<p>N&eacute; &agrave; Nice en 1942, Ernest Pignon-Ernest, artiste plasticien, vit et travaille &agrave; Paris. D&egrave;s 1962, &agrave; partir d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements politiques et sociaux qui continuent d&rsquo;&eacute;branler la plan&egrave;te, il dessine au fusain des figures de po&egrave;tes, d&rsquo;hommes et de femmes de la rue et les colle dans les espaces publics pour proclamer son engagement politique, &eacute;thique et esth&eacute;tique. S&rsquo;il ne signe jamais ses &oelig;uvres, son coup de crayon permet ais&eacute;ment de l&rsquo;identifier. Les <em>street artistes</em> de renomm&eacute;e internationale &ndash; Banksy, JR ou C215 &ndash; le consid&egrave;rent aujourd&rsquo;hui comme leur &laquo;&nbsp;pr&eacute;curseur&nbsp;&raquo;. M&ecirc;me si Ernest Pignon-Ernest pense qu&rsquo;il n&rsquo;y a pas de pr&eacute;curseur de l&rsquo;art dans la rue, que les sources d&rsquo;inspiration sont diverses&nbsp;: litt&eacute;raires, picturales, musicales&hellip; Il y a eu l&rsquo;art rupestre, les fresques italiennes &agrave; la Renaissance. Lui-m&ecirc;me poursuit ses actions en solitaire et toujours en prise directe avec l&rsquo;actualit&eacute;. Il prend la rue comme un gigantesque th&eacute;&acirc;tre urbain et y fait surgir, se d&eacute;rober, se r&eacute;p&eacute;ter les figures dans l&rsquo;inattendu d&rsquo;un lieu. La rue est un espace &agrave; exalter pour le rendre &agrave; chaque fois unique et singulier.</p> <p>&Agrave; partir d&rsquo;exp&eacute;riences personnelles sur les lieux m&ecirc;mes des collages d&rsquo;Ernest Pignon-Ernest &agrave; Naples en 1988, &eacute;voqu&eacute;es ci-dessous en italiques, &agrave; la lumi&egrave;re d&rsquo;&eacute;crits philosophiques et po&eacute;tiques, la r&eacute;flexion se concentrera sur le r&ocirc;le de la figure dans l&rsquo;exaltation et la sublimation de l&rsquo;espace.</p> <p><q><em>&nbsp;En 1988, je suis &agrave; Naples pour f&ecirc;ter P&acirc;ques en famille. Le matin, en sortant au march&eacute;, au coin d&rsquo;un vicolo, d&rsquo;une piazzetta, sur les murs, des femmes et des hommes me happent, me raptent. Je me sens troubl&eacute;e, travers&eacute;e par une fl&egrave;che po&eacute;tique, dramatique, dans cette ville &agrave; la th&eacute;&acirc;tralit&eacute; d&eacute;bordante. Je suis jeune, j&rsquo;ignore qui est &agrave; l&rsquo;origine de ces dessins, qui est l&rsquo;artiste capable d&rsquo;habiter et de transfigurer ces lieux avec autant d&rsquo;humanit&eacute;, de faire se c&ocirc;toyer les figures immobiles avec les vivants dans la ville. Je ne sais rien et, &agrave; vrai dire, peu m&rsquo;importe. Les &eacute;motions, les vibrations sont d&rsquo;une telle force, qu&rsquo;elles ne cesseront par la suite de me traverser, d&rsquo;ouvrir, d&rsquo;&eacute;largir mon regard<a href="#nbp1" id="footnoteref1_rihrs6k" name="liennbp1" title="Fragment de la lettre adressée par Karin Espinosa à Ernest Pignon-Ernest le 28 octobre 2013.">1</a>. </em></q></p> <p>Suivre <em>in situ</em> le processus de mise en espace de la figure, assister de l&rsquo;int&eacute;rieur au surgissement de l&rsquo;&oelig;uvre, p&eacute;n&eacute;trer une &oelig;uvre &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre est une exp&eacute;rience sensible privil&eacute;gi&eacute;e, dont la perception et l&rsquo;&eacute;motion ressentie pourront se rejouer dans l&rsquo;analyse des autres figures du m&ecirc;me artiste.</p> <p>La sensation &eacute;prouv&eacute;e dans un lieu donn&eacute; &agrave; un moment donn&eacute; en pr&eacute;sence d&rsquo;une figure coll&eacute;e suscite imm&eacute;diatement une interrogation d&rsquo;ordre esth&eacute;tique&nbsp;: est-ce la figure ou l&rsquo;espace qui est &agrave; l&rsquo;origine de l&rsquo;&oelig;uvre&nbsp;? Il sera tent&eacute; d&rsquo;y r&eacute;pondre en s&rsquo;appuyant sur la d&eacute;marche artistique singuli&egrave;re d&rsquo;Ernest Pignon-Ernest, dans la rue, ce th&eacute;&acirc;tre &agrave; ciel ouvert, en mobilit&eacute; continue, dans &laquo;&nbsp;un jeu multiple de forces<a href="#nbp2" id="footnoteref2_bhz9z0l" name="liennbp2" title="Bernard Salignon, Où l’art – l’instant – le lieu, Paris, Les Éditions du Cerf, 2008, p.143.">2</a> &raquo;, o&ugrave; une figure vient s&rsquo;ajouter &agrave; l&rsquo;espace, puis s&rsquo;y soustraire. Chaque espace poss&egrave;de sa propre dramaturgie, r&eacute;pond aux r&egrave;gles qui r&eacute;gissent son fonctionnement. Les corps s&rsquo;y meuvent au sein d&rsquo;une communaut&eacute;, dans une multiplicit&eacute; de relations entre eux.</p> <p>Il s&rsquo;impose d&rsquo;abord de cerner au plus pr&egrave;s les notions d&rsquo;espace et de lieu, pour acc&eacute;der &agrave; la dimension dramaturgique de la rue, de toucher &agrave; la force d&rsquo;inspiration qu&rsquo;elle instille chez l&rsquo;artiste et qui guide son geste dans la cr&eacute;ation d&rsquo;un parcours po&eacute;tique et citoyen. Il s&rsquo;agira ensuite d&rsquo;&eacute;voquer la figure figurante, de la resituer dans l&rsquo;espace public, de la consid&eacute;rer dans sa fonction exaltante et sublimante de l&rsquo;espace.</p> <p>&nbsp;</p> <h2><strong>1. Un espace &agrave; l&rsquo;origine de l&rsquo;&oelig;uvre</strong></h2> <p>&nbsp;</p> <p>L&rsquo;&oelig;uvre telle que la con&ccedil;oit Ernest Pignon-Ernest, dans la rue, accessible &agrave; tous les regards, renvoie bien s&ucirc;r &agrave; l&rsquo;enjeu politique de l&rsquo;art aujourd&rsquo;hui. Poser une &oelig;uvre d&rsquo;art dans l&rsquo;espace public, sans aucune autorisation pr&eacute;alable, rel&egrave;ve d&rsquo;une d&eacute;termination &agrave; transgresser l&rsquo;interdit d&rsquo;afficher et &agrave; laisser le regard individuel et collectif libre d&rsquo;y adh&eacute;rer ou d&rsquo;y renoncer. L&rsquo;espace public s&rsquo;inscrit dans une dimension politique, largement d&eacute;mocratique. Il appartient par essence &agrave; ceux et celles qui l&rsquo;habitent, qui le revendiquent, qui se l&rsquo;approprient ou qui se contentent d&rsquo;y passer furtivement.