<h3 dir="ltr" style="text-align:justify"><strong>1. Traumatismes de la guerre et figurations du corps</strong></h3> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Les repr&eacute;sentations artistiques et visuelles des traumatismes de la Grande Guerre constituent un argument interdisciplinaire pas encore ou peu explor&eacute;. Ce qui n&rsquo;est pas le cas pour les r&eacute;cits post-traumatiques des &eacute;crivains anciens combattants et les protocoles exp&eacute;rimentaux des m&eacute;decins militaires. Faute de publications exhaustives et dans le sillage des r&eacute;centes contributions sur les peintres expressionnistes, nous visons &agrave; d&eacute;marquer les cadres conceptuels et cognitifs de la cr&eacute;ation artistique en temps de guerre, en fournissant les outils pour en comprendre les mani&egrave;res et les th&eacute;matiques visuelles. En outre, nous consid&eacute;rons soit la complexit&eacute; de la restitution des exp&eacute;riences de la blessure, de l&rsquo;hospitalisation et de la convalescence, que la n&eacute;cessit&eacute; d&rsquo;une enqu&ecirc;te pr&eacute;alable sur la condition des victimes&nbsp;: morts, bless&eacute;s, malades, invalides et prisonniers de guerre. Il importe de ne pas confondre l&rsquo;exp&eacute;rience de l&rsquo;observation clinique et les documents scientifiques de l&rsquo;anatomie humaine, de ne pas opposer l&rsquo;objectivisme de l&rsquo;imagerie m&eacute;dicale au regard de l&rsquo;artiste.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">On s&rsquo;y concentrera donc sur les modalit&eacute;s d&rsquo;engagement et les vicissitudes du service militaire des artistes, lesquels parfois servent dans l&rsquo;arm&eacute;e comme m&eacute;decins auxiliaires et membres du personnel param&eacute;dical tels qu&rsquo;ambulanciers, brancardiers et infirmiers. Leur participation sous les armes se manifeste d&rsquo;abord par l&rsquo;engagement professionnel, &agrave; la fois de type combattant ou militaire, mais aussi &agrave; travers la mise en exposition et la publication des &oelig;uvres, car nombre d&rsquo;expositions artistiques et documentaires sont organis&eacute;es par les organisations b&eacute;n&eacute;voles et corporatives rattach&eacute;es aux minist&egrave;res de la Guerre ou &agrave; la Croix-Rouge internationale. Par exemple, les peintres expressionnistes comme l&rsquo;allemand Ludwig Meidner ou l&rsquo;autrichien Egon Schiele n&rsquo;ont pas eu des exp&eacute;riences directes des combats, mais travaillent en tant qu&rsquo;aum&ocirc;niers dans les camps de prisonniers, &agrave; proximit&eacute; des bless&eacute;s et des malades. Au contraire Max Beckmann, &agrave; l&rsquo;instar du cubiste fran&ccedil;ais Raymond Duchamp-Villon et du th&eacute;oricien du Surr&eacute;alisme, l&rsquo;artiste-&eacute;crivain Andr&eacute; Breton, servent comme infirmiers sur le front et montent en premi&egrave;re ligne en prenant part aux batailles dans les tranch&eacute;es. On pourrait multiplier les cas d&rsquo;artistes mobilis&eacute;s ou engag&eacute;s dans les sections des corps sanitaires, tandis que les carri&egrave;res des m&eacute;decins auxiliaires r&eacute;sultent moins nombreuses et plus favoris&eacute;es dans les corps exp&eacute;ditionnaires et r&eacute;gimentaires des arm&eacute;es britanniques et am&eacute;ricaines.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Or, qu&rsquo;il s&rsquo;agisse des postes de secours ou des h&ocirc;pitaux d&rsquo;&eacute;vacuation, des cliniques de l&rsquo;arri&egrave;re ou des instituts m&eacute;tropolitaines, pendant les ann&eacute;es de guerre l&rsquo;on assiste &agrave; une v&eacute;ritable dislocation des soldats traumatis&eacute;s. En revanche, le bilan des infortunes et m&ecirc;me des morts ne se r&eacute;v&egrave;le pas constant dans toutes les arm&eacute;es. Les artistes combattants allemands et fran&ccedil;ais bless&eacute;s, malades ou d&eacute;c&eacute;d&eacute;s sont plus nombreux, en proportion &agrave; l&rsquo;effort d&eacute;mographique de la mobilisation ; plut&ocirc;t rares sont les cas de suicides &agrave; la suite de souffrances psychiques, dont on rel&egrave;ve celui du sculpteur Wilhelm Lehmbruck et du po&egrave;te Jacques Vach&eacute;. Quant &agrave; la mortalit&eacute; de masse, &agrave; la fin de la guerre se diffuse, parmi les soldats du front comme entre les populations civiles, le fl&eacute;au de la grippe aviaire dite &laquo;&nbsp;espagnole&nbsp;&raquo;, qui multiplie le nombre des victimes. Parmi les artistes visuels, c&rsquo;est le cas notamment de Guillaume Apollinaire, Schiele, Gustav Klimt, Bohumil Kubiŝta, Emilio Mantelli et Umberto Moggioli, etc. Dans la guerre des tranch&eacute;es, les artistes forment une constellation d&rsquo;individus et m&ecirc;me de groupes particuli&egrave;rement vuln&eacute;rables, non seulement en raison de la logique institutionnelle et marchande qui leur impose le succ&egrave;s mondain ou la r&eacute;ussite professionnelle, mais surtout en vertu de leur disposition &agrave; s&rsquo;exposer face au danger. Les artistes combattants qui font l&rsquo;exp&eacute;rience du front, &agrave; la diff&eacute;rence des mobilis&eacute;s ou des civils, impliquent une r&eacute;flexion de caract&egrave;re pratique, c&rsquo;est-&agrave;-dire historique et p&eacute;dagogique, sur le t&eacute;moignage visuel qu&rsquo;ils en donnent&nbsp;: qu&rsquo;est-ce qu&rsquo;un traumatisme de guerre&nbsp;? Ou mieux, s&rsquo;agit-il d&rsquo;une impasse ou d&rsquo;un tunnel favorable &agrave; la cr&eacute;ation artistique&nbsp;?