<h2>Introduction</h2> <p>Dans le contexte de l&rsquo;acquisition et de la didactique des langues, en particulier avec des adultes en contexte homoglotte qui doivent fonctionner dans une nouvelle langue avant de la poss&eacute;der, parler de sujet, de subjectivit&eacute; et de d&eacute;sir que ce sujet peut &eacute;prouver &agrave; l&rsquo;&eacute;gard d&rsquo;une langue revient &agrave; parler de ce qui engage &agrave; agir. Parler de d&eacute;sir, c&rsquo;est parler de moteur, de leviers, d&rsquo;attirance, d&rsquo;envie, parler de ce qui pousse vers les langues et, surtout lorsque l&rsquo;on sous-entend que les langues n&rsquo;ont pas &laquo;&nbsp;pour vocation que d&rsquo;&ecirc;tre utiles&nbsp;&raquo;, c&rsquo;est parler d&rsquo;un d&eacute;sir qui, d&rsquo;une certaine mani&egrave;re, &eacute;chappe &agrave; la rationalit&eacute; et se focalise sur l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;un sujet qui <em>veut </em>plus qu&rsquo;il ne <em>doit</em> ou qu&rsquo;il ne <em>peut</em>. Comment r&eacute;fl&eacute;chir alors &agrave; ce d&eacute;sir de langue de mani&egrave;re scientifique, et qu&rsquo;en dire dans une perspective didactique&nbsp;?</p> <p>Questionner le d&eacute;sir de langues revient en effet, en moins joliment dit, &agrave; questionner ce qui pousse &agrave; agir en direction de la langue pour se l&rsquo;approprier, commun&eacute;ment d&eacute;crit comme la &laquo;&nbsp;motivation&nbsp;&raquo; &agrave; apprendre la langue. Se demander pourquoi la personne &ndash; le sujet &ndash; apprend, c&rsquo;est-&agrave;-dire veut ou ne veut pas apprendre la langue, mais aussi l&rsquo;apprend ou ne l&rsquo;apprend pas, implique toutefois de se demander ce que l&rsquo;on veut dire exactement&nbsp;: &laquo;&nbsp;pourquoi on apprend&nbsp;&raquo; peut en effet se r&eacute;f&eacute;rer aux raisons (<em>pourquoi </em>dans le sens de <em>why </em>ou <em>warum</em>), aux finalit&eacute;s (<em>pour quoi</em>, que l&rsquo;on traduirait par <em>what for</em> ou <em>wozu</em>), ou encore aux modalit&eacute;s de l&rsquo;apprentissage (comment&nbsp;au sens du&nbsp;<em>how </em>anglais ou du&nbsp;<em>wie </em>allemand). Cette question du <em>comment </em>se r&eacute;f&eacute;rant plus directement &agrave; des dispositifs didactiques ou sociaux<a href="#sdfootnote1sym" name="sdfootnote1anc">1</a> destin&eacute;s &agrave; faire apprendre, ce sont plut&ocirc;t les deux autres &ndash; <em>pour quoi </em>et <em>pourquoi </em>&ndash; qui se rapprochent le plus de la notion courante de motivation, et qui semblent intervenir au moment o&ugrave; le &laquo;&nbsp;comment&nbsp;&raquo; ne suffit plus, c&rsquo;est-&agrave;-dire quand le dispositif didactique ne fait pas ou plus effet. Souvent en effet, on &ndash; l&rsquo;enseignant, le chercheur, l&rsquo;observateur &ndash; cat&eacute;gorise la personne comme &laquo;&nbsp;hyper motiv&eacute;e&nbsp;&raquo; quand elle apprend manifestement de mani&egrave;re autonome, au-del&agrave; de tout dispositif didactique visible ou valoris&eacute;, ou au contraire comme &laquo;&nbsp;pas ou peu motiv&eacute;e&nbsp;&raquo; quand elle ne fonctionne pas dans le dispositif pr&eacute;vu, visible, valoris&eacute;. Autrement dit, cat&eacute;goriser la personne en termes de motivation revient &agrave; la positionner en regard d&rsquo;un dispositif didactique ou social mis en place pour l&rsquo;accompagner dans le d&eacute;veloppement de son r&eacute;pertoire. Ainsi, soit la personne apprend quand m&ecirc;me, ou apprend malgr&eacute; tout alors que le dispositif semble inad&eacute;quat, soit elle n&rsquo;apprend pas et/ou se d&eacute;sengage activement ou passivement du dispositif alors qu&rsquo;il est pourtant consid&eacute;r&eacute; comme ad&eacute;quat. Dans tous les cas, c&rsquo;est sa d&eacute;sob&eacute;issance, au fond, qui la cat&eacute;gorise&nbsp;: elle suit son d&eacute;sir &agrave; rebours de ce qui para&icirc;t comme du bon sens ou de la norme, et comme toujours le d&eacute;sir, celui-ci est plus ou moins valoris&eacute; selon ce qu&rsquo;il met en jeu. Si ce d&eacute;sir a un go&ucirc;t d&rsquo;&eacute;chec ou de rejet, s&rsquo;il correspond au d&eacute;sir de partir, de se d&eacute;sengager d&rsquo;un dispositif, la sanction est sans appel&nbsp;: peu motiv&eacute;, d&eacute;viant. Quant &agrave; la personne que le d&eacute;sir d&eacute;sint&eacute;ress&eacute; de la langue pousse &agrave; l&rsquo;apprendre contre vents et mar&eacute;es, elle est glorifi&eacute;e comme parangon de la soci&eacute;t&eacute; n&eacute;o-lib&eacute;rale &agrave; qui elle donne la preuve irr&eacute;futable que vouloir, c&rsquo;est pouvoir, et donc, surtout dans les situations de migration o&ugrave; la langue est &agrave; la fois preuve et pr&eacute;requis de l&rsquo;int&eacute;gration, elle prouve par l&agrave; m&ecirc;me son ad&eacute;quation &agrave; la norme dominante.</p> <p>Ainsi, mobiliser le concept un peu vain, un peu fourre-tout de &laquo;&nbsp;motivation&nbsp;&raquo; pour r&eacute;fl&eacute;chir au d&eacute;sir de langue s&rsquo;av&egrave;re finalement aidant, en ce qu&rsquo;il souligne un d&eacute;s&eacute;quilibre entre l&rsquo;importance donn&eacute;e tant&ocirc;t au dispositif, tant&ocirc;t au sujet dans l&rsquo;analyse de ce qui encourage ou freine l&rsquo;appropriation langagi&egrave;re. Comme le sugg&egrave;re notamment Castellotti (2017), en effet, quel que soit le dispositif didactique mis en &oelig;uvre, et peu importe qu&rsquo;il fonctionne ou dysfonctionne, c&rsquo;est la personne dans sa diversit&eacute; et sa complexit&eacute; qui fait la diff&eacute;rence. Il me semble donc, et c&rsquo;est la r&eacute;flexion propos&eacute;e ici, que d&eacute;construire cet espace qui pousse &agrave; convoquer la notion de motivation permet d&rsquo;en savoir plus sur le sujet en situation de s&rsquo;approprier une nouvelle langue, sur ce qui lui ouvre des acc&egrave;s pour le faire, mais aussi de r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; la place ou au r&ocirc;le &agrave; lui donner si on veut l&rsquo;accompagner dans son d&eacute;sir de langue, quel qu&rsquo;il soit. Il s&rsquo;agira donc ici de r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; la mani&egrave;re de contourner le concept de motivation, &agrave; &eacute;tudier comment ne pas le mobiliser au moment o&ugrave; l&rsquo;on voudrait justement le mobiliser, ou de le mobiliser en creux, non pour ce qu&rsquo;il d&eacute;signe mais pour ce qu&rsquo;il masque. Con&ccedil;ue de mani&egrave;re soit trop instrumentale, soit trop intrins&egrave;que, la notion de motivation ne rend en effet compte ni de la diversit&eacute;, ni de la complexit&eacute; des sujets et des interactions sociales, et ne permet donc aucune intervention p&eacute;dagogique lorsque les m&eacute;thodes et autres cadres ne suffisent pas ou plus&nbsp;: il importe donc de la contourner pour tenter une d&eacute;finition de ce qu&rsquo;est le d&eacute;sir de langue.