&eacute; &agrave; formuler la proposition de traduction dont il est ici question.</p> <p>Le&nbsp;<em>Handbook of Translation Studies</em>, co-dirig&eacute; par Yves Gambier et Luc van Doorslaer, est une somme traductologique en quatre volumes parue &agrave; Amsterdam aux &eacute;ditions John Benjamins entre 2010 et 2013, d&rsquo;abord en format papier puis en format &eacute;lectronique<sup><a href="#nbp_8" id="note_8" name="lien_nbp_8" title="Aller à la note de bas de page n°8">8</a></sup>. L&rsquo;ouvrage est pr&eacute;sent&eacute; par ses &eacute;diteurs comme une manifestation significative de l&rsquo;institutionnalisation r&eacute;cente de la discipline traductologique et son existence m&ecirc;me est d&eacute;crite comme un signe de maturit&eacute; du champ. R&eacute;unissant plusieurs dizaines d&rsquo;articles encyclop&eacute;diques &eacute;crits par des sp&eacute;cialistes, le&nbsp;<em>Handbook</em>&nbsp;cherche &agrave; diss&eacute;miner le savoir contemporain sur les principaux concepts et les principales traditions et m&eacute;thodes qui structurent le champ de la traduction et de l&rsquo;interpr&eacute;tation. Il s&rsquo;adresse aux &eacute;tudiantes et &eacute;tudiants, aux traductologues, aux traductrices et traducteurs, mais aussi aux chercheures et chercheurs d&rsquo;autres disciplines. Initialement publi&eacute; en anglais, il est peu &agrave; peu traduit en d&rsquo;autres langues, dont l&rsquo;arabe et le fran&ccedil;ais, par un r&eacute;seau international b&eacute;n&eacute;vole.</p> <p>Pour les participantes et participants &agrave;&nbsp;<em>Traduire les humanit&eacute;s</em>, il &eacute;tait doublement int&eacute;ressant de traduire des articles du&nbsp;<em>Handbook</em>&nbsp;en fran&ccedil;ais. D&rsquo;une part, la lecture des articles permettait &agrave; ceux et celles qui proviennent d&rsquo;autres disciplines (dans mon cas, la science politique) de se familiariser avec l&rsquo;&eacute;tat des connaissances et la structure du champ de la traductologie. D&rsquo;autre part, la d&eacute;cision collective de jumeler une traductrice ou un traducteur de formation avec une chercheure ou un chercheur en sciences humaines et sociales pour traduire chaque article s&eacute;lectionn&eacute; permettait &agrave; chaque membre de l&rsquo;&eacute;quipe d&rsquo;apprendre comment l&rsquo;autre, selon sa discipline et ses dispositions, pratique le travail textuel. Nous sommes ainsi parvenus &agrave; approcher la question de la sp&eacute;cificit&eacute; de la traduction des sciences humaines et sociales sur un mode pragmatique et exp&eacute;rimental. Mettre &laquo;&nbsp;la main &agrave; la p&acirc;te&nbsp;&raquo; en traduisant, c&rsquo;&eacute;tait en effet mettre &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve les analyses et les propositions que nous d&eacute;veloppions lors de nos lectures et de nos &eacute;changes. Ceux-ci tendaient &agrave; remettre en cause l&rsquo;id&eacute;e que la traduction et les sciences humaines et sociales rel&egrave;vent de deux types ou de deux ordres de savoir, ou qu&rsquo;elles constituent des savoirs distincts, voire incommensurables<sup><a href="#nbp_9" id="note_9" name="lien_nbp_9" title="Aller à la note de bas de page n°9">9</a></sup>.</p> <p>Avec la traductrice Marie Charbonneau, j&rsquo;ai entrepris de traduire l&rsquo;article &laquo;&nbsp;<em>Domestication and Foreignization&nbsp;</em>&raquo; du&nbsp;<em>Handbook of Translation Studies</em>, &eacute;crit en anglais par la traductologue finlandaise Outi Paloposki<sup><a href="#nbp_10" id="note_10" name="lien_nbp_10" title="Aller à la note de bas de page n°10">10</a></sup>. L&rsquo;article propose une br&egrave;ve g&eacute;n&eacute;alogie et un relev&eacute; de l&rsquo;itin&eacute;raire des deux concepts introduits en traductologie par l&rsquo;am&eacute;ricain Lawrence Venuti dans les ann&eacute;es 1990. Paloposki souligne que ce couple conceptuel a &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute; pour favoriser la r&eacute;flexion sur une&nbsp;<em>&eacute;thique</em>&nbsp;de la traduction et la critique de la &laquo;&nbsp;fluidit&eacute;&nbsp;&raquo; ou de la &laquo;&nbsp;lisibilit&eacute;&nbsp;&raquo; comme imp&eacute;ratif. En devenant peu &agrave; peu un raccourci commode pour d&eacute;signer le choix binaire entre deux strat&eacute;gies de traduction, ce couple de concepts a cependant &eacute;t&eacute; transform&eacute; en cadre analytique qui est surtout utilis&eacute; dans des &eacute;tudes descriptives o&ugrave; l&rsquo;on cherche &agrave; classer telle ou telle traduction sous l&rsquo;une ou l&rsquo;autre des rubriques. Paloposki pr&eacute;sente ensuite les critiques qui ont &eacute;t&eacute; faites de la rh&eacute;torique pamphl&eacute;taire de Venuti, de sa distinction conceptuelle et de son programme explicite de &laquo;&nbsp;<em>foreignization</em>&nbsp;&raquo;, qui a &eacute;t&eacute; qualifi&eacute; d&rsquo;incoh&eacute;rent ou de contradictoire par d&rsquo;autres traductologues. L&rsquo;auteure rappelle que Venuti a d&eacute;velopp&eacute; sa distinction &agrave; partir d&rsquo;une lecture critique de la c&eacute;l&egrave;bre conf&eacute;rence de 1813 de Friedrich Schleiermacher, &laquo;&nbsp;<em>&Uuml;ber die Verschiedenen Methoden des &Uuml;bersetzens&nbsp;</em>&raquo;, dans laquelle le p&egrave;re de l&rsquo;herm&eacute;neutique moderne oppose (et pr&eacute;f&egrave;re) un traducteur qui m&egrave;ne le lecteur vers l&rsquo;auteur &agrave; un traducteur qui m&egrave;ne l&rsquo;auteur vers le lecteur. Le second traducteur &laquo;&nbsp;domestique&nbsp;&raquo; le texte &eacute;tranger en privil&eacute;giant les valeurs et les r&eacute;f&eacute;rences de la langue cible (du lecteur), alors que le premier proc&egrave;de &agrave; sa &laquo;&nbsp;<em>foreignization</em>&nbsp;&raquo; en privil&eacute;giant les valeurs et les r&eacute;f&eacute;rences de la langue source (de l&rsquo;auteur &eacute;tranger). Pour Venuti, &laquo;&nbsp;forainiser&nbsp;&raquo; un texte peut r&eacute;duire la violence ethnocentrique impliqu&eacute;e dans toute traduction<sup><a href="#nbp_11" id="note_11" name="lien_nbp_11" title="Aller à la note de bas de page n°11">11</a></sup>.</p> <p>D&egrave;s le d&eacute;part, nous devions choisir les mots qui conviennent pour traduire les concepts de Venuti, et donc le titre m&ecirc;me du texte de Paloposki. La traduction du mot &laquo;&nbsp;<em>domestication</em>&nbsp;&raquo; par &laquo;&nbsp;domestication&nbsp;&raquo; semblait aller de soi. L&rsquo;id&eacute;e de (ne pas, ou de si peu) traduire le terme &laquo;&nbsp;<em>foreignization</em>&nbsp;&raquo; selon les m&ecirc;mes modalit&eacute;s s&rsquo;est rapidement impos&eacute;e &agrave; nous et nous avons propos&eacute; d&rsquo;intituler l&rsquo;article &laquo;&nbsp;Domestication et forainisation&nbsp;&raquo;. L&rsquo;id&eacute;e a &eacute;t&eacute; accept&eacute;e par le groupe, mais il nous a aussi paru n&eacute;cessaire de suppl&eacute;er notre choix d&rsquo;une note explicative, &eacute;tant donn&eacute; que &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo; est un n&eacute;ologisme et que le nom &laquo;&nbsp;forain&nbsp;&raquo; en fran&ccedil;ais &eacute;voque les f&ecirc;tes, les foires, mais aussi des gens, &laquo;&nbsp;les forains&nbsp;&raquo;. Nous avons justifi&eacute; notre d&eacute;cision par des arguments &eacute;tymologiques, grammaticaux, g&eacute;n&eacute;alogiques et stylistiques<sup><a href="#nbp_12" id="note_12" name="lien_nbp_12" title="Aller à la note de bas de page n°12">12</a></sup>. &Eacute;tymologiquement, le mot anglais &laquo;&nbsp;<em>foreign</em>&nbsp;&raquo; provient du fran&ccedil;ais &laquo;&nbsp;forain&nbsp;&raquo;, d&eacute;riv&eacute; du latin &laquo;&nbsp;<em>foris</em>&nbsp;&raquo; qui signifie &laquo;&nbsp;situ&eacute; &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur&nbsp;&raquo; (le&nbsp;<em>forum</em>&nbsp;est hors des murs d&rsquo;une ville). Il nomme d&rsquo;abord &laquo;&nbsp;l&rsquo;&eacute;tranger&nbsp;&raquo;. Grammaticalement, &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo; peut &ecirc;tre transform&eacute; en verbe (forainiser) et en adjectifs, comme le requ&eacute;rait le texte de Paloposki, et contrairement &agrave; ce que permettent les termes &laquo;&nbsp;approche sourci&egrave;re&nbsp;&raquo; et &laquo;&nbsp;approche cibliste&nbsp;&raquo; de Jean-Ren&eacute; Ladmiral, par exemple<sup><a href="#nbp_13" id="note_13" name="lien_nbp_13" title="Aller à la note de bas de page n°13">13</a></sup>. G&eacute;n&eacute;alogiquement, plusieurs couples conceptuels apparemment &eacute;quivalents &agrave; celui de Venuti circulent en traductologie&nbsp;: l&rsquo;opposition entre ethnocentrisme et traduction &eacute;thique chez Antoine Berman, ou entre annexionnisme et d&eacute;paysement chez Meschonnic, par exemple<sup><a href="#nbp_14" id="note_14" name="lien_nbp_14" title="Aller à la note de bas de page n°14">14</a></sup>. Il nous semblait toutefois inad&eacute;quat de recourir &agrave; ces concepts car Paloposki n&rsquo;insiste pas sur la filiation (par ailleurs &eacute;vidente, revendiqu&eacute;e) entre Venuti et la traductologie fran&ccedil;aise du dernier quart du XX<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle<sup><a href="#nbp_15" id="note_15" name="lien_nbp_15" title="Aller à la note de bas de page n°15">15</a></sup>. Le terme &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo; a justement le m&eacute;rite d&rsquo;&ecirc;tre inusit&eacute;. Il peut ainsi rendre compte, dans la langue m&ecirc;me, de la nouveaut&eacute; conceptuelle qu&rsquo;a constitu&eacute;e le travail de Venuti dans les ann&eacute;es 1990. Stylistiquement, il nous a enfin sembl&eacute; que &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo; performait, &agrave; l&rsquo;occasion de sa traduction de l&rsquo;anglais vers le fran&ccedil;ais, le type m&ecirc;me de traduction que le concept a &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute; pour nommer. En effet, selon Venuti, &laquo; la traduction forainisante signifie la diff&eacute;rence du texte forain (<em>foreign</em>), mais uniquement en d&eacute;rangeant les codes culturels qui priment dans la langue cible<sup><a href="#nbp_16" id="note_16" name="lien_nbp_16" title="Aller à la note de bas de page n°16">16</a></sup>&nbsp;&raquo;.