<p>Cette nouvelle livraison de la revue interdisciplinaire <i>&Agrave; l&#39;&eacute;preuve</i> entend mettre en lumi&egrave;re une notion riche d&#39;une dense histoire culturelle et imaginaire, et pourtant peu discut&eacute;e, peut-&ecirc;tre en raison de ses connotations p&eacute;joratives. &Agrave; premi&egrave;re vue, le &laquo;&nbsp;dilettantisme&nbsp;&raquo; caract&eacute;rise en effet un investissement irr&eacute;gulier et d&eacute;sinvolte dans une activit&eacute;. Le dilettante serait un esth&egrave;te oisif, amateur, non sp&eacute;cialis&eacute;&hellip;&nbsp; voire un bourgeois &eacute;go&iuml;ste. S&#39;il existe une forte coalescence de la notion dans la litt&eacute;rature fran&ccedil;aise de la fin du XIX<sup>e </sup>si&egrave;cle, notre pari a &eacute;t&eacute; de d&eacute;centrer le terme de ses repr&eacute;sentations traditionnelles, pour ouvrir une interrogation plus g&eacute;n&eacute;rale sur l&#39;amateurisme dans les domaines artistiques et litt&eacute;raires.</p> <p>Le terme &laquo;&nbsp;dilettantisme&nbsp;&raquo; vient de l&rsquo;italien <i>dilettante </i>(&laquo;&nbsp;celui qui se d&eacute;lecte&nbsp;&raquo;) et d&eacute;signe &agrave; l&#39;origine un amateur de musique italienne. Le mot int&egrave;gre la plupart des langues europ&eacute;ennes. Vers 1734, la <i>Society of Dilettanti</i> est fond&eacute;e par des nobles britanniques qui se veulent &agrave; la fois esth&egrave;tes, m&eacute;c&egrave;nes de prestige et arbitres du go&ucirc;t. En allemand, le mot <i>Dilettant</i> s&#39;affirme avec une double connotation : positive pour la musique, n&eacute;gative dans les autres arts, comme le montrent les d&eacute;bats de Goethe et Schiller sur le dilettantisme dans les arts autour de 1800 (<i>Sur le dilettantisme</i>). En France, tout au long du XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle, le dilettantisme &eacute;volue de son sens musical, d&eacute;crit par Stendhal <i>(Notes d&rsquo;un dilettante</i>), vers une acception plus g&eacute;n&eacute;rale. Il caract&eacute;rise bient&ocirc;t une personne &eacute;prouvant une pr&eacute;f&eacute;rence marqu&eacute;e pour un domaine esth&eacute;tique et s&rsquo;y consacrant, en spectatrice et parfois en cr&eacute;atrice. Muni d&rsquo;une sensibilit&eacute; exacerb&eacute;e, le dilettante est un &laquo;&nbsp;connaisseur&nbsp;&raquo;, et d&eacute;j&agrave;, presque un artiste. L&rsquo;acc&egrave;s de nouvelles couches sociales &agrave; la haute culture et aux activit&eacute;s de loisir permet un essor du dilettantisme, et m&ecirc;me, une promotion du go&ucirc;t artistique. Le dilettante para&icirc;t proche d&rsquo;autres figures de l&rsquo;imaginaire contemporain (sans s&#39;y identifier totalement), tels le boh&egrave;me, le spectateur, le dandy, le collectionneur ou le voyageur cosmopolite.&nbsp;</p> <p>Au d&eacute;but des ann&eacute;es 1880, le critique litt&eacute;raire Paul Bourget con&ccedil;oit le dilettantisme comme un ph&eacute;nom&egrave;ne symptomatique de l&rsquo;esprit du temps. Il en interroge les ressorts moraux, pour sugg&eacute;rer que l&rsquo;engagement dans les arts serait une activit&eacute; individuelle, &eacute;go&iuml;ste, que le culte du plaisir esth&eacute;tique serait improductif et douteux. La fantaisie, la gratuit&eacute; et l&rsquo;in-expertise paraissent anachroniques, au moment o&ugrave; la modernit&eacute; s&rsquo;affirme sur des bases