<p>Dans <em>La Prisonni&egrave;re du d&eacute;sert </em>de John Ford, deux r&eacute;cits sont repr&eacute;sent&eacute;s qui peuvent rentrer en contradiction. Le premier organise la fiction, celle d&rsquo;Ethan Edwards et de ses compagnons &agrave; la recherche de la jeune Deborah enlev&eacute;e par les Comanches. Une chasse &agrave; l&rsquo;homme de plusieurs ann&eacute;es &agrave; travers l&rsquo;Ouest am&eacute;ricain permettra de ramener la jeune fille devenue femme au sein de la communaut&eacute;. Le second r&eacute;cit repr&eacute;sent&eacute; par le film est celui des d&eacute;placements de plusieurs personnages dans le p&eacute;rim&egrave;tre restreint de <em>Monument Valley</em>, &agrave; la fronti&egrave;re entre l&rsquo;Arizona et l&rsquo;Utah, passant et repassant sans cesse dans les m&ecirc;mes zones g&eacute;ographiques, reconnaissables notamment par les buttes qui pars&egrave;ment la plaine d&eacute;sertique. Autrement dit, nous assistons en m&ecirc;me temps &agrave; la repr&eacute;sentation d&rsquo;un r&eacute;cit fictionnel, et &agrave; l&rsquo;enregistrement d&rsquo;individus agissant dans un lieu reconnaissable.</p> <p>Ces deux perspectives de lecture paraissent paradoxales mais sont inh&eacute;rentes au dispositif cin&eacute;matographique&nbsp;: la cam&eacute;ra filme une fiction dans un lieu qu&rsquo;elle partage avec elle. Anne Goliot-L&eacute;t&eacute; le rappelait justement&nbsp;: &laquo;&nbsp;le lieu embrasse &agrave; la fois une situation et le point de vue qui la g&eacute;n&egrave;re, &agrave; partir duquel le lieu devient l&rsquo;image en mouvement d&rsquo;un lieu<a href="#nbp1" id="footnoteref1_d4ax5rt" name="liennbp1" title="Anne Goliot-Lété, « Avant-propos », Cahiers du CIRCAV, n° 17, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 11">1</a>.&nbsp;&raquo;</p> <p>Ces deux perspectives engagent par ailleurs des pr&eacute;suppos&eacute;s diff&eacute;rents mais compl&eacute;mentaires&nbsp;: soit le film repr&eacute;sente un <em>espace </em>ou une s&eacute;rie d&rsquo;espaces fictionnels, soit il repr&eacute;sente un <em>lieu</em> r&eacute;f&eacute;rentiel dans lequel vont agir des personnages. L&rsquo;objectif de cet article sera de comprendre quels peuvent &ecirc;tre les avantages d&rsquo;une prise en compte et d&rsquo;une analyse de la repr&eacute;sentation du lieu dans le film de John Ford. Mais aussi, et plus largement, essayer d&rsquo;&eacute;tablir quels peuvent &ecirc;tre les int&eacute;r&ecirc;ts d&rsquo;un travail d&eacute;finitionnel du lieu au cin&eacute;ma, dans un dialogue avec d&rsquo;autres notions comme celle de l&rsquo;espace<a href="#nbp2" id="footnoteref2_jz2jgrq" name="liennbp2" title="Des recherches ont déjà été menées dans ce sens. Je renvoie à la tentative récente de Mathias Lavin, La parole et le lieu. Le cinéma selon Manoel de Oliveira, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Le Spectaculaire, 2008.">2</a>.</p> <p>Dans le champ des sciences humaines, de nombreux chercheurs ont essay&eacute; de d&eacute;finir les deux notions, dans le but de proposer des cadres terminologiques clairs, mais aussi pour faire dialoguer les deux termes avec divers objets d&rsquo;&eacute;tude. Qu&rsquo;est-ce qu&rsquo;un lieu&nbsp;? Comment le d&eacute;finir&nbsp;? Quelles relations entretient-il avec l&rsquo;espace&nbsp;?</p> <p>Au cin&eacute;ma, le lieu est probl&eacute;matique parce qu&rsquo;il peut d&eacute;signer deux instances qui s&rsquo;entrem&ecirc;lent et qui sont g&eacute;n&eacute;ralement consid&eacute;r&eacute;es comme antagonistes&nbsp;: le lieu de tournage du film, qui se r&eacute;f&egrave;re aux moyens mis en &oelig;uvre pour produire l&rsquo;&oelig;uvre, et l&rsquo;espace repr&eacute;sent&eacute; &agrave; travers la fiction, le plus souvent envisag&eacute;e &agrave; partir des notions de <em>mise en sc&egrave;ne</em>, d&rsquo;<em>esth&eacute;tique</em> ou de <em>style</em> du r&eacute;alisateur.</p> <p>Dans le cas du film de John Ford, ce questionnement est d&rsquo;autant plus pertinent que le <em>lieu</em> du film semble particuli&egrave;rement difficile &agrave; cerner. D&rsquo;abord compte tenu de l&rsquo;importance du lieu de tournage dans l&rsquo;&oelig;uvre du cin&eacute;aste. Ensuite parce que la repr&eacute;sentation de l&rsquo;espace et la contextualisation g&eacute;ographique sont des &eacute;l&eacute;ments particuli&egrave;rement importants pour l&rsquo;insertion du film dans un genre bien d&eacute;fini, le western.</p> <p>Par ailleurs, nous verrons que la prise en compte du lieu dans l&rsquo;analyse du film permet de comprendre les implications politiques de la repr&eacute;sentation de l&rsquo;espace dans le film.</p> <p>&nbsp;</p> <h2><strong>1. Qu&rsquo;est-ce qu&rsquo;un lieu&nbsp;?