<h2>I. Introduction : quelques repères théoriques</h2>
<p>Il semble intéressant de resituer l’étude des tontines dans un contexte plus général, et d’en mesurer les enjeux et la portée réelle. La tontine est une association ou un réseau, formé autour d’un noyau de participants qui mettent régulièrement en commun des biens pour en redistribuer la somme à tour de rôle à chacun des membres du groupe ou du réseau. L’économie sociale informelle, qui encadre la création des tontines en Afrique en général et en Côte d’Ivoire en particulier, est régie par un impératif de solidarité incessant face à une situation de pauvreté économique de plus en plus grandissante.</p>
<p>L’aspect historique et social du développement de la tontine s’intègre dans des formes d’organisation sociale. A l’origine, le mot tontine est né en Italie. Selon Diagne (2013 : 8), le mot tontine provient de Lorenzo Tonti qui aurait inventé un système où les participants se cotisent et se partageraient le montant de l’argent à une période fixée d’avance. La pratique tontinière s’est très vite répandue en Asie et en Afrique. En Afrique, cette pratique connaît un essor fulgurant. Elle désigne selon Lelart (1900 : 2) : « un montant monétaire paritairement collecté et soumis à redistribution rotative, selon le hasard (tirage au sort), selon les besoins, selon les enchères ou selon un calcul de compensation ». Pour Semin (2007 : 2), elle consiste : « à verser collectivement et périodiquement de l’argent à une caisse. Le principe de ces pratiques est simple : la somme des cotisations cumulées est remise, à tour de rôle, à chaque participante ». Rejoignant ces définitions, Semin (2007 : 15) et Kane (2001 : 136) soutiennent respectivement que cette pratique permet d’une part de : « se donner les moyens d’une autonomie financière » et d’autre part de « disposer d’un prêt sans intérêt, d’avoir un espace d’échange et de solidarité ».</p>
<p>La pratique tontinière trouve son importance dans plusieurs formes d’organisation sociale dans les pays du tiers monde, notamment en Afrique. Guérin (2008), analysant la diversité des pratiques puis les circuits monétaires et financiers de femmes pauvres en Inde, conclut que les tontines se font de manière entièrement clandestine entre voisines. Cette réalité paraît tout autre au Sénégal, où ces pratiques ont pour fonction d’assurer l’équilibre du budget familial pour celles qui en ont la responsabilité (Diagne, 2013). Dans ce contexte, Kane (2001 : 10) affirme que le développement des tontines en argent correspond au Sénégal à une monétarisation progressive des rapports au sein de la parenté et du voisinage. Au nombre de ces rapports, la religion tient une place importante. C’est ce que Ferdaous & Semin (2009), montrent à travers les femmes sénégalaises qui ont su s’approprier le champ du pèlerinage à la Mecque en combinant la pratique économique des tontines. Cette pratique permet aux femmes, une ascension sociale qui apparaît publiquement partagée au profit de la communauté des femmes et de l’Islam.</p>
<p>Toujours dans le contexte sénégalais, certaines femmes ont de plus en plus recours à ce système monétaire pour la concrétisation de projet. C’est dans cette même perspective que Rozas & Gauthier (2012) soutiennent que la pratique des tontines constitue l’une des formes d’organisation les plus populaires pour financer des projets dans les pays où l’accès au crédit est restreint. Cette même réalité au recours de la tontine est observée au Cameroun. En effet, Nicolas Kamgaing Tadjuidje cité par Kemayou et al. (2011 : 168), dans son mémoire Les tontines face à la banque à Bafoussam constate qu’en difficultés avec les banques, les paysans se sont repliés vers les tontines pour garder leur argent. La tontine est non seulement un lieu pour garder de l’argent, mais un recours en période de crise financière pour les populations rurales devenues très pauvres. On retient que sans accompagnement des structures financières, la tontine permet aux populations économiquement pauvres de disposer d’argent pour financer des projets. En substances, selon que les adhérents cherchent à s’assurer d’une liberté d’usage, à préserver l’honneur masculin, ou à améliorer leurs conditions financières, la participation aux tontines attire du monde.</p>