</p> <p>En illustrant mon propos &agrave; l&rsquo;aide d&rsquo;extraits de biographies langagi&egrave;res r&eacute;flexives recueillies dans le cadre d&rsquo;un cours universitaire en sociolinguistique de l&rsquo;appropriation langagi&egrave;re aupr&egrave;s d&rsquo;&eacute;tudiantes alloglottes de niveau Baccalaur&eacute;at universitaire deuxi&egrave;me partie, je commencerai par pr&eacute;ciser ce que recouvrent ici les notions de langue et d&rsquo;appropriation langagi&egrave;re en lien avec les notions de subjectivit&eacute; et de socialisation langagi&egrave;re, au sens fort, pour penser le d&eacute;sir comme un engagement dans la langue structur&eacute; par des enjeux subjectifs, sociaux et communicatifs. Enfin, dans une perspective plus didactique, je soulignerai les raisons pour lesquelles les d&eacute;marches biographiques r&eacute;flexives me semblent pertinentes pour accompagner les sujets dans leur d&eacute;sir de langue, quel qu&rsquo;il soit.</p> <h2>1. De l&rsquo;agir &agrave; la langue&nbsp;: quel d&eacute;sir&nbsp;?</h2> <h3>1.1. La langue et son appropriation</h3> <p>Les adultes que les circonstances de la vie poussent &agrave; fonctionner dans un nouveau contexte linguistique et social, et donc &agrave; devenir, lorsqu&rsquo;ils ou elles s&rsquo;engagent dans une d&eacute;marche d&rsquo;appropriation langagi&egrave;re, des apprenant-e-s en contexte homoglotte (&eacute;tudiants universitaires qui &eacute;tudient le fran&ccedil;ais langue &eacute;trang&egrave;re et/ou en fran&ccedil;ais, r&eacute;fugi&eacute;s qui doivent entrer dans la langue d&rsquo;un pays qu&rsquo;ils n&rsquo;ont pas forc&eacute;ment choisi, couples qui fonctionnent en plusieurs langues) sont amen&eacute;s &agrave; vivre et agir dans la langue sans forc&eacute;ment la ma&icirc;triser au sens canonique du terme (Kern et Liddicoat, 2008&nbsp;; Zeiter, 2013). Dans ce genre de situations, le plus d&eacute;licat est d&rsquo;acc&eacute;der &agrave; des pratiques sociales dans la nouvelle langue, c&rsquo;est-&agrave;-dire d&rsquo;acc&eacute;der &agrave; un r&eacute;seau social et au march&eacute; de l&rsquo;emploi, un lieu de socialisation langagi&egrave;re particuli&egrave;rement fort, susceptibles de faciliter leur d&eacute;veloppement langagier. Dans ce cadre, les ressources langagi&egrave;res doivent &ecirc;tre pens&eacute;es comme &laquo;&nbsp;un tout, qui recouvre toutes les langues, tous les dialectes, styles, registres, codes et routines qui caract&eacute;risent l&rsquo;interaction quotidienne.&nbsp;&raquo; (ma traduction) (Busch, 2013&nbsp;: 21).&nbsp;</p> <p>La personne dispose ainsi d&rsquo;un r&eacute;pertoire de ressources &eacute;nonciatives qu&rsquo;elle mobilise pour pouvoir fonctionner avant m&ecirc;me d&rsquo;avoir acquis la moindre ressource dans la nouvelle langue, et qu&rsquo;elle modifie et enrichit sans cesse au gr&eacute; de ses pratiques sociales en diff&eacute;rentes langues et vari&eacute;t&eacute;s de langue&nbsp;: pour Busch (<em>op. cit.</em>), le r&eacute;pertoire est donc plurilingue et h&eacute;t&eacute;roglossique, au sens de Bakhtine, et il se construit, s&rsquo;enrichit, au gr&eacute; des exp&eacute;riences sociales, psycho-affectives et physiques qui constituent la trajectoire de la personne.</p> <p>Concevoir la langue comme un r&eacute;pertoire de possibilit&eacute;s &eacute;nonciatives force ainsi &agrave; la consid&eacute;rer dans ses mises en &oelig;uvre sociales, c&rsquo;est-&agrave;-dire comme discours et donc comme agir social, ce qui permet de prendre en compte les dimensions subjectives et sociales qui entrent en jeu dans le processus d&rsquo;appropriation. En effet, si la langue est consid&eacute;r&eacute;e comme un agir social, son appropriation doit &ecirc;tre con&ccedil;ue dans une perspective r&eacute;ellement prax&eacute;ologique (Bronckart, 2004; Bulea &amp; Bronckart, 2005; Bulea &amp; Jeanneret, 2007; Jeanneret, 2010), c&rsquo;est-&agrave;-dire comme intrins&egrave;quement li&eacute;e aux pratiques sociales qui permettent de rencontrer des faits de langue &ndash; au sens large &ndash; &agrave; s&rsquo;approprier pour en faire de nouvelles ressources &eacute;nonciatives. Ainsi, comme le souligne Jeanneret (2010&nbsp;: 28),&nbsp;&laquo;&nbsp;s&rsquo;approprier une langue c&rsquo;est se construire une capacit&eacute; &agrave; participer aux pratiques sociales tandis qu&rsquo;en retour la participation aux activit&eacute;s sociales permet au sujet de configurer ses ressources langagi&egrave;res [&hellip;]&nbsp;&raquo;.</p> <p>Consid&eacute;rer le processus d&rsquo;appropriation comme une capacit&eacute; globale masque toutefois trois dimensions de la langue que Py (2004) avait d&eacute;j&agrave; d&eacute;crites comme le &laquo;&nbsp;territoire&nbsp;&raquo; de l&rsquo;apprenant en termes de syst&egrave;me, norme et t&acirc;che, et qui rel&egrave;vent d&rsquo;apprentissages diff&eacute;rents. Je pousserai ici cette id&eacute;e un peu plus loin en consid&eacute;rant la personne comme une subjectivit&eacute; qui r&eacute;fl&eacute;chit &agrave; ses positionnements, un &ecirc;tre social qui se positionne et est positionn&eacute;, et qui le fait par des comportements en grande partie &ndash; et surtout pour ce qui nous int&eacute;resse &ndash; langagiers. Ces comportements langagiers recouvrent trois r&eacute;alit&eacute;s simultan&eacute;es et ins&eacute;parables qui constituent son r&eacute;pertoire. D&rsquo;une part, du <em>syst&egrave;me</em>, compris ici en termes de morpho-syntaxe, de prononciation, de lexique, ... autrement dit tout ce qui rel&egrave;ve de la technique, ou de la langue <em>stricto sensu</em> et qui permet d&rsquo;acc&eacute;der &agrave; une langue correcte. D&rsquo;autre part, des positionnements discursifs et sociaux par et dans la langue, qui &agrave; la fois mat&eacute;rialisent et d&eacute;terminent les enjeux de <em>pouvoir </em>dans lesquels la personne &eacute;volue&nbsp;: en d&rsquo;autres termes, ce qui lui permet de d&eacute;fendre ses droits. Enfin, des normes sociales et communicatives, c&rsquo;est-&agrave;-dire tout ce qui permet l&rsquo;<em>agir social</em> et qui est &agrave; la jonction entre le syst&egrave;me et le pouvoir et qui rel&egrave;ve d&rsquo;une langue et d&rsquo;un discours ad&eacute;quats.