<p>L’on peut avoir le sentiment qu’avec ce troisième numéro, la revue <em>Crimen</em> atteint une forme de rythme de croisière. Les principes de base définis lors du lancement de cette publication ont été respectés conformément aux intentions du doyen Yebouet qui a fondé cette publication et qui nous a trop tôt quittés. Dans chaque livraison, un groupe d’articles porte sur un thème général : « Conflits politiques et religieux en Afrique subsahélienne » en 2020, « Le droit pénal face aux défis de la société africaine contemporaine » en 2021 et donc « Insécurité urbaine et protection des mineurs en Afrique de l’ouest » également en 2022. S’y ajoutent quelques <em>varia</em> qui permettent de traiter des sujets variés. Sur le choix du thème général, la continuité est évidente. Ont été assez naturellement choisies les grandes questions qui se posent aux pays africains et qui peuvent faire l’objet notamment d’un traitement pénal. Pour ce qui est du thème adopté cette année, il correspond à un problème que rencontrent toutes les grandes conurbations de ce continent -et au-delà dans le monde- et qui ne fait que s’aggraver. L’Afrique a sans doute été atteinte un peu plus tard qu’ailleurs dans la mesure où la solidité et l’étendue de la famille africaine ont longtemps préservé l’enfant, rarement abandonné et généralement protégé dans le cadre d’une parenté largement conçue, à défaut par solidarité de quartier ou d’ethnie. Il était évidemment intéressant de décrire la situation actuelle dans une grande ville comme Abidjan.</p>
<p>La continuité entre ces trois livraisons est également évidente pour ce qui est des contributeurs rassemblés : si les chercheurs appartenant à l’UFR Criminologie de l’Université Félix Houphouët-Boigny ont évidemment une vocation naturelle à être accueillis dans cette publication créée par l’institution dont ils relèvent, une proportion notable des auteurs vient d’établissements d’enseignement supérieur ou de recherche scientifique situés dans d’autres pays. Cette dimension internationale a été voulue, affirmée et préservée. Ce sont près d’une trentaine de collègues qui ont participé à ces trois premiers numéros et la diversité de leur origine géographique répond aux intentions des fondateurs : à côté de la Côte d’Ivoire, largement majoritaire, figurent non seulement le Cameroun, le Mali et le Sénégal mais également le Maroc et, bien sûr, des doctorants de l’Université de Perpignan <em>Via Domitia</em> qui parraine cette revue. Dans ce troisième numéro, un fort contingent de six doctorants, docteurs et enseignants chercheurs de l’UFR Criminologie d’Abidjan reçoit le renfort de quatre chercheurs issus d’autres institutions abidjanaises : trois attachés à l’Institut national de santé publique et un autre relevant du laboratoire d’étude et de prévention en psychoéducation. Il y a là l’équipe en charge de la description du phénomène d’insécurité urbaine. Quatre autres auteurs viennent respectivement des Universités Jean L. Guédé de Daloa (Côte d’Ivoire), Alioune Diop de Bambey (Sénégal), Sidi Mohammed Ben Abdellah de Fès (Maroc) et Perpignan <em>Via Domitia</em>. La pluralité de règle au sein de la revue <em>Crimen</em> est assurée.</p>
<p>L’intitulé du thème général « Insécurité urbaine et protection des mineurs en Afrique de l’ouest » peut paraître contradictoire dans la mesure où certains peuvent imaginer que l’objectif sécuritaire est difficile à réaliser tout en privilégiant des mesures en faveur des enfants. En fait, les deux éléments sous-entendus par ce titre sont pris en compte et d’abord le fait que les jeunes qui menacent la paix des villes en sont aussi et parfois prioritairement les victimes. Ceux qui trouvent du travail sont souvent exploités et <strong>Alexandre Kouassi Ahissan</strong> et <strong>Josselin Wilfred Azi</strong> le montrent bien à travers l’exemple des laveurs de voitures. La description de leurs conditions de travail, de rémunération, de logement et, d’une façon générale, de vie, témoigne de la précarité de leur condition et de l’exploitation dont ils sont victimes. On comprend que certains fassent le choix de la protection des bandes. De même l’article de <strong>Salia René Sahi</strong> et <strong>Cyrille Julien Sylvain Yoro</strong> s’intéresse à un groupe particulièrement vulnérable au sein de ces gangs : celui des jeunes filles qui les rejoignent de gré ou de force. A partir d’une reconstitution très sensible de parcours individuels et diversifiés, le lecteur se rend compte des pressions dont elles font l’objet, du désarroi moral dans lequel elles sont confinées au point de se réfugier dans la délinquance. Le travail d’enquête relève ici d’une méthodologie impeccable qui permet de mettre en évidence tant les causes de cette situation que les motivations et les étapes de l’adhésion de ces jeunes filles.</p>