</strong></h2> <p>&nbsp;</p> <p>Depuis une cinquantaine d&rsquo;ann&eacute;es, les tentatives pour d&eacute;finir la notion de lieu se sont multipli&eacute;es au sein des sciences humaines. Le plus souvent, ces recherches ont essay&eacute; de d&eacute;finir la notion comparativement &agrave; celle d&rsquo;espace. Dans cette perspective, le lieu a&nbsp; souvent &eacute;t&eacute; consid&eacute;r&eacute; comme un espace singulier, auquel sont attribu&eacute;es des valeurs ou des fonctions sp&eacute;cifiques. &Agrave; partir d&rsquo;&eacute;tudes exp&eacute;rimentales, Yi-Fu Tuan a constat&eacute; que l&rsquo;appellation d&rsquo;<em>espace</em> ou de <em>lieu</em> pour d&eacute;finir une partie de l&rsquo;&eacute;tendue d&eacute;pend des valeurs et des pratiques qu&rsquo;on lui attribue. Nous ne faisons pas les m&ecirc;mes actions, nous ne nous comportons pas de la m&ecirc;me fa&ccedil;on et nous ne ressentons pas les m&ecirc;mes sensations si nous sommes dans un lieu ou dans un espace. Le lieu est un espace que nous identifions comme unique et singulier&nbsp;: &laquo;&nbsp;L&rsquo;espace se transforme en lieu lorsqu&rsquo;il acquiert une d&eacute;finition et un sens<a href="#nbp3" id="footnoteref3_o0twjgp" name="liennbp3" title="Yi-Fu Tuan, Espace et lieu. La perspective de l’expérience [1977], trad. fr. Céline Pérez, Paris, Infolio, Archygraphie, 2006, p. 138.">3</a> .&nbsp;&raquo; Le lieu est donc un espace dot&eacute; d&rsquo;une signification par un groupe ou un individu. Par ailleurs, pour que l&rsquo;espace acqui&egrave;re un sens et puisse &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute; comme un lieu, il doit &ecirc;tre organis&eacute;, c&rsquo;est-&agrave;-dire que les &eacute;l&eacute;ments qui le composent, qu&rsquo;ils soient naturels ou produits par l&rsquo;homme, doivent &ecirc;tre pens&eacute;s comme les parties d&rsquo;un tout autonome. Pour Yi-Fu Tuan, le lieu est donc &laquo;&nbsp;un monde de significations organis&eacute;es<a href="#nbp4" id="footnoteref4_6brdhqr" name="liennbp4" title="Ibidem p. 180.">4</a> &raquo; se d&eacute;tachant des autres portions spatiales et pouvant ou non &eacute;tablir des liens avec elles.</p> <p>Dans une perspective tr&egrave;s diff&eacute;rente, Jacques Derrida s&rsquo;est lui aussi pench&eacute; sur la notion de lieu &agrave; partir du concept de &laquo;&nbsp;<em>kh&ocirc;ra</em>&nbsp;&raquo;, originaire de la philosophie platonicienne et plus particuli&egrave;rement extrait du <em>Tim&eacute;e</em>. Dans ce texte, Platon d&eacute;termine un troisi&egrave;me &laquo;&nbsp;genre&nbsp;&raquo; ou &laquo;&nbsp;mat&eacute;riau&nbsp;&raquo;, plac&eacute; entre l&rsquo;intelligible et le sensible, c&rsquo;est la &laquo;&nbsp;<em>kh&ocirc;ra</em>&nbsp;&raquo;. Ce mat&eacute;riau est un genre hybride difficile &agrave; d&eacute;finir pour le philosophe&nbsp;:</p> <p><q><em>&nbsp;Il y a une troisi&egrave;me esp&egrave;ce, un genre [&hellip;] qui est toujours, celui du &laquo;&nbsp;mat&eacute;riau&nbsp;&raquo; qui n&rsquo;admet pas la destruction, qui fournit un emplacement &agrave; tout ce qui na&icirc;t, une r&eacute;alit&eacute; qu&rsquo;on ne peut saisir qu&rsquo;au terme d&rsquo;un raisonnement b&acirc;tard qui ne s&rsquo;appuie pas sur la sensation&nbsp;; c&rsquo;est &agrave; peine si on peut y croire<a href="#nbp5" id="footnoteref5_q6pqtyy" name="liennbp5" title="Platon, Timée, trad. fr. Luc Brisson, Paris, GF Flammarion, 2001, p. 152.">5</a>. </em></q></p> <p>La &laquo;&nbsp;<em>kh&ocirc;ra</em>&nbsp;&raquo; serait donc le r&eacute;ceptacle de toute chose, le mat&eacute;riau qui permet aux &eacute;l&eacute;ments sensibles d&rsquo;&ecirc;tre perceptibles par nos sens. Pour Derrida, cette ind&eacute;cision quant au statut de la &laquo;&nbsp;<em>kh&ocirc;ra</em>&nbsp;&raquo; en fait un &eacute;l&eacute;ment politique, plus particuli&egrave;rement le r&eacute;ceptacle des actions de l&rsquo;homme sur le monde et des relations interpersonnelles. La &laquo;&nbsp;<em>kh&ocirc;ra</em>&nbsp;&raquo;, pour Derrida, de par son ind&eacute;cision d&eacute;finitionnelle, est ce qui permet l&rsquo;action humaine et les relations de pouvoir&nbsp;:</p> <p><q><em>&nbsp;La polys&eacute;mie ordonn&eacute;e du mot comporte toujours le sens de lieu politique ou plus g&eacute;n&eacute;ralement de lieu investi, par opposition &agrave; l&rsquo;espace abstrait. Kh&ocirc;ra &laquo;&nbsp;veut dire&nbsp;&raquo;&nbsp;: place occup&eacute;e par quelqu&rsquo;un, pays, lieu habit&eacute;, si&egrave;ge marqu&eacute;, rang, poste, position assign&eacute;e, territoire ou r&eacute;gion<a href="#nbp6" id="footnoteref6_06zse1r" name="liennbp6" title="Jacques Derrida, Khôra, Paris, Galilée, Incises, 1993, p. 58, souligné dans le texte.">6</a>. </em></q></p> <p>On voit bien avec les r&eacute;flexions de Derrida comment la notion de lieu &eacute;voque l&rsquo;action de l&rsquo;homme, des soci&eacute;t&eacute;s et des groupes sur le monde, pour organiser l&rsquo;espace en espace commun, l&rsquo;habiter et l&rsquo;organiser en vue d&rsquo;un projet politique donn&eacute;. De ce fait, on peut consid&eacute;rer que l&rsquo;identit&eacute; du lieu d&eacute;pend de trois crit&egrave;res qui le d&eacute;finissent et permettent de d&eacute;terminer son r&ocirc;le dans une organisation humaine&nbsp;: son histoire, sa fonction et sa forme. Quels &eacute;v&eacute;nements ont travers&eacute; le lieu&nbsp;? Quel r&ocirc;le symbolique lui est attribu&eacute;&nbsp;? Qu&rsquo;est-ce qu&rsquo;on y fait&nbsp;? Quel aspect sp&eacute;cifique rev&ecirc;t-il&nbsp;? C&rsquo;est en r&eacute;pondant &agrave; ce type de questions que l&rsquo;on peut d&eacute;terminer ce qui fait d&rsquo;une portion d&rsquo;espace un lieu &agrave; part enti&egrave;re.