</p> <p>En fran&ccedil;ais, il est certes inhabituel d&rsquo;utiliser le mot &laquo;&nbsp;forain&nbsp;&raquo; pour dire &laquo;&nbsp;&eacute;tranger&nbsp;&raquo;, mais c&rsquo;est pour cela que cet usage archa&iuml;que exemplifie bien les pratiques traductrices que Venuti encourage pour d&eacute;stabiliser les codes dominants d&rsquo;une culture r&eacute;ceptrice. Le mot expose le caract&egrave;re &eacute;tranger et traduit du texte &eacute;tranger traduit. Vu tout ce qui s&rsquo;&eacute;nonce sur &laquo;&nbsp;l&rsquo;&eacute;tranger&nbsp;&raquo; aujourd&rsquo;hui, il nous a sembl&eacute; crucial de travailler,&nbsp;<em>par la traduction de la traductologie</em>, &agrave; rendre &eacute;tranger &ndash; ou forain &ndash; ce terme m&ecirc;me, qui nous est peut-&ecirc;tre devenu trop familier, si familier qu&rsquo;il&nbsp;<em>sonne creux</em>.</p> <h2>2.&nbsp;<strong>Le refus du nom forain&nbsp;: l&rsquo;&eacute;preuve de l&rsquo;&eacute;tranger revisit&eacute;e</strong></h2> <p>L&rsquo;itin&eacute;raire que nous avions pr&eacute;vu et souhait&eacute; pour le mot-concept &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo; n&rsquo;a pas eu lieu. Son voyage transatlantique du Qu&eacute;bec vers l&rsquo;Europe francophone s&rsquo;est interrompu, ou il s&rsquo;est du moins infl&eacute;chi lorsque les autorit&eacute;s comp&eacute;tentes ont refus&eacute; cette proposition de traduction et lui ont pr&eacute;f&eacute;r&eacute; le mot-concept &laquo;&nbsp;&eacute;trang&eacute;isation&nbsp;&raquo;. Trois raisons motivant ce refus sont venues &agrave; nous&nbsp;: 1) le mot &laquo;&nbsp;&eacute;trang&eacute;isation&nbsp;&raquo; a d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; utilis&eacute; en fran&ccedil;ais pour traduire le concept venutien de &laquo;&nbsp;<em>foreignization</em>&nbsp;&raquo;&nbsp;; 2) le mot &laquo;&nbsp;forain&nbsp;&raquo; peut avoir des connotations &laquo;&nbsp;plut&ocirc;t n&eacute;gatives&nbsp;&raquo;, qui seraient li&eacute;es &laquo;&nbsp;aux gens du voyage&nbsp;&raquo;&nbsp;; et 3) le mot &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo; ressemble &agrave; un &laquo;&nbsp;calque&nbsp;&raquo; de l&rsquo;anglais et nous ne pouvons pr&eacute;sumer que les lectrices et lecteurs du&nbsp;<em>Handbook&nbsp;</em>feront le chemin &eacute;tymologique (forain &ndash;&nbsp;<em>foreign</em>&nbsp;&ndash; forain &ndash;&nbsp;<em>foris</em>) donn&eacute; en note pour le justifier. D&eacute;plier chacune de ces trois raisons peut permettre de mieux comprendre ce qui, en pratique, participe &agrave; d&eacute;terminer certains itin&eacute;raires et certaines modalit&eacute;s de la circulation des concepts entre plusieurs langues, en particulier lorsque cette circulation a lieu dans un espace transnational qui tend &agrave; se penser et &agrave; se pr&eacute;senter comme une m&ecirc;me discipline, comme un champ autonome dont l&rsquo;id&eacute;al est une certaine uniformit&eacute;, voire une homog&eacute;n&eacute;it&eacute; dans les usages des concepts.</p> <p>Pour qu&rsquo;un tel d&eacute;pliage soit productif, il m&rsquo;appara&icirc;t crucial d&rsquo;objectiver l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement qui en est l&rsquo;occasion &ndash; il ne s&rsquo;agit donc pas (surtout pas) de faire du refus du mot &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo; une &laquo;&nbsp;affaire personnelle&nbsp;&raquo;. Les trois raisons donn&eacute;es ne sont pas seulement celles des individus en situation d&rsquo;autoriser la traduction en question ; elles sont proprement structurelles. Elles rel&egrave;vent (et elles r&eacute;v&egrave;lent une certaine configuration) du champ traductologique. Ce caract&egrave;re structurel des raisons donn&eacute;es est d&rsquo;ailleurs sugg&eacute;r&eacute; par le fait que les deux derni&egrave;res avaient &eacute;t&eacute; pressenties et discut&eacute;es lors du travail de notre groupe plurinational en sol qu&eacute;b&eacute;cois. Suivant l&rsquo;approche de Venuti dans sa g&eacute;n&eacute;alogie de &laquo;&nbsp;l&rsquo;invisibilit&eacute; du traducteur&nbsp;&raquo;, je proposerai donc une sorte de&nbsp;<em>lecture symptomale</em>&nbsp;du refus du nom &laquo;&nbsp;forain&nbsp;&raquo; pour dire &laquo;&nbsp;l&rsquo;&eacute;tranger&nbsp;&raquo; en traductologie. Par ce terme aujourd&rsquo;hui tomb&eacute; dans une certaine d&eacute;su&eacute;tude, sinon dans une d&eacute;su&eacute;tude certaine, je cherche &agrave; d&eacute;signer une lecture qui, en principe, &laquo;&nbsp;d&eacute;c&egrave;le l&rsquo;ind&eacute;celable dans le texte m&ecirc;me qu&rsquo;elle lit, et le rapporte &agrave;&nbsp;<em>un autre texte</em>, pr&eacute;sent d&rsquo;une absence n&eacute;cessaire dans le premier&nbsp;&raquo;, et cela, par &laquo;&nbsp;la production syst&eacute;matique progressive de cette r&eacute;flexion de la probl&eacute;matique sur ses objets qui les rend&nbsp;<em>visibles</em>, et la mise &agrave; jour, la production de la probl&eacute;matique la plus profonde qui permette de&nbsp;<em>voir</em>&nbsp;ce qui peut n&rsquo;avoir encore d&rsquo;autre existence qu&rsquo;allusive ou pratique<sup><a href="#nbp_17" id="note_17" name="lien_nbp_17" title="Aller à la note de bas de page n°17">17</a></sup>&nbsp;&raquo;. &Agrave; la fois politologique et politique, une telle lecture requiert ici d&rsquo;identifier les conditions inextricablement mat&eacute;rielles et symboliques de la production du savoir traductologique contemporain, incluant les conditions de possibilit&eacute; de la circulation de ce savoir au moyen d&rsquo;objets comme le&nbsp;<em>Handbook of Translation Studies</em>. Je d&eacute;plierai d&rsquo;abord la premi&egrave;re et la troisi&egrave;me des raisons donn&eacute;es.</p> <p>Remarquer ce simple fait que notre traduction &eacute;tait destin&eacute;e &agrave; para&icirc;tre dans le&nbsp;<em>Handbook</em>&nbsp;permet un premier d&eacute;pliage du refus du nom &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo;. L&rsquo;id&eacute;e qu&rsquo;il vaut mieux refuser ce n&eacute;ologisme au profit d&rsquo;&laquo;&nbsp;&eacute;trang&eacute;isation&nbsp;&raquo; parce que ce dernier a d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; utilis&eacute; pour traduire le concept venutien t&eacute;moigne d&rsquo;une lecture d&eacute;termin&eacute;e de la fonction et des effets des livres &agrave; vocation encyclop&eacute;dique, anthologique ou introductive. Pens&eacute; positivement comme &laquo;&nbsp;signe de maturit&eacute;&nbsp;&raquo; et comme &laquo;&nbsp;manifestation de l&rsquo;institutionnalisation de la discipline&nbsp;&raquo; de la traductologie, le&nbsp;<em>Handbook</em>&nbsp;n&rsquo;est pas con&ccedil;u ni per&ccedil;u comme un lieu de cr&eacute;ation ou d&rsquo;invention. C&rsquo;est un espace textuel d&rsquo;accumulation du savoir, une archive des novations d&eacute;j&agrave; tent&eacute;es, qui sert &agrave; produire et reproduire la l&eacute;gitimit&eacute; de la traductologie comme discipline. Selon cette lecture, chaque article est moins l&rsquo;occasion de recherches et d&rsquo;exp&eacute;rimentations actives qu&rsquo;un v&eacute;hicule &laquo;&nbsp;passif&nbsp;&raquo; de diffusion de la recherche pass&eacute;e, m&ecirc;me si plusieurs signalent des pistes ou des ouvertures pour le travail &agrave; venir &ndash; invoquer la continuation semble un passage oblig&eacute;.