<p>Deux autres articles traitent des rites auxquels sacrifient ces gangs et -au passage- des formes d’insécurité dont ils sont responsables. Ainsi le texte de <strong>Souleymane Konate</strong> traite-t-il des « gris-gris » qui sont censés protéger les « microbes ». On sait que la confiance dans ces porte-bonheur n’est pas une spécificité de la population criminelle mais qu’elle est largement partagée : par les époux pour avoir des enfants, par les écoliers et les étudiants pour les examens, par les chefs d’entreprise dans le cadre de la vie des affaires… Ici, l’on ne sait ce qui est le plus déconcertant : des stratégies déployées pour obtenir les meilleurs « gris-gris » auprès des personnalités que l’on suppose les mieux placées pour un tel cadeau, ou de la crédulité de ceux qui les portent, convaincus de pouvoir par exemple échapper au tir des armes à feu. De même le goût des tatouages considérés comme une marque de l’identité criminelle en dit beaucoup sur les mentalités des membres des gangs. L’étude de <strong>Ettie Silvie Kouassi</strong>, de <strong>Bla Désirée Sandrine Ziketo</strong> et <strong>Yao Etienne Kouadio</strong> est également révélatrice de ce point de vue. Les dessins et les inscriptions dont se couvrent les membres des gangs témoignent non seulement de leur fierté d’appartenir à des groupes criminels et d’afficher cette adhésion, mais aussi de leur conviction qu’il ne s’agit pas d’une situation provisoire sans que l’on sache s’il faut interpréter ce dernier aspect comme impliquant un certain fatalisme à la perspective de ne pas survivre très longtemps ou comme l’espoir d’y faire quasi une carrière. Finalement, ce qui pourrait apparaître comme des accessoires un peu enfantins, donne des indications sur les mentalités de ces adolescents, sur leurs espoirs, sur leur fraternité, sur leur crédulité. C’est donc avec une volonté de compréhension plus que de condamnation qu’ils sont scrutés.</p>
<p>Cinq autres études figurent ici au titre des <em>varia</em>. L’une d’entre elles se situe dans la ligne des articles sur l’insécurité dans les villes, mais sous un angle fort différent et inattendu. Le titre de l’article de <strong>Kouakou Daniel Yao</strong> peut en effet surprendre : « L’humour comme stratégie de résilience communautaire dans les violences urbaines : une approche par les représentations sociales ». Il est vrai qu’il est inhabituel de lier l’humour aux violences urbaines. En fait, la réflexion est très systématique : elle est fondée sur des entretiens semi-structurés auprès de 64 enseignants-chercheurs et chercheurs des Universités Félix Houphouët-Boigny de Cocody-Abidjan et Jean Lorougnon Guédé de Daola. Il s’agit de valider ou non le rôle de l’humour comme stratégie de revendication dans le contexte socio-politique ivoirien. La moitié des membres du groupe scruté y est favorable et l’autre moitié y est hostile. Finalement, il apparaît que beaucoup dépend des représentations sociales que chacun construit à propos de l’humour. Pour certains, les marches vertes avec toges et messages d’humour ont porté leurs fruits. D’autres, à l’inverse, expriment leur scepticisme sur le caractère efficient et adapté de l’interaction entre humour et luttes de contestation. Cet article est donc original par ses interrogations et ses analyses. Il se clôt sur une citation de Freud : « L’humour ne se résigne pas, il défie ». On y ajoutera une remarque de bon sens selon laquelle l’humour peut être une chose sérieuse, ce que démontre cette contribution.</p>
<p>Les exigences liées à la recherche de la sécurité et la défense des libertés sont parfois difficiles à préserver simultanément. C’est ce dont convainc l’étude de <strong>Cheikh Sene</strong> sur « Intervention judiciaire d’urgence et droits des personnes poursuivies en matière pénale ». C’est une revendication où se rejoignent les dirigeants politiques, les groupes de pression et même l’opinion publique. Il s’agit d’éviter que les délinquants n’attendent trop longtemps pour être jugés au risque de les voir s’échapper ou se complaire dans un sentiment d’impunité. La tentation est grande de mettre en place une procédure de flagrance ou d’urgence lorsqu’il y a proximité entre la commission de l’infraction et la détermination de son auteur et lorsque les preuves paraissent suffisantes sans investigations importantes et génératrices de délai. Cheikh Sene montre qu’au-delà