<p>La succession des r&eacute;volutions et des r&eacute;gimes politiques au XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle signale une n&eacute;gociation douloureuse entre Ancien R&eacute;gime et R&eacute;publique. La transition institutionnelle s&rsquo;accompagne d&rsquo;un mouvement id&eacute;ologique dont l&rsquo;haussmannisation des grandes villes fran&ccedil;aises &agrave; partir de 1852 offre un observatoire privil&eacute;gi&eacute;. En effet, cette transformation urbaine bouleverse non seulement la ville mais &eacute;galement l&rsquo;habitat. Les appartements sont d&eacute;sormais construits autour de pi&egrave;ces &agrave; l&rsquo;usage programm&eacute; et plus standardis&eacute; qu&rsquo;auparavant. L&rsquo;ameublement et la d&eacute;coration sont des march&eacute;s en pleine expansion, puisqu&rsquo;ils manifestent l&rsquo;accession &agrave; la vie bourgeoise<a href="#nbp1" name="liennbp1">1</a> &ndash; manifestation d&rsquo;abord int&eacute;rieure et tourn&eacute;e vers soi-m&ecirc;me. L&rsquo;acquisition de biens, signes mat&eacute;riels de r&eacute;ussite, s&rsquo;accompagne du recours &agrave; un personnel qui prend en charge l&rsquo;hygi&egrave;ne et le confort int&eacute;rieurs. La d&eacute;l&eacute;gation des t&acirc;ches domestiques, le plus souvent &agrave; une &laquo;&nbsp;bonne &agrave; tout faire&nbsp;&raquo; unique et &agrave; domicile, s&rsquo;&eacute;tend jusqu&rsquo;&agrave; la petite bourgeoisie et devient le signe distinctif des classes moyennes. La transition de l&rsquo;acquisition de mobilier &agrave; l&rsquo;acquisition de travail ne va pas de soi. Deux mani&egrave;res de penser les rapports de subordination dans le foyer s&rsquo;opposent&nbsp;: alors que l&rsquo;id&eacute;ologie r&eacute;publicaine se veut &eacute;galitariste, d&rsquo;une part, elle contractualise la subordination&nbsp;; et d&rsquo;autre part, elle s&eacute;pare de plus en plus espaces f&eacute;minins et espaces masculins. D&egrave;s lors, habiter un foyer n&rsquo;a plus le m&ecirc;me sens selon qu&rsquo;on est ma&icirc;tre ou serviteur, homme ou femme, r&eacute;mun&eacute;r&eacute; ou h&eacute;berg&eacute; gracieusement.</p> <p>Le roman moderne, passionn&eacute; par la question sociale, per&ccedil;oit ce rapport difficile et le met en intrigue. Raconter la transformation de l&rsquo;habitat au prisme de l&rsquo;organisation des rapports entre les personnes qui y vivent devient une mati&egrave;re romanesque privil&eacute;gi&eacute;e. C&rsquo;est pourquoi les domestiques, marqu&eacute;s par la tradition comique, deviennent des personnages r&eacute;currents du roman r&eacute;aliste. De l&eacute;gers, ils y deviennent graves. Minor&eacute;e dans le champ social et dans le foyer, la place des servantes s&rsquo;accro&icirc;t paradoxalement dans le roman. Mais en repr&eacute;sentant le monde ouvrier au c&oelig;ur d&rsquo;appartements cossus, cette figure inocule &eacute;galement dans l&rsquo;ordre et l&rsquo;hygi&egrave;ne bourgeoise les fantasmes attach&eacute;s au peuple m&eacute;connu et &agrave; la canaille.</p> <p>La question du travail domestique pr&eacute;sente en fait un aspect du conflit qui oppose deux visions du monde social&nbsp;: le discours aristocratique met l&rsquo;accent sur la <em>maison</em>, au sens &agrave; la fois physique de b&acirc;tisse mais surtout abstrait de communaut&eacute;, tandis que l&rsquo;id&eacute;ologie bourgeoise moderne, elle, se projette dans l&rsquo;appartement moderne. L&rsquo;habitat et les relations qu&rsquo;il abrite permettent ainsi d&rsquo;observer les traces d&rsquo;une id&eacute;ologie aristocratique fond&eacute;e sur le lien vassalique au sein d&rsquo;une id&eacute;ologie lib&eacute;rale qui valorise le contrat. &Agrave; rebours, la place des domestiques dans le foyer fournit un indice de la transaction entre ces discours, &agrave; laquelle contribue largement le roman.</p> <p>Il est ainsi possible de lire les fonctions attribu&eacute;es aux personnages de domestiques comme des compromis entre des discours contraires&nbsp;: alors que certaines servantes se confondent avec la maison qu&rsquo;elles servent, comme la tr&egrave;s pure et tr&egrave;s id&eacute;ale <em>Genevi&egrave;ve</em> de Lamartine (1850), son avatar F&eacute;licit&eacute; dans <em>Un C&oelig;ur simple</em> de Flaubert (1877) ou le ballet de domestiques d&eacute;cevants de M. Folantin dans <em>&Agrave; vau-l&rsquo;eau</em> de Huysmans (1883), d&rsquo;autres domestiques semblent en revanche franchement parasitaires, de <em>Germinie Lacerteux</em> des Goncourt (1865), voleuse malgr&eacute; elle, &agrave; la femme fatale et vampirique narratrice du <em>Journal d&rsquo;une femme de chambre</em> d&rsquo;Octave Mirbeau en 1900. &Agrave; travers ces diff&eacute;rents compromis se d&eacute;voilent non seulement les avatars de la communaut&eacute; domestique mais aussi de la nation, et de la r&eacute;gulation des rapports de classe entre ma&icirc;tres et servantes. Les romans fourniraient ainsi diff&eacute;rents mod&egrave;les de ce que peut signifier habiter le foyer, selon la place de chacun dans la famille, d&eacute;pla&ccedil;ant ainsi la question politique de la citoyennet&eacute; dans la sph&egrave;re de l&rsquo;intime.</p> <h2><strong>Lamartine ou les derniers feux de la maison aristocratique</strong></h2> <p>La notion de <em>maison</em> est une pi&egrave;ce ma&icirc;tresse de la vision du monde aristocratique. Elle d&eacute;signe trois cercles concentriques&nbsp;: &agrave; la fois la propri&eacute;t&eacute; fonci&egrave;re, dont le ch&acirc;teau tient le centre&nbsp;; la famille qui l&rsquo;habite, entour&eacute;e de ses domestiques et de ses prot&eacute;g&eacute;s&nbsp;; et le pouvoir politique que d&eacute;tient et transmet cette famille, par suite le parti politique et les id&eacute;es qui lui sont attach&eacute;es&nbsp;: &agrave; la <em>maison </em>des Valois s&rsquo;oppose ainsi la <em>maison</em> des Cond&eacute; par exemple. Cette vision du monde se trouve battue en br&egrave;che par la redistribution du pouvoir foncier et l&rsquo;ascension du discours bourgeois, dont l&rsquo;axe principal est la partition entre vie publique et vie priv&eacute;e, entre l&rsquo;intime et son ext&eacute;rieur.</p> <p>Lamartine offre un poste d&rsquo;observation int&eacute;ressant sur le d&eacute;clin de ce discours aristocratique, qu&rsquo;il a tent&eacute; d&rsquo;acclimater &agrave; l&rsquo;&acirc;ge d&eacute;mocratique. L&rsquo;auteur des <em>M&eacute;ditations po&eacute;tiques</em>, aristocrate et r&eacute;publicain convaincu, prend une part d&eacute;cisive &agrave; la r&eacute;volution politique de 1848, mais paradoxalement au nom d&rsquo;une vision tr&egrave;s hi&eacute;rarchique de l&rsquo;ordre social&nbsp;: pour &eacute;viter de sombrer dans l&rsquo;anarchie, il faut une r&eacute;publique juste, dans laquelle des ma&icirc;tres &eacute;clair&eacute;s gouvernent avec justice le plus grand nombre. En 1850, d&eacute;chu de ses fonctions politiques, d&eacute;fait &agrave; l&rsquo;&eacute;lection pr&eacute;sidentielle, il publie un roman, <em>Genevi&egrave;ve, histoire d&rsquo;une servante</em>, dont il fait une tribune politique sur ce que serait un ordre social id&eacute;al en prenant l&rsquo;exemple d&rsquo;une jeune domestique et de son rapport &agrave; la maison&nbsp;: y travailler, y habiter, s&rsquo;y inscrire dans une cha&icirc;ne de d&eacute;pendances r&eacute;ciproques constitue l&rsquo;appartenance v&eacute;ritable &agrave; la Nation r&ecirc;v&eacute;e par l&rsquo;auteur. Si <em>Genevi&egrave;ve</em> n&rsquo;est plus ni enseign&eacute; ni lu aujourd&rsquo;hui, il importe de s&rsquo;y attarder puisque ce roman suscite un large engouement pour le personnage de la servante et pour la repr&eacute;sentation romanesque de la sph&egrave;re domestique.