</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Pr&eacute;cisons d&rsquo;embl&eacute;e que nous consid&eacute;rons uniquement la dimension du corps et de l&rsquo;imaginaire des soldats qui ont vu ou v&eacute;cu des situations de choc traumatique ou post-traumatique. Par cons&eacute;quent, nous examinons les biographies des artistes sans n&eacute;gliger les motifs parfois compl&eacute;mentaires de la mortalit&eacute; de masse ou de la captivit&eacute; des prisonniers de guerre. Le recours &agrave; la notion de trauma signale, &agrave; ce propos, la copr&eacute;sence de plusieurs espaces d&rsquo;exp&eacute;rience et temporalit&eacute;s, plut&ocirc;t qu&rsquo;un ancrage dans les domaines de la psychiatrie ou de la psychologie. Moins une donn&eacute;e psychologique qu&rsquo;une ressource sociale ambivalente, elle nous am&egrave;ne &agrave; s&rsquo;interroger sur les logiques immunitaires des individus et des groupes qui en sont atteintes, ainsi que sur leurs modes de gestion. La notion concerne deux formulations, qui se relient respectivement aux champs de l&rsquo;enqu&ecirc;te socio-historique et des pratiques m&eacute;dico-l&eacute;gales et psychanalytiques. Les contributions scientifiques soulignent l&rsquo;importance de cette double g&eacute;n&eacute;alogie relative &agrave; son histoire, dont l&rsquo;usage doit s&rsquo;inscrire dans un contexte situationnel de type heuristique, celui des interactions humaines et interpersonnelles.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Si l&rsquo;on consid&egrave;re l&rsquo;&eacute;volution de l&rsquo;institution psychiatrique, au d&eacute;part le traumatisme repr&eacute;sente une vis&eacute;e pour les m&eacute;decins qui d&eacute;couvrent les fronti&egrave;res c&eacute;r&eacute;brales et sexuelles du corps&nbsp;: depuis les proc&eacute;d&eacute;s de Jean-Martin Charcot &agrave; la Salp&ecirc;tri&egrave;re, qui publia pour la premi&egrave;re fois en 1888 les tableaux cliniques de l&rsquo;&laquo;&nbsp;attaque hyst&eacute;ro-&eacute;pileptique&nbsp;&raquo; (il s&rsquo;agit de diagrammes scand&eacute;s en trois temps, qui d&eacute;crivent la dynamique de l&rsquo;attaque des femmes hyst&eacute;riques et des soldats neurasth&eacute;niques), jusqu&rsquo;au tournant &eacute;pist&eacute;mologique de Sigmund Freud avec ses conf&eacute;rences de 1919 sur les &laquo;&nbsp;n&eacute;vroses de guerre&nbsp;&raquo;, qui renouvellent le champ de perception de la maladie mentale. On passe ainsi du milieu de la psychiatrie classique &agrave; celui de la psychanalyse freudienne. Enfin, avec l&rsquo;institutionnalisation de la cat&eacute;gorie diagnostique par les manuels en dotation aux m&eacute;decins militaires d&rsquo;apr&egrave;s la Seconde Guerre mondiale, la notion finit pour indiquer, sous la d&eacute;nomination g&eacute;n&eacute;rique de Post-Traumatic Stress Disorder (PTSD), les formes de violence subie par les agressions externes, dont celles des explosifs qui ne mutilent pas seulement le corps, mais aussi endommagent l&rsquo;appareil psychique. Ainsi, l&rsquo;on distingue entre deux ordres de faits, qui s&rsquo;inscrivent dans les domaines de la m&eacute;decine et des technologies de la sant&eacute;. Il importe de les examiner conjointement, selon une d&eacute;marche moins conforme &agrave; une politique de l&rsquo;intervention humanitaire qu&rsquo;&agrave; une po&eacute;tique du t&eacute;moignage.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Or pour la majorit&eacute; des cas, le choc traumatique et le moment de la cr&eacute;ation artistique ne co&iuml;ncident pas, en d&eacute;gageant la probl&eacute;matique de la d&eacute;synchronisation des images. Sans adh&eacute;rer &agrave; une conception sublimatoire du processus cr&eacute;atif, par les arch&eacute;types ou les neurones-miroir, il faut plut&ocirc;t consid&eacute;rer que la pratique artistique s&rsquo;exerce toujours sur-le-motif ou d&rsquo;apr&egrave;s-coup, c&rsquo;est-&agrave;-dire avec un retardement remontant &agrave; l&rsquo;hospitalisation, &agrave; la convalescence, au retour de l&rsquo;artiste au foyer. En suivant la proposition &eacute;nonc&eacute;e par le philosophe Walter Benjamin : &laquo; Faire &oelig;uvre d&rsquo;historien, ne signifie pas savoir comment les choses se sont r&eacute;ellement pass&eacute;es. Cela signifie s&rsquo;emparer d&rsquo;un souvenir, tel qu&rsquo;il surgit &agrave; l&rsquo;instant du danger&nbsp;&raquo;. Les traumatismes de la guerre se re-pr&eacute;sentent, pourrait-on affirmer &agrave; sa suite, en tant que fragmentations ou recompositions du souvenir de l&rsquo;immanence ou de l&rsquo;imminence du danger. Loin de r&eacute;actualiser une injonction permanente dans le champ de la conscience, l&rsquo;exposition au&nbsp;trauma int&eacute;resse la vuln&eacute;rabilit&eacute; sociale et corporelle des soldats, en convoquant les dimensions du courage et de la r&eacute;sistance.