rationalistes, o&ugrave; les activit&eacute;s scientifiques et industrielles se sp&eacute;cialisent, et o&ugrave; certains d&eacute;plorent que le culte de l&rsquo;art se substitue &agrave; d&rsquo;autres croyances et distende les liens de solidarit&eacute; traditionnels. N&eacute;anmoins, l&#39;ostracisme n&#39;est que temporaire : &laquo;&nbsp;l&#39;av&egrave;nement des loisirs&nbsp;&raquo; et les &laquo;&nbsp;usages modernes du temps libre&nbsp;&raquo; qu&#39;a &eacute;tudi&eacute;s l&#39;historien Alain Corbin montre bien comment, au XX<sup>e</sup> si&egrave;cle, la possibilit&eacute; du dilettantisme s&#39;&eacute;tend &agrave; un public de masse &ndash; au-del&agrave; des traditionnels &laquo;&nbsp;dilettantes&nbsp;&raquo;, jeunes artistes et po&egrave;tes peu soucieux de faire carri&egrave;re. Loin de n&#39;&ecirc;tre qu&#39;un passe-temps de singuliers esth&egrave;tes, les pratiques dilettantes continuent donc d&#39;interroger des enjeux de distinction sociale, g&eacute;n&eacute;rationnelle, mais aussi des choix et postures politiques, voire philosophiques.</p> <p>Les sept contributeurs et contributrices de ce num&eacute;ro ont d&eacute;velopp&eacute; leurs r&eacute;flexions sur le dilettantisme dans des disciplines aussi diverses que la litt&eacute;rature, l&#39;histoire de l&#39;art, les arts du cirque, la philosophie, ou encore les arts plastiques. Bien qu&#39;elles s&#39;appuient sur des m&eacute;thodes et des corpus tr&egrave;s diff&eacute;rents, le point commun entre ces approches est qu&#39;elles probl&eacute;matisent la notion d&#39;engagement politique au prisme de la production artistique. Les postures et les activit&eacute;s dilettantes sont h&eacute;t&eacute;rog&egrave;nes. Pour les uns, le dilettantisme sera une ressource en termes d&#39;image, un gage d&#39;authenticit&eacute; &agrave; cultiver. Pour d&rsquo;autres, il sera une &eacute;tiquette dont il faut se d&eacute;faire, individuellement et/ou collectivement. Enfin, il peut &ecirc;tre une cat&eacute;gorie cr&eacute;&eacute;e et transmise par la post&eacute;rit&eacute;. La question de l&#39;amateurisme permet d&#39;interroger la potentielle d&eacute;mocratisation de l&#39;art et peut se muer en geste politique ; &agrave; l&#39;inverse, l&#39;amateurisme conduit peut-&ecirc;tre, paradoxalement, &agrave; renforcer les barri&egrave;res de la capacit&eacute; technique ou scientifique sp&eacute;cialis&eacute;e.</p> <p style="text-align: center;">***</p> <p>Le num&eacute;ro s&#39;ouvre par une r&eacute;flexion sur le dilettantisme de Paul Bourget &ndash; l&#39;&eacute;crivain fran&ccedil;ais qui a popularis&eacute; la notion, tout en la d&eacute;non&ccedil;ant, dans un c&eacute;l&egrave;bre article de 1882. <b>Dominique Ancelet-Netter</b>, en s&#39;appuyant sur l&#39;&eacute;tude de manuscrits in&eacute;dits (les journaux intimes de Bourget conserv&eacute;s &agrave; la biblioth&egrave;que de Fels) et sur la trajectoire biographique de l&#39;auteur, montre comment le dilettantisme a &eacute;t&eacute; un univers intellectuel et une forme de reconnaissance entre pairs tour &agrave; tour investie puis d&eacute;sinvestie par l&#39;&eacute;crivain, au profit d&#39;une posture plus autoritaire.