</p> <p>Ces trois &eacute;l&eacute;ments d&eacute;terminants d&rsquo;un lieu fondent &eacute;galement un certain nombre de pratiques qui lui sont associ&eacute;es. Puisque le lieu est signifiant, organis&eacute;, habit&eacute; et fa&ccedil;onn&eacute;, il est soumis &agrave; une ou plusieurs pratiques. C&rsquo;est parce qu&rsquo;un certain nombre d&rsquo;individus r&eacute;alisent des actions et vivent dans une portion d&rsquo;espace donn&eacute;e qu&rsquo;un lieu peut &eacute;merger. Il est donc v&eacute;cu avant d&rsquo;&ecirc;tre pens&eacute;. Bien plus, c&rsquo;est parce que le lieu est habit&eacute; selon des pratiques originales et sp&eacute;cifiques qu&rsquo;il peut &ecirc;tre pens&eacute; comme un lieu &agrave; part enti&egrave;re se d&eacute;tachant du reste de l&rsquo;espace. Pour ce qui est du film, cela nous permet de penser l&rsquo;analyse des lieux au cin&eacute;ma d&rsquo;abord et avant tout &agrave; partir de la relation entre les personnages et l&rsquo;espace. Ce qui d&eacute;finit un lieu au cin&eacute;ma, ce sont les diff&eacute;rentes pratiques de l&rsquo;espace par les personnages.</p> <p>Michel de Certeau avait d&eacute;j&agrave; montr&eacute; le r&ocirc;le primordial de la pratique dans la d&eacute;termination d&rsquo;un espace en lieu et inversement. Pour lui, les deux notions se distinguent en termes d&rsquo;action et de dynamisme&nbsp;: &laquo;&nbsp; L&rsquo;espace est un croisement de mobiles. Il est en quelque sorte anim&eacute; par l&rsquo;ensemble des mouvements qui [se] d&eacute;ploient [dans le lieu]. A la diff&eacute;rence du lieu, il n&rsquo;a donc ni l&rsquo;univocit&eacute; ni la stabilit&eacute; d&rsquo;un &ldquo;propre&rdquo;. En somme <em>l&rsquo;espace est un lieu pratiqu&eacute;</em><a href="#nbp7" id="footnoteref7_75rpp9b" name="liennbp7" title="Michel de Certeau, L’invention du quotidien 1. L’art de faire, Paris, Gallimard, Folio/Essais, 1990, p. 173, souligné dans le texte. Dans notre démonstration, nous essayons plutôt de penser le lieu comme un espace pratiqué, en inversant la proposition. Mais nous gardons le reste des propositions de Certeau.">7</a>.&nbsp;&raquo; Mais de Certeau insiste sur un &eacute;l&eacute;ment qui sera important pour nous dans l&rsquo;analyse de l&rsquo;&oelig;uvre cin&eacute;matographique<a href="#nbp8" id="footnoteref8_s5egi8s" name="liennbp8" title="Par ailleurs, il est intéressant de constater l’insistance avec laquelle de Certeau utilise des exemples ou un vocabulaire cinématographiques pour exprimer sa pensée. Voir la référence à Charlie Chaplin, ibidem. p. 149, ou l’emploi des termes de « travelling » et de « panoramique », ibid. p. 174.">8</a> : Ce qui distingue un lieu d&rsquo;un autre, c&rsquo;est d&rsquo;abord le r&eacute;cit auquel il est rattach&eacute;. La pratique d&rsquo;un lieu c&rsquo;est avant tout la constitution de r&eacute;cits qui vont lui donner une histoire, une fonction et une forme pour d&eacute;terminer sa place dans une organisation sociale&nbsp;: &laquo;&nbsp;Les r&eacute;cits effectuent donc un travail qui, incessamment, transforme des lieux en espaces ou des espaces en lieux<a href="#nbp9" id="footnoteref9_uemihe2" name="liennbp9" title="Idem.">9</a>.&nbsp;&raquo; Les pratiques et les r&eacute;cits entrent dans un rapport dialectique et s&rsquo;autod&eacute;terminent l&rsquo;un l&rsquo;autre. Les pratiques cr&eacute;ent des r&eacute;cits qui &agrave; leur tour fa&ccedil;onnent des pratiques. Cependant, ce mouvement dynamique entre pratiques et r&eacute;cits oblige &agrave; penser leurs relations en termes politiques. Les r&eacute;cits ne sont pas fig&eacute;s dans des lieux qui les rendraient stables et immobiles. Au contraire, ils sont en perp&eacute;tuelle &eacute;volution, en fonction des pratiques qui les modifient, voire en cr&eacute;ent de nouveaux. Les r&eacute;cits attach&eacute;s &agrave; un lieu sont soumis &agrave; des luttes politiques entre des r&eacute;cits &laquo;&nbsp;nationaux&nbsp;&raquo; et des r&eacute;cits &laquo;&nbsp;d&eacute;linquants&nbsp;&raquo;. Autrement dit, une lutte entre des r&eacute;cits majoritaires et d&rsquo;autres minoritaires ou marginaux. Le r&eacute;cit n&rsquo;est donc pas un d&eacute;veloppement unilat&eacute;ral et univoque d&rsquo;un lieu. Au r&eacute;cit national qui circonscrit, d&eacute;limite des fronti&egrave;res, promeut des usages sp&eacute;cifiques et une direction d&eacute;j&agrave; trac&eacute;e, s&rsquo;opposent des r&eacute;cits &laquo;&nbsp;d&eacute;linquants&nbsp;&raquo; qui s&rsquo;immiscent constamment dans les failles du lieu pour perturber l&rsquo;organisation du r&eacute;cit national.</p> <p>Ces recherches sur les deux notions d&rsquo;espace et de lieu permettent de comprendre l&rsquo;appropriation de l&rsquo;&eacute;tendue comme le r&eacute;sultat d&rsquo;un conflit entre des forces sociales et politiques. C&rsquo;est par un certain nombre de pratiques et de r&eacute;cits que l&rsquo;espace devient un lieu, un &laquo;&nbsp;th&eacute;&acirc;tre d&rsquo;action<a href="#nbp10" id="footnoteref10_z05y3so" name="liennbp10" title="Id.">10</a> &raquo; pour la constitution de discours, d&rsquo;affects et de communaut&eacute;s qui s&rsquo;opposent et entrent en conflit. On comprend &eacute;galement comment ces perspectives de recherches peuvent nous &ecirc;tre utiles dans l&rsquo;analyse de repr&eacute;sentations artistiques. En d&eacute;finissant l&rsquo;espace comme le creuset d&rsquo;enjeux pratiques, politiques et narratifs, la notion de lieu permet d&rsquo;insister sur une vision dynamique de l&rsquo;espace, de penser ses formes et ses repr&eacute;sentations en lien avec des discours politiques. En somme, l&rsquo;&eacute;tude des lieux dans l&rsquo;analyse d&rsquo;une &oelig;uvre artistique permet de mieux saisir les implications politiques des formes esth&eacute;tiques.