<h2>Introduction</h2> <p>&Agrave; la question de savoir ce que deviennent les langues dans un monde domin&eacute; par une &eacute;conomie de march&eacute; qui impose insidieusement un &laquo;&nbsp;mode de gouvernement de soi&nbsp;&raquo; assimilable, selon le philosophe Michel Fabre, &agrave; &laquo;&nbsp;une forme d&rsquo;&eacute;thique&nbsp;&raquo;, mais d&rsquo;inspiration n&eacute;olib&eacute;rale (Fabre, 2015), il nous semble n&eacute;cessaire d&rsquo;apporter des &eacute;l&eacute;ments de probl&eacute;matisation &agrave; propos de ce qui rel&egrave;ve de la subjectivit&eacute; dans et entre les langues.</p> <p>&Agrave; partir de travaux ayant d&eacute;j&agrave; explor&eacute; la question du sujet dans les sciences du langage, et celle de son devenir en didactique des langues &eacute;trang&egrave;res<a href="#sdfootnote1sym" name="sdfootnote1anc">1</a>, nous souhaitons proposer ici l&rsquo;&eacute;clairage d&rsquo;un r&eacute;cit de vie, qui nous a &eacute;t&eacute; livr&eacute; il y a deux ans par une personne demeurant depuis six ans en France au moment de l&rsquo;entretien. Ce r&eacute;cit nous semble en effet rejoindre certaines pistes de r&eacute;flexion &agrave; propos des rapports des sujets aux langues, &agrave; leurs transmissions et &agrave; leurs appropriations, en m&ecirc;me temps que des perspectives critiques sur les formes d&rsquo;instrumentalisme qui se d&eacute;ploient depuis quelques ann&eacute;es dans les discours didactiques<a href="#sdfootnote2sym" name="sdfootnote2anc">2</a>.</p> <p>Nous partirons de l&rsquo;id&eacute;e qu&rsquo;il y a n&eacute;cessit&eacute;, et m&ecirc;me urgence &agrave; repenser aujourd&rsquo;hui les fondements th&eacute;oriques des disciplines s&#39;int&eacute;ressant &agrave; l&rsquo;enseignement et l&rsquo;apprentissage des langues, car si elles rendent compte du langage et de la transmission, elles rendent du m&ecirc;me coup compte de ce qui constitue le sujet lui-m&ecirc;me, en l&rsquo;inscrivant non seulement dans l&rsquo;ordre du symbolique, mais aussi dans la filiation, la m&eacute;moire et la relation &agrave; l&rsquo;autre. Si, comme nous le croyons, la didactique des langues &eacute;trang&egrave;res court le risque de c&eacute;der, pour reprendre les mots de Maude Vadot, &agrave; un &laquo;&nbsp;id&eacute;al de ma&icirc;trise, de rationalisation et de conscientisation de la langue&nbsp;&raquo; (Vadot, 2012&nbsp;: 259), ce pseudo-id&eacute;al ne pourra que la rendre perm&eacute;able &agrave; diverses formes d&rsquo;utilisation des esprits et de la connaissance&nbsp;; des utilisations qui sont d&rsquo;ailleurs perceptibles depuis de nombreuses ann&eacute;es d&eacute;j&agrave; dans des notions circulantes comme &laquo;&nbsp;communication efficace&nbsp;&raquo;,&nbsp; &laquo;&nbsp;utilisateur/ usager des langues&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;motivation&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;autonomie&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;ing&eacute;nierie de la formation&nbsp;&raquo; ou &laquo;&nbsp;acteur social&nbsp;&raquo;. Et si, comme nous le croyons encore, l&rsquo;instrumentalisme se construit comme &laquo;&nbsp;une &eacute;laboration d&eacute;fensive contre l&rsquo;emprise du langage sur notre &ecirc;tre&nbsp;&raquo; (Prieur, 1996&nbsp;: 20), nous pouvons alors nous demander ce qu&rsquo;ont &agrave; en dire des sujets qui mettent en r&eacute;cit leur histoire personnelle avec des langues qu&rsquo;ils ont quitt&eacute;es ou rejointes, comme le fait le locuteur de l&rsquo;entretien que nous