<div>
<p>Si toute société recèle en son sein des germes de conflits et de contestations, les formes particulières par lesquelles ceux-ci s’expriment varient d’une société et d’une époque à l’autre. Ainsi, guerres, palabres, révoltes, coups d’État, révolutions, pétitions, manifestations, bref le répertoire de contestation politique d’un État, sont le produit de l’histoire. La manifestation constitue de nos jours le principal mode de protestation dans presque tous les États du monde. En Côte d’Ivoire, cette forme pacifique de protestation apparaît durant la colonisation française. Depuis, indépendamment de l’évolution du régime politique, les forces vouées au maintien de l’ordre ont changé de nature, de même que devenait plus fréquent l’usage des manifestations. Schématiquement, on peut dégager quatre époques distinctes : l’époque coloniale lorsque l’autoritarisme impose une expression passive des dissentiments (1893-1960), le temps du parti unique qui ne peut empêcher les agitations estudiantines (1960-1990), la transition démocratique où le retour au multipartisme s’accompagne d’une augmentation des manifestations (1990-2000), enfin au XXIe siècle, une militarisation de la société avec des manifestations calamiteuses (2000-2010).</p>
<p> </p>
<h2>I. L’autoritarisme colonial et l’expression passive des dissentiments (1893-1960)</h2>
<p>La Côte d’Ivoire devint une colonie française en 1893. Elle fait partie intégrante de l’Afrique Occidentale française (AOF), une fédération de huit colonies dont le chef-lieu se trouve à Dakar au Sénégal. Entre 1893 et 1920, les derniers foyers de résistance, situés dans l’ouest et le sud du pays se sont éteints (Loucou, 2007). La « mise en valeur de la colonie » s’accélère avec le déploiement progressif de l’administration coloniale, à travers un maillage dont l’unité est le cercle, équivalent actuel d’un département.</p>
<p>Le maintien de l’ordre est assuré conjointement par les polices, notamment les garde-cercles et les troupes coloniales. Les forces de police sont recrutées localement. La fonction n’exige ni instruction préalable ni formation spécifique, la seule aptitude recherchée étant l’obéissance totale aux ordres. Selon Brunschvicg (1983 : 135) : « leurs agents ont porté divers noms, gardes de sureté, gendarmes, miliciens, gardes régionaux, gardes civils, gardes indigènes, gardes de cercles. Leur caractère spécifique était de dépendre uniquement des autorités civiles (gouverneurs, administrateurs) qui leur confiaient des missions civiles : police, transmission des ordres des administrateurs, escortes, garde des convois et, en cas de troubles, sauvegarde de la vie et, si possible, des biens des Européens et des protégés indigènes, en attendant l’arrivée de la troupe chargée d’assurer le rétablissement de l’ordre ». La troupe est constituée de quelques officiers français et de soldats indigènes, appelés tirailleurs sénégalais (Dramé, 2007). Les garde-cercles et les tirailleurs, placés directement sous l’autorité des administrateurs coloniaux, assurent le maintien de l’ordre, notamment la levée de l’impôt de capitation, le recrutement de militaires et la réquisition de la main-d’œuvre devant servir aux travaux forcés.</p>
<p>Les motifs de mécontentement contre l’administration coloniale sont nombreux pour ces raisons et pour bien d’autres comme l’obligation faite aux indigènes de s’adonner aux cultures d’exportation (café, cacao, coton). Pourtant, l’expression des dissentiments reste passive. Les oppositions sont générales, mais non concertées : elles empruntent la forme de la désertion, plus de 60 000 habitants de l’AOF ont fui vers les colonies anglophones limitrophes ; de l’indolence, les travaux obligatoires sont exécutés avec paresse ; de la religion, avec apparition des courants millénaristes, notamment la religion Harris au sud de la Côte d’Ivoire (Mazenot, 2005). Aucune liberté civique ou syndicale n’est concédée aux habitants de ce territoire. De toute la fédération de l’AOF, seuls les habitants des quatre communes du Sénégal (Dakar, Saint-Louis, Rufisque et Gorée) ont le statut de citoyens français et possèdent les droits politiques qui y sont rattachés. Les autres habitants relégués au rang de sujets ressortent d’un statut juridique discriminant, le régime de l’indigénat, qui donne des pouvoirs exorbitants à l’administrateur colonial. Celui-ci peut punir les indigènes de façon individuelle ou collective, sans procès contradictoire et sans possibilité de faire appel pour des infractions spécifiques en matière d’hygiène, d’occupation anarchique de l’espace et surtout de manifestation de résistance à l’autorité : désobéissance, révolte, etc.</p>