</p> <p>&nbsp;</p> <h2><strong>2. John Ford et <em>Monument Valley</em></strong></h2> <p>&nbsp;</p> <p>Au cin&eacute;ma, l&rsquo;utilisation de cette notion peut &ecirc;tre particuli&egrave;rement int&eacute;ressante compte tenu de l&rsquo;importance accord&eacute;e &agrave; la repr&eacute;sentation de l&rsquo;espace, mais aussi du degr&eacute; tr&egrave;s &eacute;lev&eacute; d&rsquo;analogie entre la repr&eacute;sentation cin&eacute;matographique et le r&eacute;f&eacute;rent film&eacute;. La reconnaissance visuelle, dans certains films, de lieux connus qui ont une valeur symbolique ou historique d&eacute;j&agrave; &eacute;tablies peut &ecirc;tre &agrave; la base de significations compl&eacute;mentaires &agrave; celles du r&eacute;cit<a href="#nbp11" id="footnoteref11_0d11gj9" name="liennbp11" title="On peut penser, exemplairement, à la présence massive du mont Rushmore dans La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959), ou encore au Colisée dans Roma (Federico Fellini, 1972).">11</a>. Mais avant m&ecirc;me la reconnaissance r&eacute;f&eacute;rentielle, c&rsquo;est d&rsquo;abord la mise en sc&egrave;ne d&rsquo;un espace sp&eacute;cifique et l&rsquo;insertion de personnages en son sein qui peuvent faire de l&rsquo;espace cin&eacute;matographique un lieu. C&rsquo;est cette particularit&eacute; de l&rsquo;espace au cin&eacute;ma, toujours tendu entre l&rsquo;enregistrement et la reconnaissance r&eacute;f&eacute;rentielle d&rsquo;une part, et la cr&eacute;ation d&rsquo;un espace abstrait par la mise en sc&egrave;ne d&rsquo;autre part, qui fait tout l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t d&rsquo;une &eacute;tude des lieux dans les films. Antoine Gaudin rappelait r&eacute;cemment cette singularit&eacute; de l&rsquo;espace cin&eacute;matographique&nbsp;:</p> <p><q><em>&nbsp;Il faut cependant noter que cette relation particuli&egrave;re &agrave; l&rsquo;espace n&rsquo;est pas non plus le r&eacute;sultat automatique de l&rsquo;ontologie technique reproductrice du m&eacute;dium film [&hellip;]. Au contraire, cette relation n&rsquo;est obtenue qu&rsquo;au prix de la mise en place d&rsquo;un dispositif artistique conscient et rigoureux qui am&eacute;nage, par le style de la mise en sc&egrave;ne, des structures de r&eacute;ception pour certaines puissances sensibles li&eacute;es &agrave; l&rsquo;existant mat&eacute;riel<a href="#nbp12" id="footnoteref12_2dlpk16" name="liennbp12" title="Antoine Gaudin, L’espace cinématographique. Esthétique et dramaturgie, Paris, Armand Colin, 2015, p. 32.">12</a>. </em></q></p> <p>John Ford a beaucoup jou&eacute; sur ces deux aspects de la repr&eacute;sentation cin&eacute;matographique de l&rsquo;espace pour donner toute son importance aux lieux film&eacute;s, et, au premier chef, le lieu de <em>Monument Valley</em> pr&eacute;sent dans sept de ses films<a href="#nbp13" id="footnoteref13_rfir6wi" name="liennbp13" title="Il s’agit de La chevauchée fantastique (Stagecoach, 1939), La poursuite infernale (My darling Clementine, 1946), Le massacre de Fort Apache (Fort Apache, 1948), La charge héroïque (She wore a yellow ribbon, 1949), La prisonnière du désert (The Searchers, 1956), Le sergent noir (Sergeant Rutledge, 1960) et Les Cheyennes (Cheyenne autumn, 1964). Pour une synthèse des apparitions des buttes de Monument Valley dans ces films, voir Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues, « John Ford – Monument Valley », Transversalité, n° 6, Bordeaux, CAPC, Musée d’art contemporain de Bordeaux, 1993.">13</a>. Cette insistance &agrave; repr&eacute;senter autant de fois le m&ecirc;me lieu est une exception dans le syst&egrave;me hollywoodien classique qui privil&eacute;giait au contraire le tournage en studio. Mais surtout, la pr&eacute;sence r&eacute;currente de <em>Monument Valley</em> dans ces films peut aller jusqu&rsquo;&agrave; perturber la &laquo;&nbsp;bonne&nbsp;&raquo; lecture des r&eacute;cits, comme l&rsquo;explicite Martin Lefebvre&nbsp;:</p> <p><q><em>&nbsp;La reprise d&rsquo;un lieu si hautement identifiable que Monument Valley et reconnaissable de film en film, o&ugrave;, n&eacute;anmoins, il repr&eacute;sente des espaces di&eacute;g&eacute;tiques diff&eacute;rents, cr&eacute;e une situation particuli&egrave;re qui risque fort de pousser le spectateur des films de Ford &agrave; arr&ecirc;ter son regard sur l&rsquo;espace, et ce ind&eacute;pendamment de sa narrativisation au sein de chacun des films en question et l&rsquo;absence de strat&eacute;gies formelles d&rsquo;autonomisation. [&hellip;] N&rsquo;est-ce pas d&eacute;s lors ce dernier [le r&eacute;cit] qui est asservi &agrave; l&rsquo;espace, au paysage, et non le contraire<a href="#nbp14" id="footnoteref14_4x4oawz" name="liennbp14" title="Martin Lefebvre, « Entre lieu