Introduction L’acquisition d’une compétence d’interprétation et de production de textes constitue l’objectif principal des programmes d’études universitaires en contexte tunisien. Les compétences langagières visées par la licence « langue et lettres françaises » ont trait à la maîtrise des genres littéraires : les étudiants de ces cursus sont appelés à développer une compétence de compréhension liée aux différents genres littéraires. Le niveau de développement de cette compétence est évalué à travers deux types d’exercices, celui du commentaire composé et celui de la dissertation. En revanche, les formations à orientation scientifique et technique prévoient des contenus d’enseignement différents, visant la maîtrise des genres discursifs en circulation dans les circonstances de l’échange professionnel tels que l’exposé oral, l’entretien d’embauche, la lettre de motivation, le CV, le mail professionnel, etc. Au plan didactique et méthodologique, les curricula prévus dans le cadre de la licence « langue et lettres françaises », conçus et structurés par référence aux genres littéraires, s’inspire directement de l’héritage méthodologique mis en place par la didactique du français langue maternelle (Miled, 2011, p.67). Quant aux programmes d’enseignement ciblant les étudiants des filières scientifiques, ils tendent à adopter des conceptions curriculaires empruntées, plutôt, aux configurations méthodologiques issues des approches communicatives. Le présent travail s’intéressera à la question de didactisation des compétences langagières en lien avec la maîtrise des genres discursifs prévus dans le cadre des formations scientifiques. Nous illustrerons notre réflexion par un exemple de scénario pédagogique, destiné à des étudiants de licence 1 « sciences et technologie » à ISET Nabeul, Tunisie. 1. Le CECR : des ressources pour la description de la notion de compétence langagière Les concepts de compétence, de genre textuel et d’acte de parole, issus du domaine de la linguistique, sont utilisés dans le Cadre pour caractériser les différents niveaux de spécification de la matière verbale concerné par l’enseignement. 1.1. Le concept de tâche Le concept de tâche, au centre de la réflexion méthodologique impulsée par le CECR, favorise la structuration des enseignements notamment dans le cas des programmes destinés à des publics spécialisés. L’identification des besoins langagiers en termes de tâches est moins problématique dans ce type de programmes que dans les formations à visée généraliste. Tout en rattachant l’objet à enseigner à un modèle de référence emprunté aux usages réels de la langue, le concept de tâche permet de définir cet objet en termes de compétences. Tâche et compétence peuvent, ainsi, fonctionner comme un couple en ce sens que la première permet la réalisation de la seconde : les performances langagières se concrétisent à travers des tâches sollicitant des compétences. (Richer, 2018). 1.2. Le concept de texte L’objet langagier issu de l’activité verbale dépasse largement les limites qui sont celles de la phrase et encore plus celles du mot (Bakhtine, 1984 : 285). Enseigner des langues à des fins d’action sociale, c’est enseigner à interpréter et à produire des textes. « Les actes de parole se réalisent dans des actions langagières, celles-ci s’inscrivent elles-mêmes à l’intérieur d’actions en contexte social qui seules leur donnent leur pleine signification. » (Conseil de l’Europe, 2001 : 15). Les ressources, complexes, que mobilise l’action langagière prennent la forme de textes dont les caractéristiques linguistiques dépendent de la situation de communication et du domaine de pratiques sociales qui instruit cette situation. Une part très importante des activités de production écrite proposées aux apprenants relève de l’analyse des situations de communication. Ce parti pris n’a rien d’étonnant compte tenu du fait que les méthodes actuelles sont d’inspiration communicative et que la production d’un texte est considérée comme une réponse appropriée à une situation donnée. (Allouche &Maurer, 2011 : 13) Les auteurs du Cadre, à travers le concept de compétence pragmatique et celui de texte, font référence aux régularités des discours et à la notion de genre (Beacco, 2010 : 192). Les référentiels issus de cet instrument utilisent la catégorie de genre textuel pour décrire les usages de la langue par domaines de pratiques sociales. Chaque domaine est structuré par des situations de communication, que l’on peut caractériser en termes de genres discursifs. (Conseil de l’Europe, 2011 : 37) 1.3. Le concept d’acte de parole Les Niveaux-Seuils, document de référence de l’approche communicative, emprunte à la pragmatique le concept d’acte de parole. La composante pragmatique de la compétence de communication, s’appuie dans la Cadre sur la compétence fonctionnelle du locuteur, c'est-à-dire sur la capacité de celui-ci à réaliser des actes de parole. L’apport du CECR est