<p>Cependant, à partir de 1944, le régime colonial va progressivement évoluer vers une décontraction autoritaire. Le régime de l’indigénat est aboli le 20 février 1945. La liberté d’association et de réunion est proclamée en avril (Gbagbo, 1982). Ainsi, de 1945 à 1950, la colonie de Côte d’Ivoire expérimente un régime libéral de type multipartite : plusieurs journaux coexistent sur un terrain que se disputent six formations politiques indigènes. Le RDA, parti apparenté au Parti communiste français est la plus importante force politique. Lorsque débute la guerre froide, ce parti sera l’objet d’une persécution de la part de l’administration coloniale. Huit responsables de ce parti seront arrêtés à la suite d’une émeute en février 1949, déclenchant les premières grandes à manifestations à travers tout le pays. Le bilan des « évènements de 1949 » fait état de cinquante morts, dont trente fusillés par la troupe de tirailleurs sénégalais et vingt provoquées par la pénibilité des conditions de détention. On dénombre également des centaines de blessés et près de cinq mille arrestations (Amondji, 1986 ; Gbagbo, 1982). L’historiographie nationale retiendra également de cette époque la marche héroïque d’environ 1  500 femmes sur la prison de Grand-Bassam le 24 décembre 1949 pour exiger la libération des détenus politiques (Diabaté, 1975).</p>
<p> </p>
<h2>II. Le monopartisme et les agitations estudiantines de 1960 à 1990</h2>
<p> Durant les dix premières années de l’indépendance, on assiste à une accélération de la normalisation de l’administration du pays sur le modèle de la France métropolitaine. Le corps des tirailleurs sénégalais est remplacé en 1960 par les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI). Les garde-cercles sont remplacés par la police nationale en ville et la gendarmerie dans les campagnes. L’École de police, créée en 1967, forme les gardiens de la paix et les officiers, dont une partie des effectifs est affectée dans les Compagnies républicaines de sécurité (CRS), une force spécialisée dans le maintien de l’ordre. Au plan légal, le mimétisme est total avec la France. La loi régissant le maintien de l’ordre reprend les dispositions françaises : le décret-loi de 1935 sur les attroupements en vertu de laquelle, toute manifestation doit obtenir une autorisation préalable de l’administration au risque d’être illégale.</p>
<p>Les institutions politiques de l’après-indépendance contrastent toutefois avec le libéralisme français. Les dirigeants du pays optent pour un régime de monopartisme. Le PDCI RDA est la seule formation politique du pays. Sa main mise s’étend aux organisations syndicales. L’unique centrale syndicale des travailleurs est affiliée au parti au pouvoir, de même que la seule organisation estudiantine autorisée, le mouvement des élèves et des étudiants de Côte d’Ivoire (MEECI). Les manifestations de l’époque du parti unique comportent trois caractéristiques majeures. Premièrement, les droits politiques parmi lesquels la liberté d’association et de réunion sont limités. Toutes les manifestations de protestation contre le régime en place sont d’emblée interdites. Deuxièmement, et par voie de conséquence, les manifestations sont rares. L’Université d’Abidjan, créé en 1964, constitue le principal foyer de contestation de l’ordre. Hors de cet univers, ce sont quelques émeutes : celles de 1980 contre les Mauritaniens et celle de 1985 contre la communauté burkinabé. Troisièmement : face à cette clientèle particulièrement rebelle que constituent les étudiants, l’armée est constamment réquisitionnée pour rétablir l’ordre et châtier les récalcitrants. La réaction du pouvoir consiste presque invariablement en la fermeture de l’Université et des grandes écoles, étouffant ainsi les mouvements dans l’œuf. Quant aux meneurs, ils sont renvoyés dans des camps militaires pour subir des séances dites de « rééducations » destinées à leur inculquer le civisme. Ces sévices de durées variables dépendent de l’arbitraire du prince et la résistance des sujets (Gbagbo, 1983).</p>