et paysage au cinéma », Poétique, n° 130 (avril 2002) Paris, Seuil, p. 156.">14</a> ? </em></q></p> <p>D&egrave;s lors, la repr&eacute;sentation de <em>Monument Valley</em> devient aussi importante dans ces films que les r&eacute;cits. Ou, bien plus, les r&eacute;cits mis en sc&egrave;ne ne peuvent &ecirc;tre pleinement appr&eacute;hend&eacute;s qu&rsquo;en rapport avec le lieu qui les accueille. Pour saisir plus pr&eacute;cis&eacute;ment ce mouvement dialectique au sein de l&rsquo;&oelig;uvre de John Ford, nous allons nous focaliser sur le cinqui&egrave;me film que le cin&eacute;aste tourne &agrave; <em>Monument Valley</em>, <em>La Prisonni&egrave;re du d&eacute;sert</em>. Pour Ford, ce film est important &agrave; plusieurs titres. Tout d&rsquo;abord, c&rsquo;est le premier western qu&rsquo;il r&eacute;alise depuis que sa soci&eacute;t&eacute; de production, &laquo;&nbsp;Argosy Pictures&nbsp;&raquo;, s&rsquo;est effondr&eacute;e. Il avait fond&eacute; cette soci&eacute;t&eacute; avec Merian C. Cooper en 1946 pour s&rsquo;&eacute;manciper des <em>majors</em> et acqu&eacute;rir une certaine libert&eacute; &eacute;conomique. <em>La Prisonni&egrave;re du d&eacute;sert</em> marque donc le retour de Ford au sein des studios &agrave; un statut d&rsquo;employ&eacute;. Par ailleurs les th&egrave;mes abord&eacute;s dans le film confirment que c&rsquo;est bien la fin d&rsquo;un cycle pour Ford&nbsp;: pour la premi&egrave;re fois de mani&egrave;re aussi claire, il pr&eacute;sente les guerres indiennes comme des massacres motiv&eacute;s par des sentiments racistes. Le protagoniste est un personnage tr&egrave;s ambivalent&nbsp;: il n&rsquo;est plus le valeureux <em>cowboy</em> empli de bons sentiments, mais plut&ocirc;t un vieux mercenaire qui alimente une haine f&eacute;roce envers les Indiens.</p> <p>Dans ce film, qui met en sc&egrave;ne de nombreuses zones g&eacute;ographiques de <em>Monument Valley</em>, nous nous focaliserons sur deux buttes ou groupes de buttes pr&eacute;cis&eacute;ment. Il s&rsquo;agit de <em>Mitchell Butte</em>, au Nord de la vall&eacute;e, et de <em>Totem Pole </em>et <em>Yei Bi</em> <em>Chei </em>au Sud.</p> <p>&nbsp;</p> <h2><strong>3. Mise en sc&egrave;ne des buttes</strong></h2> <p>&nbsp;</p> <h3><strong><em>3.1.&nbsp;Mitchell Butte</em></strong></h3> <p><em>Mitchell Butte</em> appara&icirc;t &agrave; plusieurs reprises dans le film. Nous allons voir que ces apparitions ne sont pas choisies au hasard par le r&eacute;alisateur, et qu&rsquo;elles forment un r&eacute;cit qui se d&eacute;veloppe en parall&egrave;le du r&eacute;cit principal pris en charge par les personnages et les dialogues. &Agrave; titre d&rsquo;exemple, nous avons choisi trois passages dans lesquels appara&icirc;t la butte. Le film s&rsquo;ouvre, litt&eacute;ralement (le noir de l&rsquo;&eacute;cran est rompu par l&rsquo;ouverture d&rsquo;une porte) par le personnage de Martha qui sort de sa ferme pour accueillir son beau-fr&egrave;re qui, dans la profondeur de l&rsquo;espace, se dirige vers elle &agrave; cheval. Ethan se rapproche lentement de l&rsquo;avant-plan, encadr&eacute; figurativement par deux buttes, <em>Gray Whiskers </em>&agrave; gauche et <em>Mitchell Butte </em>&agrave; droite. Ce plan, qui est cens&eacute; repr&eacute;senter le point de vue de Martha regardant Ethan, cadre pr&eacute;cis&eacute;ment le cavalier au centre des deux buttes qui marquent la limite entre le champ et le hors-champ. La composition, tr&egrave;s sym&eacute;trique, fait d&rsquo;Ethan un personnage arch&eacute;typique du <em>western</em>, celui du cavalier solitaire se d&eacute;pla&ccedil;ant dans une &eacute;tendue sauvage. Les deux buttes, ici, marquent la limite entre la civilisation, repr&eacute;sent&eacute;e par la ferme des Edwards, et la nature d&rsquo;o&ugrave; provient Ethan. Elles sont le marqueur d&rsquo;une communaut&eacute; qui tente de se fonder sur ces terres.</p> <p>Plus loin dans le film, nous retrouvons <em>Mitchell Butte</em> lorsque Brad, qui accompagne Ethan &agrave; la poursuite des Comanches qui ont enlev&eacute; sa fianc&eacute;e, se fait tuer par ces derniers. L&rsquo;action est cens&eacute;e se situer &agrave; plusieurs centaines de kilom&egrave;tres de la ferme des Edwards, mais c&rsquo;est pourtant la m&ecirc;me butte qui appara&icirc;t ici et qui semble devenir la tombe de Brad. Au moment o&ugrave; il s&rsquo;&eacute;lance &agrave; cheval pour aller mourir sur les lignes indiennes, le personnage passe devant <em>Mitchell Butte</em>, l&agrave; m&ecirc;me o&ugrave; Ethan avait rejoint Martha au d&eacute;but du film. On voit d&eacute;j&agrave; se dessiner une filiation entre les g&eacute;n&eacute;rations de la communaut&eacute; blanche du film, &agrave; travers cette butte qui appara&icirc;t &agrave; des moments significatifs. Mais la vraisemblance spatiale sera d&eacute;finitivement laiss&eacute;e de c&ocirc;t&eacute; au profit d&rsquo;une mise en sc&egrave;ne symbolique du lieu, &agrave; la troisi&egrave;me occurrence de la butte.