</p> <p>Malgr&eacute; l&rsquo;&eacute;nonciation d&rsquo;un &laquo;&nbsp;usage &eacute;tabli&nbsp;&raquo; d&rsquo;&laquo;&nbsp;&eacute;trang&eacute;isation&nbsp;&raquo;, ce mot &eacute;tait pratiquement inconnu des participantes et participants de&nbsp;<em>Traduire les humanit&eacute;s</em>. Certes, nous comptions dans le groupe des traductrices, des traducteurs et des traductologues amateurs (dont je suis), mais aussi des professionnelles que nous devons supposer au fait des usages de leur discipline. Mathieu Guid&egrave;re utilise bien &laquo;&nbsp;&eacute;trang&eacute;isation&nbsp;&raquo; dans son&nbsp;<em>Introduction &agrave; la traductologie</em>, mais &agrave; notre connaissance, il est l&rsquo;un des seuls &agrave; le faire<sup><a href="#nbp_18" id="note_18" name="lien_nbp_18" title="Aller à la note de bas de page n°18">18</a></sup>. Une recherche des occurrences de ce mot r&eacute;v&egrave;le en fait qu&rsquo;il est surtout utilis&eacute; en &eacute;tudes litt&eacute;raires, th&eacute;&acirc;trales et cin&eacute;matographiques, o&ugrave; il sert souvent &agrave; traduire les concepts d&rsquo;&laquo;&nbsp;<em>ostran&eacute;niy&eacute;</em>&nbsp;&raquo;, cr&eacute;&eacute; par les formalistes russes, et de &laquo;&nbsp;<em>Verfremdung</em>&nbsp;&raquo;, cr&eacute;&eacute; par Bertolt Brecht. Le recours &agrave; ce terme dans une somme traductologique soul&egrave;ve donc deux questions. D&rsquo;une part, s&rsquo;il s&rsquo;agit de (re)produire une discipline en tant que champ autonome, ne devrions-nous pas nous attendre &agrave; ce que l&rsquo;usage de mots-concepts nouveaux et originaux soit encourag&eacute; en traductologie&nbsp;? En valorisant le terme &laquo;&nbsp;&eacute;trang&eacute;isation&nbsp;&raquo;, la traductologie francophone montre ici qu&rsquo;elle se soucie &ndash; sans doute pour des raisons institutionnelles &ndash; de sa relation avec les &eacute;tudes litt&eacute;raires, th&eacute;&acirc;trales et cin&eacute;matographiques. D&rsquo;autre part, le concept formaliste et le concept brechtien sont aussi utilis&eacute;s dans des travaux anglophones, o&ugrave; ils sont souvent traduits par &laquo;&nbsp;<em>estrangement</em><sup><a href="#nbp_19" id="note_19" name="lien_nbp_19" title="Aller à la note de bas de page n°19">19</a></sup>&nbsp;&raquo;. Si Venuti a pr&eacute;f&eacute;r&eacute; utiliser &laquo;&nbsp;<em>foreignization</em>&nbsp;&raquo;, ne devrions-nous pas le suivre, ou &agrave; tout le moins, nous interroger sur sa d&eacute;cision de ne&nbsp;<em>pas</em>&nbsp;recourir au mot &laquo;&nbsp;<em>estrangement</em>&nbsp;&raquo; et aux filiations qu&rsquo;il porte&nbsp;?</p> <p>Dans le m&ecirc;me ordre d&rsquo;id&eacute;e &ndash; et avant d&rsquo;aborder la perception des connotations &laquo;&nbsp;plut&ocirc;t n&eacute;gatives&nbsp;&raquo; qui seraient associ&eacute;es au mot &laquo;&nbsp;forain&nbsp;&raquo; en fran&ccedil;ais &ndash;, l&rsquo;id&eacute;e qu&rsquo;il vaudrait mieux utiliser le mot &laquo;&nbsp;&eacute;trang&eacute;isation&nbsp;&raquo; parce que nous ne pouvons pas nous attendre &agrave; ce que le lectorat du&nbsp;<em>Handbook</em>&nbsp;fasse le chemin &eacute;tymologique qui va de l&rsquo;anglais &laquo;&nbsp;<em>foreign</em>&nbsp;&raquo; au latin &laquo;&nbsp;<em>foris</em>&nbsp;&raquo; en passant par le fran&ccedil;ais &laquo;&nbsp;forain&nbsp;&raquo; t&eacute;moigne de pr&eacute;conceptions d&eacute;termin&eacute;es quant &agrave; la composition, ou plut&ocirc;t, quant aux dispositions du lectorat de l&rsquo;ouvrage. Cette id&eacute;e suppose en effet que nous ne pouvons pas prendre pour acquis que les lectrices et les lecteurs de la traduction du texte de Paloposki liront la note que nous proposons, ou du moins, si elles et ils la lisent, qu&rsquo;elles et ils la comprendront. Cette crainte face &agrave; la (non-)lecture de la note t&eacute;moigne d&rsquo;&eacute;valuations singuli&egrave;res quant &agrave; ce que &laquo;&nbsp;lire&nbsp;&raquo; veut dire aujourd&rsquo;hui. Elle reconduit aussi le malaise persistant, en traduction, face &agrave; l&rsquo;utilisation m&ecirc;me des &laquo;&nbsp;notes de traduction&nbsp;&raquo;, ces outils (para)textuels qui rendent visible le caract&egrave;re traduit d&rsquo;un texte traduit. Ce que &laquo;&nbsp;lire&nbsp;&raquo; veut dire dans un espace-temps donn&eacute; participe en fait &agrave; la caract&eacute;risation d&rsquo;une culture, voire d&rsquo;une civilisation&nbsp;:</p> <p><q>Comme civilisation &ndash; car il s&rsquo;agit d&rsquo;un mode d&rsquo;&ecirc;tre civilisationnel &ndash;, il faut s&rsquo;observer soi-m&ecirc;me lisant une traduction pour comprendre comment notre culture n&rsquo;arrive pas &agrave; prendre une traduction (un texte, ou m&ecirc;me un mot ou une locution) pour ce qu&rsquo;elle est, y compris un objet quasi-autonome qui m&eacute;rite une investigation. On veut lire rapidement sans embarras. L&rsquo;intervention du traducteur ou de la traductrice, c&rsquo;est-&agrave;-dire le moment o&ugrave; il ou elle devient visible, redonne au texte lu son v&eacute;ritable caract&egrave;re de suppl&eacute;mentarit&eacute; qu&rsquo;on pr&eacute;f&eacute;rerait ne pas sentir. &laquo;&nbsp;&Ccedil;a sent la traduction&nbsp;&raquo;, entend-t-on parfois, probablement parce que c&rsquo;en est une. La forainisation, ou tout autre mot pour la d&eacute;signer, est cette volont&eacute; de briser la trop grande confiance qu&rsquo;une culture peut avoir d&rsquo;elle-m&ecirc;me pour la forcer &agrave; aller au-dehors &ndash; ou pourquoi pas de se lib&eacute;rer d&rsquo;une domestication qui la rendrait apathique<sup><a href="#nbp_20" id="note_20" name="lien_nbp_20" title="Aller à la note de bas de page n°20">20</a></sup>.</q></p> <p>Dans les raisons donn&eacute;es au refus du mot &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo;, le souci de lisibilit&eacute; ou de fluidit&eacute; est central. Ce souci est apparemment bienveillant envers le lectorat. Cependant, il est aussi, et tr&egrave;s pr&eacute;cis&eacute;ment, la cible de Venuti et donc l&rsquo;enjeu de l&rsquo;article de Paloposki. Pour Venuti, ce souci de &laquo;&nbsp;transmissibilit&eacute;&nbsp;&raquo; requiert et reconduit une domestication violente des textes &eacute;trangers<sup><a href="#nbp_21" id="note_21" name="lien_nbp_21" title="Aller à la note de bas de page n°21">21</a></sup>.</p> <p>&Agrave; l&rsquo;occasion de la traduction du&nbsp;<em>Handbook of Translation Studies</em>, il semble que ce souci s&rsquo;articule &agrave; un autre pr&eacute;jug&eacute; tenace mais apparemment contraire &agrave; celui de la transmissibilit&eacute;&nbsp;: le rejet des &laquo;&nbsp;calques&nbsp;&raquo;, ces mots consid&eacute;r&eacute;s comme des non-traductions<sup><a href="#nbp_22" id="note_22" name="lien_nbp_22" title="Aller à la note de bas de page n°22">22</a></sup>. En termes venutiens, ces mots seraient des importations insuffisamment domestiqu&eacute;es au go&ucirc;t des cultures r&eacute;ceptrices. &Agrave; ce titre, il est toutefois important de remarquer que le refus des calques s&rsquo;explique moins par une inintelligibilit&eacute; de la langue &eacute;trang&egrave;re que par le fait que ces mots &eacute;trangers passent ou circulent&nbsp;<em>trop bien</em>&nbsp;dans une langue r&eacute;ceptrice. Les calques sont intelligibles et int&eacute;gr&eacute;s &agrave; la langue&nbsp;<em>en tant</em>&nbsp;que mots &eacute;trangers import&eacute;s. Ce qui pose probl&egrave;me dans un calque &ndash; surtout si l&rsquo;on v&eacute;n&egrave;re sa langue maternelle, comme le dit Berman &ndash;, c&rsquo;est&nbsp;<em>l&rsquo;effacement</em>&nbsp;de la diff&eacute;rence propre/&eacute;tranger.</p> <p>Au Qu&eacute;bec, par exemple, les calques de l&rsquo;anglais sont appel&eacute;s &laquo;&nbsp;anglicismes&nbsp;&raquo; et leur prolif&eacute;ration est particuli&egrave;rement mal vue dans certains cercles et certains r&eacute;seaux car l&rsquo;anglais est incontestablement la langue dominante en Am&eacute;rique du Nord. Laisser &laquo;&nbsp;passer&nbsp;&raquo; des mots &laquo;&nbsp;anglais&nbsp;&raquo; dans&nbsp;<em>notre</em>&nbsp;langue, des mots que nous comprenons assez bien, voire&nbsp;<em>trop bien</em>, menacerait la survie de cette langue,&nbsp;<em>et donc la n&ocirc;tre</em>&nbsp;comme &laquo;&nbsp;peuple&nbsp;&raquo; ou comme &laquo;&nbsp;soci&eacute;t&eacute; distincte&nbsp;&raquo;, comme &laquo;&nbsp;nous&nbsp;&raquo;. Accepter les calques de l&rsquo;anglais, ce serait jouer le jeu de l&rsquo;imp&eacute;rialisme culturel &eacute;tasunien et canadien-anglais en se faisant les complices d&rsquo;un des outils cruciaux de l&rsquo;h&eacute;g&eacute;monie&nbsp;: la langue m&ecirc;me. Lors de nos travaux de traduction, il nous semblait toutefois que le mot &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo; pouvait, justement en raison de sa semblance avec le mot anglais, exposer la complexit&eacute; oubli&eacute;e ou effac&eacute;e des origines et de la diff&eacute;rence des langues. Nous croyions que le mot lui-m&ecirc;me, accompagn&eacute; par la note explicative, serait peut &ecirc;tre en mesure de rappeler l&rsquo;importance historique du fran&ccedil;ais dans le d&eacute;veloppement de l&rsquo;anglais. Cela aurait peut-&ecirc;tre m&ecirc;me pu permettre de lancer une r&eacute;flexion sur le caract&egrave;re fictionnel des r&eacute;cits d&rsquo;origine en g&eacute;n&eacute;ral&hellip; Mais notre d&eacute;sir, nos justifications et notre confiance en la capacit&eacute; d&rsquo;un mot, d&rsquo;un concept, &agrave;&nbsp;<em>donner &agrave; penser</em>&nbsp;n&rsquo;ont pas suffi &agrave; le rendre acceptable. Serait-ce que l&rsquo;id&eacute;e m&ecirc;me d&rsquo;une parent&eacute; ou d&rsquo;une coappartenance de l&rsquo;anglais et du fran&ccedil;ais nourrit la puissance de l&rsquo;anglais&nbsp;? Au Qu&eacute;bec, nous pensons souvent que la francophonie europ&eacute;enne est moins sensible aux anglicismes (nous savons par exemple que le mot shopping est d&rsquo;usage courant en France), d&rsquo;o&ugrave; notre &eacute;tonnement face au refus&nbsp;<em>europ&eacute;en</em>&nbsp;du calque que serait &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo;.