<h2> </h2>
<h2>III. Le retour au multipartisme et la profusion des manifestations (1990-2000)</h2>
<p>Le multipartisme est réinstauré en Côte d’Ivoire le 3 mai 1990. Plusieurs formations politiques sont créées dans la foulée : on en compte 29 en janvier 1991 et 40 à la fin de l’année 1992 (Fraternité Matin, 2010). Au plan syndical, de nouvelles organisations et faitières font leurs apparitions, de même qu’est libéralisée la presse écrite. Cependant, la manifestation reste encore, en vertu de l’ordonnance de 1935, soumise à l’autorisation préalable des autorités de police que sont le chef de l’État et par voie de délégation le ministre de l’Intérieur, les préfets et les maires. Dans les situations qu’il estime graves, le chef de l’État peut encore décréter l’état d’urgence ou l’état de siège suspendant ainsi le droit de manifester. Si la lettre des interdictions est générale et applicable à tous, la mesure est appliquée de façon sélective à l’opposition naissante.</p>
<p>Tous les corps habilités, c’est-à-dire l’ensemble des forces de sécurité, avec au premier rang l’armée, sont utilisés pour châtier ces nouveaux opposants qui cumulent plusieurs crimes de lèse-majesté envers le « père de la nation ». Le leitmotiv des étudiants en ce début d’année 1990 n’est-il pas « Houphouët voleur » ? Ainsi, 18 février 1991, vers 2 heures du matin, les étudiants de la cité universitaire de Yopougon (baptisée le Kwazulu-Natal), épicentre de toutes les protestations contre le régime, sont réveillés par les bruits de bottes de la Force d’intervention rapide paras commandos (FIRPAC). S’en suivra, bastonnades, défenestrations et viols. À la commission d’enquête qui exigeait que la hiérarchie militaire soit sanctionnée, notamment le chef d’État-major, le colonel Robert Guei, Houphouët-Boigny aurait prononcé cette boutade : « Je ne prendrai pas de sanctions… quand un couteau vous blesse, est-ce que vous le jetez ? Vous essuyez le sang et vous le remettez à la maison… ». Le principal mis en cause sera plutôt promu au grade de général. Le 18 février 1992, un an jour pour jour après les incidents, environ 20 000 personnes participent à une marche pour exiger des sanctions contre les auteurs des violences. Les organisateurs de la manifestation seront bastonnés par les militaires, puis placés sous mandat de dépôt avec quelque trois cents autres compagnons.</p>
<p>Le scandale suscité par cette histoire aura toutefois des répercussions profondes sur le fonctionnement du système de maintien d’ordre. En effet, lorsque le chef de l’État Henry Konan Bédié (1993-1999), successeur de Félix Houphouët-Boigny, demande à l’armée d’intervenir pour maintenir l’ordre pendant « le boycott-actif », du nom des manifestations de l’opposition visant à « empêcher par tous les moyens », y compris par la violence, la tenue des élections présidentielles d’octobre 1995, celle-ci par la voix de son chef d’état-major (le général Robert Guei) s’en abstiendra. Depuis lors, le maintien de l’ordre est assuré par des forces spécialisées, notamment les policiers de la CRS et les gendarmes mobiles. Ceux-ci seront appuyés à partir de 1998 par une escouade policière, mieux équipée et aguerrie, la brigade anti émeutes (BAE). Les forces spécialisées ont une formation spécifique en matière de maintien d’ordre et sont équipées des moyens conventionnels (combinaison de protection, bâton de défense, grenades lacrymogènes, etc.). La doctrine du maintien de l’ordre se précise et se clarifie, une distinction est opérée dorénavant entre forces de première catégorie : police et gendarmerie, placées directement sous l’autorité du ministre de l’Intérieur et intervenant à la demande de celui-ci pour tous types de manifestations ; et forces de secondes catégories : l’armée, intervenant uniquement dans les cas de troubles graves et seulement après qu’une lettre de réquisition ait été adressée au chef d’État-major de l’armée.</p>