</p> <p>Ces trois axes sont &eacute;videmment interd&eacute;pendants. Ils peuvent toutefois &ecirc;tre ma&icirc;tris&eacute;s par la personne &agrave; des degr&eacute;s divers ou avoir une importance diff&eacute;rente, ce qui implique qu&rsquo;elle doive penser son engagement dans l&rsquo;appropriation langagi&egrave;re en fonction de ce qui est effectivement ou subjectivement le plus probl&eacute;matique pour elle &agrave; un moment donn&eacute;. Ces axes permettent en effet de distinguer des probl&eacute;matiques distinctes li&eacute;es aux pratiques sociales en L2, certaines plus formelles, donc plus li&eacute;es au syst&egrave;me, certaines plus interactionnelles et contextuelles, donc li&eacute;es &agrave; l&rsquo;agir, et enfin certaines plus symboliques, li&eacute;es aux enjeux de pouvoir inh&eacute;rents, pour reprendre Avanza &amp; Lafert&eacute; (2005), soit &agrave; son identification &ndash; par exemple en termes de permis de s&eacute;jour &ndash; soit &agrave; l&rsquo;articulation de ses images sociales comme &eacute;tranger, migrant, expat&rsquo;, etc.&nbsp;Il s&rsquo;agit alors de compl&eacute;ter Jeanneret (2010) en pr&eacute;cisant qu&rsquo;apprendre une langue, c&rsquo;est se construire une capacit&eacute; &agrave; participer aux pratiques sociales en d&eacute;veloppant un r&eacute;pertoire de possibilit&eacute;s &eacute;nonciatives correctes, ad&eacute;quates et utiles &agrave; d&eacute;fendre ses droits.</p> <p>Dans le cadre d&rsquo;un cours de sociolinguistique de l&rsquo;appropriation langagi&egrave;re de niveau Baccalaur&eacute;at universitaire donn&eacute; en 2018, Nazli, l&rsquo;une de mes &eacute;tudiantes, pr&eacute;sente tr&egrave;s clairement &ndash; et assez intuitivement, puisqu&rsquo;elle r&eacute;dige ce texte pour le deuxi&egrave;me cours du semestre &ndash; ces trois axes. Voici un extrait de sa r&eacute;flexion, sur la base de la consigne suivante, donn&eacute;e pour la deuxi&egrave;me s&eacute;ance du semestre&nbsp;: &laquo;&nbsp;Qu&rsquo;est-ce que la langue, pour vous&nbsp;? Dans un bref texte, expliquez ce que vous entendez par le terme &#39;&#39;langue&#39;&#39;&nbsp;&raquo;.</p> <p><font size="2"><font style="font-size: 11pt"><b>Exemple 1</b></font></font></p> <blockquote> <p><q>[...] C&rsquo;est le deuxi&egrave;me pays o&ugrave; je tente de vivre, mais ce n&rsquo;est pas mon pays non plus. Je ne sais pas quand je vais me sentir chez moi. Je suis kurde de Turquie. Je ne sais pas parler kurde. Je suis ici, mais je ne suis pas d&rsquo;ici. Ce n&rsquo;est pas un sentiment nouveau pour moi. Mais, en parlant tr&egrave;s bien le turc, je faisais semblant d&rsquo;&ecirc;tre [de Turquie].</q></p> <p><q>Je n&rsquo;ai plus envie de faire semblant. Ce n&rsquo;est pas mon probl&egrave;me si vous avez construit des fronti&egrave;res des pays, des langues diff&eacute;rentes, des cultures diff&eacute;rentes. M&ecirc;me si vous les consid&eacute;rez comme des richesses, &agrave; haut voix ; je sais tr&egrave;s bien que, dans vous, au fond, ce n&rsquo;est pas si simple. En v&eacute;rit&eacute;, c&rsquo;est les accents qui comptent, les fautes de langues, les comportements.</q></p> <p><q>Le fait de faire semblant est une situation li&eacute;e &agrave; l&rsquo;identit&eacute; du personnage. Et la langue joue une grande partie dans cette situation. Je n&rsquo;arrive pas &agrave; trouver ma place dans le monde, parce que je ne donne pas le m&ecirc;me sens &agrave; la langue que les autres. Pour la plupart, la langue est attach&eacute;e tr&egrave;s fortement &agrave; l&rsquo;identit&eacute; et &agrave; la culture. Pour moi, c&rsquo;est un outil pour communiquer et qu&rsquo;on l&rsquo;approprie par hasard. Si je suis Kurde de Turquie, c&rsquo;est parce que par hasard. (&hellip;) Vous me demandez ce que j&rsquo;entends par le terme &laquo;&nbsp;langue&nbsp;&raquo;. Alors ma r&eacute;ponse est&nbsp;: la langue signifie pour moi &laquo;&nbsp;se r&eacute;fugier dans un autres pays&nbsp;&raquo;.</q></p> </blockquote> <p>Lorsqu&rsquo;elle &eacute;crit &laquo;&nbsp;en parlant tr&egrave;s bien le turc, je faisais semblant d&rsquo;&ecirc;tre [de Turquie]&nbsp;&raquo;, ou encore &laquo;&nbsp;[e]n v&eacute;rit&eacute;, c&rsquo;est les accents qui comptent, les fautes de langues, les comportements&nbsp;&raquo;, Nazli d&eacute;crit la langue en termes de ma&icirc;trise du syst&egrave;me linguistique et le d&eacute;finit comme outil &agrave; la fois de libert&eacute; et de discrimination. Cette ma&icirc;trise du syst&egrave;me est intrins&egrave;quement li&eacute;e aux circonstances de la vie, par exemple &laquo;&nbsp;Si je suis Kurde de Turquie, c&rsquo;est [...] par hasard&nbsp;&raquo;, c&rsquo;est-&agrave;-dire que Nazli d&eacute;finit la langue comme un outil de communication que l&rsquo;on s&rsquo;approprie au gr&eacute; des pratiques sociales, notamment quand elle explique parler turc mais pas kurde, puisque son agir social a eu lieu en Turquie. La distinction que fait Nazli entre &laquo;&nbsp;je suis ici &raquo;&nbsp;et &laquo;&nbsp;je ne suis pas d&rsquo;ici&nbsp;&raquo; fait semble-t-il le lien entre l&rsquo;agir social et les enjeux socio-historiques qui influencent les pratiques sociales et langagi&egrave;res, en termes de rejet, d&rsquo;appartenance, et de droit &agrave; &laquo;&nbsp;trouver sa place&nbsp;&raquo;&nbsp;: autrement dit, elle touche &agrave; la langue comme enjeu de pouvoir en mettant en lien &laquo;&nbsp;des fronti&egrave;res&nbsp;des pays, des langues diff&eacute;rentes, des cultures diff&eacute;rentes&nbsp;&raquo; et en pr&eacute;cisant qu&rsquo;elle &laquo;&nbsp;n&rsquo;arrive pas &agrave; trouver [s]a place dans le monde, parce [qu&rsquo;elle] ne donne pas le m&ecirc;me sens &agrave; la langue que les autres&nbsp;&raquo; pour qui, contrairement &agrave; elle au vu de sa situation, rattachent la langue &laquo;&nbsp; tr&egrave;s fortement &agrave; l&rsquo;identit&eacute; et &agrave; la culture&nbsp;&raquo;. En d&eacute;clarant enfin que la langue revient &agrave; &laquo;&nbsp;se r&eacute;fugier dans un autres pays&nbsp;&raquo;, Nazli donne &agrave; l&rsquo;appropriation langagi&egrave;re une signification complexe et ambivalente&nbsp;: elle implique de vivre et d&rsquo;agir socialement pour avoir lieu, mais pour y parvenir, il faut le faire dans une langue correcte en termes de syst&egrave;me et ad&eacute;quate en termes de normes communicatives et sociales, afin d&rsquo;&eacute;chapper aux discriminations li&eacute;es &agrave; l&rsquo;alt&eacute;rit&eacute; et prendre ou reprendre le pouvoir sur sa vie.