</p> <p>Dans le troisi&egrave;me chapitre, avant m&ecirc;me d&rsquo;ouvrir l&rsquo;intrigue, Lamartine s&rsquo;exprime &agrave; la premi&egrave;re personne pour d&eacute;fendre explicitement une conception de la maison puis&eacute;e aux deux mamelles de l&rsquo;id&eacute;ologie f&eacute;odale et du catholicisme social&nbsp;:</p> <p><q>&nbsp;[&hellip;] nous avons une domesticit&eacute; libre, c&rsquo;est-&agrave;-dire des serviteurs, des hommes et des femmes greff&eacute;s sur le tronc de la famille par la cohabitation, par l&rsquo;attachement mutuel, par la fid&eacute;lit&eacute;, &eacute;gale souvent &agrave; celle des filles ou des fils. Car, s&rsquo;il y a des liens dans le sang, il y en a de presque aussi forts dans la flamme du m&ecirc;me foyer<a href="#nbp2" name="liennbp2">2</a>. </q></p> <p>Pour Lamartine, la cohabitation est le lien v&eacute;ritable entre les membres d&rsquo;une maison, davantage que le contrat ou la r&eacute;mun&eacute;ration. Elle unit les domestiques et leurs ma&icirc;tres et &eacute;quivaut aux liens du sang, id&eacute;e d&eacute;velopp&eacute;e avec une certaine insistance&nbsp;:</p> <p><q>&nbsp;[&hellip;] c&rsquo;est la famille moins le sang, c&rsquo;est la famille d&rsquo;adoption, c&rsquo;est la famille viag&egrave;re, temporaire, annuelle, la famille &agrave; gages, si vous voulez&nbsp;; mais c&rsquo;est la famille souvent aussi aimante, aussi d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;e, aussi pay&eacute;e par un salaire de sentiments, aussi d&eacute;vou&eacute;e, aussi incorpor&eacute;e &agrave; la consid&eacute;ration, &agrave; l&rsquo;honneur, &agrave; l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t, &agrave; la perp&eacute;tuit&eacute; de la maison, que la maison m&ecirc;me&nbsp;; que dis-je&nbsp;? souvent bien plus<a href="#nbp3" name="liennbp3">3</a>. </q></p> <p>Lamartine s&rsquo;en prend ici, au nom de valeurs aristocratiques, &agrave; l&rsquo;atomisation de la soci&eacute;t&eacute; lib&eacute;rale, sanctionn&eacute;e par le code Napol&eacute;on&nbsp;: lorsque tous les enfants h&eacute;ritent, il convient d&rsquo;&ecirc;tre plus scrupuleux sur le d&eacute;compte de qui appartient &agrave; la famille et qui n&rsquo;y appartient pas. C&rsquo;est pourquoi l&rsquo;insistance avec laquelle Lamartine affirme l&rsquo;inclusion des domestiques dans la famille rel&egrave;ve de la pol&eacute;mique et s&rsquo;en prend discr&egrave;tement au lib&eacute;ralisme alors triomphant&nbsp;; elle porte d&rsquo;ailleurs une autre cons&eacute;quence en contestant un second pilier de la soci&eacute;t&eacute; bourgeoise, outre la famille nucl&eacute;aire&nbsp;: le contrat. Le &laquo;&nbsp;salaire de sentiments&nbsp;&raquo; dont sont pay&eacute;s les domestiques, du fait de leur appartenance &agrave; la maison, ressemble fort &agrave; une n&eacute;gation de l&rsquo;&eacute;change mon&eacute;tis&eacute;. &Agrave; rebours du contrat entre individus atomis&eacute;s tel que l&rsquo;envisage le lib&eacute;ralisme bourgeois, Lamartine d&eacute;fend la maison aristocratique comme communaut&eacute; d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;e, ou la gratuit&eacute; l&rsquo;emporte sur l&rsquo;&eacute;change, o&ugrave; le contrat n&rsquo;a pas cours. La maison serait un havre de r&eacute;sistance au lib&eacute;ralisme et &agrave; l&rsquo;individualisme.</p> <p>Or la maison et la famille appellent chez Lamartine une interpr&eacute;tation par synecdoque&nbsp;: elles sont les images d&rsquo;une Nation id&eacute;ale. &laquo;&nbsp;Honorez le domestique, vous fortifierez la famille, ce pivot de toute d&eacute;mocratie morale&nbsp;; car le domestique est &agrave; la famille ce que la cour int&eacute;rieure est &agrave; la maison<a href="#nbp4" name="liennbp4">4</a> &raquo;. Lamartine &eacute;largit ainsi, pour l&rsquo;acclimater au discours r&eacute;publicain, le sens du terme aristocratique de maison&nbsp;: la R&eacute;publique g&eacute;n&eacute;reuse doit prendre soin des classes populaires comme le bon aristocrate le ferait de ses serviteurs.</p> <p>Le roman d&eacute;veloppe cette image gr&acirc;ce aux aventures de Genevi&egrave;ve. Cette jeune femme injustement exclue de sa communaut&eacute; villageoise parvient, par son z&egrave;le et ses m&eacute;rites, &agrave; trouver un foyer bienveillant, une maison vertueuse, qui constitue &eacute;galement une communaut&eacute; politique dans laquelle elle travaille avec z&egrave;le par amour de Dieu et sans attendre d&rsquo;autre salaire que la reconnaissance et l&rsquo;honneur.</p> <p>Il faut remarquer en outre que la maison lamartinienne partage avec la maison bourgeoise d&rsquo;&ecirc;tre le lieu d&rsquo;un travail f&eacute;minin, tandis que la Nation, elle, n&rsquo;admet de suffrages que masculins. Cantonn&eacute;e &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur, la femme se fait le g&eacute;nie du foyer. Genevi&egrave;ve revendique elle-m&ecirc;me ce r&ocirc;le pour son sexe&nbsp;:</p> <p><q>&nbsp;Et comme vous savez bien que c&rsquo;est la femme qui est le sentiment de toute la famille, par cons&eacute;quent, lorsque la femme ou la jeune fille de la maison lit un livre, c&rsquo;est comme si son p&egrave;re et ses fr&egrave;res l&rsquo;avaient lu. Nous sommes le c&oelig;ur des logis, monsieur&nbsp;: ce que nous aimons, les murailles l&rsquo;aiment. L&rsquo;instituteur de l&rsquo;esprit est &agrave; l&rsquo;&eacute;cole, mais l&rsquo;instituteur de l&rsquo;&acirc;me est au foyer<a href="#nbp5" name="liennbp5">5</a>. </q></p> <p>Il s&rsquo;agit pour Lamartine de valoriser les faibles, en l&rsquo;occurrence les femmes, en leur confiant tout pouvoir dans la sph&egrave;re de l&rsquo;intime. La partition entre un espace public masculin et un espace priv&eacute; f&eacute;minin s&rsquo;est accentu&eacute;e au fil du si&egrave;cle en s&rsquo;appuyant sur le suffrage masculin et sur le code Napol&eacute;on. La sph&egrave;re domestique s&rsquo;en est trouv&eacute;e d&eacute;l&eacute;gitim&eacute;e, alors que, sous l&rsquo;Ancien r&eacute;gime, la <em>maison</em> constituait le centre de la vie politique. La question de la communaut&eacute; domestique met ainsi en &eacute;vidence l&rsquo;instabilit&eacute; du compromis que Lamartine &eacute;labore&nbsp;: d&rsquo;une part, il revendique la maison contre la famille nucl&eacute;aire du sang&nbsp;; et d&rsquo;autre part, il en rappelle les valeurs spirituelles et f&eacute;minines avec une condescendance qui ne peut que prendre acte de la d&eacute;valorisation du foyer &agrave; l&rsquo;&acirc;ge d&eacute;mocratique. Habiter la maison devient donc le versant f&eacute;minin de prendre part &agrave; la Nation dans le roman de Lamartine.