<p>D’après les données fournies par des études comparatives réalisées entre 1987 et 1994 dans cinq pays de la zone Franc (Côte d’Ivoire, Sénégal, Cameroun, Congo et Gabon), le taux moyen de participation à une tontine est passé de 29 % à 70 % de la population avec une prévalence des femmes (Benoît et al. 1998). En Côte d’Ivoire, la crise militaro politique de 2002 à 2011 qui a laissé les traces d’un climat économique délétère et une augmentation du chômage, a sans aucun doute accru cette pratique. Dans cette dynamique d’organisation sociale informelle, Ekra (2020) postule que la pratique de la tontine constitue un pas vers l’autonomisation des ménages ivoiriens dans un contexte de développement. Les principaux usagers de ces tontines sont des femmes qui y voient une possibilité de s’émanciper en payant régulièrement de petites sommes pour bénéficier à leur tour d’une somme d’argent importante. Dans le contexte ivoirien, la pratique tontinière se situe dans une logique de liberté contractuelle. Toutefois, le Code de la conférence interafricaine des marchés d’assurance (Cima, 2019), définit clairement les opérations tontinières qui font partie des produits d’assurance. Selon l’article 328-22 de ce code : « Toutes opérations comportant la constitution d’association réunissant des adhérents en vue de capitaliser en commun leurs cotisations et de répartir l’avoir ainsi constitué, soit entre les survivants, soit entre-les ayants droits des décédés ». Il ressort de cette disposition qu’en cas de litige, les maisons d’assurance sont compétentes pour garantir les droits et avantages de la partie lésée. Dans cet esprit, le présent article se propose de montrer la criminalité qui a lieu dans la pratique des tontines tout en relevant les expériences de victimisation. Comment se présentent les déviances dans la pratique des tontines ? Quelle est la victimologie du phénomène ? La réponse à ces questions constitue un moyen de connaissance face à cette forme de criminalité qui prend de l’ampleur. Mais avant de donner les résultats de cette étude, il importe, au préalable, de préciser la méthodologie adoptée, c’est-à-dire le terrain d’enquête, la population étudiée, les techniques de collecte et d’analyse des données.</p>
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<h2>II. Méthodologie</h2>
<h3>A. Terrain d’étude, population et échantillon</h3>
<p>Ce travail de recherche a porté sur la ville d’Abidjan, principalement les communes de Marcory, Treichville, Port-Bouët, Adjamé et Yopougon. La population d’étude porte sur l’ensemble des personnes ayant connaissance de ce phénomène. Il s’agit des victimes et de toutes personnes ayant une expérience de la pratique des tontines. Nous avons eu recours à la technique d’échantillonnage par boule de neige. C’est une technique dont l’échantillon est composé d’individus recommandés par des personnes déjà enquêtées. On choisit quelques personnes correspondant au profil recherché et on demande de nous donner des noms de personnes similaires. Selon Gile et Handcock (Wilhelm, 2014), On distingue deux approches dans l’utilisation de l’échantillonnage par boule de neige. Celle qui vise à constituer un échantillon d’une population cible et celle qui vise à reconstruire un réseau.</p>
<p>Dans le cadre de notre étude sur la pratique des tontines en ligne, les deux approches seront retenues. Dans la première approche, l’échantillonnage par boule de neige nous a permis de constituer notre échantillon (victimes ou adhérents). Nous avons dans premier temps choisi quelques personnes correspondant au profil recherché. Dans un second temps, ces personnes nous ont donné des noms d’autres personnes en lien avec le phénomène étudié.</p>
<p>Dans la deuxième approche, l’échantillonnage par boule de neige a favorisé le réseautage, un ensemble de rapports, de liens entre les acteurs. Ce type d’échantillon est utile pour atteindre des populations très particulières ou pour pénétrer des milieux fermés comme ceux des réseaux de participants de tontine en ligne. Ainsi, à travers la technique d’échantillonnage par boule de neige, un échantillon de 45 personnes a été construit. Cet échantillon comprend 40 femmes et 5 hommes reparti dans les communes choisies pour cette étude.</p>