</p> <h3>1.2. Sujet et subjectivit&eacute;</h3> <p>S&rsquo;int&eacute;resser &agrave; l&rsquo;appropriation langagi&egrave;re revient toutefois en amont &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; l&rsquo;apprentissage en g&eacute;n&eacute;ral, et donc &agrave; s&rsquo;aventurer du c&ocirc;t&eacute; de la psychologie du d&eacute;veloppement &ndash; de l&rsquo;adulte, en l&rsquo;occurrence. On l&rsquo;aura sans doute compris, le courant qui sous-tend la perspective sur la langue comme r&eacute;pertoire pr&eacute;sent&eacute;e ici est fondamentalement socioconstructiviste, dans la ligne des travaux de Vygotski ((1934) 1997) et de Bruner (1983) sur le d&eacute;veloppement de l&rsquo;enfant, des travaux qui ont &eacute;t&eacute; souvent mobilis&eacute;s pour r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; l&rsquo;appropriation langagi&egrave;re en L1/L2&nbsp;: pensons en particulier, mais pas seulement, aux travaux de John-Steiner (1990) ou Frawley &amp; Lantolf (1985) qui tentent de penser dans cette ligne l&rsquo;appropriation d&rsquo;une L2, ou de Bronckart (1985), qui envisage un mod&egrave;le beaucoup plus large destin&eacute; &agrave; expliquer la socialisation notamment langagi&egrave;re dans une perspective psycho-sociale. Cette perspective con&ccedil;oit le d&eacute;veloppement humain comme un processus psychique situ&eacute;, en consid&eacute;rant que le sujet seul, sans socialisation, ne peut rien apprendre. En ce sens, la personne qui est en situation de s&rsquo;approprier une nouvelle langue &ndash; et d&rsquo;autant plus quand on consid&egrave;re le discours comme une pratique sociale &ndash; est &agrave; consid&eacute;rer dans ses dimensions psycho-affectives, physiques et sociales, c&rsquo;est-&agrave;-dire, tr&egrave;s sch&eacute;matiquement, qu&rsquo;elle est un sujet pensant en interaction avec le monde et la soci&eacute;t&eacute; &agrave; travers un corps et ancr&eacute; dans une historicit&eacute; propre.</p> <p>Pour traiter du d&eacute;sir de langue, il me semble utile de distinguer, toujours tr&egrave;s sch&eacute;matiquement, deux orientations de ce sujet pensant lorsqu&rsquo;il s&rsquo;oriente vers la question de son entr&eacute;e dans une nouvelle langue.&nbsp;D&rsquo;une part, ce qui irait dans le sens de la cognition, c&rsquo;est-&agrave;-dire des m&eacute;canismes d&rsquo;apprentissage &agrave; proprement parler que la personne met consciemment en &oelig;uvre en lien avec un dispositif didactique ou des habitudes d&rsquo;apprentissage, et qu&rsquo;elle tend parfois &agrave; d&eacute;connecter de ses pratiques sociales courantes rel&egrave;ve d&rsquo;une pratique sociale focalis&eacute;e sur l&rsquo;activit&eacute; d&rsquo;apprendre (par exemple m&eacute;moriser du vocabulaire, entra&icirc;ner de la prononciation ou encore entra&icirc;ner des constructions sp&eacute;cifiques). D&rsquo;autre part, ce que je consid&egrave;re comme relevant de la subjectivit&eacute;, qui est ce qui m&rsquo;int&eacute;resse ici, concerne la mani&egrave;re particuli&egrave;re qu&rsquo;a chaque personne de donner du sens &agrave; sa pr&eacute;sence au monde et &agrave; ses exp&eacute;riences et structure plus ou moins directement son appropriation langagi&egrave;re. Ces deux dimensions sont intrins&egrave;quement li&eacute;es, mais je propose de les distinguer pour les besoins de l&rsquo;analyse, en consid&eacute;rant ce sur quoi elles s&rsquo;appliquent&nbsp;: la cognition &agrave; l&rsquo;apprentissage, au sens de d&eacute;veloppement cognitif, et la subjectivit&eacute; comme donnant sens au monde, &agrave; la vie, aux exp&eacute;riences. C&rsquo;est il me semble de cette subjectivit&eacute; dont il s&rsquo;agit quand on parle de d&eacute;sir de langue, ou de ce qui pousse la personne &agrave; s&rsquo;engager ou &agrave; se d&eacute;sengager de l&rsquo;appropriation langagi&egrave;re.</p> <p>Les auto- et h&eacute;t&eacute;ropositionnements sociaux et identitaires, mais aussi le sens que la personne donne &agrave; ce qu&rsquo;elle vit en lien avec son engagement dans l&rsquo;appropriation langagi&egrave;re structurent son d&eacute;sir de langue. On parlera alors ici d&rsquo;une mat&eacute;rialisation concr&egrave;te de la subjectivit&eacute;, c&rsquo;est-&agrave;-dire du passage d&rsquo;une dynamique psycho-affective dont, comme observateur, on ne sait rien, &agrave; des comportements observables lorsqu&rsquo;ils sont discursifs&nbsp;: la mani&egrave;re dont la personne s&rsquo;&eacute;nonce et articule dans son discours des cat&eacute;gorisations et des repr&eacute;sentations sociales donne des indications sur sa subjectivit&eacute; au moment de cette &eacute;nonciation, mais aussi sur la mani&egrave;re dont elle a construit ses repr&eacute;sentations sociales au fil de sa trajectoire (Jeanneret &amp; Pahud, 2013; Porquier, 1995), sur la complexit&eacute; de ces repr&eacute;sentations sociales individuelles (Jodelet, 2008), qui sont toujours plus riches et parfois paradoxales, ambivalentes, ainsi que sur la mani&egrave;re sp&eacute;cifique qu&rsquo;a la personne de les mobiliser et de les articuler pour r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; son engagement dans l&rsquo;appropriation langagi&egrave;re (Zeiter, 2018).</p> <p>Le d&eacute;sir de langue ou la &laquo;&nbsp;motivation&nbsp;&raquo; au sens large rel&egrave;ve donc de la subjectivit&eacute;, et plus pr&eacute;cis&eacute;ment de ce que j&rsquo;appelle, dans la ligne de Butler (1990) et Weedon (1996), l&rsquo;agentivit&eacute;, comme orientation de la subjectivit&eacute; vers un agir destin&eacute; &agrave; modifier une situation per&ccedil;ue comme insatisfaisante. Tant que l&rsquo;agentivit&eacute; reste au niveau du d&eacute;sir, de la volont&eacute;, elle n&rsquo;est pas visible&nbsp;; elle le devient lorsqu&#39;elle se mat&eacute;rialise par l&rsquo;engagement de la personne dans une d&eacute;marche concr&egrave;te, en l&rsquo;occurrence pour ce qui nous int&eacute;resse dans une d&eacute;marche li&eacute;e &agrave; la langue. Cet engagement est observable pour lui-m&ecirc;me et/ou dans ce que la personne en raconte, et dans la mani&egrave;re dont elle le raconte.</p> <p>Pour illustrer cela, je prends maintenant un extrait tir&eacute; du travail de Nurah, une autre &eacute;tudiante de mon cours, mais qui est dans une autre &eacute;tape de la r&eacute;daction de son travail de validation, o&ugrave; elle doit articuler son exp&eacute;rience aux concepts th&eacute;oriques vus en cours et dans diff&eacute;rents articles scientifiques&nbsp;:</p> <p><strong>Exemple 2</strong></p> <blockquote> <p><q>En traduisant un mot dans les quatre langues que je connaissais, je pensais pouvoir arriver &agrave; une bonne compr&eacute;hension globale. Chaque nouveau mot que je voyais, je l&rsquo;apprenais par c&oelig;ur. J&rsquo;ai achet&eacute; des livres en fran&ccedil;ais traduits en anglais pour apprendre comment les phrases &eacute;taient construites. Malgr&eacute; cela, l&rsquo;habitude d&rsquo;avoir un entourage francophone m&rsquo;a beaucoup plus aid&eacute;e au niveau des renseignements et des explications concrets. Mon ins&eacute;curit&eacute; langagi&egrave;re m&rsquo;a toujours emp&ecirc;ch&eacute;e d&rsquo;utiliser des mots que je croyais conna&icirc;tre car les exp&eacute;riences o&ugrave; l&rsquo;on m&rsquo;a fait sentir que mon fran&ccedil;ais n&rsquo;&eacute;tait pas ad&eacute;quat m&rsquo;ont fait perdre confiance dans mon mode d&rsquo;apprentissage que je pensais solide. J&rsquo;avais aussi v&eacute;cu des moments d&rsquo;embarras avec les gens qui travaillaient derri&egrave;re des guichets (CFF ou &agrave; la commune) o&ugrave; souvent dans ces endroits l&rsquo;entourage est silencieux et chacun attend son tour. Ces personnes au guichet parlent tr&egrave;s fort et parfois ils r&eacute;p&egrave;tent &laquo;&nbsp;je ne vous comprends pas Madame&nbsp;!