</p> <h2><strong>Le foyer bourgeois ou la rencontre du propri&eacute;taire et de la travailleuse</strong></h2> <p>Le personnage de servante est l&rsquo;objet d&rsquo;une v&eacute;ritable vogue dans la seconde moiti&eacute; du XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle, non seulement parce qu&rsquo;il permet aux romanciers de r&eacute;pondre &agrave; Lamartine et &agrave; son id&eacute;ologie sur son propre terrain, mais parce que l&rsquo;esth&eacute;tique r&eacute;aliste fonctionne en explorant l&rsquo;ill&eacute;gitime et les paradoxes de la domination &agrave; domicile. &Agrave; travers la r&eacute;interpr&eacute;tation du destin de la servante, les romans dialoguent avec la conception aristocratique de la maisonn&eacute;e et mettent en &eacute;vidence de fa&ccedil;on r&eacute;aliste les probl&egrave;mes que suppose la cohabitation, tournant le dos &agrave; l&rsquo;id&eacute;alisation de la communaut&eacute; domestique.</p> <p>Plusieurs grandes tendances se dessinent dans le traitement de la servante et de son rapport &agrave; la maison&nbsp;: alors que les unes font figure de <em>genius loci</em> moderne, la cohabitation de classe se montre le plus souvent comme probl&eacute;matique et difficilement conciliable avec l&rsquo;id&eacute;al d&eacute;mocratique. Le trait se d&eacute;veloppe au fil du si&egrave;cle jusqu&rsquo;&agrave; pr&eacute;senter le foyer et celle qui l&rsquo;all&eacute;gorise comme toxiques et mena&ccedil;antes pour ses habitants, &agrave; rebours de la c&eacute;l&eacute;bration dominante de l&rsquo;intime.</p> <h2><strong>Un C&oelig;ur simple</strong><strong><em> de Flaubert ou la f&eacute;licit&eacute; en question</em></strong></h2> <p>Le texte dans lequel la servante fait le plus &eacute;videmment figure de g&eacute;nie du lieu est aussi le plus directement inspir&eacute; par Lamartine, quoiqu&rsquo;il en conteste les principes &eacute;thiques et esth&eacute;tiques. <em>Un C&oelig;ur simple</em> est ins&eacute;r&eacute; par Flaubert au centre du recueil <em>Trois Contes</em> en 1877, mais pr&eacute;par&eacute; par son auteur depuis plus de vingt-cinq ann&eacute;es. En effet, &agrave; la fin de 1852, d&eacute;battant avec la grande admiratrice de Lamartine qu&rsquo;est Louise Colet, Flaubert s&rsquo;en prend violemment &agrave; <em>Genevi&egrave;ve</em>, recommand&eacute; par son amie<a href="#nbp6" name="liennbp6">6</a>. L&rsquo;ambition de Lamartine &eacute;tait politique et spirituelle, celle de Flaubert est f&eacute;rocement apolitique, amorale, et purement litt&eacute;raire. Contre le lyrisme de Lamartine, il souhaite une expression plus concr&egrave;te, une attention &agrave; la mat&eacute;rialit&eacute; plus qu&rsquo;aux id&eacute;es. C&rsquo;est pourquoi le conteur calque des &eacute;pisodes entiers de <em>Genevi&egrave;ve</em>, en s&rsquo;attachant &agrave; une description plus physique de la maison, d&eacute;barrass&eacute;e de toute conclusion id&eacute;aliste. S&rsquo;esquisse ainsi une version moderne et fond&eacute;e sur l&rsquo;ironie de l&rsquo;id&eacute;al de communion entre maison et personnel que professait l&rsquo;aristocrate Lamartine.</p> <p>Le r&eacute;cit narre l&rsquo;histoire banale de la veuve Aubain et de sa servante F&eacute;licit&eacute;, qui vivent &agrave; Pont-l&rsquo;&Eacute;v&ecirc;que, presque recluses. La communaut&eacute; d&rsquo;espace de vie se b&acirc;tit sur le mod&egrave;le de l&rsquo;inclusion voire de l&rsquo;absorption de la servante dans la famille et dans la maison. Il est remarquable que la maison et la servante aient un devenir commun, le r&eacute;cit s&rsquo;ouvrant sur un portrait de F&eacute;licit&eacute; qui d&eacute;crit du m&ecirc;me mouvement les us domestiques&nbsp;:</p> <p><q>Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le m&eacute;nage, cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fid&egrave;le &agrave; sa ma&icirc;tresse, &ndash; qui cependant n&rsquo;&eacute;tait pas une personne agr&eacute;able<a href="#nbp7" name="liennbp7">7</a>.</q></p> <p>Deux choses apparaissent imm&eacute;diatement&nbsp;: d&rsquo;une part, la fusion du personnage de servante et de la maison, qu&rsquo;elle emplit de ses travaux, la figure de l&rsquo;&eacute;num&eacute;ration soulignant le nombre des t&acirc;ches&nbsp;; d&rsquo;autre part, la disparition, au sein de cette communaut&eacute; qu&rsquo;est la maison, du d&eacute;sint&eacute;ressement et de la gratuit&eacute; aristocratiques en faveur du contrat&nbsp;: F&eacute;licit&eacute; travaille &laquo;&nbsp;pour cent francs par an&nbsp;&raquo;, et sa fid&eacute;lit&eacute; &agrave; sa ma&icirc;tresse ne suscite pas d&rsquo;affection en retour. Voil&agrave; qui s&rsquo;oppose tr&egrave;s nettement au &laquo;&nbsp;salaire de sentiments&nbsp;&raquo; qui r&eacute;compensait la tenue du foyer selon Lamartine. La maison n&rsquo;est plus une communaut&eacute; affective mais un lieu de travail d&eacute;senchant&eacute;.</p> <p>C&rsquo;est dans cette perspective qu&rsquo;on peut lire la fin du r&eacute;cit. La mort de F&eacute;licit&eacute;, apr&egrave;s celle de tous les membres de la famille, se d&eacute;roule dans une maison d&eacute;labr&eacute;e, le texte prenant soin de souligner le parall&eacute;lisme entre le devenir de l&rsquo;une et de l&rsquo;autre&nbsp;:</p> <p><q>&nbsp;Ses yeux s&rsquo;affaiblirent. Les persiennes n&rsquo;ouvraient plus. Bien des ann&eacute;es se pass&egrave;rent. Et la maison ne se louait pas, et ne se vendait pas. </q></p> <p><q>&nbsp;Dans la crainte qu&rsquo;on ne la renvoy&acirc;t, F&eacute;licit&eacute; ne demandait aucune r&eacute;paration. Les lattes du toit pourrissaient&nbsp;; pendant tout un hiver son traversin fut mouill&eacute;. Apr&egrave;s P&acirc;ques, elle cracha du sang<a href="#nbp8" name="liennbp8">8</a>. </q></p> <p>Le texte navigue de la description de la maison au portrait de F&eacute;licit&eacute; sans solution de continuit&eacute;, comme pour s&rsquo;attacher &agrave; distinguer le moins possible l&rsquo;humain de l&rsquo;inerte, la maison de son habitante, chacune &eacute;tant l&rsquo;image de l&rsquo;autre. Or cette communion des deux instances, personnage et d&eacute;cor, habitante et maison, ne s&rsquo;exprime que par des d&eacute;tails concrets et mat&eacute;riels. Et ce moment crucial de la narration, construit autour de cette double m&eacute;taphore r&eacute;ciproque, mentionne l&agrave; encore la question du contrat. Au contrat r&eacute;gissant le droit d&rsquo;occupation de la maison (&laquo;&nbsp;la maison ne se louait pas, et ne se vendait pas&nbsp;&raquo;) r&eacute;pond le contrat r&eacute;gissant les relations de travail (&laquo;&nbsp;Dans la crainte qu&rsquo;on ne la renvoy&acirc;t&nbsp;&raquo;). F&eacute;licit&eacute; et la maison Aubain font donc corps, mais un corps soumis &agrave; un lib&eacute;ralisme cruel bien &eacute;loign&eacute; de l&rsquo;id&eacute;al aristocratique de la <em>maison</em> d&rsquo;Ancien r&eacute;gime&nbsp;: Flaubert en pr&eacute;sente ici une version m&eacute;diocre et d&eacute;grad&eacute;e.</p> <p>Le double miroir que se tendent la maison et F&eacute;licit&eacute; est en outre rendu plus complexe par l&rsquo;intervention du perroquet Loulou. F&eacute;licit&eacute; l&rsquo;accueille avec une grande joie et le texte raconte&nbsp;: &laquo;&nbsp;Sa cha&icirc;nette fut retir&eacute;e, et il circulait dans la maison<a href="#nbp9" name="liennbp9">9</a>.&nbsp;&raquo; L&rsquo;affranchissement de Loulou, tout relatif puisqu&rsquo;il demeure &agrave; domicile, ferait-il de lui un autre reflet de F&eacute;licit&eacute;, un autre g&eacute;nie du lieu&nbsp;? Les paroles qu&rsquo;elle lui fait r&eacute;p&eacute;ter,&nbsp;&laquo;&nbsp;Charmant gar&ccedil;on&nbsp;! Serviteur, monsieur&nbsp;! Je vous salue, Marie<a href="#nbp10" name="liennbp10">10</a> !