allons pr&eacute;senter. L&rsquo;&laquo;&nbsp;emprise du langage sur notre &ecirc;tre&nbsp;&raquo; sera &agrave; concevoir du c&ocirc;t&eacute; des rapports subjectifs aux langues et des places symboliques qui s&rsquo;y construisent, &agrave; partir de formes d&rsquo;imaginaires qui reviennent sur des divisions subjectives, des clivages, des traces d&rsquo;une s&eacute;paration fondamentale<a href="#sdfootnote3sym" name="sdfootnote3anc">3</a>. En tout,</p> <blockquote> <p><font face="Times New Roman, serif">Il s&rsquo;agira de reconna&icirc;tre que le d&eacute;sir d&rsquo;un sujet s&rsquo;inscrit dans et par le langage. C&rsquo;est dire qu&rsquo;apprendre une langue &eacute;trang&egrave;re, &ccedil;a touche &agrave; cela, c&rsquo;est-&agrave;-dire que c&rsquo;est ce qui va permettre &agrave; un sujet d&rsquo;investir une place symbolique par le langage. Que cette place symbolique aura quelque chose &agrave; voir avec l&rsquo;imaginaire. (&hellip;) Quelle place id&eacute;ale aurais-je avec cette langue autre&nbsp;? (Anderson, 2003&nbsp;: 349)</font></p> </blockquote> <p align="justify">Nous lirons les extraits du r&eacute;cit propos&eacute; &agrave; partir de quelques points de r&eacute;f&eacute;rence qui permettent d&rsquo;&eacute;laborer la question de la subjectivit&eacute; non pas &agrave; partir de ce qui se donnerait comme un rapport de pl&eacute;nitude ou d&rsquo;&eacute;vidence de l&rsquo;&ecirc;tre parlant &agrave; son dire ou &agrave; son vouloir dire, mais plut&ocirc;t &agrave; partir d&rsquo;un manque appelant de l&rsquo;alt&eacute;rit&eacute;, avec ce que Prieur con&ccedil;oit comme un &laquo;&nbsp;devenir sujet [&hellip;] ins&eacute;parable d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;alogie constituante&nbsp;&raquo; qui passe forc&eacute;ment par &laquo;&nbsp;l&rsquo;&eacute;tranger&nbsp;&raquo;, par &laquo;&nbsp;l&rsquo;acc&egrave;s &agrave; l&rsquo;autre comme semblable &eacute;tranger, &eacute;trangeant&nbsp;&raquo; (1996&nbsp;: 36). La question du d&eacute;sir d&rsquo;alt&eacute;rit&eacute; nous m&egrave;nera &agrave; celle du d&eacute;sir de savoir, d&rsquo;apprendre, pour autant que &laquo;&nbsp;[le] rapport &agrave; l&rsquo;autre langue, ouvre aussi &agrave; la g&eacute;n&eacute;alogie des savoirs et des champs de connaissances, qui se constitue pour un sujet dans l&rsquo;entre-deux-langues, soit &agrave; ce qu&rsquo;il peut dire, savoir dans l&rsquo;une et dans l&rsquo;autre, et inversement.&nbsp;&raquo; <i>(ibid.</i>&nbsp;: 56). Le r&eacute;cit de la rencontre avec l&rsquo;autre langue sera ainsi abord&eacute; comme une sc&egrave;ne o&ugrave; se rejoue la rencontre avec des savoirs autres, et pr&eacute;cis&eacute;ment d&eacute;sir&eacute;s car autres, car permettant d&rsquo;ouvrir &agrave; de nouvelles positions subjectives, de nouveaux imaginaires de soi, de nouvelles identifications.</p> <h2>1. Tomber amoureux d&rsquo;une musique</h2> <p>Nous avons souhait&eacute; analyser un rapport d&rsquo;identification en particulier, celui qui s&rsquo;est jou&eacute; entre l&rsquo;interview&eacute; et un &eacute;tranger illustre et inspirant pour le musicien qu&rsquo;il est&nbsp;: Claude Debussy. Le locuteur dont nous allons transcrire les paroles est d&rsquo;origine chilienne. Il a une trentaine d&rsquo;ann&eacute;es, il est &eacute;tudiant, de langue maternelle espagnole, et raconte comment il a commenc&eacute; &agrave; apprendre le fran&ccedil;ais comme langue &eacute;trang&egrave;re. Avant de venir &eacute;tudier en France, six ans auparavant, il a &eacute;tudi&eacute; la musicologie au Chili. L&rsquo;entretien a &eacute;t&eacute; r&eacute;alis&eacute; en juillet 2017, et les questions pos&eacute;es ont &eacute;t&eacute; les moins nombreuses et les plus ouvertes possible, avec par exemple &laquo;&nbsp;Peux-tu me parler de ton apprentissage du fran&ccedil;ais&nbsp;?