</p> <p>Ces deux raisons donn&eacute;es pour le refus du nom &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo; &ndash; l&rsquo;existence d&rsquo;une traduction &eacute;tablie et la trop grande visibilit&eacute; de l&rsquo;op&eacute;ration traductrice &ndash; sont particuli&egrave;rement troublantes ici, car elles concernent un texte qui porte sur la distinction de Venuti entre domestication et forainisation. Cette distinction a &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute;e pour rendre possible une critique efficace du caract&egrave;re ethnocentrique des traductions qui cherchent &agrave; &eacute;viter de d&eacute;ranger les usages langagiers de la culture r&eacute;ceptrice en misant sur la fluidit&eacute; comme modalit&eacute; d&rsquo;effacement des caract&egrave;res traduits et &eacute;trangers d&rsquo;un texte &eacute;tranger traduit. Toutefois, ce trouble est peut-&ecirc;tre lui-m&ecirc;me un sympt&ocirc;me, celui d&rsquo;un autre pr&eacute;jug&eacute; tenace en traduction et en traductologie&nbsp;: l&rsquo;imp&eacute;ratif de fid&eacute;lit&eacute; &agrave; l&rsquo;auteur du texte d&rsquo;origine. Doit-on traduire Venuti comme Venuti &eacute;nonce qu&rsquo;il faut traduire&nbsp;? La r&eacute;ponse &agrave; cette question semble d&eacute;pendre de ce que nous pensons des &eacute;nonc&eacute;s particuliers de Venuti, de leur validit&eacute; et de leur valeur sp&eacute;cifiques. Cependant, poser cette question c&rsquo;est aussi demander plus g&eacute;n&eacute;ralement si, lorsque nous traduisons des textes traductologiques pour les faire circuler, il est possible et souhaitable de&nbsp;<em>suspendre l&rsquo;&eacute;preuve de l&rsquo;&eacute;tranger</em>, de faire l&rsquo;&eacute;conomie d&rsquo;une r&eacute;flexion critique sur notre pratique. Ce que Berman a nomm&eacute; &laquo;&nbsp;l&rsquo;&eacute;preuve de l&rsquo;&eacute;tranger&nbsp;&raquo; &ndash; ce &laquo;&nbsp;drame du traducteur&nbsp;&raquo; qui risque &agrave; chaque fois de trahir soit sa langue propre, soit l&rsquo;&oelig;uvre en langue &eacute;trang&egrave;re<sup><a href="#nbp_23" id="note_23" name="lien_nbp_23" title="Aller à la note de bas de page n°23">23</a></sup>&nbsp;&ndash; ressurgit-elle n&eacute;cessairement (et m&ecirc;me, avec une force ou une urgence accrue) lorsqu&rsquo;il s&rsquo;agit de traduire un texte qui implique de&nbsp;<em>penser</em>&nbsp;la traduction&nbsp;? Est-il m&ecirc;me possible de rendre compte d&rsquo;un travail de pens&eacute;e, d&rsquo;exposer et de rendre justice &agrave; la&nbsp;<em>force</em>&nbsp;d&rsquo;une pens&eacute;e sans la pratiquer ou la faire sienne&nbsp;? Dans ce cas pr&eacute;cis, la traduction d&rsquo;un article sur l&rsquo;&eacute;thique forainisante en traduction ne devrait-elle pas &ecirc;tre elle-m&ecirc;me forainisante&nbsp;?</p> <h2>3.<strong>Le concept comme question&nbsp;: les lieux pour penser</strong></h2> <p>Selon l&rsquo;ordre dans lequel les raisons du refus du mot &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo; pour traduire le concept de &laquo;&nbsp;<em>foreignization</em>&nbsp;&raquo; sont venues jusqu&rsquo;&agrave; nous, la raison centrale &ndash; et donc peut-&ecirc;tre &agrave; la fois la plus importante et la plus fragile, si l&rsquo;on en croit certains usages de la rh&eacute;torique classique &ndash; est la s&eacute;rie de connotations &laquo;&nbsp;plut&ocirc;t n&eacute;gatives&nbsp;&raquo; qui seraient li&eacute;es, selon les autorit&eacute;s comp&eacute;tentes, aux &laquo;&nbsp;gens du voyage&nbsp;&raquo;. &Agrave; mon sens, cette raison est v&eacute;ritablement&nbsp;<em>politique</em>, et ce d&rsquo;au moins deux fa&ccedil;ons. Premi&egrave;rement, cette rationalisation peut &ecirc;tre d&eacute;pli&eacute;e selon la ligne de ce qu&rsquo;il est convenu d&rsquo;appeler &laquo;&nbsp;le politiquement correct&nbsp;&raquo;, syntagme qui est la traduction, voire le calque d&rsquo;usage de l&rsquo;expression anglaise &laquo;&nbsp;<em>political correctness</em>&nbsp;&raquo;. Cette modalit&eacute; de parole et d&rsquo;&eacute;criture a &agrave; voir avec les conventions, la conventionalit&eacute; et la convenance&nbsp;: elle d&eacute;signe un souci de ce qui convient ou ne convient pas, de ce qu&rsquo;il convient de dire ou de taire, de ce qu&rsquo;il est convenable d&rsquo;exposer et de voiler. Elle semble contraire &agrave; la forainisation, qui veut d&eacute;stabiliser les normes.</p> <p>Il serait toutefois injuste, regrettable et peut-&ecirc;tre m&ecirc;me dangereux de r&eacute;p&eacute;ter ici les condamnations lapidaires du souci des mots que nous employons sous pr&eacute;texte qu&rsquo;il servirait &laquo;&nbsp;les bien-pensants&nbsp;&raquo; ou participerait &agrave; cr&eacute;er une &laquo;&nbsp;novlangue&nbsp;&raquo; qui, au lieu d&rsquo;&eacute;clairer la r&eacute;alit&eacute;, l&rsquo;obscurcirait. Le souci de travailler ou de lutter&nbsp;<em>par le langage</em>&nbsp;contre la reproduction et le renforcement des syst&egrave;mes de stigmatisation de certains groupes, de certaines collectivit&eacute;s ou communaut&eacute;s imagin&eacute;es par la r&eacute;duction m&eacute;canique d&rsquo;individus empiriques &agrave; des st&eacute;r&eacute;otypes et des pr&eacute;jug&eacute;s est louable, politiquement. Il tient d&rsquo;un d&eacute;sir de v&eacute;rit&eacute; et de justice. Dans le cas de la traduction du concept de &laquo;&nbsp;<em>foreignization</em>&nbsp;&raquo;, il faut d&rsquo;ailleurs souligner que Venuti, en utilisant &laquo;&nbsp;<em>foreign</em>&nbsp;&raquo;, &eacute;vite de nommer un collectif pr&eacute;cis &ndash; il n&rsquo;utilise pas le vocable &laquo;&nbsp;<em>orientalization</em>&nbsp;&raquo;, par exemple, qui &eacute;voquerait d&rsquo;abord pour son lectorat les critiques postcoloniales de l&rsquo;orientalisme, dont celle d&rsquo;Edward Sa&iuml;d, ni &laquo;&nbsp;<em>subalternization</em>&nbsp;&raquo;, qui &eacute;voquerait les critiques immanentes des &laquo;&nbsp;<em>subaltern studies</em>&nbsp;&raquo;, dont celle de Gayatri Spivak. &laquo;&nbsp;<em>The foreign</em>&nbsp;&raquo;, c&rsquo;est bien &laquo;&nbsp;l&rsquo;&eacute;tranger&nbsp;&raquo;&nbsp;<em>en g&eacute;n&eacute;ral</em>, ou &laquo;&nbsp;l&rsquo;&Eacute;tranger&nbsp;&raquo;, une&nbsp;<em>figure</em>&nbsp;apparemment intemporelle dont il n&rsquo;est pas certain qu&rsquo;elle soit r&eacute;ductible &agrave; la figure de &laquo;&nbsp;l&rsquo;Autre&nbsp;&raquo;, &agrave; &laquo;&nbsp;<em>the Other</em>&nbsp;&raquo;, terme qui &eacute;voque des filiations plus psychanalytiques. A contrario, en utilisant le mot &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo;, il aura sembl&eacute; qu&rsquo;un groupe ou qu&rsquo;une collectivit&eacute; sp&eacute;cifique &eacute;tait inutilement mise &agrave; part, sinon prise &agrave; partie, &laquo;&nbsp;<em>singled out</em>&nbsp;&raquo;. Cette communaut&eacute; serait celle couramment d&eacute;sign&eacute;e par le nom &laquo;&nbsp;forain&nbsp;&raquo;, un nom qui &eacute;voquerait plus pr&eacute;cis&eacute;ment &laquo;&nbsp;les gens du voyage&nbsp;&raquo;, et ce, de fa&ccedil;on &laquo;&nbsp;plut&ocirc;t n&eacute;gative&nbsp;&raquo;.</p> <p>Deuxi&egrave;mement, et avant d&rsquo;approcher directement la question des connotations &laquo;&nbsp;plut&ocirc;t n&eacute;gatives&nbsp;&raquo; li&eacute;es au nom &laquo;&nbsp;forain&nbsp;&raquo;, il faut aussi souligner que Venuti insiste pour dire que son concept est d&rsquo;abord&nbsp;<em>strat&eacute;gique&nbsp;</em>: il nomme une pratique de traduction qui cherche, dans chaque cas unique, &agrave; limiter la violence ethnocentrique qui est impliqu&eacute;e dans tout acte de traduction. &laquo;&nbsp;Le forain dans la traduction forainisante n&rsquo;est pas la repr&eacute;sentation transparente d&rsquo;une essence r&eacute;sidant dans le texte forain et valable en soi, mais une construction strat&eacute;gique dont la valeur d&eacute;pend de mani&egrave;re contingente de la situation actuelle de la langue cible<sup><a href="#nbp_24" id="note_24" name="lien_nbp_24" title="Aller à la note de bas de page n°24">24</a></sup>.&nbsp;&raquo; Venuti pr&eacute;cise en ce sens&nbsp;(et j&rsquo;expose au passage, par ma traduction, certaines limites &agrave; la lisibilit&eacute; que pose l&rsquo;usage du terme &laquo;&nbsp;forain&nbsp;&raquo; pour traduire &laquo;&nbsp;<em>foreign</em>&nbsp;&raquo; et ses d&eacute;riv&eacute;s &agrave; chaque occurrence)&nbsp;:</p> <p><q>L&rsquo;objectif ultime de ce livre est de&nbsp;<em>forcer</em>&nbsp;les traducteurs et leurs lecteurs &agrave;&nbsp;<em>r&eacute;fl&eacute;chir</em>&nbsp;&agrave; la violence ethnocentrique de la traduction et, d&egrave;s lors, &agrave; &eacute;crire et &agrave; lire les textes traduits de mani&egrave;re &agrave; reconna&icirc;tre la diff&eacute;rence linguistique et culturelle des textes forains. Je ne d&eacute;fends pas la valorisation indiscrimin&eacute;e de toute culture foraine ou un concept m&eacute;taphysique de forainit&eacute; en tant que valeur essentielle&nbsp;; en fait, dans une traduction forainisante, le texte forain est uniquement privil&eacute;gi&eacute; dans la mesure o&ugrave; il rend possible une perturbation des codes culturels de la langue cible, de sorte que sa valeur est toujours strat&eacute;gique, elle d&eacute;pend de mani&egrave;re contingente de la formation culturelle dans laquelle il est traduit. Le but est plut&ocirc;t d&rsquo;&eacute;laborer les moyens th&eacute;oriques, critiques et textuels par lesquels la traduction peut &ecirc;tre &eacute;tudi&eacute;e et pratiqu&eacute;e comme un&nbsp;<em>lieu de diff&eacute;rence</em>, plut&ocirc;t que de l&rsquo;homog&eacute;n&eacute;it&eacute; qui la caract&eacute;rise g&eacute;n&eacute;ralement aujourd&rsquo;hui<sup><a href="#" id="note_25" name="lien_nbp_25" title="Aller à la note de bas de page n°25">25</a></sup>.