&nbsp;&raquo;, sonnent comme un r&eacute;sum&eacute; de la vie de F&eacute;licit&eacute;, d&rsquo;abord amoureuse puis servante avant de conna&icirc;tre une mort tr&egrave;s pieuse. Loulou serait, comme F&eacute;licit&eacute;, une forme d&rsquo;all&eacute;gorie de l&rsquo;alliance de grotesque et de sublime qui caract&eacute;rise F&eacute;licit&eacute;&nbsp;; comme celle que le narrateur appelle une &laquo;&nbsp;femme en bois, fonctionnant d&rsquo;une mani&egrave;re automatique<a href="#nbp11" name="liennbp11">11</a> &raquo;, le perroquet se situe &agrave; mi-chemin entre le vivant et l&rsquo;inerte, le sujet et l&rsquo;objet de d&eacute;coration, le salaire de sentiments et la r&eacute;ification.</p> <p>Le conte de Flaubert pr&eacute;sente donc une ambivalence. La maison Aubain y r&eacute;alise une forme de communion entre la b&acirc;tisse et ses habitants, humains ou animaux, chaque instance semblant l&rsquo;image de l&rsquo;autre. Mais cet id&eacute;al est syst&eacute;matiquement d&eacute;grad&eacute; ou interrog&eacute; lorsqu&rsquo;il est rabattu sur des conditions mat&eacute;rielles&nbsp;: F&eacute;licit&eacute; est bonne et g&eacute;n&eacute;reuse, mais elle est b&ecirc;te et sourde&nbsp;; elle travaille avec acharnement et de mani&egrave;re d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;e, mais les termes du contrat lib&eacute;ral s&rsquo;immiscent constamment dans le texte&nbsp;; le perroquet tient &agrave; la fois du sublime et du kitsch<a href="#nbp12" name="liennbp12">12</a> ; et le genre du conte se pr&eacute;sente lui-m&ecirc;me comme une forme nostalgique et baroque en 1877. En reprenant &agrave; Lamartine son sujet, Flaubert met donc en question la viabilit&eacute; des positions politiques et id&eacute;ologiques de son pr&eacute;d&eacute;cesseur sur la maison et les relations entre les habitants du foyer. Il introduit une ironie, c&rsquo;est-&agrave;-dire un doute, une f&ecirc;lure, vis-&agrave;-vis de cet id&eacute;al pass&eacute; sans d&eacute;fendre une conception propre&nbsp;: F&eacute;licit&eacute; habite la maison comme l&rsquo;esprit habite le corps, se situant simultan&eacute;ment en-de&ccedil;&agrave; du politique par sa solitude, et au-del&agrave; par sa foi.</p> <h2><strong>Germinie Lacerteux</strong><strong><em>, </em></strong><strong><em>l&rsquo;enfer pav&eacute; de bonnes intentions</em></strong></h2> <p>Une nuance critique diff&eacute;rente se donne &agrave; lire dans un roman ant&eacute;rieur, <em>Germinie Lacerteux</em>, paru en 1865. Comme <em>Un C&oelig;ur simple</em>, le roman des fr&egrave;res Goncourt r&eacute;pond &agrave; <em>Genevi&egrave;ve</em>. Il fait plusieurs allusions au roman de Lamartine, notamment par le biais du personnage de Sempronie de Varandeuil, ma&icirc;tresse aristocrate mais r&eacute;publicaine de la tr&egrave;s d&eacute;vou&eacute;e Germinie. &laquo;&nbsp;Son p&egrave;re &eacute;tait de l&rsquo;intimit&eacute; du comte d&rsquo;Artois, dans la maison duquel il avait une charge<a href="#nbp13" name="liennbp13">13</a> &raquo;. C&rsquo;est cet id&eacute;al de maison comme communaut&eacute; politique et affective qu&rsquo;incarne la ma&icirc;tresse dans le roman, et auquel Germinie va d&rsquo;abord s&rsquo;attacher avant de le trahir.</p> <p><em>Germinie Lacerteux</em> est un roman de l&rsquo;habitude, terme qui appara&icirc;t vingt-trois fois dans le texte&nbsp;; il d&eacute;crit le fonctionnement du foyer et une routine si r&eacute;gl&eacute;e qu&rsquo;elle rend finalement la ma&icirc;tresse aveugle &agrave; la m&eacute;tamorphose et au malheur de sa servante. Il s&rsquo;agit tout autant d&rsquo;un roman de l&rsquo;<em>habitat</em>&nbsp;: tandis que la ma&icirc;tresse vertueuse s&eacute;journe de plus en plus &agrave; demeure, la servante circule et s&rsquo;&eacute;loigne jusqu&rsquo;&agrave; franchir les barri&egrave;res de Paris et de sa propre dignit&eacute;. En cela, le roman interroge&nbsp;: l&rsquo;appartement de Sempronie de Varandeuil, image de l&rsquo;ordre aristocratique, est-il un lieu apaisant, un lieu s&ucirc;r pour Germinie&nbsp;? Ou au contraire ne la pousse-t-il pas &agrave; sa perte, en niant et en &eacute;touffant ses d&eacute;sirs, notamment physiques&nbsp;?</p> <p>Pour illustrer la friction entre deux rapports &agrave; la maison, l&rsquo;un id&eacute;al et l&rsquo;autre plus marqu&eacute; par les circonstances mat&eacute;rielles, il faut observer les relations entre les deux occupantes de l&rsquo;appartement. Elles ne se d&eacute;finissent pas comme un &eacute;change contractuel, mais reprennent la forme du d&eacute;vouement mutuel au sein d&rsquo;une maison commune sur le mod&egrave;le aristocratique. Or l&rsquo;intrigue du roman se pr&ecirc;te justement &agrave; une lecture en termes de perturbation de ce mod&egrave;le aristocratique.</p> <p>La rencontre de Germinie et de sa ma&icirc;tresse est &eacute;loquente&nbsp;:</p> <p><q>&nbsp;[&hellip;] Germinie retombait &agrave; servir des femmes entretenues, des ma&icirc;tresses de pensionnat, des boutiqui&egrave;res de passage, quand la mort subite d&rsquo;une bonne la faisait entrer chez M<sup>lle</sup> de Varandeuil, log&eacute;e alors rue Taitbout, dans la maison dont sa s&oelig;ur &eacute;tait porti&egrave;re<a href="#nbp14" name="liennbp14">14</a>. </q></p> <p>Le terme g&eacute;n&eacute;rique d&rsquo;&laquo;&nbsp;entrer&nbsp;&raquo; chez une ma&icirc;tresse suffit &agrave; convoquer le script de l&rsquo;embauche et un mod&egrave;le traditionnel. Cette embauche se pr&eacute;sente comme un bienfait pour Germinie, ballot&eacute;e tout au long du chapitre d&rsquo;appartement en appartement. <em>Tomb&eacute;e</em> &agrave; servir de mauvaises ma&icirc;tresses, elle para&icirc;t presque recueillie par M<sup>lle</sup> de Varandeuil, c&rsquo;est-&agrave;-dire simultan&eacute;ment embauch&eacute;e et h&eacute;berg&eacute;e. Germinie a trouv&eacute; plus qu&rsquo;une place&nbsp;: l&rsquo;emploi s&rsquo;offre comme un refuge, un havre de bienfaits. Le service de M<sup>lle</sup> de Varandeuil appara&icirc;t davantage comme un Salut que comme une occasion de gagner sa vie.</p> <p>Le travail de Germinie est d&rsquo;abord montr&eacute; moins comme une contrainte que comme une mani&egrave;re d&rsquo;habiter l&rsquo;appartement haussmannien de sa ma&icirc;tresse&nbsp;: &laquo;&nbsp;Elle frottait, nettoyait, rangeait, battait, secouait, lavait, sans repos ni tr&ecirc;ve, toujours &agrave; l&rsquo;ouvrage, remplissant l&rsquo;appartement de ses all&eacute;es, de ses venues, du tapage incessant de sa personne<a href="#nbp15" name="liennbp15">15</a>.&nbsp;&raquo; La figure de l&rsquo;&eacute;num&eacute;ration sert comme dans <em>Un C&oelig;ur simple</em> &agrave; donner une densit&eacute; &agrave; ces gestes mineurs et indispensables. Elle souligne &eacute;galement le caract&egrave;re dispendieux et non comptable du travail de Germinie, d&rsquo;abord accompli par amour pour sa ma&icirc;tresse.