de ces critères qui semblent évidents, il n’est pas toujours facile de déterminer si toutes les conditions sont réunies pour la mise en œuvre de mesures qui peuvent paraître médiocrement protectrices des personnes accusées. La présentation des spécificités des armes à la disposition de la police et de la justice est très complète : information immédiate du procureur de la République par les officiers de police judiciaire, visites domiciliaires, saisie de tous les objets liés à l’infraction, arrestation de l’auteur, prélèvements nécessaires à des expertises, relevés signalétiques… Parmi les problèmes les plus importants figure l’incarcération des auteurs présumés, que ce soit dans le cadre de la garde à vue ou de la détention provisoire. Il est regrettable qu’il n’y ait pas au Sénégal de juge de la liberté et de la détention comme en France. Il faudrait que le procureur de la République ou le juge d’instruction se rende dans les lieux de détention. Il serait souhaitable que l’avocat puisse obtenir facilement les pièces de l’enquête de police. Il conviendrait de protéger l’intégrité physique des prévenus dans la recherche des éléments de preuve… Cheikh Sene ne refuse pas les interventions judiciaires d’urgence mais il entend les encadrer.</p>
<p> L’article d’<strong>Ousmane Traore</strong> traite du mariage forcé, problème important non seulement par tout ce qu’il implique pour ceux qui sont concernés mais également par l’ampleur que peut prendre un tel phénomène. Pour ce qui est des conséquences sur ceux qui en sont victimes, il est utile de souligner que, si les jeunes filles sont les plus fréquentes victimes de ces pratiques, les jeunes garçons sont parfois aussi concernés et qu’il serait donc injuste de limiter l’investigation. En fait c’est la multiplication des mariages précoces qui pose problème avec les pressions de la famille sur des adolescents que leur âge rend vulnérables, avec des conséquences qui peuvent durablement affecter un destin personnel, notamment par l’interruption des études. Quant à l’ampleur du problème, elle est pleinement prise en compte par cette étude qui ne se limite pas à étudier les cas de la France et du Mali mais qui étend l’investigation à un champ géographique très vaste qui mêle des nations développées comme l’Australie ou le Canada et des pays en développement comme le Guatemala et l’Union Sud-Africaine. Des causes spécifiques sont évoquées ainsi des guerres civiles comme au Cambodge ou des coutumes comme celle des Roms en Roumanie. Les cas ainsi traités montrent qu’il n’est guère de continent qui ne soit pas concerné. La réponse pénale est analysée avec ses limites et ses avancées. Le rôle du droit international n’est pas oublié. Les premiers textes traitent de la question de façon marginale, telle la convention de Genève portant statut des réfugiés de 1951. S’y sont ajoutés des documents plus récents, ainsi du « Supplément au Manuel de législation sur la violence à l’égard des femmes » produit par l’ONU en 2011, d’un programme conjoint de l’unicef et de l’unfpa pour la sensibilisation des parents, ou en encore de la résolution 2253 de 2015 du conseil de sécurité des Nations unies sur les menaces résultant d’actes de terrorisme… Les tribunaux pénaux internationaux se saisissent de la question des mariages forcés : c’est le cas du Tribunal spécial pour le Sierra Leone institué en 2001 au profit des victimes de guerre. L’histoire des drames dont l’Afrique a été le théâtre aggrave des problèmes récurrents comme ces mariages forcés.</p>
<p>Il est des formes de délinquance qui paraissent moins violentes que l’insécurité urbaine, que les délits flagrants ou que les mariages forcés. Elles n’en revêtent pas moins un caractère de gravité par le nombre des victimes comme le montre le travail de <strong>Yacouba Ballo</strong> et de <strong>Ghislain Rodolphe N’guessan</strong> sur les pratiques usuraires en Côte d’Ivoire. Ils s’appuient sur des recherches documentaires et sur des entretiens semi-directifs auprès de quatre-vingt-cinq personnes situées dans la commune du Plateau à Abidjan. Le problème posé par les pratique usuraires peut paraître limité. Il n’en est rien : les victimes de la délinquance financière sont fort nombreuses et les conséquences importantes avec une tendance à l’aggravation. Les statistiques révèlent que les précomptes effectués sur les salaires des fonctionnaires pour des achats à crédit ont été multipliés par vingt entre 2012 et 2018. Les usuriers s’appuient sur des maisons de vente à crédit fictives, notamment des sociétés de vente d’appareils électro-ménagers, qui produisent de fausses