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<h3>B. Techniques de recueil des données et méthode d’analyse</h3>
<p>Grâce à une triangulation de technique de collecte des données (l’étude documentaire, l’observation et l’entretien), des informations ont été recueillies. La recensions d’écrits, s'alimentant toujours des écrits existants, a permis de faire une analyse critique des productions scientifiques et littéraires existantes en rapport avec les pratiques tontinières. L’observation a consisté à voir les documents qui attestent la participation de l’individu à un réseau de tontine. L’entretien a été retenu parce qu’il constitue un mode de recueil d’informations qui permet le plus souvent aux personnes de s’exprimer assez librement sur un sujet donné.</p>
<p>La méthode d’exploitation des données est qualitative. Elle nous a aidé à comprendre les modes de fonctionnement du phénomène ainsi que les expériences de victimisation à partir de l’étude des significations que les acteurs lui ont donnée, à partir de leurs propres mots résumés par la suite en récit. Ici, la découverte et la compréhension ont été des éléments essentiels. Toutefois, certains enquêtés ont manifesté des réticences à nos sollicitations. D’autres étaient indifférents et méfiants. Ils refusaient de nous renseigner. Malgré ces difficultés, l’enquête a pu être réalisée.</p>
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<h2>III. Résultats</h2>
<p>Les résultats se présentent autour de deux axes. Dans un premier temps, relever les déviances commises et dans un second temps, étudier la victimologie du phénomène.</p>
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<h3>A. Les déviances issues de la pratique des tontines</h3>
<p>Si nous convenons avec Yebouet (2015 : 459) que la criminalité est consubstantielle à tout groupe social, il apparaît logique que des déviances soient mêlées aux pratiques tontinières. Dans ce sens, Nguié (2020) établissant le lien entre la tontine et la prostitution dans un contexte de blanchiment d’argent à château-rouge (Paris), montre comment les femmes congolaises se prostituent et réinvestissent l’argent issu de la prostitution dans les tontines. La tontine sert dès lors à blanchir l’argent provenant préalablement d’activités déviantes. De plus, plusieurs enquêtés témoignent que la pratique des tontines donne lieu de plus en plus à des abus de confiance, des coups et blessures volontaires, et des escroqueries. C’est ce que constate Meumeu (2021-2022) pour qui la pratique des tontines occasionne des conflits qui peuvent survenir du non-respect des engagements en tant que membre, le vol ou l’usurpation des fonds de tontines, les abus de confiance, le non-respect de la hiérarchie, la mauvaise foi, pire la mort d’un membre défaillant, et tout acte qui porterait atteinte aux valeurs ou aux membres du groupe. L’auteure ajoute que ces conflits entre les membres sont susceptibles d’aller au-delà du cadre tontinier. Comme des jalousies, des inimitiés, des querelles, des affrontements, le recours aux pratiques occultes.</p>
<p>En dépit donc de toutes ces irrégularités qui ont lieu dans cette pratique, certains ont trouvé le moyen de le répandre sur internet, notamment à travers les réseaux sociaux puisqu’aujourd’hui, l’outil informatique fait désormais partie de la vie des citoyens (Akadjé, 2011 : 301). Mais, ne dit-on pas que l’usage d’internet prolonge notre espace de vie ? Internet a simplement facilité la mise en place de ce genre de contrats, il en est un facilitateur de tontine, un vecteur. Cette nouvelle forme de tontine qui se fait en ligne désigne « une association d'entraide financière à caractère redistributif et rotatif qui se fait en ligne, sur les réseaux sociaux ». Des cyberdélinquants de plus en plus futés aiguisent leur imagination pour l’adapter aux activités qui foisonnent sur la toile. En réalité, ce n’est pas l’objectif de la tontine qui est problématique, mais son mode de fonctionnement. En effet, celles-ci permettent parfois à des cyberdélinquants de soutirer l’argent à leur victime. L’ensemble de ces infractions pénales se regroupe sous le vocable de la cybercriminalité (Loi n° 2013-451 du 19 juin 2013 relative à la lutte contre la cybercriminalité, Journal officiel de la République de Côte d’Ivoire).</p>