</p> <p>Or l&rsquo;histoire de la transformation de Germinie est &eacute;galement celle de la d&eacute;gradation de ce rapport et de la communaut&eacute; domestique. Le roman bascule lorsque le mod&egrave;le de cohabitation et de bienfaits r&eacute;ciproques d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;s se heurte &agrave; un autre mod&egrave;le&nbsp;: Germinie rencontre un amant hors du foyer qui lui fait payer son affection, et devient elle-m&ecirc;me cupide afin de le satisfaire. Le r&eacute;cit m&egrave;ne ainsi d&rsquo;une relation de d&eacute;vouement r&eacute;ciproque en vase clos dans l&rsquo;appartement entre une ma&icirc;tresse aristocrate et sa fid&egrave;le servante &agrave; une relation int&eacute;ress&eacute;e, dont Germinie t&acirc;che de retirer un maximum d&rsquo;avantages pour les distribuer &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur. La chute de Germinie vient de sa sensualit&eacute; et de sa na&iuml;vet&eacute; face &agrave; un petit escroc, mais le sympt&ocirc;me de cette chute se manifeste par la conversion aux id&eacute;es d&rsquo;&eacute;change et de contrat&nbsp;:</p> <p><q>Puis insensiblement, de mauvaises id&eacute;es se gliss&egrave;rent une &agrave; une dans sa t&ecirc;te. Elle se chercha des sujets d&rsquo;amertume, des raisons d&rsquo;ingratitude contre sa ma&icirc;tresse. Elle compara &agrave; ses gages le chiffre des gages dont se vantaient par vanit&eacute; les autres bonnes de la maison. Elle trouva que mademoiselle &eacute;tait bienheureuse, qu&rsquo;elle aurait d&ucirc; l&rsquo;augmenter davantage depuis qu&rsquo;elle &eacute;tait chez elle<a href="#nbp16" name="liennbp16">16</a>.</q></p> <p>S&rsquo;instille ici un esprit de n&eacute;gociation et de comptabilit&eacute; dans le raisonnement de la jeune femme, qui distingue l&rsquo;h&eacute;bergement du contrat. Les &laquo;&nbsp;mauvaises id&eacute;es&nbsp;&raquo; viennent de ce que Germinie se compare &laquo;&nbsp;aux autres bonnes de la maison&nbsp;&raquo;&nbsp;: la jeune femme per&ccedil;oit d&eacute;sormais sa propre position par rapport &agrave; un march&eacute; du travail. Habiter l&rsquo;appartement n&rsquo;appara&icirc;t plus comme un bienfait mais comme un emploi. Cette vision comptable du travail est assimil&eacute;e &agrave; la d&eacute;gradation morale et &agrave; la chute.</p> <p>La cohabitation heureuse des deux femmes se change en violence r&eacute;ciproque. Les travaux de Germinie n&rsquo;emplissent plus la maison sous forme de don d&eacute;sint&eacute;ress&eacute; mais de menace&nbsp;:</p> <p><q>Tout autour d&rsquo;elle, mademoiselle entendait &agrave; travers les cloisons des coups de balai et de plumeau furieux, des frottements, des battements saccad&eacute;s, le travail nerveux de la domestique qui semble dire en malmenant les meubles&nbsp;: &mdash; Eh bien, on le fait ton ouvrage<a href="#nbp17" name="liennbp17">17</a> !</q></p> <p>Tandis que les cloisons transmettent des bruits mena&ccedil;ants, les meubles servent de m&eacute;diation &agrave; un dialogue silencieux entre la servante et la ma&icirc;tresse. L&rsquo;appartement sert donc de m&eacute;taphore &agrave; la relation entre les deux femmes&nbsp;: de refuge, il devient oppressant, pour l&rsquo;une comme pour l&rsquo;autre.</p> <p>Or les Goncourt dessinent, face &agrave; la r&eacute;volte de Germinie contre le foyer qu&rsquo;elle est pourtant cens&eacute;e servir, un autre foyer, virtuel et impossible&nbsp;: celui que Germinie ne parvient pas &agrave; construire avec son amant. Celui-ci vient en effet d&rsquo;une famille de commer&ccedil;ants, de cr&eacute;miers, le narrateur transmettant l&rsquo;esprit aristocratique des auteurs en jetant allusivement le discr&eacute;dit sur les activit&eacute;s commerciales&nbsp;: &laquo;&nbsp;La femme qui essayait de remonter ainsi la maison, la nouvelle cr&eacute;mi&egrave;re, &eacute;tait une personne d&rsquo;une cinquantaine d&rsquo;ann&eacute;es<a href="#nbp18" name="liennbp18">18</a> &raquo;. Non seulement le terme confond ici la maison familiale et la maison de commerce, mais l&rsquo;image de la cr&eacute;mi&egrave;re tenant sa maison emprunte constamment aux st&eacute;r&eacute;otypes de la tenanci&egrave;re de maison close. Sa maison n&rsquo;a rien de la maison aristocratique de Mlle de Varandeuil&nbsp;; c&rsquo;est une boutique, lieu non seulement de l&rsquo;&eacute;change int&eacute;ress&eacute; mais de l&rsquo;exploitation. Germinie s&rsquo;y ab&icirc;me&nbsp;:</p> <p><q>Pour &ecirc;tre toujours l&agrave; et avoir le droit de toujours y &ecirc;tre, pour s&rsquo;incruster dans cette boutique, ne jamais quitter des yeux l&rsquo;homme de son amour, le couver, le garder, se frotter perp&eacute;tuellement &agrave; lui, elle s&rsquo;&eacute;tait faite la domestique de la maison. Elle balayait la boutique, elle pr&eacute;parait la cuisine de la m&egrave;re et la p&acirc;t&eacute;e des chiens<a href="#nbp19" name="liennbp19">19</a>.</q></p> <p>La r&eacute;volte de la servante l&rsquo;a expuls&eacute;e d&rsquo;un &Eacute;den de gratuit&eacute; et de confiance pour entrer dans le royaume infernal de l&rsquo;&eacute;change et de l&rsquo;exploitation, sous couvert de droit. Ces deux sph&egrave;res ont pour all&eacute;gories antith&eacute;tiques M<sup>lle</sup> de Varandeuil l&rsquo;aristocrate, et Jupillon le commer&ccedil;ant, qui ne reconna&icirc;t pas la valeur du d&eacute;vouement de Germinie.</p> <p>Le bonheur initial venait d&rsquo;une soumission consentie au sein d&rsquo;un foyer hi&eacute;rarchique, mais l&rsquo;ordre aristocratique prend la forme mythique d&rsquo;un paradis perdu dont Germinie se serait chass&eacute;e en c&eacute;dant &agrave; des tentations charnelles monnay&eacute;es dont les images sont le contrat, le commerce et la comptabilit&eacute;.</p> <h2><strong><em>La maison comique&nbsp;: &laquo;&nbsp;&Agrave; vau-l&rsquo;eau&nbsp;&raquo;, de Huysmans</em></strong></h2> <p>La transition de l&rsquo;&egrave;re de la maison aristocratique &agrave; l&rsquo;appartement individuel ne donne pas lieu qu&rsquo;&agrave; des interpr&eacute;tations sombres, elle conna&icirc;t &eacute;galement des variations comiques. La nouvelle de Huysmans, &laquo;&nbsp;&Agrave; vau-l&rsquo;eau&nbsp;&raquo;, parue en 1882, rapporte la complainte d&rsquo;un petit-bourgeois c&eacute;libataire tortur&eacute; par sa d&eacute;pendance, dans la sph&egrave;re domestique, aux t&acirc;ches domestiques f&eacute;minines. La transformation de la ville moderne y est directement quoiqu&rsquo;ironiquement d&eacute;sign&eacute;e comme cause d&rsquo;une d&eacute;gradation intime&nbsp;:</p> <p><q>Le VI<sup>e</sup> arrondissement &eacute;tait impitoyable au c&eacute;libat. [&hellip;] D&eacute;cid&eacute;ment, il semblait que cette partie de l&rsquo;arrondissement ne f&ucirc;t habit&eacute;e que par des concubins ou des gens mari&eacute;s. Si j&rsquo;avais le courage de l&rsquo;abandonner, soupirait de temps &agrave; autre M. Folantin. Mais son bureau &eacute;tait l&agrave;, puis il y &eacute;tait n&eacute;, sa famille y avait constamment v&eacute;cu&nbsp;; tous ses souvenirs tenaient dans cet ancien coin tranquille, d&eacute;j&agrave; d&eacute;figur&eacute; par des perc&eacute;es de nouvelles rues, par de fun&egrave;bres boulevards, rissol&eacute;s l&rsquo;&eacute;t&eacute; et glac&eacute;s l&rsquo;hiver, par de mornes avenues qui avaient am&eacute;ricanis&eacute; l&rsquo;aspect du quartier et d&eacute;truit pour jamais son allure intime, sans lui avoir apport&eacute; en &eacute;change des avantages de confortable, de gaiet&eacute; et de vie<a href="#nbp20" name="liennbp20">20</a>.</q></p> <p>Ce court passage peint d&rsquo;embl&eacute;e le passage d&rsquo;un avant Haussmann, dans lequel le quartier entier avait pour le personnage une <em>allure intime</em>, &agrave; un apr&egrave;s Haussmann, dans lequel la s&eacute;paration de l&rsquo;espace public et de l&rsquo;espace priv&eacute; affame l&rsquo;habitant. Il semble que la r&eacute;organisation urbaine soit homoth&eacute;tique de la r&eacute;organisation des int&eacute;rieurs, les valeurs bourgeoises s&rsquo;&eacute;talant visiblement jusque dans les recoins de l&rsquo;habitat&nbsp;: &laquo;&nbsp;il se trouvait encore plus ch&eacute;tif, plus petit, plus perdu, plus seul, au milieu de ces hautes maisons dont les vestibules sont v&ecirc;tus de marbre et dont les insolentes loges de concierge arborent des allures de salon bourgeois<a href="#nbp21" name="liennbp21">21</a>.