</p> <p>&nbsp;</p> <h3><em><strong>1.1.Terminologie</strong></em></h3> <p>Le lieu, <em>locus</em> ou <em>topos</em>, renvoie &agrave; un endroit pr&eacute;cis, habit&eacute; ou d&eacute;sert. La rue est un lieu ouvert, pourtant circonscrit entre des murs qui le bordent. Elle est un lieu compris dans l&rsquo;espace-ville. Le lieu serait-il ce dedans pour penser l&rsquo;espace, le dehors, insaisissable. Il viendrait s&rsquo;inclure dans l&rsquo;espace, <em>spatium</em>, en un ensemble de lieux, qui &eacute;carte et rassemble &agrave; la fois, qui donne du champ-libre, de l&rsquo;ouverture. Selon Newton, l&rsquo;espace induirait la relation entre la figure et le lieu objectiv&eacute;. Dans les parcours dessin&eacute;s par les figures d&rsquo;Ernest Pignon-Ernest, coll&eacute;es dans les rues d&rsquo;une m&ecirc;me ville ou de plusieurs villes, la distance d&rsquo;un lieu &agrave; l&rsquo;autre traduit un temps de respiration, le rythme d&rsquo;une figure &agrave; l&rsquo;autre, le souffle de l&rsquo;&oelig;uvre elle-m&ecirc;me. On pourrait entendre par &laquo;&nbsp;&oelig;uvre&nbsp;&raquo;, l&rsquo;ensemble repr&eacute;sent&eacute; des figures r&eacute;p&eacute;t&eacute;es d&rsquo;un lieu &agrave; l&rsquo;autre.</p> <p>Il existe une pluralit&eacute; d&rsquo;approches philosophiques de l&rsquo;espace et du lieu. Ne seront retenues ici que celles qui se rapportent directement &agrave; notre sujet.</p> <p>Dans le <em>Tim&eacute;e</em>, Platon d&eacute;finit la <em>&Chi;ώ&rho;&alpha; </em>comme l&rsquo;endroit d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;on parle. Elle est le lieu o&ugrave; se trouve, o&ugrave; est situ&eacute; un corps, en mouvement, en parole. L&rsquo;&ecirc;tre et son milieu participent l&rsquo;un de l&rsquo;autre, dans un devenir des &ecirc;tres du monde sensible, la <em>genesis</em>. La <em>&Chi;ώ&rho;&alpha;</em> serait donc l&rsquo;ut&eacute;rus g&eacute;ant d&rsquo;une &oelig;uvre &agrave; na&icirc;tre, d&rsquo;une &oelig;uvre toujours &agrave; venir. Le lieu est le lieu-m&egrave;re, engendreur, g&eacute;n&eacute;rateur, r&eacute;v&eacute;lateur par le <em>logos</em>. Le langage permet d&rsquo;acc&eacute;der &agrave; ce qui est pr&eacute;sent et met en lumi&egrave;re ce qui r&eacute;v&egrave;le l&rsquo;espace. La figure le d&eacute;voile et le fait exister. Pour que quelque chose soit, il faut que ce soit n&eacute;cessairement quelque part, ici ou ailleurs. Et que cette chose soit parl&eacute;e.</p> <p>Pour Kant, aussi<strong>, </strong>l&rsquo;espace pr&eacute;existe au corps. L&rsquo;apparition d&rsquo;un corps dans cet espace vierge d&rsquo;existence humaine modifie consid&eacute;rablement la perception de cet espace. Elle op&egrave;re de mani&egrave;re intuitive, subjective. Le corps dessin&eacute; et coll&eacute; dans le lieu cr&eacute;e l&rsquo;espace, en donne une pleine conscience &agrave; celui qui y p&eacute;n&egrave;tre. Il n&rsquo;existe v&eacute;ritablement qu&rsquo;une fois mis en situation et, comme le dit alors Ernest Pignon-Ernest, &laquo;&nbsp;cette situation fait &oelig;uvre&nbsp;&raquo;. Tant que la figure n&rsquo;existe pas dans le lieu et dans une situation donn&eacute;e &agrave; un instant donn&eacute;, l&rsquo;&oelig;uvre n&rsquo;est pas. La situation dans l&rsquo;espace participe directement de cette mise en &oelig;uvre du dessin, de la figure.</p> <p>Dans son essai,&nbsp;<em>Remarques sur art-scultpure-espace</em>, Heidegger pr&eacute;cise&nbsp;: &laquo;&nbsp;Chaque corps poss&egrave;de son propre-lieu, un lieu qui lui est conforme<a href="#nbp3" id="footnoteref3_0c2klnk" name="liennbp3" title="Martin Heidegger, Remarques sur art-sculpture-espace, Paris, Éditions Payot &amp; Rivages, 2009, p.24.">3</a>. &nbsp;&raquo; Il s&rsquo;agit de faire l&rsquo;exp&eacute;rience du corps spatialisant dans l&rsquo;espace, de la naissance d&rsquo;un lieu espac&eacute;, ouvert, distanc&eacute;, ce que Heidegger appelle le<em> champ-libre</em>. Ce <em>no man&rsquo;s land</em> conf&egrave;re &agrave; la figure sa pulsation, sa vibration et fait que le rythme s&rsquo;impose d&rsquo;une figure &agrave; l&rsquo;autre dans la construction d&rsquo;un parcours. C&rsquo;est ce qui fait en partie sens dans le collage successif d&rsquo;une m&ecirc;me figure dans diff&eacute;rents lieux ou de diff&eacute;rentes figures dans une m&ecirc;me ville, dans un m&ecirc;me quartier.</p> <p>Il semblerait alors que l&rsquo;espace, dans la d&eacute;marche d&rsquo;Ernest Pignon-Ernest, f&ucirc;t un ensemble math&eacute;matique, constitu&eacute; d&rsquo;un ou plusieurs lieux, sorte de sous-ensembles mis en orbite. La ville, espace sc&eacute;nique d&eacute;limit&eacute;, engloberait les rues, constitu&eacute;es &agrave; leur tour de murs, de fen&ecirc;tres, de portes&hellip; Un espace construit, voulu et agenc&eacute; par l&rsquo;homme, &agrave; des fins politiques et &eacute;conomiques, o&ugrave; la figure dessin&eacute;e contient et affirme sa propre identit&eacute;, face &agrave; l&rsquo;autre, &ecirc;tre vivant, en mouvement, dans un effet-miroir. L&rsquo;espace est mouvant. Il change &agrave; chaque instant et ouvre ce champ en permanence.</p> <p>Mais la rue n&rsquo;est pas seulement un trait bord&eacute; de maisons ou d&rsquo;immeubles. Elle est surtout un espace public, un lieu d&rsquo;accueil potentiel de la figure, en lien avec son histoire, ses r&eacute;f&eacute;rences litt&eacute;raires, po&eacute;tiques, cin&eacute;matographiques.