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">S&rsquo;agissant d&rsquo;un &eacute;pisode significatif et non pas d&rsquo;un fait purement accidentel, l&rsquo;usage de la notion n&eacute;cessite la compr&eacute;hension de l&rsquo;exp&eacute;rience v&eacute;cue &agrave; la sortie des &eacute;v&eacute;nements. Dans son essai sur les nouvelles blessures des traumatismes contemporains, Catherine Malabou propose de reformuler la question selon une confrontation dialectique des exp&eacute;riences avec les instances du r&eacute;el et de l&rsquo;imaginaire, dont la narrativisation constitue l&rsquo;enjeu central. Il s&rsquo;agit donc de saisir l&rsquo;articulation entre les exp&eacute;riences biographiques et les &eacute;v&eacute;nements sociopolitiques &agrave; l&rsquo;aune de la transition des chocs &eacute;motionnels qui affectent les corps, les mobilisant ainsi qu&rsquo;en les modifiant. Il faudra pour autant abandonner l&rsquo;autorit&eacute; scientifique du mod&egrave;le graphologique dans les analyses de l&rsquo;iconographie, aussi bien qu&rsquo;une conception sublimatoire de l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;art qui niv&egrave;lerait l&rsquo;ali&eacute;nation &agrave; l&rsquo;expressivit&eacute;.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Au tournant de la Grande Guerre, le traumatisme trouve sa forme globalis&eacute;e, en occasionnant une foisonnante activit&eacute; de mise en repr&eacute;sentation, qu&rsquo;il s&rsquo;agisse d&rsquo;artistes ind&eacute;pendants qui explorent les fronti&egrave;res du langage, ou d&rsquo;acad&eacute;miciens qui parfois optent pour des solutions de mise en sc&egrave;ne glorieuses et rh&eacute;toriques du sacrifice et de la souffrance. Au total, se profilent trois niveaux &agrave; la fois diff&eacute;rents et interd&eacute;pendants dans l&rsquo;intelligibilit&eacute; des th&egrave;mes iconographiques. Tout d&rsquo;abord, le traumatisme physique d&ucirc; &agrave; la puissance des nouvelles armes chimiques et m&eacute;caniques&nbsp;: fractures, br&ucirc;lures, intoxications, blessures corporelles et faciales dont la gravit&eacute; peut comporter interventions de chirurgie plastique et tr&eacute;panations de la bo&icirc;te cr&acirc;nienne pour extraire les &laquo;&nbsp;corps &eacute;tranges&nbsp;&raquo; (&eacute;clats, projectiles, etc.), jusqu&rsquo;aux amputations et aux mutilations qui affectent les v&eacute;t&eacute;rans par troubles mentaux et paradoxes perceptifs&nbsp;; en deuxi&egrave;me lieu, le traumatisme psychique, c&rsquo;est-&agrave;-dire toutes les maladies neurologiques (aphasies, &eacute;pilepsies, paralyses, neurasth&eacute;nies, etc.) que l&rsquo;expertise m&eacute;dicale de l&rsquo;&eacute;poque parfois n&rsquo;a pas soign&eacute; ni interpr&eacute;t&eacute;, en recourant &agrave; diagnostiques inefficaces et &agrave; th&eacute;rapies nocives (s&eacute;ances de galvanisations, faradisations, &eacute;lectrochocs, etc.)&nbsp;; enfin, troisi&egrave;me niveau, les maladies &eacute;pid&eacute;miologiques qui se propagent du front &agrave; l&rsquo;arri&egrave;re et vice-versa, diffus&eacute;es par contagion orale ou sexuelle (tuberculose, syphilis, typhus, grippe aviaire, etc.).</p> <p style="text-align:justify">&nbsp;</p> <h3 dir="ltr" style="text-align:justify"><strong>2. Blessures physiques et psychiques</strong></h3> <p style="text-align:justify">&nbsp;</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Le 26 novembre 1917, dans une conf&eacute;rence intitul&eacute;e &laquo;&nbsp;L&rsquo;esprit nouveau et les po&egrave;tes&nbsp;&raquo; qui s&rsquo;est tenue &agrave; Paris, au th&eacute;&acirc;tre Vieux Colombier, Apollinaire se prononce ainsi&nbsp;: &laquo; Mais n&rsquo;y a-t-il rien de nouveau sous le soleil&nbsp;? Il faudrait voir. Quoi&nbsp;! On a radiographi&eacute; ma t&ecirc;te. J&rsquo;ai vu, moi vivant, mon cr&acirc;ne, et cela ne serait en rien de la nouveaut&eacute;&nbsp;?&nbsp;&Agrave; d&rsquo;autres&nbsp;! &raquo;. Engag&eacute; volontaire en tant qu&rsquo;artilleur (38&deg; RA), puis promu sous-officier d&rsquo;infanterie (96&deg; RI), le 17 mars 1916 est bless&eacute; &agrave; la t&ecirc;te par un &eacute;clat d&rsquo;obus dans la bataille de Verdun. Hospitalis&eacute;, radiographi&eacute; et tr&eacute;pan&eacute;, il passe une p&eacute;riode de convalescence sans plus retourner au front, en travaillant au bureau de la censure dans le d&eacute;partement de l&rsquo;information du minist&egrave;re des Colonies, avant de mourir, &agrave; la fin de la guerre, pour la pand&eacute;mie de grippe espagnole. Le galeriste Paul Guillaume, avant de lui rendre visite &agrave; la clinique Villa Moli&egrave;re, une annexe de l&rsquo;H&ocirc;pital Val-de-Grace, lui &eacute;crit une lettre qui date le 24 mars, &agrave; peine une semaine apr&egrave;s la blessure : &laquo; C&rsquo;est une ligne de L&rsquo;Intransigeant, et puis des colportages d&rsquo;amis, qui m&rsquo;apprennent que vous &ecirc;tes bless&eacute; &agrave; la t&ecirc;te, &agrave; cette t&ecirc;te qui n&rsquo;est pas seulement la v&ocirc;tre, mais qui appartient &agrave; l&rsquo;&eacute;poque&nbsp;&raquo;.