&nbsp;&raquo; Folantin est c&eacute;libataire donc doit prendre ses repas dehors, le probl&egrave;me de la structure familiale conditionne le rapport &agrave; la ville, et donc la confrontation avec l&rsquo;urbanisme. C&rsquo;est l&rsquo;absence de femme qui pousse Folantin dehors, o&ugrave; il cherche la nourriture et o&ugrave; il trouvera la prostitution, deux t&acirc;ches f&eacute;minines mises en &eacute;quivalence dans une perspective comique mais aussi critique de la r&eacute;ification et de la marchandisation de l&rsquo;humain.</p> <p>Le th&egrave;me comique de la tyrannie domestique est ainsi remotiv&eacute; par les transformations de Paris. La tyrannie politique, celle du Second Empire, est &agrave; la fois euph&eacute;mis&eacute;e et montr&eacute;e dans ses aspects les plus directs &agrave; travers l&rsquo;&eacute;vocation de cet urbanisme enti&egrave;rement command&eacute; par l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t financier. Cela porte &agrave; cons&eacute;quence dans l&rsquo;organisation du travail domestique. Haussmann a confin&eacute; la femme honn&ecirc;te dans le foyer. L&rsquo;hygi&egrave;ne, la propret&eacute; sont devenues des t&acirc;ches f&eacute;minines. Il devient d&egrave;s lors difficile de discerner &eacute;pouse et domestique, ce dont t&eacute;moigne l&rsquo;h&eacute;sitation de Folantin entre le mariage et l&rsquo;embauche d&rsquo;une femme de m&eacute;nage.</p> <p><q>&nbsp;Qu&rsquo;est-ce que toutes ces privations &agrave; c&ocirc;t&eacute; de l&rsquo;existence organis&eacute;e, de la soir&eacute;e pass&eacute;e entre son enfant et sa femme, de la nourriture peu abondante mais vraiment saine, du linge raccommod&eacute;, du linge blanchi et rapport&eacute; &agrave; des heures fixes&nbsp;? &ndash; Ah&nbsp;! le blanchissage, quel aria pour un gar&ccedil;on<a href="#nbp22" name="liennbp22">22</a> ! </q></p> <p>Le mariage procure directement un travail domestique gratuit. Il est donc une forme d&rsquo;embauche qui ne dit pas son nom. En un sens, l&agrave; o&ugrave; l&rsquo;id&eacute;ologie aristocratique incluait dans la famille la servante, le mariage bourgeois, lui, fait une servante de l&rsquo;&eacute;pouse. Si la nouvelle de Huysmans ne peut &ecirc;tre interpr&eacute;t&eacute;e comme f&eacute;ministe, elle d&eacute;plore n&eacute;anmoins la r&eacute;duction des rapports familiaux &agrave; du trafic d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t &ndash; pour mieux en montrer l&rsquo;&eacute;poux comme prisonnier, et le c&eacute;libataire victime. Le mariage procure directement un travail domestique gratuit. Il est donc une forme d&rsquo;embauche qui ne dit pas son nom. En un sens, l&agrave; o&ugrave; l&rsquo;id&eacute;ologie aristocratique incluait dans la famille la servante, le mariage bourgeois, lui, fait une servante de l&rsquo;&eacute;pouse. Si la nouvelle de Huysmans ne peut &ecirc;tre interpr&eacute;t&eacute;e comme f&eacute;ministe, elle d&eacute;plore n&eacute;anmoins la r&eacute;duction des rapports familiaux &agrave; du trafic d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t &ndash; pour mieux en montrer l&rsquo;&eacute;poux comme prisonnier, et le c&eacute;libataire victime.</p> <h2><strong>Habiter ou hanter</strong><strong>&nbsp;</strong><strong>?</strong></h2> <p>Le mod&egrave;le du bourgeois victime des t&acirc;ches domestiques parcourt de nombreux contes l&eacute;gers<a href="#nbp23" name="liennbp23">23</a> et appara&icirc;t en filigrane au-del&agrave; de cette veine. Finalement, la contestation du lib&eacute;ral de l&rsquo;embauche et du rapport contractuel faussement &eacute;galitaire qu&rsquo;il abrite au sein du foyer a donn&eacute; lieu &agrave; un sch&eacute;ma r&eacute;current, aliment&eacute; par le go&ucirc;t pour l&rsquo;enqu&ecirc;te et le roman policier, celui des domestiques comme menace pour le foyer. La terreur des domestiques est-elle une peur de la maison ou de la d&eacute;possession&nbsp;?</p> <p>Les romans de Zola soulignent l&rsquo;ambivalence de cette menace. Dans <em>La Cur&eacute;e, </em>roman par excellence de la d&eacute;nonciation du cynisme des urbanistes et des promoteurs, la vie domestique d&rsquo;Aristide Saccard est la miniature des vices qui pr&eacute;sident &agrave; l&rsquo;haussmannisation. Tout le foyer porte le signe de l&rsquo;inversion des valeurs&nbsp;: la femme virile, son amant f&eacute;minin, mais aussi le domestique intimidant, Baptiste, a l&rsquo;air de diplomate et non de serviteur, et dont Ren&eacute;e apprend dans les derni&egrave;res pages l&rsquo;inversion sexuelle&hellip; Le domestique agit comme all&eacute;gorie du foyer et incarne l&rsquo;intimit&eacute; domestique. La menace que Ren&eacute;e percevait en Baptiste s&rsquo;av&egrave;re finalement celle du d&eacute;voilement de ses propres vices&nbsp;: en apprenant la v&eacute;rit&eacute; sur Baptiste, les personnages sont renvoy&eacute;s &agrave; un miroir de leur propre intimit&eacute;, dans lequel se lit le jugement s&eacute;v&egrave;re du romancier.</p> <p>Il en va de fa&ccedil;on similaire dans <em>Pot-Bouille </em>(1882). Le roman se d&eacute;roule dans la maison d&rsquo;un architecte, Campardon, et offre une vue en coupe, &eacute;tage par &eacute;tage, de la stratification sociale. Dans cet immeuble moderne, les bourgeoises ne travaillent pas, comme madame Campardon qui se f&eacute;licite d&rsquo;avoir fait de sa cousine plus pauvre sa domestique&nbsp;:</p> <p><q>&nbsp;&mdash; Enfin, murmura-t-elle, Achille continue &agrave; &ecirc;tre heureux comme le poisson dans l&rsquo;eau, et moi je n&rsquo;ai plus rien &agrave; faire, absolument rien&hellip; Tenez&nbsp;! elle me d&eacute;barbouille, maintenant&hellip; Je puis vivre sans remuer les bras ni les jambes, elle a pris toutes les fatigues du m&eacute;nage<a href="#nbp24" name="liennbp24" title="Émile Zola, Pot-Bouille, édition d’Henri Mitterand, Gallimard, coll. «&amp;nbsp;Folio classique&amp;nbsp;», 1982, [1882], chapitre&amp;nbsp;XIV, p.&amp;nbsp;319.">24</a>. </q></p> <p>Dans l&rsquo;immeuble, homoth&eacute;tique du Paris d&rsquo;Haussmann, la bourgeoisie se d&eacute;barrasse du travail en le confiant aux classes populaires. Les ma&icirc;tres se d&eacute;lestent du soin de leur foyer sur leurs bonnes, dont le roman offre une image &agrave; la fois terriblement violente et compassionnelle. Comme la r&eacute;v&eacute;lation finale des vices de Baptiste dans <em>La Cur&eacute;e</em>, l&rsquo;enfant que met au monde clandestinement la domestique Ad&egrave;le au dernier chapitre du roman, et n&eacute; de ses relations impos&eacute;es avec ses ma&icirc;tres, incarne les turpitudes de la classe bourgeoise. Au c&oelig;ur de l&rsquo;intime, cens&eacute; dissimuler le vice, &eacute;clate ainsi le scandale. Explorer la maison, pour le romancier, c&rsquo;est donc explorer en clinicien l&rsquo;ignoble social, l&rsquo;envers des apparences respectables, l&rsquo;arri&egrave;re-cour derri&egrave;re la fa&ccedil;ade.