</p> <p><q><em>&nbsp;Ernest Pignon-Ernest marche dans les ruelles, hume l&rsquo;air, reconna&icirc;t les odeurs de la ville, passe sa main sur les murs en pierres de lave, se nourrit de leur porosit&eacute;, de leur anfractuosit&eacute;, de leurs irr&eacute;gularit&eacute;s, tend l&rsquo;oreille aux voix qui s&rsquo;interpellent d&rsquo;une fen&ecirc;tre &agrave; l&rsquo;autre, qui s&rsquo;&eacute;l&egrave;vent dans un seul chant populaire, aux moteurs des vespas qui d&eacute;marrent en trombe, aux pas solitaires dans la nuit jamais tout &agrave; fait silencieuse. Il l&egrave;ve les yeux, regarde le ciel coinc&eacute; entre deux toits d&rsquo;immeubles d&eacute;cr&eacute;pis, observe le plafond de la rue, sujet aux caprices du climat. Sur une place, il s&rsquo;arr&ecirc;te, regarde des enfants jouer au ballon, au milieu d&rsquo;une fanfare qui r&eacute;p&egrave;te. Il revient dans son atelier &agrave; Paris. Dans un m&ecirc;me mouvement, qui le lie aux ma&icirc;tres italiens de la Renaissance, dans la m&ecirc;me &eacute;pure puis&eacute;e dans les dessins de Pablo Picasso, il tire des traits, pose le contour d&rsquo;un visage, d&rsquo;un corps, parvient &agrave; la figure, qu&rsquo;il fera imprimer et qu&rsquo;il collera sur les murs. Plus tard, il laissera la figure appara&icirc;tre dans l&rsquo;espace, l&rsquo;habiter pleinement. Il en confiera la sublimation aux regards qui s&rsquo;attardent, la persistance aux m&eacute;moires, gardiennes de l&rsquo;image</em><a href="#nbp4" id="footnoteref4_49mxp7l" name="liennbp4" title="Les fragments en italiques dans le texte retracent mes impressions et sensations personnelles face aux œuvres d’Ernest Pignon-Ernest. Ces récits constituent la base de la réflexion esthétique.">4</a><em>. </em></q></p> <p>C&rsquo;est dans ce va-et-vient entre le d&eacute;sir de la figure et son attachement au lieu, entre le rep&eacute;rage spatial, la r&eacute;alisation du dessin et le collage qu&rsquo;advient enfin l&rsquo;&oelig;uvre telle que l&rsquo;a imagin&eacute;e l&rsquo;artiste&nbsp;: dans cette mise en situation aboutie.</p> <p>Pour nourrir les traits de ses dessins, Ernest Pignon-Ernest laisse longtemps r&eacute;sonner en lui les &eacute;crits des po&egrave;tes et accompagne de leurs mots chacune de ses figures, dans une qu&ecirc;te incessante de la force vraie de la forme. Avec le po&egrave;te italien Pier Paolo Pasolini, par exemple, il entretient dans le temps une relation complice et intense, &agrave; la fois artistique, po&eacute;tique et politique. En 1980, &agrave; Certaldo, en Toscane, il colle un dessin de Pasolini en Christ supplici&eacute;, la t&ecirc;te en bas.</p> <figure> <figcaption> <p style="text-align: center;">Certaldo, <em>Pier Paolo Pasolini</em>, 1980<a href="#nbp5" id="footnoteref5_0opytcf" name="liennbp5" title="Les photographies qui illustrent cet article sont reproduites avec l’autorisation et l’aimable courtoisie de l’artiste">5</a>.</p> </figcaption> </figure> <p>En 1988, &agrave; Naples, c&rsquo;est un ch&eacute;rubin tenant dans chaque main les t&ecirc;tes tranch&eacute;es du Caravage et de Pasolini.</p> <figure> <figcaption> <p style="text-align: center;">Naples, <em>David et Goliath</em>, 1988..</p> </figcaption> </figure> <p>Et en 2015, une Piet&agrave; &ndash; la figure de Pasolini vivant qui porte son propre cadavre -, revient hanter les rues de Rome et de Naples quarante ans apr&egrave;s sa mort.</p> <figure> <figcaption> <p style="text-align: center;">Naples, &Eacute;glise de Santa Chiara, <em>Pier Paolo Pasolini,</em>, 2015.</p> </figcaption> </figure> <p>Et ce sont toutes les proph&eacute;ties, les mises en garde du po&egrave;te face &agrave; une d&eacute;rive consum&eacute;riste mena&ccedil;ante, face &agrave; une violence croissante, face &agrave; la souffrance d&rsquo;un peuple opprim&eacute;, qui refont surface. L&rsquo;&eacute;motion ressentie face &agrave; la figure ne d&eacute;pend pas seulement de la connaissance litt&eacute;raire ou cin&eacute;matographique que poss&egrave;de le regardeur. Dans une rue fourmillante de monde ou aux abords d&rsquo;une place un jour de march&eacute;, c&rsquo;est la force que d&eacute;gage la composition des deux corps qui impacte le regard. Il est difficile d&rsquo;y &eacute;chapper, de ne pas songer au temps non r&eacute;volu d&rsquo;une mort annonc&eacute;e, &agrave; la une de tous les journaux. Ou tout simplement de ne pas se laisser sid&eacute;rer par l&rsquo;apparition et s&rsquo;interroger sur cet homme, dans son regard interrogateur, par l&rsquo;in&eacute;dit de cette figure double&nbsp;: &laquo;&nbsp;Et quarante ans plus tard, qu&rsquo;avez-vous fait de ma mort<a href="#nbp6" id="footnoteref6_yf72ncf" name="liennbp6" title="Transcription des paroles d’Ernest Pignon-Ernest prononcées à l’occasion du collage en mai 2015 à Rome.">6</a> ?&nbsp;&raquo;.</p> <p>&nbsp;</p> <h3><strong><em>1.2. L&rsquo;espace public</em></strong></h3> <p>Ce qui int&eacute;resse l&rsquo;artiste, ce qui suscite le dessin et le choix d&rsquo;un endroit pr&eacute;cis o&ugrave; le coller, c&rsquo;est ce lieu porteur d&rsquo;autre chose, qui n&rsquo;est pas imm&eacute;diatement perceptible. Cette chose invisible n&rsquo;est pas l&agrave;, <em>a priori</em>. Il y a un lieu d&rsquo;avant le lieu, celui qui est &agrave; l&rsquo;origine du lieu pr&eacute;sent, qui le pr&eacute;c&egrave;de, premi&egrave;re strate d&rsquo;une m&eacute;moire qui dispara&icirc;tra pour r&eacute;v&eacute;ler l&rsquo;invisible, qui devra s&rsquo;effacer sans s&rsquo;an&eacute;antir. Ce lieu est le fondement de tous les lieux &agrave; venir.