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Durant la p&eacute;riode de la convalescence, Apollinaire r&eacute;alise une s&eacute;rie d&rsquo;aquarelles et dessins parmi lesquels Autoportrait en cavalier masqu&eacute; d&eacute;capit&eacute; (Fig.1) (1916, aquarelle sur papier, 19 x 12.5 cm, Mus&eacute;e de l&rsquo;Arm&eacute;e, Paris). Il s&rsquo;agit d&rsquo;une fable figurative non d&eacute;pourvue d&rsquo;accents comiques, qui t&eacute;moigne de l&rsquo;&eacute;pisode de la blessure &agrave; la t&ecirc;te. L&rsquo;auteur r&eacute;interpr&egrave;te le motif romanesque du chevalier errant de mani&egrave;re ironique, en d&eacute;ployant les figures dans un espace kal&eacute;idoscopique de surfaces enlumin&eacute;es, qui sugg&egrave;rent moins la violence de la guerre des tranch&eacute;es qu&rsquo;un bois f&eacute;erique, o&ugrave; par ailleurs pousse toute une flore extravagante. Dans cet autoportrait caricatural en chevalier masqu&eacute; &agrave; la barbe rouge&acirc;tre, le d&eacute;guisement &eacute;voque le bandage que le po&egrave;te portait suite &agrave; la tr&eacute;panation, comme le prouvent les photographies ainsi que l&rsquo;&eacute;pilogue du conte Le po&egrave;te assassin&eacute;. Publi&eacute; en d&eacute;cembre 1916, la couverture de la premi&egrave;re &eacute;dition dessin&eacute;e par le graphiste Leonetto Cappiello relance le motif iconographique, mais dans un format commerciale, conforme &agrave; l&rsquo;imaginaire hollywoodien des duels entre les cowboys du cin&eacute;ma western.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Apollinaire n&rsquo;est pas le seul artiste combattant &agrave; th&eacute;&acirc;traliser ses vicissitudes malheureuses. Il en va de m&ecirc;me, parmi d&rsquo;autres, pour le cubiste Andr&eacute; Mare et le peintre Jean-Julien Lemordant, ce dernier protagoniste d&rsquo;une affaire m&eacute;diatique dans lequel, &agrave; la suite d&rsquo;une blessure &agrave; la t&ecirc;te, aurait perdu et retrouv&eacute; la vue vingt ans apr&egrave;s&nbsp;; pour le chef des futuristes italiens, Filippo Tommaso Marinetti, qui publie dans la revue L&rsquo;Italia Futurista un photo-portrait l&eacute;gend&eacute; selon lequel aurait soign&eacute; ses blessures dans la mer M&eacute;diterran&eacute;e avant de retourner au front&nbsp;; ou encore, l&rsquo;on retrouve des autorepr&eacute;sentations des blessures de guerre chez les expressionnistes austro-allemands, Beckmann, Otto Dix, Ernst Kirchner, Hans Richter et Oskar Kokoschka. Cette liste est bien loin d&rsquo;&ecirc;tre exhaustive&hellip;</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Les figurations du corps bless&eacute; ou mutil&eacute; des artistes combattants rev&ecirc;tent une signification jusqu&rsquo;alors inconnue. Elles constituent des singularit&eacute;s de l&rsquo;exp&eacute;rience du front, mais aussi des indicateurs de la reconnaissance et parfois m&ecirc;me du prestige pour ceux qui subissent l&rsquo;&eacute;preuve du feu. Si les d&eacute;nominateurs communs sont l&rsquo;ironie et la parodie autobiographique, d&rsquo;autre part, il ne faut pas exclure les rh&eacute;toriques de l&rsquo;aveuglement et de la culpabilisation de l&rsquo;ennemi. De surcro&icirc;t, les blessures corporelles et faciales engagent les artistes dans un d&eacute;bat qui se prolonge dans les ann&eacute;es de l&rsquo;apr&egrave;s-guerre, quand les images occupent une place toujours davantage importante dans les champs de l&rsquo;exposition et de l&rsquo;&eacute;dition.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Mobilis&eacute; dans l&rsquo;infanterie (15&deg; RI), le peintre italien Ottone Rosai prend part &agrave; la bataille d&rsquo;Isonzo, o&ugrave; est bless&eacute; au pied par un &eacute;clat de grenade. &Agrave; la suite de son hospitalisation, il est d&eacute;cor&eacute; et promu caporal, puis reform&eacute; car malade de grippe aviaire. Une fois gu&eacute;ri, il se r&eacute;engage volontaire dans l&rsquo;arm&eacute;e en tant que lieutenant d&rsquo;artillerie. Autoportrait en soldat bless&eacute; (1916, encre et crayon sur papier, 22.2 x 16.7 cm, Archives Rosai) est un dessin ex&eacute;cut&eacute; dans un carnet qui date de la p&eacute;riode de sa premi&egrave;re convalescence et qui rassemble, &agrave; l&rsquo;instar des &oelig;uvres visuelles d&rsquo;Apollinaire, inscriptions et figurations&nbsp;: &laquo;&nbsp;Son sempre vivo vivo&nbsp;&raquo; (Suis toujours vif vif), il &eacute;nonce en r&eacute;it&eacute;rant le dernier mot, comme dans un cri de r&eacute;jouissance ou dans un balbutiement, tandis que les deux figures de soldats s&rsquo;ancrent dans une s&eacute;quence narrative, &agrave; la fois gestuelle et polyphonique.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">N&eacute;vros&eacute;s de guerre, Kirchner et Beckmann envisagent la r&eacute;alit&eacute; des blessures psychiques, par cons&eacute;quent non apparentes, sinon que par le biais des trajectoires biographiques. Engag&eacute; volontaire dans l&rsquo;artillerie de campagne (75&deg; RA), Kirchner ne prend part qu&rsquo;aux man&oelig;uvres de l&rsquo;arm&eacute;e, sans combattre dans les tranch&eacute;es. Toutefois, apr&egrave;s deux mois il est r&eacute;form&eacute; car atteint d&rsquo;une forme de neurasth&eacute;nie. Il passe sa longue convalescence entre l&rsquo;Allemagne et la Suisse dans les h&ocirc;pitaux de K&ouml;nigstein, Taunus et Kreuzlingen, en se soumettant &agrave; une op&eacute;ration chirurgicale et en consommant l&rsquo;opium et la morphine. Dans cette p&eacute;riode, il peint des autoportraits et r&eacute;alise des &oelig;uvres graphiques, dont la s&eacute;rie grav&eacute;e L&rsquo;&eacute;trange histoire de Peter Schlemihl ou l&rsquo;homme qui a vendu son ombre (1915, onze xylogravures, 30 x 20 cm, National Gallery, Washington), inspir&eacute;e par le conte d&rsquo;Adelbert Von Chamisso, o&ugrave; les soldats pr&eacute;sentent une gestuelle r&eacute;p&eacute;titive, en alternant comme dans les tableaux cliniques des n&eacute;vros&eacute;s, codes de salutation, tics et postures martiales. Or, si le paradoxe de la vente de l&rsquo;ombre fait allusion au choix de son engagement volontaire, dans Autoportrait en soldat mutil&eacute; (1915, huile sur toile, 69.2 x 61 cm, Allen Memorial Art Museum, Oberlin) la fiction de l&rsquo;automutilation corporelle constitue une m&eacute;tonymie de son &eacute;tat de choc. Le corps du soldat est mis &agrave; nu, &agrave; la fois redoubl&eacute; et miniaturis&eacute;.