</q></p> <p>Venuti, &agrave; l&rsquo;instar de Machiavel (selon la lecture qu&rsquo;en a propos&eacute;e Sheldon Wolin), conceptualise le monde o&ugrave; circulent les textes non pas comme un espace-temps d&rsquo;o&ugrave; la violence pourrait un jour dispara&icirc;tre compl&egrave;tement, mais plut&ocirc;t comme une configuration essentiellement pol&eacute;mique et pol&eacute;mog&egrave;ne, toujours caract&eacute;ris&eacute;e par une certaine &laquo;&nbsp;&eacute;conomie de la violence&nbsp;&raquo;, par un &eacute;tat diff&eacute;rentiel des forces. Cette vision soutient le projet moderne d&rsquo;une pol&eacute;mologie ou d&rsquo;une politologie r&eacute;flexive, &laquo;&nbsp;une science de l&rsquo;application contr&ocirc;l&eacute;e de la force [pour] pr&eacute;server la ligne de d&eacute;marcation entre la cr&eacute;ativit&eacute; et la destruction politiques [et] administrer la dose pr&eacute;cise [de violence] qui convient &agrave; des situations sp&eacute;cifiques<sup><a href="#nbp_26" id="note_26" name="lien_nbp_26" title="Aller à la note de bas de page n°26">26</a></sup>&nbsp;&raquo;. Il est donc pensable qu&rsquo;une configuration des forces d&eacute;terminant et soutenant les codes d&rsquo;une culture ne puisse&nbsp;<em>pas</em>&nbsp;&ecirc;tre perturb&eacute;e par tel mot ou tel usage. Dans le cas de la culture traductologique francophone, il me semble que le mot-concept &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo; est pr&eacute;f&eacute;rable pr&eacute;cis&eacute;ment parce que le mot &laquo;&nbsp;&eacute;tranger&nbsp;&raquo; ne parvient plus &agrave; perturber des codes qui op&egrave;rent d&eacute;j&agrave; par euph&eacute;misation, abstraction et g&eacute;n&eacute;ralisation.</p> <p>Par son livre, Venuti cherche donc &agrave;&nbsp;<em>forcer</em>&nbsp;des gens &agrave;&nbsp;<em>r&eacute;fl&eacute;chir</em>&nbsp;&agrave; leurs pratiques de lecture et d&rsquo;&eacute;criture, &agrave;&nbsp;<em>penser</em>&nbsp;les modalit&eacute;s plus ou moins violentes de la traduction. Dans cette perspective, que peut un simple mot&nbsp;? De quoi un concept est-il capable, en tant qu&rsquo;entit&eacute; langagi&egrave;re inscrite dans un champ de probl&egrave;mes, en tant qu&rsquo;&eacute;l&eacute;ment structurant ou restructurant d&rsquo;une probl&eacute;matique, en tant que condition de r&eacute;ponse &agrave; une question&nbsp;? Comment distinguer un v&eacute;ritable mot-concept d&rsquo;instances caract&eacute;ris&eacute;es par l&rsquo;&laquo;&nbsp;absence de concept sous la pr&eacute;sence d&rsquo;un mot<sup><a href="#nbp_27" id="note_27" name="lien_nbp_27" title="Aller à la note de bas de page n°27">27</a></sup>&nbsp;&raquo;&nbsp;? Dans sa lecture symptomale du&nbsp;<em>Capital</em>&nbsp;de Marx, Althusser &eacute;non&ccedil;ait l&rsquo;absence &laquo;&nbsp;d&eacute;concertante mais in&eacute;vitable&nbsp;[du concept]&nbsp;<em>de l&rsquo;efficace d&rsquo;une structure sur ses &eacute;l&eacute;ments</em>, qui est la cl&eacute; de vo&ucirc;te invisible-visible, absente-pr&eacute;sente, de toute son &oelig;uvre<sup><a href="#nbp_28" id="note_28" name="lien_nbp_28" title="Aller à la note de bas de page n°28">28</a></sup>&nbsp;&raquo;. Il d&eacute;pliait ensuite les difficult&eacute;s qui, pour la&nbsp;<em>science</em>&nbsp;marxiste, sont li&eacute;es &agrave; l&rsquo;effacement de cette absence&nbsp;:</p> <p><q>Un manque conceptuel, non d&eacute;cel&eacute;, mais au contraire consacr&eacute; comme non-manque, et proclam&eacute; plein, peut, en certaines circonstances, s&eacute;rieusement entraver le d&eacute;veloppement d&rsquo;une science, ou de certaines de ses branches. Il suffit, pour s&rsquo;en convaincre, de noter qu&rsquo;une science ne progresse, c&rsquo;est-&agrave;-dire ne&nbsp;<em>vit</em>, que par une extr&ecirc;me attention &agrave; ses points de fragilit&eacute; th&eacute;orique. &Agrave; ce titre, elle tient moins sa vie de ce qu&rsquo;elle sait que de ce qu&rsquo;elle&nbsp;<em>ne sait pas&nbsp;</em>: sous la condition, absolue, de cerner ce non-su, et de le poser dans la rigueur d&rsquo;un probl&egrave;me. Or le non-su d&rsquo;une science n&rsquo;est pas ce que croit l&rsquo;id&eacute;ologie empiriste&nbsp;: son &laquo;&nbsp;r&eacute;sidu&nbsp;&raquo;, ce qu&rsquo;elle laisse hors de soi, ce qu&rsquo;elle ne peut concevoir ou r&eacute;soudre&nbsp;; mais par excellence ce qu&rsquo;elle porte en soi-m&ecirc;me de fragile, sous les apparences des plus fortes &laquo;&nbsp;&eacute;vidences&nbsp;&raquo;, certains silences de son discours, certains manques conceptuels, certains blancs de sa rigueur, bref tout ce qui d&rsquo;elle, &agrave; toute &eacute;coute attentive, &laquo;&nbsp;sonne creux&nbsp;&raquo;, en d&eacute;pit de son plein. S&rsquo;il est vrai que c&rsquo;est de savoir entendre en elle ce qui &laquo;&nbsp;sonne creux&nbsp;&raquo; qu&rsquo;une science progresse, quelque chose de la vie de la th&eacute;orie marxiste de l&rsquo;histoire est peut-&ecirc;tre suspendu &agrave; ce point pr&eacute;cis o&ugrave; Marx, de mille mani&egrave;res, nous d&eacute;signe la pr&eacute;sence d&rsquo;un concept essentiel &agrave; sa propre pens&eacute;e, mais absent de son discours<sup><a href="#nbp_29" id="note_29" name="lien_nbp_29" title="Aller à la note de bas de page n°29">29</a></sup>.</q></p> <p>Aujourd&rsquo;hui, nous savons que dans diverses situations, les discours sur &laquo;&nbsp;l&rsquo;&eacute;tranger&nbsp;&raquo;&nbsp;<em>sonnent creux</em>. En politique, l&rsquo;ouverture et l&rsquo;hospitalit&eacute; sont bien entendu d&eacute;clar&eacute;es sur plusieurs estrades, mais nous savons pertinemment que les choses se compliquent sur le terrain. Dans bien des cas, il semble en effet que sous le mot &laquo;&nbsp;hospitalit&eacute;&nbsp;&raquo;, par exemple, le&nbsp;<em>concept</em>&nbsp;soit absent, ou du moins, que seul&nbsp;<em>un certain concept</em>&nbsp;d&rsquo;hospitalit&eacute; y soit &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre &ndash; celui d&rsquo;un accueil conditionnel et limit&eacute;. L&rsquo;&eacute;loge (comme le m&eacute;pris) de &laquo;&nbsp;l&rsquo;&eacute;tranger&nbsp;&raquo; est modul&eacute; par et il retravaille une d&eacute;finition (qui est parfois une ind&eacute;finition) contingente de l&rsquo;&eacute;tranget&eacute;, qu&rsquo;il nous faut savoir&nbsp;<em>penser</em>.</p> <p>Prendre acte de ce fait me semble crucial pour les sciences humaines et sociales, et peut-&ecirc;tre particuli&egrave;rement pour la traductologie contemporaine, &eacute;tant donn&eacute; la place centrale qu&rsquo;y occupent les discours sur &laquo;&nbsp;l&rsquo;autre&nbsp;&raquo; et &laquo;&nbsp;l&rsquo;&eacute;tranger&nbsp;&raquo; depuis l&rsquo;Allemagne romantique, ou &agrave; tout le moins, depuis l&rsquo;&eacute;tude de Berman sur &laquo;&nbsp;l&rsquo;&eacute;preuve de l&rsquo;&eacute;tranger&nbsp;&raquo; conceptualis&eacute;e dans les pratiques traductrices de l&rsquo;Allemagne romantique. Avec Berman, peut-&ecirc;tre faut-il encore distinguer deux traductologies, ou deux tendances de et dans la traductologie&nbsp;: d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, un d&eacute;sir de se faire&nbsp;<em>discipline autonome</em>, et de l&rsquo;autre, un d&eacute;sir de se faire&nbsp;<em>r&eacute;flexion critique</em>. Dans ce cas,</p> <p><q>la traductologie, en tant que forme ou champ de savoir, pourrait &ecirc;tre primordialement rapproch&eacute;e de ces formes de &laquo;&nbsp;discours&nbsp;&raquo; r&eacute;centes que sont l&rsquo;&laquo;&nbsp;arch&eacute;ologie&nbsp;&raquo; de Michel Foucault, la &laquo;&nbsp;grammatologie&nbsp;&raquo; de Jacques Derrida ou la &laquo;&nbsp;po&eacute;tologie&nbsp;&raquo; d&eacute;velopp&eacute;e en Allemagne par Beda Alemann. Car plus que de disciplines &laquo;&nbsp;r&eacute;gionales&nbsp;&raquo;, il s&rsquo;agit ici de l&rsquo;&eacute;mergence de types de r&eacute;flexion portant sur des dimensions d&eacute;j&agrave; d&eacute;coup&eacute;es par d&rsquo;autres disciplines constitu&eacute;es, mais d&eacute;coup&eacute;es de telle mani&egrave;re (ou justement parce qu&rsquo;il y a d&eacute;coupage) que la richesse immanente de leur contenu ne peut plus pleinement appara&icirc;tre. La traduction est une telle dimension. Porteuse d&rsquo;un savoir propre, elle ne peut &ecirc;tre le sujet de ce savoir que si elle s&rsquo;ouvre sur une traductologie au sens esquiss&eacute; ici<sup><a href="#nbp_30" id="note_30" name="lien_nbp_30" title="Aller à la note de bas de page n°30">30</a></sup>.</q></p> <p>Trente ans apr&egrave;s la publication de&nbsp;<em>L&rsquo;&eacute;preuve de l&rsquo;&eacute;tranger</em>, vingt ans apr&egrave;s la premi&egrave;re &eacute;dition de&nbsp;<em>The Translator&rsquo;s Invisibility</em>&nbsp;et dix ans apr&egrave;s la republication &agrave; part de la conf&eacute;rence&nbsp;<em>Qu&rsquo;est-ce qu&rsquo;une traduction &laquo;&nbsp;relevante&nbsp;&raquo;</em>&nbsp;<em>?