&raquo; &agrave; haute voix. Le regard des personnes qui attendent est g&ecirc;nant. Cela me donnait une mauvaise image de moi, comme si je balbutiais ou alors parlais de mani&egrave;re incompr&eacute;hensible. Ces situations me rendaient mal &agrave; l&rsquo;aise, mais je les affrontais quand-m&ecirc;me pour obtenir ce que je voulais. </q></p> <p><q>Ce genre de situations a renforc&eacute; en moi la peur d&rsquo;&ecirc;tre jug&eacute;e d&rsquo;avoir mal prononc&eacute; ou d&rsquo;utiliser des mots inad&eacute;quats [&hellip;] Le sentiment d&rsquo;ins&eacute;curit&eacute; voire de culpabilit&eacute; est un frein &agrave; l&rsquo;apprentissage et &agrave; l&rsquo;envie de communiquer. Mais paradoxalement, gr&acirc;ce &agrave; ces situations v&eacute;cues, j&rsquo;ai eu l&rsquo;envie d&rsquo;en savoir plus. [&hellip;]</q></p> </blockquote> <p class="western" lang="fr-FR">Dans cet extrait, Nurah explicite les diff&eacute;rentes m&eacute;thodes qu&rsquo;elle a mises en &oelig;uvre pour entrer dans le fran&ccedil;ais&nbsp;: elle commence par montrer une focalisation sur le syst&egrave;me, le lexique surtout, en s&rsquo;appuyant sur les autres langues de son r&eacute;pertoire et sur des textes bilingues, et relate un apprentissage par c&oelig;ur, ce que je d&eacute;crivais plus haut comme une focalisation sur des techniques d&rsquo;apprentissage. Elle mentionne ensuite les limites de ses m&eacute;thodes, qui sont l&rsquo;agir social&nbsp;: &agrave; la fois aidant &ndash; elle dit qu&rsquo;elle a plus appris gr&acirc;ce &agrave; son entourage francophone &ndash; et freinant, par les enjeux de pouvoir, en l&rsquo;occurrence les petites humiliations subies en tant que femme &eacute;trang&egrave;re, de couleur et non francophone, qui se mat&eacute;rialisent par une insistance sur son manque de ma&icirc;trise du syst&egrave;me et rebondit sur son sentiment de l&eacute;gitimit&eacute;, en termes d&rsquo;ins&eacute;curit&eacute; linguistique (Boudreau, 2016) &ndash; en termes d&rsquo;inad&eacute;quation &agrave; une norme valoris&eacute;e &ndash; et d&rsquo;ins&eacute;curit&eacute; sociolangagi&egrave;re index&eacute;e &agrave; certains types de situations (Adami et Andr&eacute;, 2010). Ce paradoxe li&eacute; &agrave; l&rsquo;agir social pourrait &ecirc;tre mis en lien avec ce que le socioconstructivisme d&eacute;crit comme un conflit socio-cognitif favorable &agrave; l&rsquo;apprentissage. Ce conflit se mat&eacute;rialise chez Nurah dans l&rsquo;alternance entre des contextes de socialisation langagi&egrave;re s&eacute;curis&eacute;s &ndash; son entourage francophone &ndash; et des contextes d&eacute;stabilisants pour les pans de son r&eacute;pertoire &ndash; est-ce le syst&egrave;me, les normes ou le pouvoir, ou les trois, qui pose probl&egrave;me&nbsp;? Dans tous les cas, ce conflit socio-cognitif aboutit &agrave; &laquo;&nbsp;l&rsquo;envie d&rsquo;en savoir plus&nbsp;&raquo;, autrement dit au d&eacute;sir de langue, au d&eacute;clenchement d&rsquo;une forme d&rsquo;agentivit&eacute; mat&eacute;rialis&eacute;e dans son engagement dans une formation en langue.</p> <h2 class="western" lang="fr-FR">2. Socialisation (langagi&egrave;re) du sujet et engagement</h2> <p>Ce que le concept de motivation ne permet pas bien de saisir, et qui nous int&eacute;resse quand on parle de d&eacute;sir de langue, concerne ainsi le passage de l&rsquo;agentivit&eacute; &agrave; l&rsquo;engagement, ou plut&ocirc;t, les parasites qui brouillent ce passage et qui vont parfois jusqu&rsquo;&agrave; provoquer le d&eacute;sengagement total ou partiel. En lien avec la perspective pos&eacute;e sur le r&eacute;pertoire langagier dans ses trois dimensions &ndash; syst&egrave;me, agir social et pouvoir &ndash; le d&eacute;sir de langue, c&rsquo;est-&agrave;-dire le passage de l&rsquo;agentivit&eacute; &agrave; l&rsquo;engagement, peut alors &ecirc;tre pens&eacute; comme l&rsquo;articulation de probl&eacute;matiques li&eacute;es au sens que la personne, dans sa subjectivit&eacute;, donne &agrave; ses exp&eacute;riences sociales pr&eacute;sentes (proches ou globales) en fonction des repr&eacute;sentations sociales construites dans sa trajectoire et en lien avec ses projections pour l&rsquo;avenir. Cette interpr&eacute;tation que fait la personne de sa situation rel&egrave;ve de la subjectivit&eacute; et peut &ecirc;tre explor&eacute;e par le biais de d&eacute;marches biographiques de type r&eacute;flexif (Zeiter 2016), qui permettent d&rsquo;obtenir un aper&ccedil;u du sens que la personne donne &agrave; diff&eacute;rents aspects de son d&eacute;veloppement langagier.</p> <p>Puisque la personne n&rsquo;est pas d&rsquo;abord une apprenante de langue, mais un &ecirc;tre humain vivant pris dans des contingences qui souvent la d&eacute;passent, elle donne d&rsquo;abord du sens &agrave; ces contingences sociales effectives dans lesquelles elle est prise, &agrave; diff&eacute;rents degr&eacute;s (statut socio-&eacute;conomique, administratif, positionnements interactionnels quotidiens et multiples), et dans lesquelles elle fonctionne et/ou doit fonctionner dans une nouvelle langue&nbsp;: elle y vit, elle y travaille ou y &eacute;tudie peut-&ecirc;tre, en tout cas elle y agit et donc y exp&eacute;rimente toutes sortes d&rsquo;aventures sociales o&ugrave; la/les langue(s) joue(nt) un r&ocirc;le. Les outils de la sociolinguistique critique (Heller, 2008), en particulier l&rsquo;ethnographie, peuvent ainsi utilement s&rsquo;articuler &agrave; des donn&eacute;es biographiques r&eacute;flexives pour varier les points de vue et ainsi investiguer les questions de normes sociales et de pouvoir qui structurent l&rsquo;appropriation langagi&egrave;re. D&rsquo;autre part, la personne est engag&eacute;e dans des activit&eacute;s interactionnelles, communicatives, langagi&egrave;res, autrement dit dans des t&acirc;ches communicatives sp&eacute;cifiques dans la nouvelle langue, ce qui se rapproche de l&rsquo;id&eacute;e de besoins communicatifs, et de comment r&eacute;pondre &agrave; ces besoins. Il y a alors focalisation sur le syst&egrave;me et sur les normes d&rsquo;agir communicatif &ndash; ce que Busch appelle les &laquo;&nbsp;routines&nbsp;&raquo; &ndash; qui sont li&eacute;es &agrave; la communication&nbsp;: si certaines normes ne sont pas respect&eacute;es, la communication ne passe vraiment pas. Les outils de la linguistique appliqu&eacute;e sont utiles pour investiguer cet aspect, et ceux de la didactique des langues pour r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;y travailler, en se focalisant plus sp&eacute;cifiquement sur le syst&egrave;me et les normes communicatives.