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">En d&eacute;pit de l&rsquo;exemple de Kirchner, pour Beckmann le conflit se r&eacute;v&egrave;le en tant que traumatisme psychique et engagement humanitaire. D&egrave;s 1914, il s&rsquo;enr&ocirc;le dans une section d&rsquo;infirmiers la Croix-Rouge et sert comme brancardier dans les champs de bataille des Flandres et du Nord de la France, &agrave; Ypres et en Artois, o&ugrave; il est d&rsquo;abord intoxiqu&eacute; par les gaz et ensuite atteint par une n&eacute;vrose hyst&eacute;rique. L&rsquo;artiste passe sa convalescence dans un h&ocirc;pital militaire &agrave; Gand, en Belgique, o&ugrave; il con&ccedil;oit, &agrave; partir des nombreux croquis du front, la s&eacute;rie grav&eacute;e Faces (1919, dix-neuves pointes-s&egrave;ches, dimensions vari&eacute;es, Moma, New York). Exclue du recueil, Petite op&eacute;ration (Fig. 2) (1915, pointe-s&egrave;che, 25.7 x 27.8 cm, Sprengel Museum, Hanover) repr&eacute;sente une sc&egrave;ne d&rsquo;h&ocirc;pital dans laquelle l&rsquo;&eacute;tat corporel du protagoniste, un soldat traumatis&eacute; et mutil&eacute;, frappe pour l&rsquo;intensit&eacute; expressive des gestes et des postures. Autant que, dans une deuxi&egrave;me &eacute;preuve, l&rsquo;on assiste comme &agrave; un instant successif, dans lequel le personnage crie.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Les pratiques d&rsquo;observation clinique et de transcription des actes corporels se retrouvent notamment chez les artistes qu&rsquo;en temps de guerre franchissent les h&ocirc;pitaux et les cliniques psychiatriques, auxquels il faut ajouter les infrastructures sanitaires et les dispositifs militaires install&eacute;s sur le front, comme les postes d&rsquo;&eacute;vacuation et les auto-ambulances. C&rsquo;est ici qu&rsquo;ils exp&eacute;rimentent les pratiques de secours et appliquent les nouvelles th&eacute;ories de la &laquo;&nbsp;neuropsychiatrie de l&rsquo;avant&nbsp;&raquo; (Forward Psychiatry), en rencontrant tout aussi les outils conceptuels de la psychanalyse freudienne. En outre, alors s&rsquo;impose un aggiornamento de type technologique pour ce qui concerne les produits sanitaires et pharmacologiques&nbsp;: nouveaux m&eacute;dicaments, bien s&ucirc;r, mais aussi &eacute;lastiques, &eacute;tuis, syringes, &eacute;pingles, &eacute;ponges, moulages, pansements et proth&egrave;ses. &Agrave; ce propos, il nous faut se rapporter aux contributions des historiens comme celles de Sophie Delaporte sur la chirurgie maxillo-faciale, prototype de l&rsquo;industrialisation de la beaut&eacute;, ou de Fr&eacute;d&eacute;ric Rousseau sur l&rsquo;importation massive des kits contraceptifs et prophylactiques.</p> <p style="text-align:justify">&nbsp;</p> <h3 dir="ltr" style="text-align:justify"><strong>3. Stigmates de la guerre et abus de pouvoir</strong></h3> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Davantage que les blessures, les maladies &eacute;pid&eacute;miques frappent les militaires tout autant que les populations civiles, lorsqu&rsquo;ils sont soumis par les contraintes de la discipline et subissent les violences des abus de pouvoir. En parall&egrave;le &agrave; la difficile reconnaissance des bless&eacute;s et des malades, appara&icirc;t &agrave; toute latitude g&eacute;opolitique l&rsquo;argument culpabilisateur de la simulation, qui comporte punitions aux d&eacute;pens des soldats, consid&eacute;r&eacute;s souvent injustement par les autorit&eacute;s en tant que d&eacute;serteurs ou traitres de la patrie.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Le sculpteur moderniste Duchamp-Villon, le fr&egrave;re plus &acirc;g&eacute; de Marcel Duchamp, s&rsquo;engage en tant qu&rsquo;artilleur (11&deg; RA) et &agrave; la suite de la bataille de Champagne sert comme infirmier au camp de Mourmelon, &agrave; proximit&eacute; de Ch&acirc;lons-en-Champagne. Le site est une base logistique de l&rsquo;aviation fran&ccedil;aise et h&eacute;berge des infrastructures sanitaires. Duchamp-Villon contrait ici le typhus et, apr&egrave;s avoir souffert d&rsquo;une grave insuffisance r&eacute;nale, est transf&eacute;r&eacute; d&rsquo;urgence &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital de Cannes, o&ugrave; meurt d&rsquo;ur&eacute;mie le 7 octobre 1918. Durant la p&eacute;riode de convalescence, il est soign&eacute; par le chirurgien Antonin Gosset, lequel travaille dans l&rsquo;arm&eacute;e en s&rsquo;occupant de d&eacute;finir la forme des Autochirs, les auto-ambulances chirurgicales destin&eacute;es &agrave; prendre en charge les bless&eacute;s et les malades au plus pr&egrave;s des champs de bataille. L&rsquo;artiste lui d&eacute;die une double s&eacute;rie de portraits, figuratifs autant que quasiment iconiques (1917-1918, techniques et dimensions vari&eacute;es, Centre Georges Pompidou, Paris). Il s&rsquo;agit d&rsquo;&eacute;tudes pr&eacute;paratoires qui pr&eacute;sentent d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; la relation de proximit&eacute; et distance qui s&rsquo;instaure entre patient et m&eacute;decin, et de l&rsquo;autre pr&eacute;c&egrave;dent la r&eacute;alisation d&rsquo;un ensemble de portraits sculpturaux en cire et en pl&acirc;tre, puis traduits en bronze (Portrait du Dr Gosset, 1918, exemplaire original en bronze, Chicago Art Institut).