</em>, le&nbsp;<em>Handbook of Translation Studies</em>&nbsp;et sa traduction en d&rsquo;autres langues t&eacute;moignent d&rsquo;une institutionnalisation, mais peut-&ecirc;tre aussi d&rsquo;une disciplinarisation de la traductologie contemporaine comme discours sur un domaine &laquo;&nbsp;s&eacute;par&eacute;&nbsp;&raquo; &ndash; la pr&eacute;dominance de la premi&egrave;re tendance distingu&eacute;e par Berman, qui implique la possibilit&eacute; d&rsquo;exposer la pens&eacute;e traductologique sans la pratiquer, de r&eacute;sumer ou de synth&eacute;tiser des &laquo;&nbsp;acquis&nbsp;&raquo; sans s&rsquo;engager dans une r&eacute;flexion critique, et de strictement s&eacute;parer &laquo;&nbsp;recherche&nbsp;&raquo; et &laquo;&nbsp;enseignement&nbsp;&raquo;. Il est peut-&ecirc;tre opportun, aujourd&rsquo;hui, de r&eacute;it&eacute;rer et de tenter de relancer le rapprochement esquiss&eacute; par Berman avec d&rsquo;autres &laquo;&nbsp;types de r&eacute;flexion&nbsp;&raquo;, d&rsquo;autres &laquo;&nbsp;discours&nbsp;&raquo;, d&rsquo;autres&nbsp;<em>formes de pens&eacute;e</em>&nbsp;ou de&nbsp;<em>critique immanente</em>&nbsp;&ndash; arch&eacute;ologie, grammatologie, po&eacute;tologie &ndash;, pour rappeler que ladite &eacute;preuve de l&rsquo;&eacute;tranger dans et par la traduction est sans cesse renouvel&eacute;e, revisit&eacute;e, &agrave; recommencer, &agrave; reprendre et &agrave; repenser, ne serait-ce que pour la raison suivante&nbsp;: &laquo;&nbsp;l&rsquo;&eacute;tranger&nbsp;&raquo; n&rsquo;est jamais seulement un concept. Dans chaque cas, c&rsquo;est d&rsquo;abord et avant tout une singularit&eacute; concr&egrave;te&nbsp;:&nbsp;<em>cet&nbsp;</em>&eacute;tranger.</p> <p>C&rsquo;est dans ce contexte et selon cet angle d&rsquo;approche pr&eacute;cis qu&rsquo;il me semble pertinent et convenable d&rsquo;enfin d&eacute;plier la question centrale des connotations &laquo;&nbsp;plut&ocirc;t n&eacute;gatives&nbsp;&raquo; du nom &laquo;&nbsp;forain&nbsp;&raquo; en fran&ccedil;ais, connotations qui seraient li&eacute;es aux &laquo;&nbsp;gens du voyage&nbsp;&raquo; (et qui ont, mais cela est &eacute;videmment secondaire, justifi&eacute; le refus du mot &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo; comme traduction). Qu&rsquo;en est-il de ces connotations et leur n&eacute;gativit&eacute; r&eacute;put&eacute;e? Au Qu&eacute;bec, le mot &laquo;&nbsp;forain&nbsp;&raquo; est peu utilis&eacute; et il &eacute;voque surtout l&rsquo;imaginaire des f&ecirc;tes carnavalesques, des caravanes de jeux et de man&egrave;ges (grandes roues, etc.) qui se prom&egrave;nent d&rsquo;un festival &agrave; l&rsquo;autre, d&rsquo;une ville &agrave; l&rsquo;autre, surtout au cours de la saison estivale. En France, du moins selon ce qu&rsquo;il est possible d&rsquo;en savoir &agrave; partir de la rive ouest de l&rsquo;Atlantique, le mot semble avoir des connotations plus d&eacute;licates, plus d&eacute;rangeantes. D&rsquo;une part, le mot &laquo;&nbsp;forain&nbsp;&raquo; a un sens similaire &agrave; celui qu&rsquo;il a au Qu&eacute;bec&nbsp;: il &eacute;voque l&rsquo;imaginaire des foires et des f&ecirc;tes, les jeux, les man&egrave;ges, les attractions, les arts du cirque et de la rue, qui impliquent aussi l&rsquo;imaginaire d&rsquo;un certain nomadisme. C&rsquo;est le sens mis en valeur par le Mus&eacute;e des Arts Forains, par exemple, aux Pavillons de Bercy &agrave; Paris. D&rsquo;autre part, le mot a aussi un sens l&eacute;gal&nbsp;: une &laquo;&nbsp;audience foraine&nbsp;&raquo; a lieu lorsqu&rsquo;un juge ou un tribunal entend des parties dans un b&acirc;timent public hors d&rsquo;un palais de justice. Enfin, au point de rencontre entre l&rsquo;imaginaire carnavalesque et l&rsquo;imaginaire judiciaire, se pose la question difficile du rapport entre &laquo;&nbsp;forains&nbsp;&raquo; et &laquo;&nbsp;gens du voyage&nbsp;&raquo;. La&nbsp;<em>Loi n<sup>o</sup>&nbsp;2000-615 du 5 juillet 2000 relative &agrave; l&rsquo;accueil et &agrave; l&rsquo;habitat des gens du voyage</em>, par exemple, rappelle que les &laquo;&nbsp;personnes dites gens du voyage&nbsp;&raquo; sont celles &laquo;&nbsp;dont l&rsquo;habitat traditionnel est constitu&eacute; de r&eacute;sidences mobiles&nbsp;&raquo;. Les forains, pour leur part, ont en quelque sorte un&nbsp;<em>lieu de travail</em>&nbsp;mobile, mais peuvent avoir une r&eacute;sidence fixe. Des gens du voyage sont des forains et des forains sont des gens du voyage, mais ces noms demeurent irr&eacute;ductibles l&rsquo;un &agrave; l&rsquo;autre. De surcro&icirc;t, ces cat&eacute;gories se diff&eacute;rencient &eacute;galement de la cat&eacute;gorie des Roms, et c&rsquo;est justement l&agrave; que &ccedil;a se complique, politiquement.</p> <p>Ce sont peut-&ecirc;tre les Roms que le mot &laquo;&nbsp;forain&nbsp;&raquo; &eacute;voque d&rsquo;abord pour plusieurs &ndash; et il nous faut d&egrave;s lors questionner s&eacute;rieusement l&rsquo;id&eacute;e de &laquo;&nbsp;connotations plut&ocirc;t n&eacute;gatives&nbsp;&raquo; qui seraient li&eacute;es &agrave;&nbsp;<em>un peuple</em>. Dans la presse fran&ccedil;aise, il a r&eacute;cemment &eacute;t&eacute; question de la n&eacute;cessit&eacute; de distinguer l&rsquo;extension de ces diff&eacute;rents noms ou de ces diff&eacute;rents concepts<sup><a href="#nbp_31" id="note_31" name="lien_nbp_31" title="Aller à la note de bas de page n°31">31</a></sup>. Cette &laquo;&nbsp;n&eacute;cessit&eacute;&nbsp;&raquo; semble surtout avoir &eacute;t&eacute; &eacute;nonc&eacute;e comme telle par un petit nombre de forains &ndash; membres d&rsquo;une cat&eacute;gorie professionnelle &ndash; qui sentent le besoin de ne pas &ecirc;tre &laquo;&nbsp;amalgam&eacute;s&nbsp;&raquo; aux Roms, groupe culturel et politique qui fait l&rsquo;objet d&rsquo;&eacute;nonc&eacute;s troublants dans la sph&egrave;re m&eacute;diatique et politique, population europ&eacute;enne migrante qui se voit racialis&eacute;e et stigmatis&eacute;e &agrave; r&eacute;p&eacute;tition<sup><a href="#nbp_32" id="note_32" name="lien_nbp_32" title="Aller à la note de bas de page n°32">32</a></sup>. Quel traitement est-il fait &agrave; la population des Roms&nbsp;? Qu&rsquo;apprend-t-on sur le sort r&eacute;serv&eacute; &agrave; ce groupe &agrave; la lumi&egrave;re du fait qu&rsquo;un autre groupe juge n&eacute;cessaire et pressant de s&rsquo;en distinguer clairement dans l&rsquo;espace public&nbsp;? Qui est d&eacute;sign&eacute; par le mot &laquo;&nbsp;forain&nbsp;&raquo; et pourquoi&nbsp;?</p> <p>Il est crucial d&rsquo;inscrire ces questions dans l&rsquo;histoire et la g&eacute;ographie. &Agrave; cet &eacute;gard, il faut noter que le geste r&eacute;cent de certains forains professionnels en France r&eacute;p&egrave;te, un si&egrave;cle plus tard, celui qui a men&eacute; &agrave; la distinction de deux populations dans la loi fran&ccedil;aise de 1912 sur la circulation des nomades. Selon un sp&eacute;cialiste de l&rsquo;histoire des Tsiganes en France,</p> <p><q>Le projet [de loi de 1912] va en effet distinguer nettement deux types de nomades&nbsp;: la cat&eacute;gorie des &laquo;&nbsp;forains&nbsp;&raquo; de nationalit&eacute; fran&ccedil;aise et celle des &laquo;&nbsp;nomades&nbsp;&raquo; proprement dits, &agrave; savoir les Tsiganes, d&eacute;sign&eacute;s sous le terme de boh&eacute;miens ou romanichels. Pourquoi une telle distinction a-t-elle &eacute;t&eacute; ajout&eacute;e&nbsp;? Parce que les forains, dont le poids &eacute;lectoral n&rsquo;est pas n&eacute;gligeable aupr&egrave;s des &eacute;lus, ont protest&eacute; au nom de l&rsquo;&eacute;galit&eacute; pour tous contre des dispositions qui tendent &agrave; les assimiler &agrave; une population criminelle, qu&rsquo;ils ne voulaient pas &ecirc;tre confondus avec les &laquo;&nbsp;romanichels&nbsp;&raquo;, et ont refus&eacute; le &laquo;&nbsp;bertillonnage&nbsp;&raquo; qu&rsquo;entend instaurer une loi d&rsquo;exception. La r&eacute;sistance des forains est d&rsquo;ailleurs soutenue par la presse et bien vite les s&eacute;nateurs donnent droit &agrave; leur revendication. Si bien que la commission s&eacute;natoriale s&eacute;pare les mesures applicables aux forains, en exigeant d&rsquo;eux la production d&rsquo;une carte d&rsquo;identit&eacute; mentionnant leur signalement accompagn&eacute; d&rsquo;une photographie, tandis qu&rsquo;elle astreint durement les nomades &agrave; l&rsquo;obligation de pr&eacute;senter un carnet anthropom&eacute;trique d&rsquo;identit&eacute; et &agrave; faire viser leur carnet dans les localit&eacute;s o&ugrave; ils se rendent. Et ce n&rsquo;est pas uniquement le crit&egrave;re de la nationalit&eacute; fran&ccedil;aise qui se trouve ici pris en compte, puisque la d&eacute;finition des &laquo;&nbsp;nomades&nbsp;&raquo;, regroupant les itin&eacute;rants d&eacute;pourvus de domicile fixe, pr&eacute;cise &laquo;&nbsp;quelle que soit leur nationalit&eacute;&nbsp;&raquo;. Cette cat&eacute;gorisation discriminatoire et x&eacute;nophobe n&rsquo;englobe donc pas que les Tsiganes &eacute;trangers (et les forains de nationalit&eacute; &eacute;trang&egrave;re consid&eacute;r&eacute;s comme nomades) mais &eacute;galement les nomades (Tsiganes) fran&ccedil;ais. C&rsquo;est dire combien les Tsiganes vivant en France se voient priv&eacute;s des droits inh&eacute;rents &agrave; la citoyennet&eacute; nationale, et tombent sous le coup d&rsquo;une violence arbitraire d&eacute;ploy&eacute;e par l&rsquo;&Eacute;tat, violence tout &agrave; la fois politique et juridique, au pr&eacute;texte suppl&eacute;mentaire que, selon l&rsquo;id&eacute;ologie dominante, ces nomades &agrave; l&rsquo;&eacute;vidence non seulement &laquo;&nbsp;pr&eacute;tendent exercer un m&eacute;tier&nbsp;&raquo; mais sont &laquo;&nbsp;g&eacute;n&eacute;ralement des &eacute;trangers&nbsp;&raquo;<sup><a href="#nbp_33" id="note_33" name="lien_nbp_33" title="Aller à la note de bas de page n°33">33</a></sup>.