</p> <p>Dans l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;Ernest Pignon-Ernest, le lieu n&rsquo;est pas seulement un support, il est l&rsquo;objet d&rsquo;accueil d&rsquo;une &oelig;uvre en mouvement, qui le subjectivera. C&rsquo;est sans doute dans ce sens que les figures coll&eacute;es par Ernest Pignon-Ernest sur les murs de la ville acc&eacute;l&egrave;rent le devenir-sujet du lieu. Dans son geste, le lieu engendrant la figure devient la matrice-gen&egrave;se de toutes les figures pr&eacute;-existantes et &agrave; venir, b&eacute;ante &agrave; l&rsquo;apparition, &agrave; la naissance d&rsquo;une figure in&eacute;dite, inou&iuml;e, autrement d&eacute;j&agrave;-vue.</p> <p>Le choix du lieu dans la d&eacute;marche de l&rsquo;artiste est d&eacute;lib&eacute;r&eacute;&nbsp;: un lieu apr&egrave;s le lieu, d&eacute;j&agrave; habit&eacute;, d&eacute;j&agrave; v&eacute;cu, un lieu-m&eacute;moire, superposition de voix, de sons, de paroles, d&rsquo;histoires, de regards, pris dans la notion englobante d&rsquo;un espace. Un dessin coll&eacute; d&rsquo;Ernest Pignon-Ernest r&eacute;veille la sensation imm&eacute;diate que quelque chose d&rsquo;important est en train d&rsquo;advenir, de s&rsquo;ajouter &agrave; ce qui a d&eacute;j&agrave; eu lieu, dans l&rsquo;espace-temps signifi&eacute;. Le signe a <em>effract&eacute;</em> le lieu, entrouvert une page-papier de son histoire, somme de toutes les histoires contenues. Sur les pierres, les dalles, les parois, les figures d&rsquo;Ernest Pignon-Ernest tissent un voile, qui accentue le myst&egrave;re intrins&egrave;que au lieu m&ecirc;me et qui finit par le laisser entre-voir. La figure maintient cette part de non-dit dans l&rsquo;ombre, dans un repli de son corps. Toute la ville suinte de ces figures, coffre-fort de tous les secrets qui affleurent aux yeux de ceux qui s&rsquo;arr&ecirc;tent et les scrutent. La figure, &agrave; son tour, tait au regard ce qu&rsquo;elle enclot. Quand elle dispara&icirc;t, subsiste l&rsquo;empreinte, le lieu transform&eacute;, doublement signifiant&nbsp;: cette <em>&Chi;</em><em>ώ&rho;&alpha;</em> qui relancera la parole &agrave; venir.</p> <p>Le lieu en soi est clos, bord&eacute;, fini, mais il reste ouvert &agrave; l&rsquo;autre. Peut-il &ecirc;tre infiniment en devenir&nbsp;? Mat&eacute;riellement, il peut &ecirc;tre circonscrit, ferm&eacute;, d&eacute;fini. Ontologiquement, il est infini, par la m&eacute;moire qu&rsquo;il porte et qui l&rsquo;habite depuis sa cr&eacute;ation. Il &eacute;tait sans limites bien avant d&rsquo;&ecirc;tre investi par la main de l&rsquo;Homme et m&ecirc;me avant son existence visible et tangible. Ce lieu reste toujours &agrave; red&eacute;finir. Il suffit de l&rsquo;envisager autrement. Il renvoie &agrave; ce mouvement pendulaire&nbsp;: cette oscillation entre le dedans et le dehors de l&rsquo;&oelig;uvre, au-del&agrave; de toute limite physique et g&eacute;ographique. La figure focalise le regard, l&rsquo;attention sur un point pr&eacute;cis du lieu.</p> <p>La ville-cit&eacute; au sens grec est infinie, multiple. Elle surgit de terre, elle fait d&eacute;sormais surface, elle est sur cette terre, capable de l&rsquo;avaler &agrave; nouveau, de la ramener &agrave; son commencement, puisque c&rsquo;est sans fin. La ville est cet espace paradoxalement sans limites, en train de s&rsquo;achever, sans jamais y parvenir vraiment.</p> <p>Le principe m&ecirc;me du <em>Street Art</em> est une autre fa&ccedil;on de faire &oelig;uvre dans le monde de l&rsquo;art, traditionnellement fig&eacute; dans les galeries et les mus&eacute;es. Cette pratique artistique s&rsquo;adresse au tout grand nombre, sans requ&eacute;rir de d&eacute;marche pr&eacute;alable pour se rendre dans un espace ferm&eacute;, souvent per&ccedil;u comme &eacute;litiste. Nul besoin de sonner, de montrer patte blanche ou d&rsquo;acheter un billet. Il s&rsquo;agit pour l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;une reconnaissance publique, imm&eacute;diate &ndash; pas celle d&rsquo;un petit groupe de collectionneurs privil&eacute;gi&eacute;s &agrave; la t&ecirc;te du march&eacute; de l&rsquo;art contemporain ou de visiteurs captifs-. Ernest Pignon-Ernest revendique l&rsquo;acc&egrave;s d&eacute;mocratique &agrave; l&rsquo;art, tout en maintenant le cap de l&rsquo;exigence et de la rigueur dans la cr&eacute;ation et la r&eacute;alisation de l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;art.</p> <p>&nbsp;</p> <h3><em><strong>1.3.&nbsp;Le parcours, un processus de r&eacute;p&eacute;tition d&eacute;clin&eacute;e dans un espace &eacute;largi</strong></em></h3> <p><q><em>&nbsp;Mes images tracent un parcours qui a une signification dans la ville et chaque lieu y joue un r&ocirc;le symbolique<a href="#nbp7" id="footnoteref7_9wjysbs" name="liennbp7" title="Ibidem, p.39.">7</a>. </em></q></p> <p>Dans les lieux ouverts, dans l&rsquo;espace public, les figures proc&egrave;dent de l&rsquo;apparition. Elles se r&eacute;p&egrave;tent, identiques ou diff&eacute;rentes. Elles se succ&egrave;dent dans la fluidit&eacute; d&rsquo;une narration propre &agrave; chaque parcours. Pas de plan, aucune indication, aucun trac&eacute;. Ernest Pignon-Ernest confie &agrave; son propre regard, &agrave; sa perception premi&egrave;re des vibrations du support, le choix du lieu qui fera sens, dans lequel ses figures se laisseront traverser, &eacute;carter par l&rsquo;espace d&rsquo;un lieu &agrave; l&rsquo;autre, sans jamais tomber dans l&rsquo;oubli. La figure suivante appara&icirc;t dans les persistances de la pr&eacute;c&eacute;dente. La diff&eacute;rence spatiale <em>d&eacute;place et d&eacute;guise</em>, renvoie &agrave; l&rsquo;autre, <em>fait revenir</em>.