</p> <p>Ethan et Martin, son neveu adoptif, reviennent dans la r&eacute;gion sans avoir pu sauver Debbie. Ils vont annoncer la mort de Brad &agrave; sa famille. Lorsqu&rsquo;ils arrivent &agrave; la ferme des Jorgensen, ils sont attendus par la m&egrave;re de Brad qui se tient debout sur le seuil de la ferme, comme Martha attendait Ethan au d&eacute;but du film<a href="#nbp15" id="footnoteref15_7if9m1f" name="liennbp15" title="Pour plus de précisions sur les relations entre les deux personnages et les deux séquences voir Jean-Louis Leutrat, La prisonnière du désert. Une tapisserie Navajo, Paris, Adam Biro, 1990. Ou encore Luc Vancheri, L’Amérique de John Ford. Autour de La Prisonnière du désert, Liège, Céfal, Travaux et thèses, 2007.">15</a>. L&agrave; encore, un plan d&rsquo;ensemble permet au cin&eacute;aste de cadrer tous les personnages de la situation sous le patronage de <em>Mitchell Butte</em>, qui occupe une place pr&eacute;pond&eacute;rante dans le plan. Et l&agrave; encore, la vraisemblance est volontairement mise &agrave; mal au profit d&rsquo;une mise en sc&egrave;ne qui reconstruit le lieu selon un syst&egrave;me signifiant.</p> <p>Cette butte n&rsquo;appara&icirc;t que lorsque la communaut&eacute; des Blancs est &agrave; l&rsquo;&eacute;cran. Il y a donc une association qui est produite figurativement entre certains personnages et certains &eacute;l&eacute;ments de <em>Monument Valley</em>. Les Blancs sont repr&eacute;sent&eacute;s sous le patronage de <em>Mitchell Butte</em>, les g&eacute;n&eacute;rations s&rsquo;y succ&egrave;dent les unes apr&egrave;s les autres. On peut dire que <em>Mitchell Butte</em> est repr&eacute;sent&eacute;e comme le totem de la communaut&eacute; blanche. L&rsquo;association entre l&rsquo;&eacute;l&eacute;ment spatial et les personnages se fait selon un principe de filiation et d&rsquo;accumulation. Visuellement, Martha et Brad meurent au m&ecirc;me endroit, qui est aussi l&agrave; o&ugrave; se situe la ferme des Jorgensen, le foyer o&ugrave; toute la communaut&eacute; &ndash; except&eacute; Ethan &ndash; se retrouve &agrave; la fin du film. Les g&eacute;n&eacute;rations se succ&egrave;dent sur le m&ecirc;me lieu, dans le but de fonder une communaut&eacute; stable et, en reprenant le vocabulaire de de Certeau, mettre en place un &laquo;&nbsp;r&eacute;cit national&nbsp;&raquo; sur une terre qui pourtant est d&eacute;j&agrave; le foyer d&rsquo;une autre nation, celle des Comanches. On comprend bien que la mise en sc&egrave;ne de <em>Mitchell Butte</em> ici est l&rsquo;incarnation du projet de conqu&ecirc;te territoriale de la communaut&eacute; blanche. Il s&rsquo;agit de conqu&eacute;rir l&rsquo;espace co&ucirc;te que co&ucirc;te, de remplacer les g&eacute;n&eacute;rations disparues par des nouvelles et ainsi de s&rsquo;approprier le lieu <em>via </em>des rep&egrave;res reconnaissables. C&rsquo;est aussi pour cette raison que, tout au long du film, les personnages ne cessent de rejoindre des points dans le d&eacute;sert&nbsp;: on les voit se d&eacute;placer d&rsquo;une butte &agrave; l&rsquo;autre, d&rsquo;une taverne &agrave; un cours d&rsquo;eau, de revenir chez les Jorgensen puis de repartir. L&rsquo;espace est ainsi ma&icirc;tris&eacute;, balis&eacute;, cartographi&eacute; et conquis pour l&rsquo;implantation future des nouveaux arrivants<a href="#nbp16" id="footnoteref16_rgh0yq8" name="liennbp16" title="C’est ce qu’explicite le personnage de Ma Jorgensen lorsqu’elle commente la mort de son fils : « Plus tard, il fera bon vivre sur ce sol. Nos os doivent être enterrés ici pour préparer cet avènement. »">16</a>.</p> <p><img alt="" data-entity-type="" data-entity-uuid="" src="https://www.alepreuve.org/sites/alepreuve.org/files/Ford-1.jpg" width="600" /></p> <p><img alt="" data-entity-type="" data-entity-uuid="" src="https://www.alepreuve.org/sites/alepreuve.org/files/Ford-2.jpg" width="600" /></p> <p><img alt="" data-entity-type="" data-entity-uuid="" src="https://www.alepreuve.org/sites/alepreuve.org/files/Ford-3.jpg" width="600" /></p> <h3><strong><em>3.2. Yei Bi Chei et Totem Pole</em></strong></h3> <p>Cependant, les Blancs ne sont pas les seuls &agrave; &ecirc;tre pr&eacute;sents sur ces terres. Avant eux les Comanches ont &eacute;tabli une partie de leur territoire sur le m&ecirc;me lieu. Ce partage de l&rsquo;espace est la cause du conflit entre les deux communaut&eacute;s. Elles se battent pour le contr&ocirc;le du lieu.</p> <p>Lorsque Ethan et ses compagnons se rendent sur la terre des Comanches, au c&oelig;ur de leur village, un nouveau groupe de concr&eacute;tions rocheuses est repr&eacute;sent&eacute;, in&eacute;dit jusque-l&agrave;. Il s&rsquo;agit de <em>Yei Bi Chei</em> et <em>Totem Pole</em>, une succession d&rsquo;ar&ecirc;tes et de pitons rocheux qui se trouvent au Sud de la vall&eacute;e. Cette apparition &agrave; l&rsquo;&eacute;cran d&rsquo;une nouvelle zone spatiale est logique compte tenu du fait que c&rsquo;est aussi la d&eacute;couverte, pour les personnages, comme pour le spectateur, du village des Comanches. Ces derniers sont donc associ&eacute;s &agrave; un &eacute;l&eacute;ment spatial, comme les Blancs &eacute;taient associ&eacute;s &agrave; <em>Mitchell Butte</em>. Mais ce qui est beaucoup moins logique si on consid&egrave;re la vraisemblance des relations entre les personnages et l&rsquo;espace, c&rsquo;est la pr&eacute;sence constante de ces concr&eacute;tions alors m&ecirc;me que les personnages ne cessent de se d&eacute;placer. En effet Ethan et Martin