</p> <p>Aussi, la question du propre et du sale recoupe-t-elle celle de la mise en sc&egrave;ne, par la bourgeoisie, de ses propres apparences. Quelle <em>cuisine suppose-t-elle</em>&nbsp;? &Agrave; la fin du XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle, le roman ne discute plus tant de l&rsquo;appropriation de l&rsquo;image de la <em>maison, d&rsquo;origine aristocratique, que de celle du m&eacute;nage</em>, au double sens de foyer et de nettoyage. Le m&eacute;nage bourgeois bien tenu suppose un travail domestique d&rsquo;&eacute;vacuation du sale, dont les domestiques deviennent une nouvelle fois l&rsquo;all&eacute;gorie. L&rsquo;accouchement d&rsquo;Ad&egrave;le dans <em>Pot-Bouille</em> montre que l&rsquo;&eacute;vacuation est aussi une production et une reproduction, que le transfert du travail d&rsquo;une classe &agrave; l&rsquo;autre ne saurait &ecirc;tre un syst&egrave;me pacifique et s&ucirc;r.</p> <p>C&rsquo;est pourquoi plus qu&rsquo;habit&eacute;s par les domestiques, les foyers repr&eacute;sent&eacute;s par les romans de la fin du si&egrave;cle semblent hant&eacute;s par eux. Zola en donne encore l&rsquo;exemple dans ses derniers romans&nbsp;: dans <em>Le Docteur Pascal</em> (1893), la domestique Martine repr&eacute;sente le cl&eacute;ricalisme ancien et r&eacute;actionnaire. Elle contribue &agrave; br&ucirc;ler les travaux scientifiques de son ma&icirc;tre, tandis que la jeune Clotilde, par amour pour lui, se fait sa servante naturelle. L&rsquo;intimit&eacute; du foyer bourgeois conforme &agrave; la morale est pr&eacute;sent&eacute;e comme d&eacute;pass&eacute;e au profit d&rsquo;un mod&egrave;le &agrave; la fois plus moderne et plus patriarcal de famille ath&eacute;e et r&eacute;publicaine. Or simultan&eacute;ment, Zola renoue presque malgr&eacute; lui avec l&rsquo;id&eacute;e aristocratique de la maison&nbsp;: le don gratuit de services des femmes aux hommes par amour se substitue &agrave; la relation salari&eacute;e. En proposant une utopie patriarcale, Zola conserve une forme d&rsquo;id&eacute;al domestique. Ce n&rsquo;est pas le cas en revanche dans <em>Le Journal d&rsquo;une femme de chambre</em>, publi&eacute; par Octave Mirbeau en 1900&nbsp;: la narratrice, C&eacute;lestine, s&rsquo;y montre franchement parasitaire voire vampirique<a href="#nbp25" name="liennbp25">25</a>. Le roman se construit comme une rhapsodie dont le fil conducteur est la succession de ses pr&eacute;dations chez diff&eacute;rents ma&icirc;tres. La qualit&eacute; de domestique de la narratrice offre un nouveau subterfuge pour contester la respectabilit&eacute; bourgeoise et d&eacute;voiler le dessous des apparences&nbsp;:</p> <p><q>Tout ce qu&rsquo;un int&eacute;rieur respect&eacute;, tout ce qu&rsquo;une famille honn&ecirc;te peuvent cacher de salet&eacute;s, de vices honteux, de crimes bas, sous les apparences de la vertu&hellip; ah&nbsp;! je connais &ccedil;a&nbsp;!&hellip; Ils ont beau &ecirc;tre riches, avoir des frusques de soie et de velours, des meubles dor&eacute;s&nbsp;; ils ont beau se laver dans des machins d&rsquo;argent et faire de la piaffe&hellip; je les connais&nbsp;!&hellip; &Ccedil;a n&rsquo;est pas propre<a href="#nbp26" name="liennbp26">26</a>&hellip;</q></p> <p>Le foyer n&rsquo;est donc, chez l&rsquo;anarchiste qu&rsquo;est Mirbeau, ni la maison aristocratique, hi&eacute;rarchique et bienveillante dans lequel s&rsquo;offrent les services de mani&egrave;re d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;e, ni l&rsquo;espace d&rsquo;un &eacute;change contractualis&eacute;, moral et bourgeois de bons proc&eacute;d&eacute;s. Il devient le lieu d&rsquo;un travail, d&rsquo;une exploitation des domestiques par les riches, et d&rsquo;une revanche des femmes de chambre sur leurs employeurs. L&rsquo;appartement haussmannien de repr&eacute;sentation bourgeoise est devenu un terrain de lutte, et le roman, gr&acirc;ce &agrave; la forme du faux journal, montre comment la domination de classe fa&ccedil;onne la subjectivit&eacute; des personnages, qu&rsquo;ils soient bourgeois ou domestiques&nbsp;: le chapitre VII, souvent comment&eacute;, dans lequel M. Georges donne &agrave; boire &agrave; C&eacute;lestine son sang par jeu &eacute;rotique, constitue ainsi un point culminant. La lecture politique qu&rsquo;encourage la narratrice y d&eacute;c&egrave;le une interd&eacute;pendance de classes qui tient davantage de la pulsion meurtri&egrave;re r&eacute;ciproque que de la cohabitation pacifique&nbsp;:</p> <p><q>Je collai ma bouche &agrave; sa bouche, je heurtai mes dents aux siennes, avec une telle rage fr&eacute;missante, qu&rsquo;il me semblait que ma langue p&eacute;n&eacute;tr&acirc;t dans les plaies profondes de sa poitrine, pour y l&eacute;cher, pour y boire, pour en ramener tout le sang empoisonn&eacute; et tout le pus mortel<a href="#nbp27" name="liennbp27">27</a>.</q></p> <p>Le m&eacute;nage et l&rsquo;&eacute;puration confinent ainsi &agrave; l&rsquo;&eacute;puration violente par renversement de la domination. Ainsi Mirbeau exhibe l&rsquo;infiltration au c&oelig;ur de l&rsquo;intimit&eacute; du pouvoir, et repolitise un espace domestique que la partition du priv&eacute; et du public, achev&eacute;e par Haussmann, avait soustrait aux revendications sociales. Il repr&eacute;sente en fait, apr&egrave;s son ma&icirc;tre Zola, le foyer bourgeois comme dangereux non seulement pour les ma&icirc;tres, qui y d&eacute;pendent de domestiques vengeurs, mais aussi pour les employ&eacute;s, soumis &agrave; leur bon vouloir. En ce sens, le romancier anarchiste renoue avec une vision du foyer non pas comme sph&egrave;re priv&eacute;e o&ugrave; r&egrave;gneraient seules les lois psychologiques, mais comme synecdoque du monde social.</p> <h2><strong>Conclusion</strong></h2> <p>La servante de roman r&eacute;aliste &eacute;nonce donc implicitement ce qu&rsquo;habiter un appartement veut dire apr&egrave;s Haussmann. Qu&rsquo;il s&rsquo;agisse d&rsquo;y vivre dans l&rsquo;oisivet&eacute; ou d&rsquo;y travailler, cet espace priv&eacute;, intime, retranch&eacute; aux regards, se pr&ecirc;te en m&ecirc;me temps &agrave; une lecture politique, les textes ravivant un rapport ancien de synecdoque entre le foyer et la nation. La d&eacute;pendance des propri&eacute;taires aux travailleurs interroge, g&ecirc;ne, met en &eacute;vidence les contradictions d&rsquo;un discours ir&eacute;nique sur le foyer bourgeois comme espace exclusif d&rsquo;une famille oisive. Entre soumission et r&eacute;bellion, entre travail salari&eacute; et relation affective, entre f&eacute;minit&eacute; et r&eacute;ification, les domestiques deviennent donc en r&eacute;gime romanesque le support d&rsquo;interrogations sur ce que l&rsquo;&acirc;ge d&eacute;mocratique engage comme cohabitation entre les sexes et entre les classes. Si les domestiques sont les all&eacute;gories d&rsquo;un foyer tant&ocirc;t r&eacute;confortant et tant&ocirc;t mena&ccedil;ant, ne peut-on lire &eacute;galement en elles l&rsquo;ambivalence du rapport au peuple que prescrit une r&eacute;publique qui proclame l&rsquo;&eacute;galit&eacute; de tous et organise la domination de quelques-uns&nbsp;? Il semble &agrave; tout le moins que la figure serve &agrave; repolitiser des appartements et des int&eacute;rieurs que l&rsquo;Empire avait voulu soustraire aux questionnements en les soustrayant &agrave; la rue, et aux observations en en faisant des vitrines de sa propre ostension.