&nbsp;&raquo; comme entame. Au fil de l&rsquo;entretien les questions rebondiront sur des &eacute;l&eacute;ments de conversation fournis par l&rsquo;interview&eacute;, avec par exemple&nbsp;: &laquo;&nbsp;Qu&rsquo;est-ce qui t&rsquo;a d&eacute;cid&eacute; &agrave; candidater &agrave; une bourse pour venir en France&nbsp;?&nbsp;&raquo;, pour la partie de l&rsquo;entretien qui va nous int&eacute;resser (il s&rsquo;agit de la portion situ&eacute;e entre la 27<sup>&egrave;me</sup> et la 39<sup>&egrave;me</sup> minute, sur 1h16 au total). Nous avons uniquement transcrit le verbatim, avec la notation (xxx) pour les passages que nous n&rsquo;avons pu comprendre.</p> <p align="justify">Autour de la 27<sup>&egrave;me</sup> minute appara&icirc;t donc la figure de Debussy. &Agrave; la question portant sur ses motivations &agrave; venir en France, le sujet r&eacute;pond imm&eacute;diatement qu&rsquo;il est tomb&eacute; amoureux de sa musique. <span style="background:transparent">Cet</span> amour fera de Debussy un &ecirc;tre ins&eacute;parable de la nouvelle langue, le fran&ccedil;ais, qui sera alors appris de fa&ccedil;on intensive. Nous verrons ensuite qu&rsquo;&agrave; cette figure id&eacute;alis&eacute;e fera pendant une autre image, moins lumineuse, celle du pays d&rsquo;origine qu&rsquo;il s&rsquo;agira de quitter. Mais pour l&rsquo;heure, nous allons d&eacute;crire ce qui se pr&eacute;sente comme une rencontre d&eacute;cisive, qui d&eacute;passe dirait-on le cadre proprement musical&nbsp;:</p> <blockquote> <p>[27&rsquo;02] J&rsquo;&eacute;tais tomb&eacute; amoureux de sa musique. Claude Debussy. J&rsquo;ai fait des recherches et tout pendant que je suivais les cours de fran&ccedil;ais, euh j&rsquo;empruntais des livres &agrave; lui euh &agrave; la biblioth&egrave;que de l&rsquo;institut fran&ccedil;ais, j&rsquo;&eacute;tais &agrave; fond quoi</p> <p>ouais, &agrave; fond dans sa musique, dans son esth&eacute;tique, dans sa vision de du monde</p> </blockquote> <p align="justify">Cette rencontre semble avoir engag&eacute; totalement le sujet du discours (voir l&rsquo;expression &laquo;&nbsp;&agrave; fond&nbsp;&raquo;, r&eacute;p&eacute;t&eacute;e quatre fois au cours de l&rsquo;entretien), et son caract&egrave;re &laquo;&nbsp;amoureux&nbsp;&raquo; n&rsquo;est pas sans faire &eacute;cho &agrave; d&rsquo;autres r&eacute;cits de rencontres avec des langues, tels que ceux qu&rsquo;a &eacute;tudi&eacute;s, dans un autre contexte, Victor Allouche dans son ouvrage <i>V&eacute;cus de langues en milieux australiens</i> (2005). Allouche a en effet pu observer, dans des journaux d&rsquo;apprentissage d&rsquo;&eacute;tudiants de FLE en Australie, le nouage d&rsquo;affects de l&rsquo;ordre de la s&eacute;duction ou de l&rsquo;abandon amoureux, &agrave; partir du sentiment de &laquo;&nbsp;musicalit&eacute;&nbsp;&raquo; de la langue, langue per&ccedil;ue comme &laquo;&nbsp;musique envo&ucirc;tante, enchanteresse&nbsp;&raquo;, qui &laquo;&nbsp;vous attire &agrave; elle de fa&ccedil;on quasi myst&eacute;rieuse&nbsp;&raquo; (2005&nbsp;: 62). Il ajoute&nbsp;: &laquo;&nbsp;Cet attrait pour la langue et la culture &eacute;trang&egrave;res est &agrave; consid&eacute;rer comme une v&eacute;ritable motivation de l&rsquo;&ecirc;tre entier de l&rsquo;apprenant, il ne s&rsquo;agit pas seulement de l&rsquo;&rsquo;&rsquo;apprenant&rsquo;&rsquo; au sens didactique, mais de l&rsquo;apprenant comme sujet.