<p>Les manifestations de la décennie 1990 ne peuvent plus se compter sur le bout des doigts : les partis d’opposition et les syndicats étudiants bravent allègrement les interdictions de manifester. De plus, la rue n’est plus l’apanage des milieux universitaires et scolaires : la pratique s’est généralisée et banalisée : tous les secteurs professionnels y recourent, y compris les policiers et les militaires. De janvier 1990 à décembre 1999, la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI) est l’organisation qui affiche le plus grand nombre d’affrontements violents avec la police. Vient ensuite le Rassemblement des républicains (RDR), formation politique qui, depuis sa création en 1994, est en campagne contre l’éviction à la course à la présidence de la République de son candidat, Alassane Dramane Ouattara. Le 24 décembre 1999, le président Bédié est chassé du pouvoir par un coup d’État. Une nouvelle Constitution est écrite : elle prévoit la création d’une commission électorale indépendante. Mais le problème de l’éligibilité de Ouattara reste entier.</p>
<h1> </h1>
<h2>IV. La militarisation de la société et les manifestations calamiteuses (2000-2010)</h2>
<p>Le débat sur l’ivoirité (la quiddité ivoirienne) va se cristalliser autour de la candidature de Alassane Dramane Ouattara à la présidence de la république. Le RDR se présente comme le défenseur des « gens du nord » contre l’exclusion et ses militants se recrutent massivement parmi les ressortissants de cette région. De même, les deux autres principaux partis politiques de l’échiquier national, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) et le Front populaire ivoirien (FPI) disposent d’un bassin ethnorégional de recrutement, l’un dans le pays baoulé, situé au centre de la Côte d’Ivoire ; et l’autre dans l’ouest et le sud lagunaire. Du point de vue des perceptions populaires, les identification ethnique et politique sont presque équivalentes, d’où le débordement des manifestations en conflits interethniques. La mobilisation identitaire n’est pas une particularité ivoirienne. Elle s’observe dans de nombreux États africains. Comme l’affirme Otayek (1998 : 14) : « la mobilisation identitaire est donc l’instrument le plus efficace et le moins coûteux pour négocier le partage du « gâteau national » ou pour conquérir le pouvoir dans l’hypothèse d’un jeu à somme non nulle dans lequel le vainqueur remporte toute la mise alors que le vaincu perd tout, y compris sa vie parfois ».</p>
<p>L’exclusion de Alassane Dramane Ouattara, candidat du RDR aux élections, provoque l’intrusion des hommes en armes sur la scène politique. La boîte de pandore est ouverte le 24 décembre 1999, par le coup d’État militaire qui renverse le président Henry Konan Bedié. Plusieurs autres tentatives de putsch s’en suivront. Dans la nuit du 17 au 18 septembre 2000, une tentative de coup d’État échoue contre le général Robert Gueï : c’est le complot du cheval blanc. Le général étant absent de son domicile au moment des faits, c’est son cheval qui essuie le courroux des assaillants : la bête sera immolée. Les 7 et 8 janvier 2001, une autre tentative de coup d’État vise le régime civil du président Laurent Gbagbo. Les assaillants sont mis en déroute mais réussissent à quitter le pays au bord d’une Mercedes noire. Le 19 septembre 2002, des assaillants tentent encore de s’emparer du pouvoir. Le coup d’État manqué se transforme en rébellion. Les assaillants occupent le nord et l’ouest de la Côte d’Ivoire et demeureront en arme jusqu’en 2011.</p>
<p>Les accointances entre les auteurs de ces différents coups de force, notamment le dénommé IB, ancien garde de corps d’Alassane Ouattara, et le Rassemblement des républicains (RDR) provoquent les rigueurs du pouvoir vis-à-vis des manifestations de cette formation politique à Abidjan. Depuis l’éclatement de la guerre en 2002, les militants de ce parti sont perçus par une certaine frange de la population comme des « ennemis intérieurs » (Banégas & Losch, 2002). Ces coups de force répétés ont des incidences sur la contraction des libertés. Des interdictions à portée générale sont prises par le pouvoir. C’est toute l’opposition politique qui pâtit de ces mesures. Ainsi, Le 18 août 2000, la junte militaire durcit les conditions d’autorisation pour manifester : il faut désormais obtenir deux autorisations : l’une du ministère de l’Intérieur et l’autre du ministère de la sécurité. Après le complot du cheval blanc, toutes les manifestations des partis politiques sont interdites, sauf celles qui se tiennent à leur siège. Ces interdictions seront reconduites de façon régulière par le régime civil du président Laurent Gbagbo jusqu’en 2010.</p>