<p>En Côte d’Ivoire, l’étude scientifique de la cybercriminalité donne lieu à de multiples travaux scientifiques. Les travaux d’Akadjé<a href="#sdfootnote1sym" name="sdfootnote1anc">1</a> introduisent déjà les réflexions sur la question. Depuis, l’étude du phénomène n’a cessé d’être poursuivie. A ce sujet, différents auteurs et modèles théoriques ont été utilisés pour comprendre cette cyberdélinquance<a href="#sdfootnote2sym" name="sdfootnote2anc">2</a>. Avec internet et la pratique des tontines les cyberdélinquants semblent avoir trouvé de nouvelles voies d’expression de la criminalité. Dans la tontine associée à internet, les cyberdélinquants usurpent, volent l’identité d’autres personnes pour préserver l’anonymat afin d’échapper aux forces de l’ordre (la police), rendant toujours actuelles et opportunes les études sur le vol et l’usurpation d’identité (Ballo & Azi, 2021).</p>
<p>Il existe plusieurs formes de tontine selon le fait que ces tontines peuvent avoir des objectifs (inscription dans des écoles, financement de faveur sexuelle auprès d’une prostituée, etc.), elles peuvent aussi consister en la remise d’ingrédients de cuisine à une personne du groupe, puis à une autre, puis une autre encore, etc. Selon la nature de la tontine, les montants varient de 10 000 frs à 750 000 frs. La subtilité de ce phénomène inquiète les internautes qui ne manquent pas de traduire leur expérience de victimisation.</p>
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<h3>B. Victimologie du phénomène des tontines en ligne</h3>
<p>L’étude de la victimologie du phénomène des tontines se structure autour de deux aspects : d’une part, les caractéristiques des victimes et d’autre part, les expériences de victimisation subies. Les expériences de victimisation tiennent aux acteurs qui interagissent dans le processus de la victimisation. On distingue deux types acteurs : l’acteur actif (le cyberdélinquant) et l’acteur passif (la victime, la personne qui subit l’infraction). Dans cette étude, le mot acteur renvoie à l’acteur passif : la victime. L’étude des caractéristiques de ces derniers a permis de dégager un profil faisant référence au sexe, à l’âge, au niveau d’étude et au statut socioprofessionnel. Les caractéristiques des acteurs de ces tontines ne donnent pas lieu à une description homogène.</p>
<p>La caractéristique « sexe » indique que les personnes qui s’adonnent aux pratiques des tontines en ligne sont constitués d’hommes et de femmes. Selon notre échantillon, l’âge des victimes varie d’un individu à l’autre, l’âge s’étend de 15 à 45 ans pour les femmes et 27 à 40 ans pour les hommes. Quant au niveau d’étude, on retrouve chez les deux sexes, des individus analphabètes, de niveau primaire et secondaire. Le statut socio-professionnel varie également. On distingue des cadres moyens, des ménagères et des commerçantes chez les femmes. Les hommes sont pour la plupart des ouvriers qualifiés et des opérateurs économiques.</p>
<p>L’analyse qui ressort de ces caractéristiques montre que les principales victimes sont des femmes qui y voient une possibilité de s’émanciper. Elles sont de classe moyenne, porteuses de projet et ne pouvant bénéficier d’une assistance financière par les services financiers formellement établis.</p>
<p>Le diagnostic des expériences de victimisation subies est organisé autour du témoignage des victimes. S’intéressant aux risques liés à cette pratique, TR soutient qu’il a été plusieurs fois sollicité pour des participations. Il affirme que « les tontines d’une manière générale sont des pratiques risquées. Lorsqu’elles se déroulent en ligne, le risque d’anonymat est élevé ». En soulignant la cyberinsécurité, EB mentionne que « le cyberespace n’est pas fiable et qu’il trouve assez stupide des personnes qui investissent leur argent dans ce genre de pratique ». Dans la commune d’Adjamé, DR nous relate son expérience :</p>
<p>« J’ai reçu un message sur Facebook pour intégrer un groupe de tontine. Après plusieurs hésitations, j’ai décidé de participer. Au début c’était une tontine hebdomadaire pour un montant de 500 frs par personnes. J’avoue que cela se déroulait bien, j’ai même reçu deux fois de l’argent. Mais, lorsque le montant de la tontine est passé à 2500 frs par personnes, quatre personnes ont reçu leur dû. J’étais la 5e personne et depuis je n’ai rien reçu, le groupe Facebook a disparu ».</p>