</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Par la documentation photographique de l&rsquo;artiste conserv&eacute;e par Marcel Duchamp, on reconna&icirc;t les techniques manuelles de l&rsquo;hospitalisation. Il s&rsquo;agit d&rsquo;un ensemble de sculptures polychromes r&eacute;alis&eacute;es en pl&acirc;tre avec les moulages de cuisine, des objets donc d&eacute;j&agrave;-faits, ready-mades, &agrave; partir desquels Duchamp-Villon mod&eacute;lise les empreintes &agrave; la spatule ou au couteau, en colorant au pinceau les accessoires vestimentaires ou les traits somatiques de ces caricatures de m&eacute;decins&nbsp;: Dr Keller, Dr Berger, Dr Berniolle et Dr Charrier (Fig. 3) (1917-1918, exemplaires originaux d&eacute;truits&nbsp;; photographie, Mus&eacute;e de Beaux-arts, Rouen).</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">On passe d&egrave;s lors des formats minimaux &agrave; l&rsquo;espace monumental de la chapelle de Burghclere (Sandham Memorial Chapel), qui engage dans l&rsquo;apr&egrave;s-guerre le peintre britannique Stanley Spencer dans une commande priv&eacute;e. Il se traite d&rsquo;un cycle &agrave; la fresque au th&egrave;me iconographique du Jugement dernier, dont on n&rsquo;en propose pas une analyse compl&egrave;te, mais seulement l&rsquo;interpr&eacute;tation d&rsquo;un fragment. Mobilis&eacute; en tant qu&rsquo;infirmier, Spencer sert &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital militaire de Beaufort et, depuis 1916, sur le front balkanique en Serbie et en Mac&eacute;doine. Datable entre 1923 et 1929, Ablutions est une sc&egrave;ne d&rsquo;h&ocirc;pital o&ugrave; les soldats traumatis&eacute;s se lavent au bain avant de se soumettre au traitement th&eacute;rapeutique par l&rsquo;&eacute;lectrochoc. Selon l&rsquo;interpr&eacute;tation de Peter Gough, cette sc&egrave;ne d&eacute;peinte &agrave; la fresque constitue un souvenir de l&rsquo;h&ocirc;pital de Beaufort, dont l&rsquo;artiste en reconstitue en partie l&rsquo;ameublement, mais en restituant aussit&ocirc;t &laquo; [&hellip;] the vulnerable air of a convalescent soldier&nbsp;&raquo; (L&rsquo;air vuln&eacute;rable d&rsquo;un soldat convalescent).</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Le personnage debout, au centre de la composition, se soumet au traitement par le pinceau galvanique, pr&eacute;alable afin d&rsquo;appliquer les &eacute;lectrodes utilis&eacute;es pour soigner les maladies nerveuses. L&rsquo;adoption de ces pratiques th&eacute;rapeutiques aujourd&rsquo;hui consid&eacute;r&eacute;es abusives dans les infrastructures sanitaires, a donn&eacute;e lieu &agrave; une sorte de chasse aux simulateurs qui ne cesse pas dans les ann&eacute;es de l&rsquo;apr&egrave;s-guerre, quand les gouvernements des respectifs contextes nationaux doivent attribuer aux anciens combattants les allocations et les pensions d&rsquo;invalidit&eacute;. Ainsi, pour faire face &agrave; la gestion des masses de soldats bless&eacute;s et malades, les autorit&eacute;s militaires et politiques cultivent le soup&ccedil;on de la d&eacute;sertion prescrit par la loi martiale. De plus, afin de les r&eacute;habiliter imm&eacute;diatement &agrave; combattre, en abusent par les diagnostiques inefficaces et les th&eacute;rapies nocives. Ce n&rsquo;est pas une r&eacute;alit&eacute; mise &agrave; l&rsquo;&eacute;cart dans les productions artistiques et litt&eacute;raires, car nous en retrouvons des repr&eacute;sentations figur&eacute;es et notamment chez les artistes qui ont connu les h&ocirc;pitaux militaires. Par exemple, dans les caricatures politiques et les photomontages des dada&iuml;stes allemands, ou bien dans les &oelig;uvres des surr&eacute;alistes fran&ccedil;ais.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Pas moins relevant dans l&rsquo;iconographie des traumatismes de la guerre sont les maladies virales et &eacute;pid&eacute;miques, comme la grippe espagnole qu&rsquo;&agrave; la fin de la guerre affecte millions de personnes soit &agrave; l&rsquo;avant qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;arri&egrave;re, presqu&rsquo;en redoublant le bilan des victimes. Le jeune peintre expressionniste autrichien Egon Schiele en est une parmi les plus illustres. Le 31 octobre 1918, il d&eacute;c&egrave;de apr&egrave;s avoir assist&eacute; le 6 f&eacute;vrier &agrave; la m&ecirc;me sorte de son maitre d&rsquo;atelier Gustav Klimt et, le 28 octobre, de sa femme enceinte &Eacute;dith Harms. Dans le dernier tableau peint avant de mourir, La famille (Fig. 4) (1918, huile sur toile, 152.5 x 162.5 cm, Belv&eacute;d&egrave;re, Vienne), la composition &agrave; trois figures atteint un haut degr&eacute; d&rsquo;intensit&eacute; expressive. Il s&rsquo;agit de l&rsquo;autoportrait de l&rsquo;artiste avec sa femme et l&rsquo;enfant &agrave; na&icirc;tre, o&ugrave; le couple mis &agrave; nu g&icirc;t sur un canap&eacute; envelopp&eacute; dans l&rsquo;obscurit&eacute; d&rsquo;une cave ou d&rsquo;un grenier. Le peintre retient sa main droite envers son &eacute;paule gauche, lorsque sa femme para&icirc;t s&rsquo;absorber dans un &eacute;tat de torpeur, en enfon&ccedil;ant ses jambes dans un amas informe de draperies d&rsquo;o&ugrave; affleurent la t&ecirc;te et les mains du b&eacute;b&eacute;, expressions m&eacute;tonymiques et n&eacute;anmoins tragiques du f&oelig;tus.