<p>Cet état d’exception permanent a pour effet de mobiliser toutes les forces de sécurité disponibles. Des troupes d’élite de l’armée, formées uniquement pour la guerre, sont sollicitées : le 24 octobre 2000, la garde prétorienne du général Robert Guei, les Brigades rouges, une force de deux cents à trois cents hommes défend, avec des kalachnikovs le palais présidentiel contre l’assaut de manifestants aux mains nues. De même, depuis sa création en 2005 pour lutter contre les bandits armés, le Centre de commandement des opérations (CECOS) est associé au maintien de l’ordre. À ces acteurs formels, non formés au maintien de l’ordre, se joignent des civils. D’abord, les milices progouvernementales qui pullulent depuis le début de la guerre en 2002. Le Groupement des patriotes pour la paix (GPP), une milice de près de 20 000 hommes, effectue des patrouilles à Abidjan. Les étudiants de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI) en font de même autour des cités universitaires. Dans ses bastions, le parti au pouvoir met à contribution ses militants. Ainsi, les forces de coercition durant la crise sont constituées par l’ensemble des forces publiques de sécurité, que suppléent des civils.</p>
<p>Dans ce contexte de militarisation, peu favorable à l’expression des libertés démocratiques, rares sont ceux qui osent défier cette armada de forces de sécurité. Dans de telles conditions, on ne s’étonnera pas que la majorité des participants à ces manifestations de haut risque présentent une certaine disponibilité biographique (McAdam, 1986). Ce sont en effet des jeunes en situation de précarité et qui ont le sentiment de ne plus rien avoir à perdre. Ce sont également des jeunes qui appartiennent à une culture de rue abidjanaise, valorisant la force physique (Marie, 1997).</p>
<p> </p>
<p style="text-align: center;">*</p>
<p style="text-align: center;">* *</p>
<p> </p>
<p>Les manifestations organisées par le RDR depuis l’an 2000 constituent les plus meurtrières de l’histoire de la Côte d’Ivoire. En octobre 2000, les élections présidentielles se terminent par un bain de sang. La contestation des résultats est violemment réprimée. Le président Laurent Gbagbo, élu à la suite de ces incidents, et en y faisant référence, affirmera avoir été élu dans des « conditions calamiteuses » (Gbagbo, 2004). Ces conditions chaotiques se répèteront à quatre reprises au cours des dix prochaines années : en novembre et en décembre 2000, en 2004 et en 2010.</p>
<p> -Les 24 et 26 octobre 2000 : le 24, manifestations des militants du FPI contre le hold-up électoral du général Robert Guei, suivies le 25 par celles du RDR pour réclamer la reprise des élections : 170 morts ;</p>
<p>-Les 4 et 5 décembre 2000 : manifestations des militants du RDR pour protester contre le rejet par la Cour suprême de la candidature aux élections législatives de leur leader Alassane Ouattara : 42 morts ;</p>
<p>-Le 26 mars 2004 : l’opposition politique conteste la légitimité du président et sa décision de démettre certains ministres du gouvernement d’union nationale : 120 morts ;</p>
<p>-Le 16 janvier 2011 : contestation des résultats de l’élection présidentielle : 32 morts et basculement dans la guerre civile.</p>
<p>Ces « manifestations calamiteuses » présentent certaines particularités.</p>
<p>Premièrement : elles ont pour enjeu les élections. Dans les sociétés de type néopatrimoniales, parmi lesquels on peut vraisemblablement ranger la Côte d’Ivoire, les élections sont la source de conflits violents, car le pouvoir d’État est le principal sinon l’unique lieu d’accumulation et de redistribution des ressources nécessaires à la survie (M’bembé, 1988). Le choix des opposants de recourir à la force de la rue en lieu et place du droit pour vider le contentieux électoral est lié au discrédit dont souffrent la justice et l’administration publique de façon générale, soupçonnées de connivence avec les dirigeants politiques dans l’organisation des fraudes (Meledje, 2009). Les forces de sécurité dans ces conditions de contestation du pouvoir pâtissent du même discrédit : leur légitimité indirecte (Houngnikpo, 2012) dérivée de la légitimité du pouvoir qui les met en branle se trouve ainsi contestée en même temps que celle de l’ordonnateur. Les participants aux manifestations suscitées par les contentieux électoraux sont de ce fait moins enclins à se soumettre à l’autorité des forces de sécurité, et prêts à s’y opposer ; aspect qui rompt avec la routine habituelle faite de déférence ou de peur du gendarme.</p>