&nbsp;</p> <p><b>Marco Falceri</b> met en lumi&egrave;re les productions artistiques autodidactes des soldats de la Premi&egrave;re Guerre mondiale. Il &eacute;tudie ces formes d&#39;engagements esth&eacute;tiques en tant que t&eacute;moignages iconotextuels sur le conflit, et les envisage au prisme d&#39;une r&eacute;ception &eacute;chelonn&eacute;e dans le temps, des salons d&#39;art militaires contemporains du conflit jusqu&#39;aux initiatives patrimoniales du centenaire.&nbsp;</p> <p><b>Antoine Poisson</b> propose d&#39;aborder la tension, pour les surr&eacute;alistes fran&ccedil;ais &agrave; la fin des ann&eacute;es 1920, entre les valeurs du dilettantisme et l&#39;app&eacute;tit de r&eacute;volution sociale. Ces &eacute;crivains se veulent en rupture avec les valeurs de la litt&eacute;rature fin-de-si&egrave;cle et s&#39;efforcent de souligner leur engagement en faveur du parti communiste, mais leur conception de l&#39;engagement, pour s&#39;affirmer, doit &ecirc;tre red&eacute;finie.</p> <p><b>Justine Brisson</b> montre l&#39;importance de la figure du dilettante, amateur oisif et lettr&eacute;, pour le philosophe et &eacute;crivain Roland Barthes. Elle sugg&egrave;re les &eacute;volutions de la notion et les difficult&eacute;s conceptuelles que pose, dans l&#39;&oelig;uvre de Barthes, l&#39;id&eacute;e d&#39;une &quot;soci&eacute;t&eacute; d&#39;amateurs&quot;, d&#39;une communaut&eacute; de dilettantes.&nbsp;</p> <p><b>L&eacute;a de Truchis</b> &eacute;tudie les premiers auteurs de monographies historiques sur les arts du cirque, au milieu du XX<sup>e</sup> si&egrave;cle. Elle montre que le(s ?) dilettantisme(s ?) de ces amateurs et passionn&eacute;s, est paradoxalement &agrave; l&#39;origine d&#39;un champ d&#39;&eacute;tude scientifique r&eacute;cent.&nbsp;</p> <p><b>Marie Vicet</b> interroge le positionnement des artistes vid&eacute;astes qui relisent et d&eacute;tournent les clips musicaux de la pop culture des ann&eacute;es 1980-1990, entre f&eacute;tichisme esth&eacute;tique et pratiques ludiques. Les artistes proposent ainsi une critique des images m&eacute;diatiques anticipant certaines pratiques amateurs qui se sont ensuite d&eacute;velopp&eacute;es sur Internet.</p> <p><b>Chlo&eacute; Persillet</b> r&eacute;fl&eacute;chit &agrave; l&#39;&eacute;volution du &laquo;&nbsp;m&eacute;tier du peintre&nbsp;&raquo; selon une perspective technocritique appuy&eacute;e sur une recherche plastique personnelle. Constatant que l&rsquo;exposition de la peinture sur les r&eacute;seaux sociaux, pratiqu&eacute;e en masse par des amateurs, transforme le rapport aux r&eacute;quisits techniques et artisanaux de la peinture, elle examine la red&eacute;finition du m&eacute;tier que charrieraient les plateformes num&eacute;riques.</p> <p style="text-align: center;">***</p> <p>Comme chaque ann&eacute;e, une partie du num&eacute;ro est consacr&eacute;e aux actes de la journ&eacute;e d&rsquo;&eacute;tudes <i>Work In Progress</i> (WIP) organis&eacute;e &agrave; l&#39;Universit&eacute; Paul-Val&eacute;ry Montpellier 3 par les repr&eacute;sentant&middot;e&middot;s des doctorant&middot;e&middot;s du RIRRA 21. Les six contributions pr&eacute;sent&eacute;es ici sont issues des douzi&egrave;me et treizi&egrave;me &eacute;ditions de la journ&eacute;e WIP, qui se sont tenues en ligne en novembre 2020 et avril 2021.