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Si le fl&eacute;au de la grippe aviaire se propage dans les villes europ&eacute;ennes par contamination orale et alimentaire, la gravure de Otto Dix intitul&eacute;e Syphilitique (1920, pointe-s&egrave;che, 24.8 x 22.7 cm, coll. part.) montre que les maladies mortelles se transmettent pareillement par voie v&eacute;n&eacute;rienne et notamment sexuelle, dans et &agrave; travers les lieux o&ugrave; s&rsquo;exercent les m&eacute;tiers et se d&eacute;roulent les march&eacute;s de la prostitution, comme les bordels militaires et les maisons closes. La gravure de Dix pr&eacute;sente le profil caricatural d&rsquo;un malade de syphilis immerg&eacute; dans le d&eacute;cor industriel de la ville, en d&eacute;non&ccedil;ant l&rsquo;&eacute;vidence spectaculaire de la commercialisation du sexe. Dans les diff&eacute;rents contextes sociopolitiques de l&rsquo;imm&eacute;diat apr&egrave;s-guerre, l&rsquo;artiste envisage la th&eacute;matique de la prostitution &agrave; plusieurs reprises et selon un registre &agrave; la fois auto-ironique (Moi-m&ecirc;me &agrave; Bruxelles, 1922, aquarelle sur carton, 49 x 36.5 cm, Otto Dix Stiftung, Vaduz), dramatique (Autoportrait aux prostitu&eacute;es, 1921, aquarelle et crayon sur papier, 43.4 x 35 cm, coll. part.) et critique (L&rsquo;officier et la prostitu&eacute;e. Souvenirs de la Galerie des Glaces &agrave; Bruxelles, 1920, huile et glacis sur fonds d&rsquo;argent sur toile, 120 x 80.4 cm, Centre Georges Pompidou, Paris).</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Ces &oelig;uvres visuelles ne s&rsquo;int&egrave;grent pas ordinairement &agrave; l&rsquo;espace de la galerie ou du mus&eacute;e, en restant embl&eacute;matiques pour la mise en place de nouvelles strat&eacute;gies d&rsquo;exposition. C&rsquo;est d&rsquo;ailleurs la p&eacute;riode pendant laquelle les avant-gardes artistiques europ&eacute;ennes se rajustent autour du mouvement dada&iuml;ste, fond&eacute; en 1916 dans les pays non-bellig&eacute;rantes comme la Suisse, l&rsquo;Espagne et les &Eacute;tats-Unis, mais qui s&rsquo;organise &agrave; la fin de la guerre, en France comme en Allemagne, sous la devise &laquo;&nbsp;DADA soul&egrave;ve tout. DADA conna&icirc;t tout. DADA crache tout&nbsp;&raquo; (12 janvier 1921, tract, Centre George Pompidou, Paris). Le Dada&iuml;sme assimile tout et par cons&eacute;quent &laquo;&nbsp;crache&nbsp;&raquo; sur tout et aussit&ocirc;t envers les probl&egrave;mes soci&eacute;taux instrumentalis&eacute;s par le politiquement correct, comme la reconstruction des ravages du patrimoine et la comm&eacute;moration des victimes. &Agrave; la sortie de la guerre, les artistes visuels se font cr&eacute;ateurs et performers &agrave; la fois, en recyclant les objets ou en r&eacute;cup&eacute;rant les images pour en faire un constat de l&rsquo;&eacute;tat des choses.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Pour critiquer la violence il faut surtout l&rsquo;observer, la d&eacute;crire, en d&eacute;construire les formes et les discours. L&rsquo;existence des machines n&rsquo;est pas li&eacute;e &agrave; la guerre de mani&egrave;re unilat&eacute;rale ou univoque. Pour autant, ce n&rsquo;est pas n&eacute;cessaire d&rsquo;en parler en termes apocalyptiques, mais il faut proc&eacute;der selon des hypoth&egrave;ses, en mettant en question le commerce des fausses nouvelles et des poncifs. Il ne faut pas non plus opposer les cr&eacute;ations artistiques et les imageries sociales, car tout concourt &agrave; la restitution des &eacute;v&eacute;nements sociopolitiques. S&rsquo;il y a une &eacute;thique du regard port&eacute; sur les vuln&eacute;rabilit&eacute;s, cela impliquerait, toujours et malgr&eacute; tout, un travail sur la dur&eacute;e, ainsi que l&rsquo;exercice de la patience qui la supporte&nbsp;: des corps en attente, des images &agrave; l&rsquo;arr&ecirc;t, des gestes en sursis.</p> <p dir="ltr" style="text-align:center">&nbsp;</p> <p dir="ltr" style="text-align:center"><strong><img src="https://lh3.googleusercontent.com/wcW9qWXgYmCdWl5zq9MEvdv1U_5vwbmRoZDU720imRc3Py8RkjmTD_1YZfZw9QdmgZVte4r04cu1PB7j7NKXAiPhgLvy09QLVz5IjlNc5mYL4CGj8YU1ua3rAkug--chEAs2RV6Zo5OTK7sCCw" style="height:667px; width:432px" /></strong></p> <p dir="ltr" style="text-align:center"><strong> Fig. 1: Guillaume Apollinaire, Autoportrait en cavalier masqu&eacute; d&eacute;capit&eacute;, 1916, aquarelle sur papier, 19 x 12.5 cm, Mus&eacute;e de l&rsquo;Arm&eacute;e, Paris.</strong></p> <p dir="ltr" style="text-align:center">&nbsp;</p> <p dir="ltr" style="text-align:center">&nbsp;</p> <p dir="ltr" style="text-align:center"><strong><img src="https://lh4.googleusercontent.com/dIqXqH7qU5_Fs5T7C8UwomliK-ViP1J4fsYJPBiupqOgTUCuFbbPitbAT2zYRm_qUQfhNooUx0-dgp4sFKN1QA174EFsRqnQQQtgFP3jrDXTC1y0qy7src7ETV08NpAaSUKx3TwddxS9QkYW-g" style="height:531px; width:605px" /></strong></p> <p style="text-align:center"><strong>Fig. 2: Max Beckmann, Petite op&eacute;ration, 1915, pointe-s&egrave;che, 25.7 x 27.8 cm, Sprengel Museum, Hanover.