</p> <ol> <li>Le processus de <strong>r&eacute;p&eacute;tition </strong>individuelle, de l&rsquo;apparition d&rsquo;une premi&egrave;re figure &agrave; une autre figure identique, ailleurs, dans une dramaturgie unique de l&rsquo;instant, variable dans le temps, glisse dans un processus de r&eacute;p&eacute;tition universelle. La r&eacute;p&eacute;tition r&eacute;pond &agrave; ce mouvement de rotation, de d&eacute;placement dans le temps synth&eacute;tique du pr&eacute;sent, en effa&ccedil;ant sur le moment l&rsquo;avant et en taisant l&rsquo;apr&egrave;s. C&rsquo;est l&rsquo;apparition <em>hic et nunc</em>, en un temps et un lieu uniques, une apparition th&eacute;&acirc;trale. Les parcours trac&eacute;s par les figures sont horizontaux, longilignes et s&rsquo;ach&egrave;vent en une forme circulaire, avec un recommencement possible, dans la r&eacute;miniscence des figures. Ce n&rsquo;est qu&rsquo;apr&egrave;s avoir aper&ccedil;u trois ou quatre figures identiques que le rapprochement s&rsquo;impose de soi.</li> </ol> <p>La r&eacute;p&eacute;tition, <em>puissance du langage</em>, sous-tend en permanence le trajet de la figure identique, r&eacute;it&egrave;re l&rsquo;impression premi&egrave;re, pourtant modifi&eacute;e par la dramaturgie instantan&eacute;e du lieu. En pr&eacute;sence d&rsquo;une figure identique &agrave; chaque fois renouvel&eacute;e, le saisissement peut-il se reproduire&nbsp;?</p> <p>Les figures se succ&egrave;dent, se ressemblent, se r&eacute;p&egrave;tent dans des lieux diff&eacute;rents. Chaque figure existe simultan&eacute;ment dans des regards diff&eacute;rents. &laquo;&nbsp;La r&eacute;p&eacute;tition ne change rien dans l&rsquo;objet qui se r&eacute;p&egrave;te, mais elle change quelque chose dans l&rsquo;esprit de qui la contemple<a href="#nbp8" id="footnoteref8_l7m5ode" name="liennbp8" title="Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Presses universitaires de France, 2014, p.96.">8</a>. &raquo; Selon David Hume, il existe deux esp&egrave;ces de perceptions humaines&nbsp;: les impressions et les id&eacute;es, p&acirc;les copies des impressions. L&rsquo;impression, la premi&egrave;re fois que la figure est per&ccedil;ue, est d&eacute;concertante. Elle frappe l&rsquo;esprit qui la regarde, qui l&rsquo;inscrit dans sa m&eacute;moire. La deuxi&egrave;me fois, la m&eacute;moire de la chose d&eacute;j&agrave; vue affaiblit, d&eacute;dramatise le saisissement premier. A ceci pr&egrave;s que chaque fois qu&rsquo;Ernest Pignon-Ernest colle un dessin sur un mur, qu&rsquo;il fait cohabiter une figure identique dans des lieux diff&eacute;rents d&rsquo;une m&ecirc;me ville, il la fait appara&icirc;tre dans une dramaturgie variable, qui ravive la premi&egrave;re impression, provoque un temps d&rsquo;arr&ecirc;t, un saisissement peut-&ecirc;tre amoindri, mais r&eacute;el.</p> <p>Pour exemple, le deuxi&egrave;me parcours r&eacute;alis&eacute; par Ernest Pignon-Ernest &agrave; Naples en 1990, <em>Images de femmes</em>. Plus pr&eacute;cis&eacute;ment, la figure de <em>la donna col lenzuolo</em>, coll&eacute;e &agrave; plusieurs reprises dans la ville.</p> <figure><img alt="" data-entity-type="" data-entity-uuid="" src="https://www.alepreuve.org/sites/alepreuve.org/files/Illustration-4.jpg" width="600" /> <figcaption> <p style="text-align: center;">Naples, <em>Donna con lenzuolo, </em>(femme avec drap). 1990.</p> </figcaption> </figure> <figure> <figcaption> <p style="text-align: center;">Naples, <em>Donna con lenzuolo </em>(femme avec drap), 1990.</p> </figcaption> </figure> <figure> <figcaption> <p style="text-align: center;">Naples, <em>Donna con lenzuolo </em>(femme avec drap), 1990.</p> </figcaption> </figure> <p><em>Un enfant court. Il sort d&rsquo;un rai de lumi&egrave;re. Il fuit le soleil, on dirait. Ses pieds ne touchent d&eacute;j&agrave; plus le sol, les dalles noires, rugueuses. Il vole. Il n&rsquo;est plus dans le plein feu du croisement des ruelles, l&agrave; o&ugrave; le ciel s&rsquo;&eacute;largit, o&ugrave; il laisse le feu de midi s&rsquo;abattre, l&agrave; o&ugrave; les gens ne s&rsquo;attardent pas, ne prennent pas le temps de se saluer. L&rsquo;enfant s&rsquo;&eacute;loigne, de dos. Au coin de la rue, une silhouette de femme en papier secoue un drap presque blanc. Elle se tient sur le seuil d&rsquo;une porte invisible, entre deux linteaux de pierre. Derri&egrave;re elle, un trou noir, pr&ecirc;t &agrave; l&rsquo;absorber. Au-del&agrave; d&rsquo;elle, le vide. Pas tout &agrave; fait le n&eacute;ant, puisqu&rsquo;il y a la profondeur du noir, l&rsquo;absence de lumi&egrave;re. Ou peut-&ecirc;tre est-ce cette profondeur des entrailles de Naples, la citt&agrave;-madre, Naples, la ville-m&egrave;re, &agrave; l&rsquo;histoire ponctu&eacute;e de figures f&eacute;minines: de la Sibylle de Cumes &agrave; Sainte-Lucie, de la Madone, m&egrave;re du Christ &agrave; celle des Sept Douleurs ou encore &agrave; toutes celles du Caravage&hellip;</em></p> <p>Au m&ecirc;me moment, &agrave; d&rsquo;autres endroits, dans la m&ecirc;me ville, une m&ecirc;me femme plie un drap, un linceul blanc sur fond noir. Elle surgit d&rsquo;une autre porte, sous les arcades du march&eacute; d&eacute;sert&eacute;, appuy&eacute;e &agrave; un pilier gris&acirc;tre, &agrave; l&rsquo;angle d&rsquo;une autre rue, o&ugrave; jouent d&rsquo;autres enfants. Elle tend aux passants dans la rue ce drap, comme une toile encore vierge. Inlassablement, elle se tient sur le seuil, dans l&rsquo;ouverture de la porte, entre le dedans et le dehors. Toujours sur le point de dire, de faire&hellip; Elle ne peut se r&eacute;signer &agrave; se laisser absorber par l&rsquo;obscurit&eacute; juste derri&egrave;re elle, &agrave; &ecirc;tre mise au silence.