<p>Toujours dans le même sens, une étudiante s’est faite escroquée dans le cadre d’une tontine inscription. Voici son histoire : « J’étais membre d’une tontine inscription sur Facebook. Il s’agissait, de se soutenir pour l’inscription des uns et des autres à l’école. Malheureusement, après avoir cotisé pour des personnes, je n’ai jamais obtenu mon argent à mon tour, car la page n’existait plus ».</p>
<p>Dans les deux cas, les victimes sont contactées via les réseaux sociaux et le mode de victimisation est le même. Les cyberdélinquants rompent le contact après avoir reçu l’argent.</p>
<p>Pour madame MA, responsable d’une tontine en ligne : « L’escroquerie en ligne dans les tontines a fallu me coûter la prison. Etant responsable, des membres de la tontine ont disparu. Jusqu’à aujourd’hui aucune trace d’eux sur internet. J’ai été convoqué à la gendarmerie de Yopougon où j’ai signé un engagement de remboursement. J’ai d’abord perdu mon argent en tant que membre de la tontine et j’ai failli goûter à la prison ».</p>
<p>L’expérience de madame MA traduit une double victimisation. Dans une première victimisation, elle perd son argent car considérée comme un membre de la tontine, elle a participé aux cotisations. Sa deuxième victimisation concerne le risque de faire la prison et s’explique par le fait qu’elle était responsable de la tontine et doit s’assurer de la fiabilité des membres.</p>
<p>Tandis que certaines personnes payent le prix de leur naïveté, d’autres s’interrogent sur le comportement des personnes qui escroquent de pauvres citoyens. Il ressort que ces abus sont l’œuvre des cyberescrocs ivoiriens communément désignés par l’expression brouteur. Dans ce sens AE (commerçante) affirme que « les individus mal intentionnés qui disparaissent avec l’argent des participants sont les brouteurs (cyberescrocs). Ils ont encore investi ce milieu ». Parlant du broutage (cyberescroquerie), SC (tresseuse) soutient que « c’est une autre technique des brouteurs pour escroquer des personnes qui désirent vivre et gagner de l’argent sans effort ».</p>
<p>L’enquêté AZ, membre d’une tontine en ligne, explique que « les tontines sont des initiatives communautaires de solidarité. Avec le nouveau visage de la tontine en ligne, ce sont ces liens de solidarité qui sont remis en cause. Les liens de solidarité mécanique et organique s’effondrent au profit des liens virtuels, des liens artificiels qui riment la criminalité ».</p>
<p>Mademoiselle KR s’est fait escroquer la somme de 98 000 frs dans une tontine cuisine : « Je suis dans le milieu de la restauration. Depuis plus de six mois, j’ai adhéré à une tontine dans mon domaine d’activité. Lorsque votre tour arrive, les autres membres de la tontine vous apportent au lieu indiqué les articles de la tontine. Sauf que dans mon cas, je devais recevoir des articles en nature d’une valeur de 98 000 frs. J’ai reçu précisément un carton de produits d’assaisonnement et deux sacs de riz de 5kg. Après plus rien. J’ai tenté de joindre les autres membres du groupe mais en vain, personnes ne répondaient à mes messages ».</p>
<p>Les expériences de victimisation se poursuivent avec le témoignage de K. Mariette, selon qui « GJ une Sénégalaise, a disparu avec une somme de 750 000 frs après avoir bloqué tous les membres de son groupe de tontine ». Les voisines K Mariette et AI ont été victimes d’arnaque : « Ma voisine et moi avions été arnaquées dans un groupe de tontine en ligne pour finance de commerce réduisant ainsi nos espoirs de projet. Lorsque nous avons porté plainte, la photo de profil était fausse aussi le nom de la page est celle d’une association d’entraide à Haïti ».</p>