</strong></p> <p dir="ltr" style="text-align:center"><strong> </strong></p> <p dir="ltr" style="text-align:center">&nbsp;</p> <p dir="ltr" style="text-align:center">&nbsp;</p> <p dir="ltr" style="text-align:center"><strong><img src="https://lh6.googleusercontent.com/IBt1irNA1_QTaB-11PiJiJZs8jpYAGD0eLRXKom76dNTxng_q_4rDLSqkyFq1tTq__qYeBh4EkfjStExcu9_ynSC54B91rV4DUZlgMHFHkIrIUBPyArXA_yjvAyKAnC6GM1Fqesb-po3d2dFow" style="height:209px; width:583px" /></strong></p> <p style="text-align:center"><strong>Fig. 3: Raymond Duchamp-Villon, Caricatures de m&eacute;decins moul&eacute;es sur des &oelig;ufs, datables 1917-1918 (non dat&eacute;es et perdues), photographies par l&rsquo;artiste, Mus&eacute;e de Beaux-arts, Rouen.</strong><br /> <br /> <br /> <strong> </strong></p> <p dir="ltr" style="text-align:center"><strong><img src="https://lh6.googleusercontent.com/MbplV5M7Fu-MbBi-HqL1G6u5tf8lQ5YX2u5Ss0zSHZ6umv5ZePsOuGiCVd7mN2gUrpReU0I8IKzPPMlM9dYl5AU8Lel129NY8ghVpTCJIRrufWK57W_mwINhbU5icRKocL4fC6wdw54j8de7UQ" style="height:352px; width:378px" /></strong></p> <p dir="ltr" style="text-align:center"><strong>Fig. 4: Egon Schiele, La famille, 1918, huile sur toile, 152.5 x 162.5 cm, Belv&eacute;d&egrave;re, Vienne. </strong></p> <p style="text-align:center"><br /> &nbsp;</p> <p dir="ltr" style="text-align:center">&nbsp;</p> <h3 dir="ltr"><strong>Bibliographie&nbsp;:</strong></h3> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Apollinaire Guillaume, &OElig;uvres en prose compl&egrave;tes, II, textes &eacute;tablis, pr&eacute;sent&eacute;s et annot&eacute;s par Pierre Caizergues et Michel D&eacute;caudin, Gallimard, &laquo;&nbsp;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&nbsp;&raquo;, 1991, 1854 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Apollinaire Guillaume, Le po&egrave;te assassin&eacute;, avec un portrait de l&rsquo;auteur par Andr&eacute; Rouveyre et couverture illustr&eacute;e par Leonetto Cappiello, Paris, L&rsquo;&Eacute;dition, 1916, 316 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Apollinaire Guillaume et Guillaume Paul, Correspondance (1913-1918), &eacute;dition de Peter Read, Gallimard/Mus&eacute;e de l&rsquo;Orangerie, &laquo;&nbsp;Art et artistes&nbsp;&raquo;, 2016, 180 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Mariotti Nad&egrave;ge et Paquin Marie-France (s. d.), Les images de la grande guerre &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve du temps, Suresnes, Les &Eacute;ditions du Net, 2015, 161 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Benjamin Walter, &Eacute;crits fran&ccedil;ais, pr&eacute;sent&eacute;s et introduits par Jean-Maurice Monnoyer, Paris, Gallimard, &laquo;&nbsp;Folio essais &raquo;, 2011 (2003), 389 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Breton Andr&eacute; et &Eacute;luard Paul, L&rsquo;immacul&eacute;e conception, Paris, &Eacute;ditions surr&eacute;alistes, 1930, 124 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Cacho Millet Gabriel, Marinetti-Conti. Nei proiettori del Futurismo. Carteggio inedito (1917-1940), Palerme, Novecento, 2001, 215 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Cariou Andr&eacute;, Jean-Julien Lemordant, Plomelin, Palantines, 2006, 143 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Crocq Louis, Les bless&eacute;s psychiques de la Grande Guerre, Paris, Odile Jacob, 2014, 191 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Davoine Fran&ccedil;oise et Gaudill&egrave;re Jean-Max, Histoire et trauma. La folie des guerres, traduit de l&rsquo;anglais par les m&ecirc;mes auteurs, Paris, Stock, &laquo;&nbsp;Essais-documents&nbsp;&raquo;, 2006 (2004), 413 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Delaporte Sophie, Les gueules cass&eacute;es. Les bless&eacute;s de la face de la Grande Guerre, Paris, No&ecirc;sis, 1996, 230 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Derrida Jacques, R&eacute;sistances de la psychanalyse, Paris, Galil&eacute;e, &laquo;&nbsp;La philosophie en effet&nbsp;&raquo;, 1996, 147 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Didi-Huberman Georges, L&rsquo;invention de l&rsquo;hyst&eacute;rie. Charcot et l&rsquo;iconographie photographique de la Salp&ecirc;tri&egrave;re, Paris, Macula, 2012 (1984), 453 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Fassin Didier et Rechtman Richard, L&rsquo;empire du traumatisme. Enqu&ecirc;te sur la condition des victimes, Paris, Flammarion, &laquo;&nbsp;Champs essais&nbsp;&raquo;, 2011 (2007), 452 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Freud Sigmund, Ferenczi Sandor et Abraham Karl, Sur les n&eacute;vroses de guerre, traduit de l&rsquo;allemand par Olivier Mannoni, Ilse Barande, Judith Dupont et Myriam Viliker, avec une pr&eacute;face de Guillaume Piketty, Paris, Payot &amp; Rivages, &laquo;&nbsp;Petite biblioth&egrave;que Payot&nbsp;&raquo;, 2010, 134 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Gough Paul, Stanley Spencer. Journey to Burghclere, Bristol, Sansom &amp; Company, 2006, 203 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Malabou Catherine, Les nouveaux bless&eacute;s. De Freud &agrave; la neurologie, penser les traumatismes contemporaines, Paris, Presses Universitaires de France, &laquo;&nbsp;Quadrige&nbsp;&raquo;, 2017 (2007), 346 p.</p> <p dir="ltr" style="text-align:justify">Rousseau Fr&eacute;d&eacute;ric, La guerre censur&eacute;e. Une histoire des combattants europ&eacute;ens de 14-18, Paris, Points, &laquo;&nbsp;Histoire&nbsp;&raquo;, 2014 (1999), 478 p.</p>