</p> <ol start="2"> <li>La <strong>d&eacute;clinaison</strong> de chaque figure prend effet &agrave; chaque lieu, sur chaque mur, v&eacute;ritable palette de l&rsquo;artiste, &agrave; chaque moment, &agrave; chaque changement de lumi&egrave;re, d&rsquo;&eacute;clairage de la figure. Et aussi &agrave; chaque changement de d&eacute;cor. Le matin de la r&eacute;v&eacute;lation de l&rsquo;&oelig;uvre dans la rue ne ressemblera &agrave; aucun autre matin. Faire l&rsquo;exp&eacute;rience de passer au m&ecirc;me endroit &agrave; la m&ecirc;me heure d&rsquo;un autre jour, c&rsquo;est &eacute;prouver la r&eacute;p&eacute;tition de la diff&eacute;rence, de la modification de la figure par le temps qui se d&eacute;roule, pas seulement celui qui fuit, mais aussi le climat, la pluie, le vent, le soleil qui br&ucirc;le et dess&egrave;che, auquel rien n&rsquo;&eacute;chappe.</li> </ol> <p>Au regardeur d&rsquo;accepter de se laisser aspirer et de traverser la forme pour acc&eacute;der &agrave; un ailleurs de la figure, accepter de l&rsquo;abandonner, de la perdre. La figure s&rsquo;absente irr&eacute;m&eacute;diablement, dispara&icirc;t. Plus tard, plus loin, une rencontre avec un autre dessin ravivera la m&eacute;moire des figures d&eacute;j&agrave; crois&eacute;es, disparues, parfois ressuscit&eacute;es.</p> <p>Le parcours de chaque figure n&rsquo;intime pas un ordre pr&eacute;cis dans la d&eacute;ambulation. Le dessin est affranchi de toute chronologie, parce qu&rsquo;il parle du temps pr&eacute;sent dans l&rsquo;espace.</p> <p>&nbsp;</p> <h2><strong>2.&nbsp;La <em>figura figurans</em></strong></h2> <p>&nbsp;</p> <p><q><em>&nbsp;Le dessin est une ligne active<a href="#nbp9" id="footnoteref9_e7tlp6m" name="liennbp9" title="Élodie Vitale, Le Bauhaus de Weimar : 1919-1925, Bruxelles, Pierre Mardaga, p. 159.">9</a>. </em></q></p> <p>Dans &laquo;&nbsp;Le plaisir au dessin<a href="#nbp10" id="footnoteref10_6tmhkdo" name="liennbp10" title="Jean-Luc Nancy, Le plaisir au dessin, Paris, Éditions Galilée, 2009.">10</a> &raquo;, Jean-Luc Nancy d&eacute;veloppe l&rsquo;id&eacute;e de la forme dans un rapport &agrave; l&rsquo;outre-forme, d&rsquo;une forme pouss&eacute;e jusqu&rsquo;au contact de l&rsquo;informe. La forme est en devenir, le trait se suspend pour se relancer dans l&rsquo;ach&egrave;vement inaccompli du dessin, de la <em>forma formans</em>, de la forme en train de se former. De m&ecirc;me, la figure est toujours suspendue dans un temps avant celui de la pr&eacute;sence, de l&rsquo;apparition formelle dans un espace choisi par l&rsquo;artiste, apparemment accomplie dans l&rsquo;&oelig;il de celui qui la regarde. Cette figure pourrait-elle &ecirc;tre pouss&eacute;e jusqu&rsquo;&agrave; toucher <em>l&rsquo;in-figure</em>&nbsp;? S&rsquo;agirait-il alors d&rsquo;une figure sans figure, comme d&rsquo;une forme sans forme&nbsp;? D&rsquo;une figure qui ne figurerait plus, au-del&agrave; des traits du dessin&nbsp;? Ou bien qui ne figurerait pas en l&rsquo;absence de la situation qui la mettrait en mouvement pour faire &oelig;uvre&nbsp;?</p> <h3><em>2.1. La fonction de la figure dans l&rsquo;espace</em></h3> <p>Le choix des lieux &agrave; habiter n&rsquo;est pas laiss&eacute; au hasard. Il est dict&eacute; par la figure qui fera corps avec lui. Chaque lieu public, ouvert &agrave; tous et gratuit, poss&egrave;de son potentiel signifiant. La figure, dans sa fonction narratologique, fait &eacute;merger le sens m&ecirc;me du lieu inh&eacute;rent &agrave; elle. Elle provoque le regard, qui prend appui sur elle, traverse le support pour tenter d&rsquo;acc&eacute;der &agrave; ce qui a pr&eacute;c&eacute;d&eacute; son apparition. Les murs rec&egrave;lent une histoire souvent ind&eacute;chiffrable &agrave; nos yeux, in&eacute;narrable dans leur mise &agrave; nu. D&eacute;cel&eacute;e par la figure comme un secret lev&eacute;, elle s&rsquo;inscrit dans la m&eacute;moire de chacun, nouvellement interpr&eacute;t&eacute;e. La forme dessin&eacute;e naissante au regard d&rsquo;autrui se laisse apprivoiser. Elle se met &agrave; parler. La forme ne fait pas penser &agrave;, elle est ce qu&rsquo;elle signifie pour chacun dans le geste pos&eacute; par l&rsquo;artiste. &laquo;&nbsp;Elle ne repr&eacute;sente pas, elle est ce qu&rsquo;elle repr&eacute;sente<a href="#nbp11" id="footnoteref11_wrojp9j" name="liennbp11" title="Claude Régy, Dans le désordre, Arles, Éditions Actes Sud, 2011, p.166.">11</a>.&nbsp;&raquo; Elle figure l&rsquo;instant de son apparition. Elle affirme son <em>&ecirc;tre l&agrave;</em>, face au regardeur possible, cet autre qui la r&eacute;v&egrave;le dans une pleine existence.</p> <p>&nbsp;</p> <h2><strong>3. L&rsquo;espace exalt&eacute;</strong></h2> <p>&nbsp;</p> <p>L&rsquo;exaltation d&rsquo;un espace par la pr&eacute;sence de la figure est r&eacute;elle dans le geste de cr&eacute;ation propre &agrave; Ernest Pignon-Ernest, dans son propre mouvement au moment du collage, dans le mouvement insuffl&eacute; au corps immobile dans le regard du passant. L&rsquo;espace &agrave; l&rsquo;origine de l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;art induit la relation intime entre l&rsquo;artiste, la figure et le lieu, entre la figure, le lieu et les regardeurs.