aper&ccedil;oivent d&rsquo;abord les &eacute;claireurs du village, puis ils atteignent les &laquo;&nbsp;civils&nbsp;&raquo; avec les femmes et les enfants, enfin ils rejoignent le c&oelig;ur du village et la tente centrale d&rsquo;o&ugrave; sort le chef, Scar. Malgr&eacute; la grande distance parcourue par les deux personnages, <em>Yei Bi Chei </em>et <em>Totem Pole</em> se retrouvent constamment derri&egrave;re eux, comme s&rsquo;ils &eacute;taient poursuivis par les deux concr&eacute;tions, cern&eacute;s par le lieu comme ils sont cern&eacute;s par les Indiens. Qu&rsquo;ils soient film&eacute;s en plan large ou, au contraire, en plan rapproch&eacute; lorsqu&rsquo;ils font face au chef indien, les deux &eacute;l&eacute;ments verticaux sont constamment pr&eacute;sents dans le champ, derri&egrave;re eux. C&rsquo;est donc une logique du faux-raccord qui pr&eacute;side &agrave; l&rsquo;&eacute;laboration de la s&eacute;quence. Le lieu r&eacute;f&eacute;rentiel est d&eacute;construit au profit de la cr&eacute;ation d&rsquo;un lieu abstrait exprimant les pratiques de l&rsquo;espace de la communaut&eacute; indienne.</p> <p>Ce qui est int&eacute;ressant ici, c&rsquo;est qu&rsquo;on d&eacute;couvre une nouvelle pratique de l&rsquo;espace et une nouvelle mise en sc&egrave;ne du lieu associ&eacute;es &agrave; une autre communaut&eacute;. L&agrave; o&ugrave; les Blancs &eacute;taient associ&eacute;s &agrave; <em>Mitchell Butte</em>, selon le principe de la fixation autour d&rsquo;un point pr&eacute;cis, les Comanches sont au contraire inscrits dans une pratique de l&rsquo;espace o&ugrave; c&rsquo;est le mouvement et le d&eacute;placement qui r&egrave;gnent&nbsp;: en m&ecirc;me temps que les personnages, l&rsquo;espace des Indiens se d&eacute;place &eacute;galement, encerclant les Blancs dans une zone ferm&eacute;e. Ce ph&eacute;nom&egrave;ne figuratif est l&rsquo;incarnation du nom de la tribu Comanches, les Nawyecky, dont Ethan explique la signification &agrave; son neveu&nbsp;: &laquo;&nbsp;&Ccedil;a veut dire tourner en rond&nbsp;&raquo;. Au &laquo;&nbsp;r&eacute;cit national&nbsp;&raquo; que veut fonder la communaut&eacute; blanche sur une terre pens&eacute;e comme vierge, le &laquo;&nbsp;r&eacute;cit d&eacute;linquant&nbsp;&raquo; des Comanches oppose une pratique du lieu fond&eacute;e sur le d&eacute;placement. On comprend bien l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t ici de tels choix esth&eacute;tiques pour le cin&eacute;aste. Le r&eacute;cit de la lutte entre les deux communaut&eacute;s est d&eacute;j&agrave; inscrit dans les relations qu&rsquo;ils entretiennent avec le lieu. Les Blancs per&ccedil;oivent et habitent l&rsquo;espace selon une logique de s&eacute;dentarisation, tandis que les Comanches, nomades, pensent l&rsquo;espace comme un lieu mouvant qui se d&eacute;place avec eux. L&rsquo;inscription figurative des personnages dans l&rsquo;espace correspond au conflit pour le lieu, en exprimant des projets politiques diff&eacute;rents voire antagonistes.</p> <p><img alt="" data-entity-type="" data-entity-uuid="" src="https://www.alepreuve.org/sites/alepreuve.org/files/Ford-4.jpg" width="600" /></p> <p><img alt="" data-entity-type="" data-entity-uuid="" src="https://www.alepreuve.org/sites/alepreuve.org/files/Ford-5.jpg" width="600" /></p> <p><img alt="" data-entity-type="" data-entity-uuid="" src="https://www.alepreuve.org/sites/alepreuve.org/files/Ford-6.jpg" width="600" /></p> <p><em>Monument Valley</em>, pour John Ford, est donc bien plus qu&rsquo;un simple d&eacute;cor de tournage privil&eacute;gi&eacute; pour ses qualit&eacute;s esth&eacute;tiques&nbsp;: il en fait v&eacute;ritablement un lieu, dans lequel les r&eacute;cits communautaires et les pratiques de l&rsquo;espace se confrontent et communiquent. On retrouve, en somme, ce que disait Deleuze avec son propre vocabulaire, &agrave; propos de Ford&nbsp;:</p> <p><q><em>&nbsp;L&rsquo;originalit&eacute; de Ford, c&rsquo;est que seul l&rsquo;englobant donne la mesure du mouvement, ou le rythme organique. Aussi est-il le creuset des minorit&eacute;s, c&rsquo;est-&agrave;-dire ce qui les r&eacute;unit, ce qui en r&eacute;v&egrave;le les correspondances m&ecirc;me quand elles ont l&rsquo;air de s&rsquo;opposer, ce qui en montre d&eacute;j&agrave; la fusion pour la naissance d&rsquo;une nation<a href="#nbp17" id="footnoteref17_4a0i44s" name="liennbp17" title="Gilles Deleuze, L’image-mouvement, Paris, Minuit, Critique, 1983, p. 203.">17</a>. </em></q></p> <p>La repr&eacute;sentation de l&rsquo;Histoire et de la nation am&eacute;ricaine, qui est un des grand projet de Ford, passe donc avant tout par la mise en sc&egrave;ne de <em>Monument Valley</em>. Le lieu constitue le mat&eacute;riau, ou le r&eacute;ceptacle de pratiques et de r&eacute;cits de l&rsquo;espace qui entrent en conflit. L&rsquo;esth&eacute;tique du lieu que cr&eacute;e le cin&eacute;aste devient le moyen d&rsquo;incarner ces dynamiques et ces pratiques antagonistes qui forment l&rsquo;identit&eacute; d&rsquo;une nation.