</p> <p><b>Betty Zeghdani</b> (WIP 2020) &eacute;tudie le <i>topos</i> du march&eacute; aux esclaves dans la litt&eacute;rature de voyage en Orient de Nerval et Lamartine. Elle montre les lourds enjeux id&eacute;ologiques et politiques que rev&ecirc;t le motif dans le contexte fran&ccedil;ais des ann&eacute;es 1830-1850. Il interroge le positionnement du voyageur face au spectacle de la mis&egrave;re humaine et r&eacute;v&egrave;le aussi, entre conventions et jeux de distanciation, le potentiel subversif du r&eacute;cit de voyage dans sa confrontation au discours dominant.&nbsp;</p> <p><b>Yaniv Touati</b> (WIP 2020) analyse la recherche formelle &agrave; l&#39;oeuvre dans la <i>California Trilogy </i>(1999-2001) du r&eacute;alisateur am&eacute;ricain James Benning. Ces films documentaires engag&eacute;s, constitu&eacute;s de plans fixes, semblent imposer aux paysages californiens un cadre restreint et limitant. Pourtant, en convoquant le hors-champ temporel et spatial, Benning parvient &agrave; &laquo;&nbsp;illimiter&nbsp;&raquo; le paysage et l&#39;horizon.&nbsp;</p> <p><b>Sixtine Audebert</b> (WIP 2020) aborde quelques fanzines fran&ccedil;ais li&eacute;s &agrave; la culture <i>heavy metal</i> de la fin des ann&eacute;es 1980. Elle montre que ces cr&eacute;ations puisent des &eacute;l&eacute;ments esth&eacute;tiques dans des imaginaires s&eacute;riels affili&eacute;s &agrave; une culture adolescente masculine mondialis&eacute;e, et qu&#39;elles les recomposent selon une logique de distinction propre &agrave; la consommation post-moderne.</p> <p><b>Fran&ccedil;ois Pr&eacute;vost</b> (WIP 2021) interroge l&#39;&eacute;tiquette verlainienne de &laquo;&nbsp;po&egrave;te maudit&nbsp;&raquo; souvent utilis&eacute;e par les m&eacute;dias pour caract&eacute;riser l&rsquo;auteur-compositeur-interpr&egrave;te fran&ccedil;ais Hubert-F&eacute;lix Thi&eacute;faine. Par l&#39;&eacute;tude d&#39;un ample corpus chansonnier, il montre dans quelle mesure et &agrave; quelles fins l&#39;&eacute;criture de Thi&eacute;faine joue avec les mythes topiques de la mal&eacute;diction po&eacute;tique.</p> <p><b>Archana Jayakumar</b> (WIP 2021) &eacute;tudie la r&eacute;f&eacute;rence shakespearienne dans un film indien, <i>Saptapadi</i> (1961), r&eacute;alis&eacute; par le cin&eacute;aste Ajoy Kar. Le film raconte l&#39;amour contrari&eacute; de Rina et Krishnendu, une chr&eacute;tienne et un hindou, au Bengale pendant la Seconde Guerre mondiale. En relisant une sc&egrave;ne cruciale d&#39;<i>Othello</i>, le film propose une r&eacute;flexion sur le syst&egrave;me indien des castes en contexte de domination coloniale britannique.</p> <p><b>Thierry L&#39;Hote</b> (WIP 2021) probl&eacute;matise la notion de dissonance ludonarrative dans le jeu vid&eacute;o &agrave; gros budget (AAA) <i>The Last of Us Part II,</i> des studios Naughty Dog, sorti en 2020. En introduisant un &eacute;cart entre le sc&eacute;nario du jeu et les actions r&eacute;alis&eacute;es par le joueur via le <i>gameplay</i>, la dissonance ludonarrative fait figure de dispositif porteur pour la cr&eacute;ation vid&eacute;oludique.</p> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> <p>Cette ann&eacute;e encore, <i>&Agrave; l&#39;&eacute;preuve </i>tient &agrave; remercier chaleureusement les auteurs et autrices pour leur travail au long cours, ainsi que les membres du comit&eacute; scientifique, enseignant&middot;e&middot;s-chercheur&middot;e&middot;s, qui ont fourni une aide pr&eacute;cieuse afin d&#39;assurer le fonctionnement de l&#39;&eacute;valuation par les pairs &agrave; toutes les &eacute;tapes de la pr&eacute;paration du num&eacute;ro.&nbsp;</p>