</p> <p>&nbsp;</p> <h3><em><strong>3.1. &laquo;&nbsp;Faire &oelig;uvre des situations&raquo;</strong></em></h3> <p>Chaque lieu impose sa propre dramaturgie, soumise aux r&egrave;gles de la narration qui r&eacute;gissent son histoire profonde, aristot&eacute;licienne dans le fait m&ecirc;me qu&rsquo;elle repose en permanence sur des rapports de causalit&eacute;, sur les conflits qui la sous-tendent<a href="#nbp12" id="footnoteref12_6rdtgou" name="liennbp12" title="Ernest Pignon-Ernest, Faire œuvre des situations, Avignon, Éditions Universitaires d’Avignon (Collection Entre-Vues), 2009.">12</a>. Entre l&rsquo;espace physique g&eacute;ographique imm&eacute;diat de la rue et l&rsquo;espace dramaturgique, constitu&eacute; de tous les &eacute;l&eacute;ments instantan&eacute;s, &ndash; l&rsquo;univers sonore, des cris d&rsquo;enfants, des voix de femmes qui s&rsquo;interpellent d&rsquo;une fen&ecirc;tre &agrave; l&rsquo;autre en &eacute;tendant le linge, d&rsquo;hommes qui s&rsquo;apostrophent, des odeurs qui montent des pav&eacute;s, qui transpirent des murs, des couleurs qui s&rsquo;entrechoquent &ndash; l&rsquo;artiste saisit le point d&eacute;clencheur d&rsquo;une narration fil&eacute;e par la figure d&rsquo;un espace &agrave; l&rsquo;autre.</p> <figure> <figcaption> <p style="text-align: center;">Naples, Le Vele di Scampia,&nbsp;<em>Pier Paolo Pasolini</em> , juin 2015.</p> </figcaption> </figure> <p>L&rsquo;espace exalt&eacute; peut se d&eacute;ployer sous le regard du passant consentant. Cet espace de fiction ponctuelle initie l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;art en son lieu de commencement. Il est un &eacute;l&eacute;ment d&rsquo;illusion rattach&eacute; au contexte signifiant, imm&eacute;diatement identifiable par les r&eacute;f&eacute;rents culturels et historiques propres &agrave; chacun.</p> <p>&nbsp;</p> <h3><em><strong>3.2. De l&rsquo;exaltation &agrave; la sublimation de l&rsquo;espace</strong></em></h3> <h4><em>3.2.1. Un geste exaltant</em></h4> <p>&laquo;&nbsp;Le sens du geste n&rsquo;est pas donn&eacute;, mais compris, c&rsquo;est-&agrave;-dire ressaisi par un acte du spectateur<a href="#npb13" id="footnoteref13_i5i05y9" name="liennbp13" title="Maurice Merleau-Ponty, op.cit., p.225.">13</a>.&nbsp;&raquo; Cet acte peut &ecirc;tre le regard, le fait de re-garder, de saisir &agrave; nouveau. Le geste adviendrait-il pour combler le vide qui se propose spontan&eacute;ment, pour combler un manque naturellement insupportable, dire et faire sentir&nbsp;? Le geste fait appara&icirc;tre la figure (<em>Erscheinung</em>), dans le doute persistant de la r&eacute;ception possible. Dans ce mouvement d&rsquo;apparition, il l&rsquo;impose &agrave; la vue, elle est l&agrave; (<em>Darstellung</em>)<a href="#nbp14" id="footnoteref14_m2aq8ym" name="liennbp14" title="Ibidem, p.323.">14</a>. Sa pr&eacute;sence gomme l&rsquo;absence, la renvoie en arri&egrave;re-plan. Elle r&eacute;cup&egrave;re le <em>logos</em> et fait &laquo;&nbsp;parler l&rsquo;origine&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;retrouver la nudit&eacute; de la parole premi&egrave;re&nbsp;&raquo;, comme la Sibylle dans <em>Une voix venue d&rsquo;ailleurs</em> de Maurice Blanchot. Cette Sibylle de Cumes, qui inlassablement r&eacute;p&egrave;te pendant mille ans ce qui n&rsquo;est pas entendu maintenant. La figure coll&eacute;e par Ernest Pignon-Ernest serait donc parlante.</p> <figure> <figcaption> <p style="text-align: center;">Rome, Caff&egrave; Tevere &agrave; Ponte Testaccio, <em>Pier Paolo Pasolini, </em>juin 2015.</p> </figcaption> </figure> <p>Il n&rsquo;est pas question ici de comprendre la forme ni le geste qui l&rsquo;a engendr&eacute;e, mais de se laisser traverser par elle pour acc&eacute;der &agrave; la parole du mur, au-del&agrave; du mur, dans un temps qui reste ignor&eacute; du regardeur avant que la forme ne soit apparue dans cet espace investi par elle. Le geste induit un temps au-del&agrave; de l&rsquo;espace, un temps en soi d&eacute;tenteur d&rsquo;une m&eacute;moire inaccessible en l&rsquo;absence de la figure, en l&rsquo;absence du regard qui, &agrave; son tour, traverse la figure et entend le silence du mur. Le regardeur le per&ccedil;oit, le d&eacute;chiffre dans cette perception premi&egrave;re, dans cette sensation qui le submerge. Pour percer ce que d&eacute;gage la figure, ce que le regardeur en voit au-del&agrave; de la forme dessin&eacute;e, il faudra remonter &agrave; l&rsquo;origine, au &laquo;&nbsp;silence primordial<a href="#nbp15" id="footnoteref15_f1g4bha" name="liennbp15" title="Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard (Tel), 1945, p.224.">15</a> &raquo;, dissimul&eacute; sous le bruit des paroles, l&rsquo;en-de&ccedil;&agrave; du logos&nbsp;; d&eacute;crire &laquo;&nbsp;le geste qui rompt le silence&nbsp;&raquo;. Ce geste par lequel Ernest Pignon-Ernest fait parler le mur, muet jusqu&rsquo;alors &agrave; nous, regardeurs distraits.</p> <figure> <figcaption> <p style="text-align: center;">Rome, Via della Scala<em>, Pier Paolo Pasolini</em>, juin 2015.</p> </figcaption> </figure> <p>C&rsquo;est ici qu&rsquo;intervient la notion temporelle dans l&rsquo;&oelig;uvre.</p> <p>La dur&eacute;e d&rsquo;existence de la figure d&eacute;pend de son exposition aux &eacute;l&eacute;ments naturels et parfois &agrave; une d&eacute;t&eacute;rioration volontaire de l&rsquo;&ecirc;tre humain. Le caract&egrave;re fragile de l&rsquo;&oelig;uvre, la menace de disparition plus ou moins imm&eacute;diate qui p&egrave;se sur elle et l&rsquo;absence proche renforce la pr&eacute;sence du mur, du lieu. L&rsquo;&eacute;tat d&rsquo;urgence inh&eacute;rent au surgissement de la figure dans la rue renvoie &agrave; un sentiment de totale impuissance quant &agrave; sa disparition annonc&eacute;e. C&rsquo;est la premi&egrave;re r&egrave;gle de l&rsquo;&oelig;uvre, qui ouvre sur l&rsquo;espace dans la rue, qui renforce le support-mur dans son incontournable n&eacute;cessit&eacute; d&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; choisi pour accueillir la figure, pour la faire exister au regard. On peut dire que l&rsquo;exaltation &eacute;ph&eacute;m&egrave;re de l&rsquo;espace participe &eacute;galement &agrave; cette double sublimation&nbsp;: le manque laiss&eacute; par la figure en disparaissant ne saura &ecirc;tre combl&eacute;, mais pourrait sublimer l&rsquo;espace augment&eacute; le temps de la figure.