&nbsp;</p> <p>En d&rsquo;autres termes, la subjectivit&eacute; donne donc du sens aux positionnements langagiers et sociaux et provoque certains comportements potentiellement (d&eacute;s)engageants. Certains positionnements sociaux sont toutefois effectifs, la personne y est assujettie et ne peut s&rsquo;y soustraire, ce qui est aussi potentiellement (d&eacute;s)engageant. Enfin, certaines t&acirc;ches communicatives sp&eacute;cifiques, au niveau purement interactionnel, peuvent &ecirc;tre rendues (im)possibles par la ma&icirc;trise du syst&egrave;me et des normes communicatives, ce qui articul&eacute; aux deux autres axes, est &eacute;galement (d&eacute;s)engageant, mais ne suffit pas en soi&nbsp;: on n&rsquo;apprend pas juste pour communiquer.</p> <p>Les r&eacute;flexions de Nazli et de Nurah sont int&eacute;ressantes pour illustrer la mani&egrave;re dont la subjectivit&eacute; appliqu&eacute;e &agrave; des exp&eacute;riences sociales et communicatives structure le d&eacute;sir de langue, un d&eacute;sir qui s&rsquo;av&egrave;re dynamique, complexe et mouvant. Outre le fait que l&rsquo;une soit kurde turque et l&rsquo;autre &eacute;rythr&eacute;enne n&eacute;e en Arabie saoudite, ces deux jeunes femmes ont en commun d&rsquo;avoir le m&ecirc;me &acirc;ge, d&rsquo;avoir eu acc&egrave;s &agrave; des &eacute;tudes par la r&eacute;ussite d&rsquo;un examen pr&eacute;alable<a href="#sdfootnote2sym" name="sdfootnote2anc">2</a> &agrave; une formation en FLE, d&rsquo;avoir un statut de r&eacute;fugi&eacute;e statutaire en Suisse, et de l&rsquo;avoir obtenu par regroupement familial, ce qui repr&eacute;sente une &laquo;&nbsp;piste d&rsquo;atterrissage&nbsp;&raquo;, c&rsquo;est-&agrave;-dire l&rsquo;assurance d&rsquo;avoir d&egrave;s leur arriv&eacute;e une famille et un r&eacute;seau social qui connaissent d&eacute;j&agrave; les fonctionnements locaux, ce qui facilite l&rsquo;entr&eacute;e dans la nouvelle soci&eacute;t&eacute; (Zeiter, 2018). La mani&egrave;re dont elles expriment leur d&eacute;sir de langue est fortement li&eacute;e &agrave; leur statut et &agrave; la d&eacute;qualification li&eacute;e &agrave; la migration, mais l&rsquo;articulation subjective des enjeux est sp&eacute;cifique &agrave; chacune, en fonction de sa trajectoire et de ses repr&eacute;sentations sociales, et conduit donc &agrave; un d&eacute;sir de ma&icirc;trise langagi&egrave;re qui se mat&eacute;rialise un peu diff&eacute;remment.</p> <p>Chez Nazli, le d&eacute;sir de langue se focalise sur la pr&eacute;cision dans la prononciation et le lexique par exemple, et dans le d&eacute;veloppement de comp&eacute;tences &eacute;crites &agrave; la fois acad&eacute;miques et litt&eacute;raires&nbsp;: une fois son dipl&ocirc;me de fran&ccedil;ais termin&eacute;, elle a commenc&eacute; un Baccalaur&eacute;at en Lettres modernes, en sachant que la ma&icirc;trise d&rsquo;une langue lettr&eacute;e y est extr&ecirc;mement valoris&eacute;e, de m&ecirc;me que l&rsquo;expression litt&eacute;raire (elle &eacute;crit elle-m&ecirc;me, et &ccedil;a se retrouve dans ses textes). Ceci entre en r&eacute;sonnance avec ce qu&rsquo;elle relate de son positionnement social (s&rsquo;effacer comme r&eacute;fugi&eacute;e, &ecirc;tre invisible) et qui correspond &agrave; sa trajectoire, c&rsquo;est-&agrave;-dire, en termes bourdieusiens, &agrave; la reproduction d&rsquo;un habitus de Kurde turque en Suisse&nbsp;: faire partie de la marge fait partie de sa socialisation, de m&ecirc;me que le cacher par une ma&icirc;trise exemplaire de la langue dominante, comme elle l&rsquo;exprime ici&nbsp;:</p> <p><strong>Exemple 3</strong></p> <blockquote> <p><q>C&rsquo;est tr&egrave;s naturel et normal qu&rsquo;un &eacute;tranger fasse des fautes, qu&rsquo;il prononce diff&eacute;remment. Il n&rsquo;y a pas besoin de se tourner plusieurs fois pour le regarder et pour &ecirc;tre s&ucirc;r qu&rsquo;il parle le fran&ccedil;ais. [&hellip;] Les Suisses romands ont plus l&rsquo;habitude d&rsquo;entendre des langues &eacute;trang&egrave;res que du mauvais fran&ccedil;ais. &Agrave; cause de cette impression, je n&rsquo;aime pas parler fran&ccedil;ais dans les transports publics. [&hellip;] C&rsquo;est une situation qu&rsquo;un &eacute;tranger ne vivrait jamais en Turquie. Les Turcs sont vraiment tr&egrave;s aimables avec les gens qui essayent de parler en Turc. L&rsquo;importance c&rsquo;est de juste pouvoir se comprendre, apr&egrave;s les fautes deviennent chou. Contrairement, ils ne sont pas si aimables contre les Kurdes qui essayent de parler leurs langues maternelles depuis des ann&eacute;es.</q></p> </blockquote> <p>Par ailleurs, son travail sur la langue est, elle le dit ailleurs dans le texte et dans un entretien, ce qui lui a permis de r&eacute;ussir l&rsquo;examen d&rsquo;entr&eacute;e &agrave; l&rsquo;universit&eacute;&nbsp;: c&rsquo;est donc ce qui lui permet de pallier la non-reconnaissance de ses dipl&ocirc;mes turcs en Suisse, et par l&agrave; m&ecirc;me d&rsquo;&eacute;chapper progressivement au syst&egrave;me d&rsquo;aide sociale dans lequel les r&eacute;fugi&eacute;&middot;e&middot;s sont pris et qui les pousse vers des formations rapides et directement professionnalisantes dans les m&eacute;tiers de l&rsquo;entretien, de la sant&eacute; non qualifi&eacute;e, de la restauration ou du b&acirc;timent, comme j&rsquo;ai pu le documenter dans la recherche ethnographique men&eacute;e dans ce contexte. Pour Nazli, la langue et la formation en langue permettent donc de contrer concr&egrave;tement et symboliquement, en partie bien s&ucirc;r, l&rsquo;assujettissement li&eacute; &agrave; son statut de r&eacute;fugi&eacute;e et qu&rsquo;elle per&ccedil;oit, on l&rsquo;a vu dans son premier texte, comme une injustice&nbsp;: elle &eacute;crivait en effet consid&eacute;rer l&rsquo;id&eacute;e de fronti&egrave;re et de diff&eacute;rence entre les peuples comme arbitraire, et ne pas avoir choisi de na&icirc;tre kurde en Turquie.