</q></p> <p>Que, face &agrave; la persistance de telles violences contre le nomadisme, le concept de&nbsp;<em>forainisation</em>&nbsp;puisse servir d&rsquo;outil r&eacute;flexif pour penser les itin&eacute;raires et les modalit&eacute;s de la circulation des concepts, mais aussi des peuples, est un pari. Pour le gagner, il faudra sans doute recommencer plusieurs fois &agrave; s&rsquo;expliquer avec les douaniers, mais il y a peu &agrave; perdre &agrave; tenter le coup.</p> <hr /> <h2>Notes et r&eacute;f&eacute;rences</h2> <p><a href="#lien_nbp_1" name="nbp_1">1</a> Isabelle Stengers,&nbsp;<em>Penser avec Whitehead. &laquo;&nbsp;Une libre et sauvage cr&eacute;ation de concept&nbsp;&raquo;</em>, Paris, Seuil, coll. &laquo;&nbsp;L&rsquo;ordre philosophique&nbsp;&raquo;, 2002, p.<em>&nbsp;</em>431-432.</p> <p><a href="#lien_nbp_2" name="nbp_2">2</a> Une exception qui confirme la r&egrave;gle&nbsp;: le livre de Şebnem Susam-Sarajeva,&nbsp;<em>Theories on the Move: Translation&rsquo;s Role in the Travels of Literary Theories</em>, Leyde, Brill, coll. &laquo;&nbsp;Approaches to Translation Studies&nbsp;&raquo;, 2006. L&rsquo;ouvrage s&rsquo;int&eacute;resse aux rapports entre la traduction et les &laquo;&nbsp;voyages&nbsp;de concepts&nbsp;&raquo; en comparant deux itin&eacute;raires qui partent de France&nbsp;: la traduction-r&eacute;ception de Roland Barthes en Turquie et de H&eacute;l&egrave;ne Cixous aux &Eacute;tats-Unis.</p> <p><a href="#lien_nbp_3" name="nbp_3">3 </a>Roman Jakobson, &laquo;&nbsp;On Linguistic Aspects of Translation&nbsp;&raquo;, dans Reuben A. Brower [dir.],&nbsp;<em>On Translation</em>, Cambridge, Harvard Universiy Press, 1959, p.<em>&nbsp;</em>233.</p> <p><a href="#lien_nbp_4" name="nbp_4">4 </a>Autour de l&rsquo;&eacute;quivalence et de la logique &eacute;conomique (ou &eacute;cono-mim&eacute;tique) en traduction, voir Jacques Derrida,&nbsp;<em>Qu&rsquo;est-ce qu&rsquo;une traduction &laquo;&nbsp;relevante&nbsp;&raquo;&nbsp;?</em>, Paris, L&rsquo;Herne, coll. &laquo;&nbsp;Carnets&nbsp;&raquo;, 2005.</p> <p><a href="#lien_nbp_5" name="nbp_5">5 </a>Voir Pier-Pascale Boulanger, &laquo;&nbsp;Henri Meschonnic aux &Eacute;tats-Unis&nbsp;? Un cas de non-traduction&nbsp;&raquo;,&nbsp;<em>TTR&nbsp;: traduction, terminologie, r&eacute;daction</em>, vol.<em>&nbsp;</em>25, n<sup>o</sup><em>&nbsp;</em>2 (2012), p.<em>&nbsp;</em>235-256. La r&eacute;flexion de Boulanger sur la traduction quasi inexistante de Meschonnic en anglais contribue &agrave; l&rsquo;analyse des itin&eacute;raires et des modalit&eacute;s de la circulation des concepts en attribuant &laquo;&nbsp;les incitatifs &agrave; l&rsquo;importation de produits intellectuels&nbsp;&raquo; &agrave; deux variables&nbsp;: &laquo;&nbsp;l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t que pr&eacute;sente le[ur] potentiel d&rsquo;interpr&eacute;tation&nbsp;&raquo; et &laquo;&nbsp;l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t de consolider une discipline&nbsp;&raquo;.</p> <p><a href="#lien_nbp_6" name="nbp_6">6</a> Laboratoire de r&eacute;sistance s&eacute;miotique,&nbsp;<em>Pr&eacute;sentation du Laboratoire</em>, [en ligne].&nbsp;<a href="http://resistancesemiotique.org/activites/#.VW9I8mR_Oko">http://resistancesemiotique.org/activites/#.VW9I8mR_Oko</a>&nbsp;[consult&eacute; le 15 mai 2015].</p> <p><a href="#lien_nbp_7" name="nbp_7">7</a> Traduire les humanit&eacute;s,&nbsp;<em>Archives 2013-2014 du chantier Traduire les humanit&eacute;s</em>, [en ligne].&nbsp;<a href="http://resistancesemiotique.org/archives-2013-2014-du-chantier-traduire-les-humanites/#.VW9KfGR_Oko">http://resistancesemiotique.org/archives-2013-2014-du-chantier-traduire-les-humanites/#.VW9KfGR_Oko</a>&nbsp;[consult&eacute; le 15 mai 2015].</p> <p><a href="#lien_nbp_8" name="nbp_8">8</a> John Benjamins Publishing Company,&nbsp;<em>Handbook of Translation Studies</em>, [en ligne].&nbsp;<a href="https://benjamins.com/#catalog/books/hts/main">https://benjamins.com/#catalog/books/hts/main</a>&nbsp;[consult&eacute; le 15 mai 2015].</p> <p><a href="#lien_nbp_9" name="nbp_9">9</a> L&rsquo;id&eacute;e que la traduction des sciences humaines et sociales requiert une collaboration entre deux sp&eacute;cialistes suppose l&rsquo;existence de deux savoirs, l&rsquo;un qui rel&egrave;verait en propre des sciences humaines et sociales, ou encore d&rsquo;une discipline particuli&egrave;re (la sociologie, l&rsquo;anthropologie, l&rsquo;&eacute;conomie, etc.), et l&rsquo;autre qui rel&egrave;verait en propre de la traduction, con&ccedil;ue comme un art, une technique ou une science. La question pratique soulev&eacute;e par cette id&eacute;e est celle de la l&eacute;gitimit&eacute; ou de l&rsquo;autorit&eacute; &agrave; traduire&nbsp;:&nbsp;<em>qui</em>&nbsp;peut traduire&nbsp;? qui&nbsp;<em>doit&nbsp;</em>traduire&nbsp;? Pour une r&eacute;flexion critique sur cette question &agrave; partir de la notion de &laquo;&nbsp;lieu vide du pouvoir&nbsp;&raquo; d&eacute;velopp&eacute;e par Claude Lefort, voir Ren&eacute; Lemieux, &laquo;&nbsp;Traduire le lieu vide du savoir&nbsp;&raquo;, dans&nbsp;<em>Trahir</em>&nbsp;(30 avril 2014), [en ligne].&nbsp;<a href="http://trahir.wordpress.com/2014/04/30/lemieux-humanites/">http://trahir.wordpress.com/2014/04/30/lemieux-humanites/</a>&nbsp;[consult&eacute; le 15 mai 2015].</p> <p><a href="#lien_nbp_10" name="nbp_10">10</a> Outi Paloposki, &laquo;&nbsp;Domestication and Foreignization&nbsp;&raquo;, dans Yves Gambier et Luc van Doorslaer [dir.],&nbsp;<em>Handbook of Translation Studies,&nbsp;</em>vol.<em>&nbsp;</em>2, Amsterdam, John Benjamins, 2011, p.<em>&nbsp;</em>40-42. Les articles &agrave; traduire en fran&ccedil;ais dans le cadre de&nbsp;<em>Traduire les humanit&eacute;s</em>&nbsp;ont &eacute;t&eacute; pr&eacute;s&eacute;lectionn&eacute;s par Ren&eacute; Lemieux. Ils ne devaient pas &ecirc;tre d&eacute;j&agrave; &laquo;&nbsp;r&eacute;serv&eacute;s&nbsp;&raquo; par des membres du r&eacute;seau international du&nbsp;<em>Handbook</em>&nbsp;et leur contenu devait concerner le n&oelig;ud traduction/sciences humaines et sociales. Pour ma part, je crois me rappeler avoir choisi cet article pour mieux conna&icirc;tre Lawrence Venuti, qui &eacute;tait souvent mentionn&eacute; lors du groupe de lecture.</p> <p><a href="#lien_nbp_11" name="nbp_11">11</a> Cet argumentaire est expos&eacute; en d&eacute;tail dans la deuxi&egrave;me partie du premier chapitre du livre-phare de Lawrence Venuti,&nbsp;<em>The Translator&rsquo;s Invisibility: A History of Translation</em>, New York, Routledge, 1995, p.<em>&nbsp;</em>17-39. Dans la deuxi&egrave;me &eacute;dition, Venuti ajoute quelques paragraphes &agrave; cette section pour clarifier son concept de &laquo;&nbsp;<em>foreignization</em>&nbsp;&raquo; en r&eacute;ponse aux critiques qui ont circul&eacute; depuis la premi&egrave;re parution. Voir Lawrence Venuti,&nbsp;<em>The Translator&rsquo;s Invisibility: A History of Translation,&nbsp;</em>2<sup>e</sup><em>&nbsp;</em>&eacute;dition, New York, Routledge, 2008, p.<em>&nbsp;</em>19-20. Dans ce qui suit, je me r&eacute;f&egrave;rerai &agrave; la premi&egrave;re &eacute;dition du livre de Venuti.</p> <p><a href="#lien_nbp_12" name="nbp_12">12</a> La note enti&egrave;re, qui ne se retrouve pas dans la version finale de la traduction puisque le choix du mot &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo; a &eacute;t&eacute; refus&eacute;, est donn&eacute;e dans Simon Labrecque, &laquo;&nbsp;De la forainisation (&agrave; l&rsquo;&eacute;trang&eacute;isation&nbsp;?), dans&nbsp;<em>Trahir</em>&nbsp;(15 juillet 2014) [en ligne],&nbsp;<a href="http://trahir.wordpress.com/2014/07/15/labrecque-forainisation/">http://trahir.wordpress.com/2014/07/15/labrecque-forainisation/</a>&nbsp;[consult&eacute; le 15 mai 2015].</p> <p><a href="#lien_nbp_13" name="nbp_13">13</a> Jean-Ren&eacute; Ladmiral, &laquo;&nbsp;Sourciers et ciblistes&nbsp;&raquo;,&nbsp;<em>Revue d&rsquo;esth&eacute;tique</em>, n<sup>o</sup><em>&nbsp;</em>12 (1986) p.<em>&nbsp;</em>&nbsp;33-42.</p> <p><a href="#lien_nbp_14" name="nbp_14">14</a> Antoine Berman,&nbsp;<em>L&rsquo;&eacute;preuve de l&rsquo;&eacute;tranger. Culture et traduction dans l&rsquo;Allemagne romantique</em>, Paris, Gallimard, 1985&nbsp;; Henri Meschonnic,&nbsp;<em>&Eacute;thique et politique du traduire</em>, Paris, Verdier, 2007. Dans sa lecture de Schleiermacher qui est aussi une critique de la lecture propos&eacute;e par Venuti, le traductologue d&rsquo;origine australienne Anthony Pym nomme pour sa part l&rsquo;opposition de Venuti &laquo;&nbsp;traduction fluide/traduction r&eacute;sistante&nbsp;&raquo;. Voir Anthony Pym,&nbsp;<em>Pour une &eacute;thique du traducteur</em>, Arras et Ottawa, Artois Presses Universit&eacute;, coll. &laquo;&nbsp;Traductologie&nbsp;&raquo;, Presses de l&rsquo;Universit&eacute; d&rsquo;Ottawa, coll. &laquo;&nbsp;P&eacute;dagogie de la traduction&nbsp;&raquo;, 1997, p.