</p> <p>Ces quelques exemples extraits du film de Ford nous permettent de comprendre les enjeux et les int&eacute;r&ecirc;ts des recherches sur le lieu pour les &eacute;tudes cin&eacute;matographiques. Appr&eacute;hender l&rsquo;espace au cin&eacute;ma comme un ensemble de donn&eacute;es di&eacute;g&eacute;tiques et figuratives probl&eacute;matiques, toujours engag&eacute;es dans un rapport complexe entre le r&eacute;f&eacute;rent et sa repr&eacute;sentation, nous permet de comprendre les sp&eacute;cificit&eacute;s de la repr&eacute;sentation de l&rsquo;espace au cin&eacute;ma, mais aussi de trouver des passerelles entre des analyses filmiques et des pr&eacute;occupations plus larges qui engagent l&rsquo;Histoire, la politique ou l&rsquo;anthropologie.</p> <p><em>(Rirra21, Universit&eacute; Paul Val&eacute;ry)</em></p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Notes et r&eacute;f&eacute;rences</strong></p> <p><a href="#liennbp1" name="nbp1">1</a> Anne Goliot-L&eacute;t&eacute;, &laquo;&nbsp;Avant-propos&nbsp;&raquo;, <em>Cahiers du CIRCAV</em>, n&deg; 17, Paris, L&rsquo;Harmattan, 2005, p.&nbsp;11</p> <p><a href="#liennbp2" name="nbp2">2</a> Des recherches ont d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; men&eacute;es dans ce sens. Je renvoie &agrave; la tentative r&eacute;cente de Mathias Lavin, <em>La parole et le lieu. Le cin&eacute;ma selon Manoel de Oliveira</em>, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Le Spectaculaire, 2008.</p> <p><a href="#liennbp3" name="nbp3">3</a> Yi-Fu Tuan, <em>Espace et lieu. La perspective de l&rsquo;exp&eacute;rience</em> [1977], trad. fr. C&eacute;line P&eacute;rez, Paris, Infolio, Archygraphie, 2006, p. 138.</p> <p><a href="#liennbp4" name="nbp4">4</a><em> Ibidem </em>p. 180.</p> <p><a href="#liennbp5" name="nbp5">5</a> Platon, <em>Tim&eacute;e</em>, trad. fr. Luc Brisson, Paris, GF Flammarion, 2001, p. 152.</p> <p><a href="#liennbp6" name="nbp6">6</a> Jacques Derrida, <em>Kh&ocirc;ra</em>, Paris, Galil&eacute;e, Incises, 1993, p. 58, soulign&eacute; dans le texte.</p> <p><a href="#liennbp7" name="nbp7">7</a> Michel de Certeau, <em>L&rsquo;invention du quotidien 1. L&rsquo;art de faire</em>, Paris, Gallimard, Folio/Essais, 1990, p. 173, soulign&eacute; dans le texte. Dans notre d&eacute;monstration, nous essayons plut&ocirc;t de penser le lieu comme un <em>espace pratiqu&eacute;</em>, en inversant la proposition. Mais nous gardons le reste des propositions de Certeau.</p> <p><a href="#liennbp8" name="nbp8">8</a> Par ailleurs, il est int&eacute;ressant de constater l&rsquo;insistance avec laquelle de Certeau utilise des exemples ou un vocabulaire cin&eacute;matographiques pour exprimer sa pens&eacute;e. Voir la r&eacute;f&eacute;rence &agrave; Charlie Chaplin, <em>ibidem.</em> p. 149, ou l&rsquo;emploi des termes de &laquo;&nbsp;travelling&nbsp;&raquo; et de &laquo;&nbsp;panoramique&nbsp;&raquo;, <em>ibid.</em> p. 174.</p> <p><a href="#liennbp9" name="nbp9">9</a><em> Idem</em>.</p> <p><a href="#liennbp10" name="nbp10">10</a><em> Id.</em></p> <p><a href="#liennbp11" name="nbp11">11</a> On peut penser, exemplairement, &agrave; la pr&eacute;sence massive du mont Rushmore dans <em>La Mort aux trousses</em> (Alfred Hitchcock, 1959), ou encore au Colis&eacute;e dans <em>Roma</em> (Federico Fellini, 1972).</p> <p><a href="#liennbp12" name="nbp12">12</a> Antoine Gaudin, <em>L&rsquo;espace cin&eacute;matographique. Esth&eacute;tique et dramaturgie</em>, Paris, Armand Colin, 2015, p. 32.</p> <p><a href="#liennbp13" name="nbp13">13</a> Il s&rsquo;agit de <em>La chevauch&eacute;e fantastique</em> (<em>Stagecoach</em>, 1939), <em>La poursuite infernale</em> (<em>My darling Clementine</em>, 1946), <em>Le massacre de Fort Apache </em>(<em>Fort Apache</em>, 1948), <em>La charge h&eacute;ro&iuml;que</em> (<em>She wore a yellow ribbon</em>, 1949), <em>La prisonni&egrave;re du d&eacute;sert</em> (<em>The Searchers</em>, 1956), <em>Le sergent noir</em> (<em>Sergeant Rutledge</em>, 1960) et <em>Les Cheyennes</em> (<em>Cheyenne autumn</em>, 1964). Pour une synth&egrave;se des apparitions des buttes de <em>Monument Valley</em> dans ces films, voir Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues, &laquo;&nbsp;John Ford &ndash; Monument Valley&nbsp;&raquo;, <em>Transversalit&eacute;</em>, n&deg; 6, Bordeaux, CAPC, Mus&eacute;e d&rsquo;art contemporain de Bordeaux, 1993.</p> <p><a href="#liennbp14" name="nbp14">14</a> Martin Lefebvre, &laquo;&nbsp;Entre lieu et paysage au cin&eacute;ma&nbsp;&raquo;, <em>Po&eacute;tique</em>, n&deg; 130 (avril 2002) Paris, Seuil, p. 156.</p> <p><a href="#liennbp15" name="nbp15">15</a> Pour plus de pr&eacute;cisions sur les relations entre les deux personnages et les deux s&eacute;quences voir Jean-Louis Leutrat, La prisonni&egrave;re du d&eacute;sert. <em>Une tapisserie Navajo</em>, Paris, Adam Biro, 1990. Ou encore Luc Vancheri, <em>L&rsquo;Am&eacute;rique de John Ford. Autour de </em>La Prisonni&egrave;re du d&eacute;sert, Li&egrave;ge, C&eacute;fal, Travaux et th&egrave;ses, 2007.</p> <p><a href="#liennbp16" name="nbp16">16</a> C&rsquo;est ce qu&rsquo;explicite le personnage de Ma Jorgensen lorsqu&rsquo;elle commente la mort de son fils&nbsp;: &laquo;&nbsp;Plus tard, il fera bon vivre sur ce sol. Nos os doivent &ecirc;tre enterr&eacute;s ici pour pr&eacute;parer cet av&egrave;nement.&nbsp;&raquo;</p> <p><a href="#liennbp17" name="nbp17">17</a> Gilles Deleuze, <em>L&rsquo;image-mouvement</em>, Paris, Minuit, Critique, 1983, p. 203.</p>