<p>Le même stratagème de tontine en ligne pour financer un commerce a été utilisé avec EZ, commerçante de fruit, s’est fait voler une forte somme d’argent dans une tontine d’aide commerciale. « Je me suis faite escroquer 250 000 frs dans une tontine qui devait me rapporter 1 500 000 frs. L’administrateur avait créé un groupe sur Facebook où elle ajoutait des commerçantes en général qui désiraient agrandir leur commerce. Une fois le tirage effectué, l’administrateur a procédé au paiement des deux premières femmes pour nous mettre en confiance. Au troisième mois, elle a bloqué tous les membres du groupe. C’est lorsque nous avons porté plainte avec son numéro à la PLCC que l’agent en charge nous a informés que nous n’étions pas les seules victimes. C’était trop tard, la dame avait disparu avec nos fonds. Le numéro de cette arnaqueuse était lié à cinq autres groupes de tontine ».</p>
<p>Pour Kramoko Elise : « J’espérais participer à une tontine pour financer le pèlerinage de ma tante. Malheureusement au bout de deux semaines, j’ai reçu une notification selon laquelle mon numéro Whatsapp avait été effacé du groupe. Ça été des moments difficiles, car j’ai perdu près de 500 000 frs ».</p>
<p>L’analyse de ces expériences de victimisation subies montre que la pratique des tontines s’intègre dans diverses formes d’organisation sociale. Les victimes sont en majorité des femmes. Elles espèrent tout entreprendre pour concrétiser un projet.</p>
<p>Chez quelques hommes enquêtés, le recours aux tontines constitue un moyen pour eux d’épargner d’un trait des montants importants. L’étude de la victimisation chez les hommes s’est heurtée à quelques difficultés d’accès. En effet, ceux-ci ont accepté d’échanger avec nous sans pour autant nous relater réellement leur expérience. Toutefois, deux enquêtés ont bien voulu fournir leur témoignage. Yéo M ouvrier qualifié a perdu la somme de 80 000 frs dans une tontine en ligne visant à couvrir son loyer. Un enquêté rencontré dans la commune de Marcory déclare avoir perdu la somme de 115 000 frs.</p>
<p>Tous ces témoignages de victime liés aux tontines en ligne font, tout naturellement, ressentir l’insécurité dans le cyberespace.</p>
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<h2>Discussion en guise de conclusion</h2>
<p>À l’issue de cette étude sur le phénomène des tontines en ligne, notre objectif est de montrer les abus qui ont lieu sur internet à travers les pratiques tontinières. Les questions sur le sujet ont débouché sur les interrogations suivantes : comment se présentent les déviances dans la pratique des tontines ? Quelle est la victimologie du phénomène ? Les réponses à ces questions permettent de poser un regard inédit sur le phénomène des e-tontines à Abidjan.</p>
<p>Sur le plan analytique, les résultats de cette étude montrent qu’internet a prolongé la pratique des tontines, favorisant ainsi la victimisation de plusieurs internautes. Le recours à cette forme d’économie informelle mérite de faire l’objet d’une étude scientifique en ce sens que les tontines permettent à de nombreuses femmes une autonomie financière (Ekra, 2020). D’une façon générale, cette étude atteste et valide donc l’ensemble des études québécoises selon laquelle, le phénomène criminel serait davantage, au 21e siècle, une criminalité astucieuse, non violente, par laquelle les victimes subiraient de lourds préjudices financiers avec peu de dommages physiques, selon Denis, Szabo cité par Yebouet (2015 : 458). Si cette étude possède une portée théorique dans l’étude des déviances numériques en Côte d’Ivoire, elle admet toutefois des limites. Dans un premier temps, il faut souligner la rareté des écrits sur la pratique des tontines en ligne dans le contexte ivoirien. L’absence de travaux scientifiques sur la question n’a pas permis de confronter les résultats de cette étude à d’autres travaux effectués dans le domaine. Dans un second temps, l’absence de statistiques (fournies par la criminalité apparente) ne permet pas d’apprécier objectivement l’ampleur de cette forme de criminalité. Elles auraient permis dans notre cas d’être en possession de suffisamment d’informations pertinentes pour traduire ce que reflète cette criminalité.</p>
<p>Bien que la méthodologie adoptée permette d’obtenir des résultats, il faut souligner la honte qu’éprouvent les victimes à déclarer leur état de victimisation. De ce fait, notre échantillon d’étude ne peut prétendre rendre compte de la totalité du phénomène à Abidjan. Nous sommes encore loin de l’heure du bilan, mais cette étude a permis de lever le voile sur une forme de criminalité astucieuse qui touche dans la majorité les femmes.</p>