que, tout en retenant la catégorie de fonction langagière (inspirée du concept d’acte de parole) comme unité minimale de description de la communication, s’ouvre sur les approches, à orientation maximaliste, de la communication (Hymes, 1984) « Ce courant didactique, que l'on peut qualifier de maximaliste par rapport au précédent, a la volonté d'intégrer non seulement le concept d'acte de parole emprunté à la pragmatique, mais également les différents niveaux de structuration qui rendent compte de la façon dont fonctionne un échange et de la manière dont les actes se succèdent et s'organisent. » (Bérard, 1991: 25). Les approches par genres posent l’hypothèse selon laquelle tout genre discursif, disposant d’un auditoire stable, mobilise un noyau d’actes de parole et d’opérations linguistiques plus ou moins prévisibles (Claudel & Laurens, 2016). 2. Des éléments pour la conception d’une unité d’enseignement Nous nous limiterons à exposer les principes linguistiques et didactiques soutenant l’organisation des différentes phases de l’unité d’enseignement dont il s’agit d’esquisser, dans ce qui suit, les grandes lignes. 2.1. Des principes liés à la cohésion méthodologique Le mode de succession des activités d’enseignement, qu’il s’agit de mettre en œuvre dans le cadre d’une séquence didactique, répondra à une préoccupation, fondamentale, de cohésion méthodologique. Ayant pour fonction de créer de la cohérence entre les différentes tâches qu’elle regroupe, la séquence didactique répond à trois grands principes à savoir celui de l’exposition à la langue, celui de la systématisation des régularités et enfin celui du réemploi et du transfert des compétences. Comme le constate Henri Besse, « Le succès de l’ordre présentation- explication- répétition- exploitation est probablement lié au fait qu’il ne contrevient que très peu à celui que les enseignants sont accoutumés à pratiquer quelle que soit la méthode : ne faut-il pas comprendre avant de s’exprimer apprendre avant de réutiliser ? » (Besse, 1985: 64). Ce schéma présente l’avantage de concevoir la séquence didactique comme constituée d’une phase de contact avec un échantillon de discours, d’une phase d’exploitation de cet échantillon comme point de départ à des activités de systématisation et enfin d’une phase plus ouverte de production, destinée à favoriser l’usage intégratif des apprentissages ponctuels. 2.2. Des principes liés à la description des compétences langagières Le concept de tâche présente, sans conteste, l’intérêt majeur de favoriser l’identification d’objets d’enseignement, significatifs, référés aux usages sociaux de la langue. Toutefois, ce concept est rendu inopérant du moment que le processus de traitement didactique touche à des phases avancées de conception pédagogique. Les catégories de genre, d’acte de parole, d’opération langagière et de notions linguistiques favorisent, en permettant la description du concept de tâche, la conception de scénarios et de séquences pédagogiques, mettant en œuvre des catégories et des formes linguistiques empiriques. Nous emprunterons aux Référentiels des Niveaux de Français (Conseil de l’Europe, 2011) la démarche méthodologique que proposent les auteurs de ces ouvrages pour définir les différents niveaux de spécification de la matière verbale dans les programmes d’enseignement. Ces référentiels, privilégiant des approches par tâches, proposent des démarches méthodologiques consistant à spécifier les tâches candidatant à l’enseignement en genres, les genres en actes de parole et opérations linguistiques et enfin les actes langagiers en formes linguistiques. Ainsi, si l’on peut retenir le concept de tâche comme catégorie organisatrice des contenus d’enseignement, c’est parce que celui-ci se présente comme susceptible de faire l’objet d’une description linguistique rigoureuse, assez opératoire du point de vue didactique. En se prêtant à être défini comme l’équivalent d’un genre discursif, le concept de tâche s’en approprie les principaux traits définitoires et se trouve, de la sorte, articulé à des catégories opératoires favorisant sa description linguistique et, partant, sa mise en œuvre dans les programmes de langues. « On attend des apprenants qu’ils produisent des textes. Les textes relèvent de genres discursifs. Ils sont eux-mêmes constitués d’éléments dits fonctions ou opération cognitive/linguistique comme décrire, expliquer, argumenter…qui peuvent se trouver employés isolément dans le cadre de l’École » (Beacco, 2010 : 3). Le développement de la compétence liée à la maîtrise du genre « mail professionnel », nous l’envisagerons comme nécessitant une suite d’apprentissages systématiques visant la maîtrise de fonctions et d’opérations langagières telles que « saluer », « demander », « informer », « expliquer », « atténuer », « modaliser », etc. La possession de ce socle, non exhaustif, de fonctions discursives s’appuie sur la maîtrise d’un corpus de savoirs que le travail d’ingénierie didactique est censé pouvoir identifier en termes de catégories linguistiques empiriquement enseignables (Chemkhi, 2020 :338). Ces catégories seront envisagées comme ressources dont l’acquisition par les étudiants servira d’appui technique à leurs compétences d’interprétation et de production de textes. Le tableau suivant comporte un échantillon d’éléments linguistiques que l’on peut envisager dans le cadre d’une séquence d’enseignement destinée au genre « mail professionnel ». 