</p> <p>Au geste sublimant le mur viendrait se superposer un regard tout aussi sublimant.</p> <p>&nbsp;</p> <h4><em>3.2.2. Le regard sublimant</em></h4> <p>La r&eacute;ception des &oelig;uvres varie selon les lieux d&rsquo;exposition, selon le &laquo;&nbsp;dehors&nbsp;&raquo;, la rue, et le &laquo;&nbsp;dedans&nbsp;&raquo;, une galerie, une &eacute;glise, un centre d&rsquo;art ou un mus&eacute;e. C&rsquo;est d&rsquo;autant plus vrai quand il s&rsquo;agit d&rsquo;&oelig;uvres de la rue, photographi&eacute;es, expos&eacute;es en galerie ou en mus&eacute;e et que le regardeur est captif ou ne l&rsquo;est pas. L&rsquo;imm&eacute;diatet&eacute; de l&rsquo;approche dans la rue, l&rsquo;inattendu et l&rsquo;inou&iuml; suscite parfois l&rsquo;effroi, la sid&eacute;ration jusqu&rsquo;&agrave; ce que le regardeur se laisse happer et p&eacute;n&eacute;trer par le myst&egrave;re dissimul&eacute; dans la forme du dessin, qu&rsquo;il aille jusqu&rsquo;&agrave; traverser la figure pour atteindre le mur et bien au-del&agrave;.</p> <p>La r&eacute;ception de l&rsquo;&oelig;uvre est rendue possible &agrave; partir de l&rsquo;exaltation de l&rsquo;espace &ndash; on entend ici l&rsquo;espace public, la rue &ndash;, qui se mesure &agrave; l&rsquo;aune des regards, de l&rsquo;intensit&eacute; provoqu&eacute;e par l&rsquo;image, du ressenti et de l&rsquo;&eacute;motion &eacute;prouv&eacute;s par le regardeur. L&rsquo;aiguisement des sens par les traits du dessin, la convocation de l&rsquo;&ecirc;tre tout entier dans l&rsquo;effet-miroir, en pr&eacute;sence de la figure, face &agrave; cet autre, qui &eacute;largit l&rsquo;espace dans le lieu m&ecirc;me o&ugrave; advient l&rsquo;apparition, contribuent &agrave; exalter infiniment l&rsquo;espace jusqu&rsquo;au moment de la disparition in&eacute;luctable, partielle ou totale, de la figure. La m&eacute;moire prend alors le relais. Elle persistera dans la sublimation du lieu par l&rsquo;&oelig;uvre, dans le rappel de sa beaut&eacute;, dans son absence. Malgr&eacute; l&rsquo;&eacute;ph&eacute;m&egrave;re de la figure, propre au th&eacute;&acirc;tre, urbain ou pas, une permanence relative et distanci&eacute;e est assur&eacute;e par la transmission photographique et cin&eacute;matographique ou par les t&eacute;moignages des regardeurs.</p> <p>En collant dans la rue, sans jamais signer ses dessins, Ernest Pignon-Ernest d&eacute;mythifie l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;art, la d&eacute;dramatise, la ram&egrave;ne &agrave; une sacralit&eacute; originelle, populaire. En raptant le regard consentant du passant, il ram&egrave;ne aussit&ocirc;t celui-ci au rang de personnage en situation, dans un espace po&eacute;tiquement figur&eacute;, un th&eacute;&acirc;tre urbain &agrave; lui nouvellement r&eacute;v&eacute;l&eacute;, dans sa plus grande infinit&eacute;.</p> <p><em><strong>&nbsp;</strong>(Rirra21, Universit&eacute; Paul Val&eacute;ry)</em></p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Notes et r&eacute;f&eacute;rences</strong></p> <p><a href="#liennbp1" name="nbp1">1</a> Fragment de la lettre adress&eacute;e par Karin Espinosa &agrave; Ernest Pignon-Ernest le 28 octobre 2013.</p> <p><a href="#liennbp2" name="nbp2">2</a> Bernard Salignon, <em>O&ugrave; l&rsquo;art &ndash; l&rsquo;instant &ndash; le lieu</em>, Paris, Les &Eacute;ditions du Cerf, 2008, p.143.</p> <p><a href="#liennbp3" name="nbp3">3</a> Martin Heidegger, <em>Remarques sur art-sculpture-espace</em>, Paris, &Eacute;ditions Payot &amp; Rivages, 2009, p.24.</p> <p><a href="#liennbp4" name="nbp4">4</a> Les fragments en italiques dans le texte retracent mes impressions et sensations personnelles face aux &oelig;uvres d&rsquo;Ernest Pignon-Ernest. Ces r&eacute;cits constituent la base de la r&eacute;flexion esth&eacute;tique.</p> <p><a href="#liennbp5" name="nbp5">5</a> Les photographies qui illustrent cet article sont reproduites avec l&rsquo;autorisation et l&rsquo;aimable courtoisie de l&rsquo;artiste</p> <p><a href="#nbp6" name="nbp6">6</a> Transcription des paroles d&rsquo;Ernest Pignon-Ernest prononc&eacute;es &agrave; l&rsquo;occasion du collage en mai 2015 &agrave; Rome.</p> <p><a href="#liennbp7" name="nbp7">7</a><em> Ibidem</em>, p.39.</p> <p><a href="#liennbp8" name="nbp8">8</a> Gilles Deleuze, <em>Diff&eacute;rence et r&eacute;p&eacute;tition</em>,&nbsp;Paris, Presses universitaires de France, 2014, p.96.</p> <p><a href="#liennbp9" name="nbp9">9</a> &Eacute;lodie Vitale, <em>Le Bauhaus de Weimar&nbsp;: 1919-1925</em>, Bruxelles, Pierre Mardaga, p. 159.</p> <p><a href="#liennbp10" name="nbp10">10</a> Jean-Luc Nancy, Le plaisir au dessin, Paris, &Eacute;ditions Galil&eacute;e, 2009.</p> <p><a href="#liennbp11" name="nbp11">11</a> Claude R&eacute;gy<em>, Dans le d&eacute;sordre</em>, Arles, &Eacute;ditions Actes Sud, 2011, p.166.</p> <p><a href="#liennbp12" name="nbp12">12</a> Ernest Pignon-Ernest,&nbsp;<em>Faire &oelig;uvre des situations</em>, Avignon, &Eacute;ditions Universitaires d&rsquo;Avignon (Collection Entre-Vues), 2009.</p> <p><a href="#liennbp13" name="npb13">13</a> Maurice Merleau-Ponty, <em>op.cit</em>., p.225.</p> <p><a href="#liennbp14" name="nbp14">14</a><em> Ibidem,</em> p.323.</p> <p><a href="#liennbp15" name="nbp15">15</a> Maurice Merleau-Ponty, <em>Ph&eacute;nom&eacute;nologie de la perception</em>, Paris, Gallimard (Tel), 1945, p.224.</p>