</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Notes et r&eacute;f&eacute;rences</strong></p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p><em>Espaces et lieux de l&rsquo;intime au XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle</em>, actes de la journ&eacute;e d&rsquo;&eacute;tude des Doctoriales de la SERD organis&eacute;e le 8 avril 2016 &agrave; Paris VII, [En ligne] <a href="https://serd.hypotheses.org/805">https://serd.hypotheses.org/805</a>&nbsp;(consult&eacute; le 3 d&eacute;cembre 2018).</p> <p>Bakhtine, Mikha&iuml;l, (Volochinov, Valentin), <em>La Po&eacute;tique de Dosto&iuml;evski</em>, Paris, Seuil, 1970.</p> <p>Bernard, Claudie, <em>Penser la famille au XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle (1789-1870)</em>, Saint-&Eacute;tienne, Publications de l&rsquo;Universit&eacute; de Saint-&Eacute;tienne, 2007.</p> <p>Borie, Jean, <em>Le Tyran timide, le naturalisme de la femme au XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle</em>, Paris, Klincksieck, 1973.</p> <p>Bourgeois, Fran&ccedil;oise, &laquo;&nbsp;Travail domestique et famille du capitalisme&nbsp;&raquo;, Paris, <em>Critiques de l&rsquo;&eacute;conomie politique</em>, nouvelle s&eacute;rie 3, avril-juin 1978, p.&nbsp;3-23.&nbsp;</p> <p>Calmus, Marie-Claire, &laquo;&nbsp;Exploit&eacute;es. Le travail invisible des femmes&nbsp;&raquo;, Textes r&eacute;unis par Jasmin, Nadine, <em>Mouvements</em>, Paris, vol.&nbsp;LXIV, n&deg;&nbsp;4, 2010.</p> <p>Charpy, Manuel, &laquo;&nbsp;L&rsquo;ordre des choses. Sur quelques traits de la culture mat&eacute;rielle bourgeoise parisienne, 1830-1914&nbsp;&raquo;, Paris, <em>Revue d&#39;histoire du XIXe si&egrave;cle</em>, n&deg;&nbsp;34, &nbsp;2007, p.&nbsp;105-128.</p> <p>Delphy,<strong> </strong>Christine, &laquo;&nbsp;Travail m&eacute;nager ou travail domestique&nbsp;?&nbsp;&raquo;, dans <em>L&rsquo;Ennemi principal</em>. <em>Tome 1</em><em>&nbsp;</em><em>:</em> <em>&Eacute;conomie politique du patriarcat</em>, Paris, Syllepse, 1998.</p> <p>Eleb, Monique, <em>L&rsquo;Invention de l&rsquo;habitation moderne. Paris. 1880-1914</em>, Paris, Hazan, 1995.</p> <p>Harvey, David, <em>Paris, capitale de la modernit&eacute;</em>, trad. Matthieu Giroud, Paris, Les Prairies ordinaires, 2012 [2006].</p> <p>Honneth, Axel, &laquo;&nbsp;Visibilit&eacute; et invisibilit&eacute;. Sur l&rsquo;&eacute;pist&eacute;mologie de la &ldquo;reconnaissance<em>&rdquo;</em>&nbsp;&raquo;, <em>Revue du MAUSS</em>, Paris, La D&eacute;couverte, vol.&nbsp;23, n&deg;&nbsp;1, 2004, p.&nbsp;137-151.</p> <p>Martin-Fugier, Anne, <em>La Place des bonnes. La domesticit&eacute; f&eacute;minine &agrave; Paris en 1900</em>, Paris, Perrin, coll. tempus, 2004, [1979].</p> <p>Martin-Huan, Jacqueline, <em>La Longue Marche des domestiques en France, du XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle &agrave; nos jours</em>, Nantes, Op&eacute;ra, 1997.</p> <p>Perrot, Michelle, <em>La Vie de famille au XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle</em>, Paris, Seuil, coll. Points, 2015.</p> <p>Perrot, Michelle, &laquo;&nbsp;De la nourrice &agrave; l&rsquo;employ&eacute;e. Travaux de femmes dans la France du XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle.&nbsp;&raquo;, <em>Le Mouvement Social</em>, Paris, La D&eacute;couverte, n&deg;&nbsp;105, 1978, p.&nbsp;3&ndash;10.</p> <p>Schor, Naomi, <em>Breaking the Chain. Women, Theory, and French Realist</em> <em>Fiction</em>, New York, Columbia University Press, 1985.</p> <p>Yates, Susan, <em>Maid and Mistress</em><em>&nbsp;</em><em>: Feminine Solidarity and Class Difference in Five Nineteenth-Century French Texts</em>, New York, P. Lang, coll. &laquo;&nbsp;The Age of Revolution and Romanticism&nbsp;&raquo;, 1991.</p> <hr /> <p><a href="#liennbp1" name="nbp1">1</a> Voir Manuel Charpy, &laquo;&nbsp;L&rsquo;ordre des choses. Sur quelques traits de la culture mat&eacute;rielle bourgeoise parisienne, 1830-1914&nbsp;&raquo;, <em>Revue d&#39;histoire du XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle</em> n&deg;&nbsp;34, 2007, p.&nbsp;105-128.</p> <p><a href="#liennbp2" name="nbp2">2</a> Alphonse de Lamartine, <i>Genevi&egrave;ve, Histoire d&rsquo;une servante</i>, r&eacute;&eacute;dition Nelson, 1932, [1850], chapitre III, p.&nbsp;87.</p> <p><a href="#liennbp3" name="nbp3">3</a><i> Ibid.</i>, p.&nbsp;84.</p> <p><a href="#liennbp4" name="nbp4">4 </a><i>Ibid.</i>, p.&nbsp;86.</p> <p><a href="#liennbp5" name="nbp5">5</a><i> Ibid.</i>, p.&nbsp;53.</p> <p><a href="#liennbp6" name="nbp6">6</a> Voir Sylvia Douy&egrave;re, Un C&oelig;ur simple <i>de Gustave Flaubert</i>, La Pens&eacute;e universelle, 1974.</p> <p><a href="#liennbp7" name="nbp7">7</a> Gustave Flaubert, <i>Un c&oelig;ur simple</i>, dans <i>&OElig;uvres II</i>, Gallimard, coll. Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade, 1952 [1877], chapitre I, p.&nbsp;591.</p> <p><a href="#liennbp8" name="nbp8">8</a><i> Ibid.</i>, chapitre IV, p.&nbsp;619.</p> <p><a href="#liennbp9" name="nbp9">9</a><i> Ibid</i>, p.&nbsp;614.</p> <p><a href="#liennbp10" name="nbp10">10</a><i> Ibid</i>, p.&nbsp;613.</p> <p><a href="#liennbp11" name="nbp11">11 </a><i>Ibid.</i>, chapitre I, p.&nbsp;592.</p> <p><a href="#liennbp12" name="nbp12">12</a> Voir Dominique Rabat&eacute;, &laquo;&nbsp;Le conteur dans <i>Un c&oelig;ur simple</i>&nbsp;&raquo;, <i>Litt&eacute;rature</i>, n&deg;&nbsp;127, 2002, L&#39;oreille, La Voix, p.&nbsp;86-104.</p> <p><a href="#liennbp13" name="nbp13">13 </a>Edmond et Jules de Goncourt, <i>Germinie Lacerteux</i>, &eacute;dition de Nadine Satiat, G.F., 1990, [1864], chapitre&nbsp;II, p.&nbsp;64.</p> <p><a href="#liennbp14" name="nbp14">14 </a><i>Ibid</i>, p.&nbsp;89.</p> <p><a href="#liennbp15" name="nbp15">15</a><i> Ibid.</i>, chapitre X, p.&nbsp;111.</p> <p><a href="#liennbp16" name="nbp16">16 </a><i>Ibid.</i>, chapitre XXXVIII, p.&nbsp;183-184.</p> <p><a href="#liennbp17" name="nbp17">17</a><i> Ibid.</i>, chapitre XXVIII, p.&nbsp;158.</p> <p><a href="#liennbp18" name="nbp18">18</a><i> Ibid.</i>, chapitre VII, p.&nbsp;103.</p> <p><a href="#liennbp19" name="nbp19">19 </a><i>Ibid.</i>, chapitre XI, p.&nbsp;112-113.</p> <p><a href="#liennbp20" name="nbp20">20</a> Joris Karl Huysmans, &laquo;&nbsp;&Agrave; vau-l&rsquo;eau&nbsp;&raquo;, inclus dans <i>Sac au dos</i>, Gallimard, coll. &laquo;&nbsp;Folio&nbsp;&raquo;, 2007 [1882], p.&nbsp;76.</p> <p><a href="#liennbp21" name="nbp21">21</a><i> Ibid</i>., p.&nbsp;106.</p> <p><a href="#liennbp22" name="nbp22">22</a><i> Ibid</i>., p.&nbsp;73.</p> <p><a href="#liennbp23" name="nbp23">23</a> Voir notamment Champfleury, <i>Contes choisis</i>, Charpentier, 1874.</p> <p><a href="#liennbp24" name="nbp24">24 </a>&Eacute;mile Zola, <i>Pot-Bouille</i>, &eacute;dition d&rsquo;Henri Mitterand, Gallimard, coll. &laquo;&nbsp;Folio classique&nbsp;&raquo;, 1982, [1882], chapitre&nbsp;XIV, p.&nbsp;319.</p> <p><a href="#liennbp25" name="nbp25">25</a> Voir Luc&iacute;a Campanella, &laquo;&nbsp;La femme fatale en tablier&nbsp;: &eacute;tude d&rsquo;une m&eacute;tamorphose chez Barbey d&rsquo;Aurevilly et Octave Mirbeau&nbsp;&raquo;, <i>Estudios argentinos de literatura francesa y franc&oacute;fona&nbsp;: filiaciones y rupturas</i>, La Plata, Universidad Nacional de la Plata, 2016, p.&nbsp;137-142.</p> <p><a href="#liennbp26" name="nbp26">26</a> Octave Mirbeau, <i>Le Journal d&rsquo;une femme de chambre</i>, &eacute;dition de No&euml;l Arnaud, Gallimard, coll. &laquo;&nbsp;Folio classique&nbsp;&raquo;, 1984, [1900], chapitre V, p.&nbsp;136.</p> <p><a href="#liennbp27" name="nbp27">27</a><i> Ibid.</i>, chapitre VII, p.&nbsp;179.</p>