2.3. Des principes liés aux activités de systématisation La phase d’exposition à des échantillons de discours, en l’occurrence des échantillons de mails, est suivie d’une phase de systématisation des régularités linguistiques et discursives. Le contact limité des apprenants avec la langue-cible rend inévitables les activités de systématisation, qui constituent (dans presque toutes les méthodologies) la phase centrale des séquences d’enseignement. L’objectif lié aux activités de systématisation, dans la perspective des approches communicatives, consiste à développer chez l’apprenant la capacité à associer les fonctions langagières aux formes de la langue qui en permettent la réalisation. Par exemple les fonctions: - « Formuler une demande (atténuée) » servira d’entrée fonctionnelle pour des activités de systématisation (exercices de transformation) portant sur la phrase interrogative avec inversion du sujet, les expressions de politesse « veuillez/je vous prie de + infinitif ».  Veuillez m’adresser tel ou tel article à telle ou telle adresse.  Pourriez-vous m’adresser tel ou tel article à telle ou telle adresse ?  Je vous prie de m’adresser tel ou tel article à telle ou telle adresse. - « Prendre congé de son destinataire » sera traitée à travers le recours à des exercices de substitution dont l’intérêt consistera à faire apparaître les différents substituts de chaque unité entrant dans la composition de l’énoncé destiné à mettre en œuvre cette fonction: Les activités de systématisation, visant des aspects linguistiques et discursifs spécifiques, n’interviennent que pour susciter des apprentissages fonctionnels, fondés sur la prise en compte des besoins des apprenants. La fonction de la systématisation consiste à créer et consolider les liens entre les aspects linguistiques et les aspects pragmatiques de la langue-cible. Les fonctions/opérations langagières à retenir serviront d’entrées communicatives pour la systématisation du contenu formel dont la maîtrise se présente comme nécessaire au développement des compétences prévues. Conclusion La didactisation de la notion de compétence implique un processus, complexe, d’ingénierie curriculaire. Ce processus, nettement plus élaboré que celui de transposition didactique, fait appel aux savoirs circulant dans le domaine des sciences du langage. Nous avons essayé de montrer dans le présent article l’apport de la linguistique du discours tant à la description des usages de la langue qu’à leur transposition dans les curricula. Le cas du mail professionnel ne devrait cependant pas faire omettre la complexité du processus d’ingénierie lorsque celui-ci met en œuvre des pratiques langagières, moins standardisées, ayant cours dans les circonstances de l’échange ordinaire. Bibliographie Allouche, V. & Maurer, B. (2011). L’écrit en FLE : travail du style et maîtrise de la langue. Montpellier : Presses universitaires de la Méditerranée. Bakhtine. M. (1984). Esthétique de la création verbale. Paris. Gallimard. Beacco, J.C. (2013). L’approche par genres discursifs dans l’enseignement du français langue étrangère et langue de scolarisation, Pratiques, 157-158 Bérard É. L’Approche communicative. Théorie et pratiques. Paris, CLE International, 1991. Besse, H. (1985). Méthodes et pratiques des manuels de langue. Paris : Didier Charaudeau. P. (2001).Visées discursives, genres situationnels et construction textuelle in Analyse des discours. Types et genres, Éd. Universitaires du Sud, Toulouse. Chemkhi. M. (2020). De la complexité du métier d’ingénierie pédagogique en FLE. Revue roumaine d’études francophones. Claudel, Ch & Laurens, V (2016). Le genre discursif comme objet d’enseignement en didactique du français. Congrès Mondial de Linguistique Française - CMLF Conseil de l’Europe. (2001), Cadre européen commun de référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer, Paris: Didier. Conseil de l’Europe (2011). Niveau B1 pour le Français / un référentiel. Paris : Didier. Hymes, D.H. (1984). Vers la compétence de communication. Crédif. Hatier Miled, M. (2011) « Contextualiser l’élaboration d’un curriculum de français langue seconde : quelques fondements épistémologiques et méthodologiques » In Le Français dans le monde. Recherches et applications. Richer, J.J. (2018). Evolutions de la notion de tâche : du Task-Based Language Learning & Teaching au Cadre européen commun de référence pour les langues et au-delà. Revue Langage, Travail et Formation.