</p> <p>Chez Nurah, le d&eacute;sir de langue est &eacute;galement li&eacute; &agrave; un positionnement social, mais surtout en termes professionnels&nbsp;:</p> <p><strong>Exemple 4</strong></p> <blockquote> <p><q>Je croyais que d&egrave;s mon arriv&eacute;e, comme je parlais plusieurs langues, j&rsquo;aurais acc&egrave;s aux &eacute;tudes que je voulais faire ou que j&rsquo;allais trouver un travail dans le m&ecirc;me domaine qu&rsquo;en Arabie saoudite. Puisque le travail dans le domaine du tourisme est international et que je parle l&rsquo;anglais (langue de r&eacute;f&eacute;rence), l&rsquo;arabe, le tigrigna (L1) et l&rsquo;amharique, mais pas le fran&ccedil;ais, ceci a pos&eacute; un probl&egrave;me mais de plus mon permis de s&eacute;jour &eacute;tait encore un plus grand obstacle pour l&rsquo;emploi. [&hellip;] Pour cette raison, j&rsquo;ai d&ucirc; recommencer tout en bas de l&rsquo;&eacute;chelle&nbsp;: aide en cuisine, aide au m&eacute;nage, &agrave; la caisse d&rsquo;un endroit de location du v&eacute;lo et b&eacute;n&eacute;vole pour les associations de r&eacute;fugi&eacute;s (interpr&egrave;te et guide d&rsquo;int&eacute;gration). &Agrave; chaque &eacute;tape mon vocabulaire et mes connaissances se sont enrichies. Finalement, j&rsquo;ai eu une proposition de l&rsquo;Etat, gr&acirc;ce &agrave; mes connaissances des langues, j&rsquo;ai pass&eacute; la formation d&rsquo;interpr&egrave;te communautaire.</q></p> </blockquote> <p>Nurah se positionne comme une professionnelle du tourisme plurilingue et pluriculturelle qui n&rsquo;est pas parvenue, en raison de son statut et du manque de fran&ccedil;ais comme langue dominante du lieu, &agrave; se r&eacute;ins&eacute;rer imm&eacute;diatement et dans sa branche sur le march&eacute; de l&rsquo;emploi. Mais d&rsquo;une certaine mani&egrave;re, elle se pr&eacute;sente comme une &laquo;&nbsp;super r&eacute;fugi&eacute;e&nbsp;&raquo;, en tant que b&eacute;n&eacute;vole dans l&rsquo;interpr&eacute;tariat et l&rsquo;int&eacute;gration, et se positionne comme une gagnante&nbsp;: son statut de r&eacute;fugi&eacute;e, &agrave; peine &eacute;voqu&eacute;, l&rsquo;a retard&eacute;e dans son acc&egrave;s aux &eacute;tudes, mais elle y est finalement parvenue, et elle se &laquo;&nbsp;raccroche&nbsp;&raquo; en quelque sorte &agrave; ses projets initiaux. Elle pr&eacute;sente ici encore l&rsquo;agir social, donc ses pratiques effectives, comme autant d&rsquo;opportunit&eacute;s de d&eacute;velopper son r&eacute;pertoire, jusqu&rsquo;&agrave; se pr&eacute;senter comme professionnelle de la langue, comme interpr&egrave;te communautaire pour l&rsquo;&Eacute;tat, avec le profit de distinction qu&rsquo;elle semble en retirer ;&nbsp;le travail sur le syst&egrave;me, dont elle parlait pr&eacute;c&eacute;demment, et sur lequel elle avait fortement mis l&rsquo;accent au d&eacute;part, ainsi que ses exp&eacute;riences de socialisation pas toujours favorables, on l&rsquo;a vu, ont fini par payer, en termes de pouvoir&nbsp;: la langue est ce qui lui a permis une reconversion professionnelle et, comme Nazli, l&rsquo;acc&egrave;s &agrave; la formation sup&eacute;rieure, valoris&eacute;e pour elle.</p> <p>Selon qu&rsquo;on le consid&egrave;re sous l&rsquo;angle de la subjectivit&eacute;, de la communication ou de l&rsquo;assujettissement &agrave; des contingences sociales, le d&eacute;sir de langue se pr&eacute;sente donc de mani&egrave;re sp&eacute;cifique, m&ecirc;me si concr&egrave;tement il se mat&eacute;rialise dans un engagement dans une d&eacute;marche d&rsquo;appropriation langagi&egrave;re qui, comme c&rsquo;est le cas pour Nazli et Nurah, peut &ecirc;tre tout &agrave; fait similaire. La r&eacute;flexion &agrave; mener sur les modalit&eacute;s du passage de l&rsquo;agentivit&eacute; &agrave; l&rsquo;engagement quand ce passage vient &agrave; poser probl&egrave;me peut donc s&rsquo;orienter sur les trois niveaux de la subjectivit&eacute;, de l&rsquo;agir social et du communicatif, que l&rsquo;on peut distinguer pour l&rsquo;analyse. Au niveau subjectif, il s&rsquo;agit d&rsquo;un agir individuel et sp&eacute;cifique&nbsp;: la personne dans sa diversit&eacute; et sa complexit&eacute; articule ses repr&eacute;sentations sociales de mani&egrave;re toujours sp&eacute;cifique face &agrave; une situation donn&eacute;e pour d&eacute;ployer son agentivit&eacute;, qui se mat&eacute;rialise par et dans l&rsquo;engagement dans l&rsquo;appropriation langagi&egrave;re. Au niveau communicatif, il est question d&rsquo;agir interactionnel, de ce qui se passe dans l&rsquo;ici et le maintenant de l&rsquo;interaction, voire un peu plus largement dans l&rsquo;agir communicatif d&rsquo;un contexte sp&eacute;cifique, ce que Wenger appelle une communaut&eacute; de pratiques, qui peut &ecirc;tre une communaut&eacute; r&eacute;elle, imagin&eacute;e ou rejet&eacute;e (Norton, 2013&nbsp;; Zeiter, 2017), et en fonction de quoi la personne va cibler ses efforts en termes de syst&egrave;me et de normes communicatives&nbsp;:</p> <blockquote> <p><q>Il peut s&rsquo;agir d&rsquo;un groupe de musiciens en train de r&eacute;p&eacute;ter en vue d&rsquo;un concert, d&rsquo;adeptes d&rsquo;Internet d&eacute;sireux de joindre un r&eacute;seau mondial de t&eacute;l&eacute;communication, d&rsquo;alcooliques en cure de d&eacute;sintoxication rassembl&eacute;s dans un sous-sol d&rsquo;&eacute;glise, de scientifiques &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre dans un laboratoire de recherche, d&rsquo;utilisateurs de nouvelles technologies misant sur les &eacute;changes pour mieux comprendre les syst&egrave;mes complexes ou, encore, de jeunes adolescents r&eacute;unis dans le but de donner un sens &agrave; leur vie.</q> (Wenger, 2009:&nbsp;4)</p> </blockquote> <p>Au niveau social enfin, on se r&eacute;f&egrave;re &agrave; l&rsquo;agir social, &agrave; ce qui se passe globalement pour la personne socialement, c&rsquo;est-&agrave;-dire &agrave; sa socialisation au sens fort, dont Roberts d&eacute;crit les interactions comme</p> <blockquote> <p><q>des lieux de construction des identit&eacute;s sociales, des lieux o&ugrave; les interactants se voient attribuer des places et o&ugrave; ils se positionnent eux-m&ecirc;mes. C&rsquo;est dans le cadre de formations discursives particuli&egrave;res que les gens s&rsquo;expriment. Dans le cas des travailleurs migrants, cela inclut les discours li&eacute;s &agrave; l&rsquo;appartenance ethnique et sociale (et plus g&eacute;n&eacute;ralement au racisme), &agrave; leur comp&eacute;tence de communication, &agrave; leur comp&eacute;tence telle qu&rsquo;elle est per&ccedil;ue ainsi qu&rsquo;au positionnement local qui appara&icirc;t lors de chaque interaction.