factures. Le but est de détourner le système de déduction des impôts en créant un faux crédit de taxe à la valeur ajoutée qui pourra être liquidé soit en l’imputant sur la TVA exigible, soit en demandant son emboursement à travers une cession de rémunération. Sur soixante-treize maisons de vente à crédit, il n’y en que trois qui bénéficient d’un agrément régulier. Il n’y a pas que le fisc qui soit victime de ce phénomène : sans que les chiffres officiels permettent de mesurer le phénomène, on sait que nombre de débiteurs surendettés n’arrivent pas à rembourser leur crédit avec des quotités cessibles supérieures aux échéances. Cette situation provoque des distorsions économiques et même favorise l’aggravation de la petite corruption, voire le développement de réseaux d’usuriers. « Il ne faut pas jouer avec eux, ils sont dangereux », note un agent public. Avec cette remarque, insérée comme un <em>obiter dictum</em> dans les comptes-rendus d’entretiens, on mesure les risques liés à cette forme de délinquance financière.</p>
<p>Un dernier article doit être mentionné qui manifeste, comme dans le précédent numéro, la volonté de la revue de s’ouvrir aux pays du Maghreb. Ici il s’agit de l’analyse de <strong>Salah Eddine Maatouk</strong> sur le point 31 du plan marocain pour l’autonomie du Sahara. Cette disposition prévoit une amnistie générale très largement définie : poursuite, arrestation, détention, emprisonnement ou intimidation de quelque nature que ce soit ». Il est vrai que l’amnistie pose des questions délicates du point de vue juridique mais aussi politique : elle est un moyen d’apaisement pour sortir d’une période d’affrontements en provoquant, de gré ou de force, une forme de réconciliation ; en même temps, elle peut aboutir à effacer des actes dont on peut regretter qu’ils ne soient jamais sanctionnés et les victimes le déplorent. Salah Eddine Maatouk replace l’amnistie dans le cadre du droit international avec des références aux normes de l’ONU à travers un rapport du secrétaire général de 2004, avec des renvois aux commentaires du comité des droits de l’homme, du comité contre la torture et de la Cour européenne des droits de l’homme. L’application de l’amnistie est également analysée dans l’ordre juridique marocain : elle doit résulter d’une loi, du moins depuis qu’un organe législatif est élu ; elle a un caractère strictement national ; elle peut être personnelle et générale ; elle est par essence gratuite et n’exige ni repentir, ni amendement. Il conclut qu’elle est dans la tradition de l’histoire du Maroc.</p>
<p>Cette évocation des neuf contributions rassemblées dans ce numéro 3 de <em>Crimen</em> en donne une idée incomplète, une image faussement éclatée. Il y a, dans cette publication, une certaine unité de pensée et d’inspiration déjà mentionnées à l’occasion de la présentation des études sur les bandes de jeunes dans les quartiers d’Abidjan, avec la volonté, non de condamner tout uniment, mais bien plutôt de comprendre les phénomènes de violence, d’expliquer le développement de la délinquance, de rechercher les causes de la recherche de cette forme de solidarité que fournissent les bandes… La méthodologie privilégiée correspond bien à l’intitulé de l’UFR vouée aux études de criminologie, dans une perspective de sciences humaines et sociales, privilégiant la sociologie, le droit, la science politique, voire de l’histoire ou de l’économie. Ce souci de ne pas s’enfermer dans une logique purement répressive est également présent dans les <em>varia</em>. Qu’il s’agisse de la pression des familles pour imposer des mariages non désirés à des jeunes gens mal armés pour s’y opposer, des crédits usuraires imposés à des fonctionnaires ou à des salariés en difficultés financières, des personnes surprises en flagrant délit… l’objectif n’est pas seulement de promouvoir l’efficacité de la répression mais également de prendre en compte les droits des personnes soupçonnées et, d’une façon générale, de protéger les libertés publiques. La réflexion sur le rôle de l’humour comme stratégie de résilience urbaine témoigne d’une approche souvent originale. L’amnistie fait l’objet d’une étude circonstanciée. La préface du premier numéro de la revue annonce qu’« Elle dépasse le clivage traditionnel entre les sciences sociales et humaines. Elle n’entend pas se mettre au service d’une école ou d’une méthodologie. Les responsables souhaitent au contraire accueillir très largement, autour du thème de la criminologie, des auteurs ayant des approches diverses, en fonction de leur spécialité et de leurs intérêts ». Le programme n’a donc pas changé.</p>