<p>Deuxièmement : ces manifestations se déroulent en violation des mesures d’exception prises, état de siège et état d’urgence, qui constituent, sur l’échelle de gravité, le plus haut niveau d’interdiction qu’un État puisse émettre à l’intérieur de ses frontières. La violation de ces interdictions met directement en cause la puissance de l’État. De plus, les mesures d’exception octroient aux forces de sécurité des pouvoirs qui en temps normal constitueraient des violations flagrantes des droits de l’homme : interdiction formelle de manifester, perquisition sans mandat, etc. L’état d’exception dans son origine et sa fonction est une disposition de guerre (Agamben, 2003).</p>
<p>Troisièmement, au cours de ces manifestations, participent au maintien et au rétablissement de l’ordre, des acteurs peu ou pas formés au maintien de l’ordre et munis d’armes non conventionnelles. Il en est ainsi des militaires armés uniquement de kalachnikov et des miliciens et autres contre-manifestants, armés de gourdins et de machettes. À l’opposé, dans les rangs des marcheurs, se retrouvent des jeunes gens prêts à en découdre avec les forces de l’ordre et munis pour quelques-uns d’armes blanches ou à feu, brouillant ainsi les distinctions entre manifestation pacifique et hostilité ouverte.</p>
<p>En conclusion, les manifestations et les acteurs du maintien de l’ordre en Côte d’Ivoire ont évolué dépendamment de la nature du régime politique. Dans les régimes autoritaires coloniaux et postcoloniaux, les manifestations de protestation sont rares par peur de la répression. Le passage de l’autocratie à la démocratie a permis de lever cette inhibition. Les manifestations sont plus fréquentes et moins létales, sauf lorsqu’elles ont pour objet les contentieux électoraux. Lorsque la lutte pour le pouvoir déborde des urnes pour se retrouver dans la rue, la violence est « paroxysmale ».</p>
<p> </p>
<h2>Bibliographie</h2>
<p> </p>
<p>-R. Banégas & Losch B. (2002). « La Côte d’ivoire au bord de l’implosion », Politique africaine (87), p. 139-160.</p>
<p>-H. Brunschvicg (1983). Noirs et blancs dans l’Afrique noire française. Comment le colonisé devient colonisateur (1870-1914). Paris : Flammarion.</p>
<p>-H. Diabaté (1975). La marche des femmes sur Grand-Bassam. Abidjan : NEA.</p>
<p>-P. P. Dramé (2007). L’impérialisme colonial français en Afrique. L’Harmattan, Paris.</p>
<p>-Fraternité Matin. (2010). 50 ans de souveraineté, les moments clés. Abidjan : Fraternité Matin.</p>
<p>-L. Gbagbo (1982). La Côte d’Ivoire. Économie et société à la veille de l’indépendance. Paris : L’harmattan.</p>
<p>-L. Gbagbo (2004, Décembre 21). Le président Gbagbo aux jeunes africains : je vous laisserai demain un pays debout. Consulté le Janvier 1, 2014, sur Ambassade de Côte d’Ivoire en Suisse : www.acibe.org</p>
<p>-M. C. Houngnipko (2012). « Armées africaines : chaînon manquant des transitions démocratiques », Bulletin de la sécurité africaine, p. 1-8.</p>
<p>-J.-N. Loucou (2007). Côte d’Ivoire : les résistances à la conquête coloniale. Abidjan : CERAP.</p>
<p>-A. Marie (1997). "L’insécurité urbaine : l’engrenage des violences", dans G. Hérault, & A. Puis, Jeunes, culture de la rue et violence urbaine en Afrique (p. 413-417). Ibadan : IFRA.</p>
<p>-G. Mazenot (2005). Sur le passé de l’Afrique noire. Paris : L’harmattan.</p>
<p>-A. Mbembé (1988). Afriques indociles, christianisme, pouvoir et État en société postcoloniale. Paris : Karthala.</p>
<p>-D. McAdam (1986). “Recruitment to high-risk activism: The case of freedom summer” American Journal of Sociology, 64-90.</p>
<p>-D. F. Meledje (2009). « Le contentieux électoral en Afrique », Pouvoirs, 139-155.</p>
</div>