</q> (Roberts, 1999: 107)</p> </blockquote> <h2>3. Pour conclure&nbsp;: la r&eacute;flexivit&eacute; pour l&rsquo;autonomie</h2> <p>Le dispositif p&eacute;dagogique auquel Nazli et Nurah ont pris part avait pour objectif de permettre aux &eacute;tudiant&middot;e&middot;s de distinguer les diff&eacute;rentes dimensions de l&rsquo;appropriation langagi&egrave;re que sont le syst&egrave;me, l&rsquo;agir social et le pouvoir, qui, on l&rsquo;a vu dans le premier texte de Nazli, sont des dimensions assez intuitivement per&ccedil;ues mais qui m&eacute;ritent d&rsquo;&ecirc;tre d&eacute;construites pour pouvoir y r&eacute;fl&eacute;chir, comme dans le travail final de Nurah. J&rsquo;y ai propos&eacute; aux &eacute;tudiants d&rsquo;articuler leur exp&eacute;rience &agrave; des concepts th&eacute;oriques pour favoriser leur r&eacute;flexivit&eacute;. L&rsquo;id&eacute;e &eacute;tait qu&rsquo;ils et elles renforcent leur connaissance d&rsquo;eux-m&ecirc;mes comme apprenants, tout en construisant leurs connaissances th&eacute;oriques en sociolinguistique de l&rsquo;appropriation langagi&egrave;re. Cette approche s&rsquo;appuie sur la r&eacute;flexion que j&rsquo;ai propos&eacute;e ici, qui implique, surtout avec des adultes en contexte homoglotte, de penser la transmission de la langue &agrave; travers des dispositifs didactiques et/ou sociaux comme une mani&egrave;re d&rsquo;accompagner leur d&eacute;sir de langue. En d&rsquo;autres termes, il s&rsquo;agit de travailler sur pied d&rsquo;&eacute;galit&eacute; avec eux, comme avec des partenaires (qu&rsquo;ils sont de fait&nbsp;!), en leur procurant des ressources r&eacute;flexives par le biais de l&rsquo;&eacute;crit ou de l&rsquo;oral et &agrave; diff&eacute;rents degr&eacute;s de th&eacute;orisation, selon leur parcours ant&eacute;rieur, leur situation pr&eacute;sente et leurs projections pour l&rsquo;avenir, pour leur permettre de vivre, en fonction dans une langue donn&eacute;e de mani&egrave;re toujours plus autonome.</p> <p>Il faut ainsi, je crois, vraiment renoncer &agrave; cette id&eacute;e de &laquo;&nbsp;motivation&nbsp;&raquo;, qui ne s&rsquo;applique finalement que quand on n&rsquo;a pas ou plus de prise sur autrui, quand on n&rsquo;a pas la possibilit&eacute; d&rsquo;&ecirc;tre dans une relation de pouvoir et que donc on ne sait plus comment agir. Au contraire, il me semble que r&eacute;pondre au d&eacute;sir implique de passer &agrave; l&rsquo;acte, c&rsquo;est-&agrave;-dire d&rsquo;accompagner la personne dans son passage d&rsquo;un d&eacute;sir de langue, donc d&rsquo;un souhait irrationnel et impossible &agrave; satisfaire, &agrave; la langue, donc &agrave; des pratiques en langue satisfaisantes &agrave; ses yeux.</p> <p>Une r&eacute;flexivit&eacute; appliqu&eacute;e notamment au pouvoir symbolique et aux positionnements sociaux est &agrave; mon sens essentielle tant pour la personne en situation d&rsquo;apprendre une nouvelle langue que pour les personnes qui les y accompagnent, si l&rsquo;on souhaite &eacute;viter que la formation en langue ne corresponde &agrave; un dressage, &agrave; l&rsquo;assujettissement des personnes, surtout quand elles sont &eacute;trang&egrave;res et en situation de migration subie. Par ailleurs, cette r&eacute;flexivit&eacute; est &eacute;galement un moyen de d&eacute;velopper le r&eacute;pertoire pluriculturel en transformant les exp&eacute;riences interculturelles potentiellement p&eacute;nibles, exotiques ou minorisantes en occasions de r&eacute;flexion sociale. Il s&rsquo;agit alors de se construire dans la continuit&eacute;, non dans rupture, et d&rsquo;ainsi r&eacute;concilier une vision enchant&eacute;e et une vision critique de la socialisation.</p> <h2>R&eacute;f&eacute;rences bibliographiques</h2> <p>ADAMI, Herv&eacute;, &amp; ANDR&Eacute;, Virginie, &laquo;&nbsp;Les migrants en ins&eacute;curit&eacute; linguistique au travail: analyses et perspectives de formation&nbsp;&raquo;, <em>Points</em> <em>communs</em>, 40, 2010, p. 1-5.</p> <p>AVANZA, Martina, &amp; LAFERT&Eacute;, Gilles, &laquo;&nbsp;D&eacute;passer la &laquo;&nbsp;construction des identit&eacute;s&nbsp;&raquo;? Identification, image sociale, appartenance&nbsp;&raquo;, <em>Gen&egrave;ses</em>, 4(61), 2005, p. 134-152.</p> <p>BOUDREAU, Annette, <em>A l&rsquo;ombre de la langue l&eacute;gitime. L&rsquo;Acadie dans la francophonie</em>, Paris, Classiques Garnier, 2016.</p> <p>BRONCKART, Jean-Paul, &laquo;&nbsp;La probl&eacute;matique de l&rsquo;agir en philosophie et en sciences humaines&nbsp;&raquo;, dans Jean-Paul Bronckart, Ekaterina Bulea, Laurent Filliettaz, et al. (Eds.), <em>Agir et discours en situation de travail</em>, Gen&egrave;ve, Facult&eacute; de psychologie et des sciences de l&rsquo;Education, 2004, p. 17-66.</p> <p>BRONCKART, Jean-Paul, JOHN-STEINER, Vera, et al., <em>Vygotsky aujourd&rsquo;hui</em>, Paris, Delachaux et Niestl&eacute;, 1985.</p> <p>BRUNER, J&eacute;rome Seymour,<em> Le d&eacute;veloppement de l&rsquo;enfant. 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Se construire en couple mixte plurilingue</em>, Lyon, ENS-Lyon, 2018.</p> <p>&nbsp;</p> <div id="sdfootnote1"> <p><small><a href="#sdfootnote1anc" name="sdfootnote1sym">1</a> Par &laquo;&nbsp;dispositif social&nbsp;&raquo;, je pense aux activit&eacute;s sociales (sorties sportives, visites de mus&eacute;es, repas en commun, etc.) mises en place prioritairement pour accueillir la personne dans une nouvelle soci&eacute;t&eacute; et lui permettre de s&rsquo;y projeter ce qui, sur un deuxi&egrave;me plan, implique g&eacute;n&eacute;ralement de l&rsquo;aider &agrave; entrer dans la langue&nbsp;: le dispositif est donc social avant que d&rsquo;&ecirc;tre didactique, c&rsquo;est-&agrave;-dire qu&rsquo;il se focalise sur la socialisation avant que sur l&rsquo;enseignement-apprentissage de la langue. On pense ici principalement aux personnes issues d&rsquo;exp&eacute;riences migratoires subies, mais &eacute;galement aux &eacute;tudiant&middot;e&middot;s internationaux, par exemple, qui doivent entrer dans un (nouveau) syst&egrave;me acad&eacute;mique&nbsp;: il s&rsquo;agit d&rsquo;abord de se d&eacute;brouiller socialement, de parvenir &agrave; donner du sens &agrave; un nouveau contexte social, pour pouvoir se concentrer toujours plus finement sur la langue.</small></p> </div> <div id="sdfootnote2"> <p><small><a href="#sdfootnote2anc" name="sdfootnote2sym">2</a> Il s&rsquo;agit d&rsquo;un examen d&rsquo;entr&eacute;e &agrave; l&rsquo;universit&eacute; extr&ecirc;mement s&eacute;lectif, mis en place pour les personnes dont les titres ne sont pas reconnus et qui souhaitent d&eacute;buter une formation acad&eacute;mique.</small></p> </div>