<em>&nbsp;</em>22. Enfin, Mathieu Guid&egrave;re mentionne quelques autres oppositions apparemment &eacute;quivalentes en les cat&eacute;gorisant comme des&nbsp;<em>strat&eacute;gies&nbsp;de traduction&nbsp;</em>: le protectionnisme et l&rsquo;assimilationnisme, la naturalisation et l&rsquo;exotisation, et, &agrave; partir de la langue anglaise en r&eacute;f&eacute;rence &agrave; Venuti, la domestication et l&rsquo;&eacute;trang&eacute;isation. Je reviendrai sur ce dernier terme car il a &eacute;t&eacute; pr&eacute;f&eacute;r&eacute; &agrave; forainisation dans la r&eacute;ception et l&rsquo;autorisation de notre traduction. Cet &eacute;nonc&eacute; de Guid&egrave;re pose la question du rapport entre le mot et le concept&nbsp;: &laquo;&nbsp;[e]n anglais, les termes qui d&eacute;signent ces deux strat&eacute;gies sont diff&eacute;rents mais&nbsp;<em>l&rsquo;id&eacute;e qui sous-tend chaque strat&eacute;gie est la m&ecirc;me</em>&nbsp;&raquo;. Voir Mathieu Guid&egrave;re,&nbsp;<em>Introduction &agrave; la traductologie. Penser la traduction&nbsp;: hier, aujourd&rsquo;hui, demain</em>, 2<sup>e</sup><em>&nbsp;</em>&eacute;dition, Bruxelles, De Boeck, 2010, p.<em>&nbsp;</em>98 (je souligne).</p> <p><a href="#lien_nbp_15" name="nbp_15">15</a> Venuti cite Antoine Berman, par exemple, dans la foul&eacute;e de la premi&egrave;re occurrence du syntagme &laquo;&nbsp;<em>a foreignizing method</em>&nbsp;&raquo;, dans Lawrence Venuti,&nbsp;<em>The Translator&rsquo;s Invisibility</em>,&nbsp;<em>op. cit.</em>, p.<em>&nbsp;</em>20.</p> <p><a href="#lien_nbp_16" name="nbp_16">16</a>&nbsp;<em>Ibidem</em>&nbsp;(je traduis).</p> <p><a href="#lien_nbp_17" name="nbp_17">17</a> Louis Althusser, &laquo;&nbsp;Du&nbsp;<em>Capital</em>&nbsp;&agrave; la philosophie de Marx&nbsp;&raquo; [1965], dans Louis Althusser et &Eacute;tienne Balibar [dir.],&nbsp;<em>Lire le Capital</em>, vol.<em>&nbsp;</em>I, Paris, Maspero, 1970, p.<em>&nbsp;</em>29 ; p.<em>&nbsp;</em>34. Dans la premi&egrave;re &eacute;dition de&nbsp;<em>The Translator&rsquo;s Invisibility</em>&nbsp;(1995), Venuti utilise explicitement l&rsquo;expression &laquo;&nbsp;<em>symptomatic reading</em>&nbsp;&raquo; (traduction habituelle de &laquo;&nbsp;lecture symptomale&nbsp;&raquo;) pour d&eacute;signer sa m&eacute;thode, mais il ne mentionne pas Althusser. Dans la deuxi&egrave;me &eacute;dition (2008), cependant, il introduit des sous-titres (dont &laquo;&nbsp;The Symptomatic Reading&nbsp;&raquo;), il fait explicitement r&eacute;f&eacute;rence &agrave; Althusser au moment de pr&eacute;senter sa m&eacute;thode, puis il l&rsquo;inclut dans la bibliographie et dans l&rsquo;index. Entre les deux &eacute;ditions, Venuti a &eacute;t&eacute; l&rsquo;objet d&rsquo;une vive critique de la part d&rsquo;Anthony Pym, qui a entre autres insist&eacute; sur cet aspect &laquo;&nbsp;althuss&eacute;rien&nbsp;&raquo; de l&rsquo;approche venutienne. Dans les ann&eacute;es 1980, dans un article qui allait plus tard donner son nom &agrave; son livre le plus connu, Venuti avait explicitement travaill&eacute; la notion althuss&eacute;rienne de &laquo;&nbsp;pratique th&eacute;orique&nbsp;&raquo; et revendiquait l&rsquo;influence de la lecture de Marx par Althusser sur ses propres engagements th&eacute;oriques (voir Lawrence Venuti, &laquo;&nbsp;The Translator&rsquo;s Invisibility&nbsp;&raquo;,&nbsp;<em>Criticism</em>, vol. 28, n<sup>o</sup>&nbsp;2 (1986), p.<em>&nbsp;</em>185-186&nbsp;; p.<em>&nbsp;</em>210 [notes 9-10]). Il semble donc que l&rsquo;effet de la critique de Pym ait &eacute;t&eacute; de pousser Venuti &agrave; r&eacute;affirmer cette filiation althuss&eacute;rienne.</p> <p><a href="#lien_nbp_18" name="nbp_18">18</a> Mathieu Guid&egrave;re,&nbsp;<em>op. cit.</em>, p.<em>&nbsp;</em>98. On retrouve le terme dans d&rsquo;autres textes, mais ils demeurent peu nombreux. Voir par exemple Mahmoud Eid et Salah Basalamah, &laquo;&nbsp;Communication et traduction des connaissances&nbsp;&raquo;,&nbsp;<em>Global Media Journal &ndash; &Eacute;dition canadienne</em>, vol.<em>&nbsp;</em>5, n<sup>o</sup><em>&nbsp;</em>1, p.<em>&nbsp;</em>3.</p> <p><a href="#lien_nbp_19" name="nbp_19">19</a> Une autre traduction courante du concept brechtien de &laquo;&nbsp;<em>Verfremdung</em>&nbsp;&raquo; en anglais est &laquo;&nbsp;<em>alienation</em>&nbsp;&raquo;. Notons que Venuti conna&icirc;t ce concept puisqu&rsquo;il parle d&rsquo;&laquo;&nbsp;<em>alienation effect&nbsp;</em>&raquo; &agrave; la toute fin de son article de 1986, &laquo;&nbsp;The Translator&rsquo;s Invisibility&nbsp;&raquo; (<em>op. cit.</em>, p.<em>&nbsp;</em>208), dans une lecture de Pablo Neruda. Par ailleurs, Venuti utilise le terme &laquo;&nbsp;<em>estrangement</em>&nbsp;&raquo; deux fois dans la premi&egrave;re &eacute;dition du livre&nbsp;<em>The Translator&rsquo;s Invisibility</em>&nbsp;(<em>op. cit.</em>, p. 203 ; p. 304). Il semble toutefois qu&rsquo;il n&rsquo;en fasse pas un concept&nbsp;: il s&rsquo;en sert pour expliquer en d&rsquo;autres mots ce que la traduction forainisante&nbsp;<em>fait</em>, sans toutefois lier le mot &laquo;&nbsp;<em>estrangement</em>&nbsp;&raquo; &agrave; une th&eacute;orie particuli&egrave;re, que ce soit celle de Brecht ou celle des formalistes russes.</p> <p><a href="#lien_nbp_20" name="nbp_20">20</a> Ren&eacute; Lemieux, &laquo;&nbsp;Forainisation et r&eacute;trotraduction (en suppl&eacute;ment)&nbsp;&raquo;, dans&nbsp;<em>Trahir</em>&nbsp;(1<sup>er</sup>&nbsp;ao&ucirc;t 2014) [en ligne],&nbsp;<a href="http://trahir.wordpress.com/2014/08/01/lemieux-forainisation/">http://trahir.wordpress.com/2014/08/01/lemieux-forainisation/</a>&nbsp;[consult&eacute; le 15 mai 2015].</p> <p><a href="#lien_nbp_21" name="nbp_21">21</a> &laquo;&nbsp;Transmissibilit&eacute;&nbsp;&raquo; est le mot de Berman, qui peut &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute; comme le principal pr&eacute;d&eacute;cesseur de Venuti dans la critique traductologique de l&rsquo;ethnocentrisme et du paradigme de la &laquo;&nbsp;<em>fluency</em>&nbsp;&raquo;&nbsp;: &laquo;&nbsp;J&rsquo;appelle mauvaise traduction la traduction qui, g&eacute;n&eacute;ralement sous couvert de transmissibilit&eacute;, op&egrave;re une n&eacute;gation syst&eacute;matique de l&rsquo;&eacute;tranget&eacute; de l&rsquo;&oelig;uvre &eacute;trang&egrave;re&nbsp;&raquo; (Antoine Berman,&nbsp;<em>op. cit.</em>, p.<em>&nbsp;</em>17). Notons que Berman &eacute;crit &laquo;&nbsp;l&rsquo;&eacute;tranget&eacute; de l&rsquo;&oelig;uvre &eacute;trang&egrave;re&nbsp;&raquo;, et non &laquo;&nbsp;l&rsquo;&eacute;trang&eacute;it&eacute;&nbsp;&raquo;, substantivation qui d&eacute;coule en principe de l&rsquo;usage du mot &laquo;&nbsp;&eacute;trang&eacute;isation&nbsp;&raquo; et du verbe corollaire, &laquo;&nbsp;&eacute;trang&eacute;iser&nbsp;&raquo;. Notons &eacute;galement que, selon les usages de la langue fran&ccedil;aise contemporaine, le mot &laquo;&nbsp;forainisation&nbsp;&raquo; est plus euphonique que le mot &laquo;&nbsp;&eacute;trang&eacute;isation&nbsp;&raquo;.</p> <p><a href="#lien_nbp_22" name="nbp_22">22</a> Selon Berman, &laquo;&nbsp;<em>la non-traduction d&rsquo;un terme va[ut] comme un mode &eacute;minent de traduction</em>&nbsp;&raquo;. Voir Antoine Berman,&nbsp;<em>op. cit.</em>, p. 302.</p> <p><a href="#lien_nbp_23" name="nbp_23">23</a>&nbsp;<em>Ibid</em>, p.<em>&nbsp;</em>15.</p> <p><a href="#lien_nbp_24" name="nbp_24">24</a> Lawrence Venuti,&nbsp;<em>The Translator&rsquo;s Invisibility</em>,&nbsp;<em>op. cit.</em>, p.<em>&nbsp;</em>20 (je traduis).</p> <p><a href="#lien_nbp_25" name="nbp_25">25</a>&nbsp;<em>Ibid.</em>, pp.<em>&nbsp;</em>41-42 (je traduis et souligne).</p> <p><a href="#lien_nbp_26" name="nbp_26">26 </a>Sheldon Wolin,&nbsp;<em>Politics and Vision: Continuity and Innovation in Western Political Thought</em>&nbsp;[1960], &eacute;dition enrichie, Princeton, Princeton University Press, 2004, p.<em>&nbsp;</em>198 (je traduis).</p> <p><a href="#lien_nbp_27" name="nbp_27">27 </a>Louis Althusser,&nbsp;<em>op. cit.</em>, p.<em>&nbsp;</em>35.</p> <p><a href="#lien_nbp_28" name="nbp_28">28&nbsp;</a><em>Ibid.</em>, p.<em>&nbsp;</em>30-31.</p> <p><a href="#lien_nbp_29" name="nbp_29">29&nbsp;</a><em>Ibid.</em>, p.<em>&nbsp;</em>31.</p> <p><a href="#lien_nbp_30" name="nbp_30">30 </a>Antoine Berman,&nbsp;<em>op. cit.</em>, p.<em>&nbsp;</em>290.</p> <p><a href="#lien_nbp_31" name="nbp_31">31 </a>Voir, par exemple, le reportage de TF1, &laquo;&ldquo;Forains&rdquo;, &ldquo;gens du voyage&rdquo; mais pas &ldquo;Roms&rdquo;&nbsp;&raquo;,&nbsp;<em>Le 13H&nbsp;</em>[en ligne], 25 ao&ucirc;t 2010,&nbsp;<a href="http://lci.tf1.fr/jt-13h/videos/2010/forains-gens-du-voyage-mais-pas-roms-6046143.html">http://lci.tf1.fr/jt-13h/videos/2010/forains-gens-du-voyage-mais-pas-roms-6046143.html</a>&nbsp;[consult&eacute; le 15 mai 2015]. Voir aussi&nbsp;Abel Mestre, &laquo;&nbsp;Marine Le Pen soigne sa popularit&eacute; chez les forains&nbsp;&raquo;,&nbsp;<em>Le Monde</em>, 23 novembre 2011.</p> <p><a href="#lien_nbp_32" name="nbp_32">32 </a>Pour une sociologie critique de la construction de &laquo;&nbsp;la question rom&nbsp;&raquo;, voir &Eacute;ric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard et Aur&eacute;lie Winderls,&nbsp;<em>Roms &amp; riverains. Une politique municipale de la race</em>, Paris, La Fabrique, 2014.</p> <p><a href="#lien_nbp_33" name="nbp_33">33 </a>Emmanuel Filhol, &laquo;&nbsp;La loi de 1912 sur la circulation des &ldquo;nomades&rdquo; (Tsiganes) en France&nbsp;&raquo;,&nbsp;<em>Revue europ&eacute;enne des migrations internationales&nbsp;</em>[en ligne], vol.<em>&nbsp;</em>23, n<sup>o</sup><em>&nbsp;</em>2 (2007), &sect;<em>&nbsp;</em>10,&nbsp;<a href="http://remi.revues.org/4179">http://remi.revues.org/4179</a>&nbsp;[consult&eacute; le 15 mai 2015].</p>