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<h2>Bibliographie</h2>
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<p>-Akadje A. M. (2011). « Cybercriminalité et broutage à Abidjanz, Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique, Genève, p. 299-310.</p>
<p>-Ballo Y. et Azi J.W. (2021). « Cybercriminalité à Abidjan : vol, usurpation d’identité et cyberinsécurité », Revue des sciences du langage et de la communication (Rescilac) – Revue pluridisciplinaire en sciences sociale et humaine, n° 41, p. 338-350.</p>
<p>-Benoit K., Ferass S. et Gourna-douath S. (1998). Les tontines en Afrique. Mémoire de maîtrise réalisé sous la direction de Jean-Paul Azam. Toulouse, Université des sciences sociales.</p>
<p>-Diagne S. (2013). « Tontines et empowerment des femmes au Sénégal : Le cas des tontinières du marché de Habitations à Loyer Modéré Nimzatt à Dakar ». Mémoire. Maîtrise en service social Québec, Canada.</p>
<p>-Ekra Amoin Marcelle Florence (2020). « La pratique de la tontine : un pas vers l’autonomisation des ménages ivoiriens dans un contexte de développement ». Revue Ivoirienne des Sciences Sociales, n° 2, p. 238-255.</p>
<p>-Ferdaous Hardy et Semin Jeanne (2009). « Fissabilillah ! Islam au Sénégal et initiatives féminines Une économie morale du pèlerinage à La Mecque ». Afrique contemporaine, n° 231, p. 139-153.</p>
<p>-Kane A. (2001). Les caméléons de la finance populaire au Sénégal et dans la diaspora : dynamique des tontines et des caisses villageoises entre Thilogne, Dakar et la France. Thèse de Doctorat, Université d’Amsterdam.</p>
<p>-Kemayou L. R., Tadjuidje G. F. et Madiba M. S. (2011). « Tontine et banque en contexte camerounais ». La Revue des Sciences de Gestion, n° 249-250, p. 163-170.</p>
<p>-Lelart M. (1990) La tontine pratique informelle d'épargne et de crédit dans les pays en voie de développement. Paris, 5e éd., John Libbey Eurotext.</p>
<p>-Loubet Del Bayle J.-L. (1998). Introduction à la recherche, Université Toulouse 1, IEP.</p>
<p>-Meumeu D. O. (2021-2022). Une association de tontine de femmes camerounaises à Liège. Faculté : Faculté des Sciences Sociales Diplôme : Master en sciences de la population et du développement, à finalité spécialisée Coopération Nord-Sud. Université de Liège.</p>
<p>-Nguié M. H. (2020). « Tontines et prostitution à Château-rouge ». Revue Internationale des Etudes de Développement n° 244 p. 81-86.</p>
<p>-Nkakleu R. (2009). « Quand la tontine d'entreprise crée le capital social intraorganisationnel en Afrique : une étude de cas management prospective ». Management & Avenir, n° 27, p. 119–134.</p>
<p>-République de Côte d’Ivoire, Code de la conférence interafricaine des marchés d’assurance (Cima, 2019)</p>
<p>-République de Côte d’Ivoire, Loi n° 2013-451 du 19 juin 2013 relative à la lutte contre la cybercriminalité, art. 19, JO RCI du 12 août 2013, p. 2.</p>
<p>-Rozas T. S. et Gauthier B. (2012). « Les tontines favorisent-elles la performance des entreprises au Cameroun », Revue d'économie du développement, n° 20, p. 5-39.</p>
<p>-Semin Jeanne (2007). « L’argent, la famille, les amies : ethnographie contemporaine des tontines africaines en contexte migratoire ». Revue internationale d’anthropologie et de sciences humaines, n° 56, p. 1-19.</p>
<p>-Wilhelm M. (2014). Echantillonnage boule de neige : La méthode de sondage déterminée par les répondants. Paris : Editeur Office fédéral de la statistique.</p>
<p>-Yebouet B. C. P.-H., (2015). « La politique criminelle ivoirienne en matière de cybercriminalité », Revue Internationale de Criminologie et de Police Technique et Scientifique. Genève, p. 458-469.</p>
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<div id="sdfootnote1">
<p><a href="#sdfootnote1anc" name="sdfootnote1sym">1</a> Ahiouré Mathieu Akadjé, maître de conférences en criminologie et spécialiste des questions de sécurité publique, est l’auteur de plusieurs travaux scientifiques sur la cybercriminalité dans le domaine de la criminologie.</p>
</div>
<div id="sdfootnote2">
<p><a href="#sdfootnote2anc" name="sdfootnote2sym">2</a> On peut citer notamment Akadjé (2011 ; 2014 ; 2017 ; 2018…) Azi (2017a ; 2017b ; 2021a ; 2021b) Menzan (2016 ; 2019 ; 2020a ; 2020b ; 2021) en criminologie et bien d’autres auteurs.</p>
</div>