&nbsp;&raquo; <i>(id.).</i></p> <p align="justify">Allouche note aussi, fait int&eacute;ressant, des mouvements d&rsquo;&laquo;&nbsp;absorption de l&rsquo;autre&nbsp;&raquo;, que l&rsquo;on retrouve ici (&laquo;&nbsp;j&rsquo;empruntais des livres &agrave; lui&nbsp;&raquo;, formule curieuse mais signifiante du point de vue d&rsquo;un d&eacute;sir d&rsquo;appropriation des &eacute;l&eacute;ments de l&rsquo;autre), et m&ecirc;me d&rsquo;absorption de soi en l&rsquo;autre (&laquo;&nbsp;j&rsquo;&eacute;tais [&hellip;] &agrave; fond dans sa musique, dans son esth&eacute;tique, dans sa vision de du monde&nbsp;&raquo;). Dans la rencontre de cette alt&eacute;rit&eacute; &agrave; la fois esth&eacute;tique et linguistique, les territoires de l&rsquo;autre et du sujet paraissent s&rsquo;envahir mutuellement, s&rsquo;interp&eacute;n&eacute;trer, comme on le retrouve un peu plus loin avec des modificateurs qui pr&eacute;diquent la compl&eacute;tude de ce qui se pr&eacute;sente comme un abandon volontaire&nbsp;:</p> <blockquote> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">[30&rsquo;27] Et l&agrave; je re, re, red&eacute;couvre Claude Debussy, et l&agrave; euh <b>je rentre &agrave; fond dans</b></font><font face="Times New Roman, serif"> une dynamique de, de, d&rsquo;appr&eacute;ciation, de de contemplation avec cette musique-l&agrave;</font></p> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">[31&rsquo;03] c&rsquo;est une esth&eacute;tique <b>qui m&rsquo;envahit compl&egrave;tement</b></font></p> </blockquote> <p align="justify">La r&eacute;ciprocit&eacute; par laquelle le locuteur d&eacute;finit son rapport &agrave; Debussy pourrait m&ecirc;me sugg&eacute;rer une sorte de fusion identitaire, rep&eacute;rable dans la reprise de la m&ecirc;me locution adverbiale &laquo;&nbsp;&agrave; fond&nbsp;&raquo;, appliqu&eacute;e cette fois non plus au &laquo;&nbsp;je&nbsp;&raquo; mais &agrave; Debussy&nbsp;:</p> <blockquote> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">[31&rsquo;54] il suivait ses intuitions <b>&agrave; fond&nbsp;</b></font><font face="Times New Roman, serif">&raquo;</font></p> </blockquote> <p align="justify">ainsi que dans l&rsquo;usage d&rsquo;une comparaison d&rsquo;&eacute;galit&eacute; [je/ Debussy]&nbsp;:</p> <blockquote> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">[33&rsquo;19] et l&agrave; <b>pour lui, c&rsquo;&eacute;tait comme moi pour lui</b></font></p> </blockquote> <p align="justify">ou encore dans cet &eacute;nonc&eacute;, tout &agrave; fait explicite&nbsp;:</p> <blockquote> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">[34&rsquo;47] <b>et l&agrave; je commence &lsquo;fin &agrave; adopter cette cette identit&eacute;</b></font><font face="Times New Roman, serif">, et au fur et &agrave; mesure je me retrouve en train de candidater pour ces deux bourses de travail en France, voil&agrave;. Voil&agrave;. C&rsquo;est le r&ecirc;ve qui m&rsquo;a fait venir, c&rsquo;est &ccedil;a, c&rsquo;est un r&ecirc;ve esth&eacute;tique, qui m&rsquo;a fait venir en France.</font></p> </blockquote> <p align="justify">Dans ce dernier extrait, on note la th&eacute;matisation du &laquo;&nbsp;r&ecirc;ve&nbsp;&raquo; par une phrase cliv&eacute;e, qui produit un effet de personnification l&agrave; o&ugrave; l&rsquo;on attendrait plut&ocirc;t un agent anim&eacute; humain<a class="sdfootnoteanc" href="#sdfootnote4sym" name="sdfootnote4anc"><sup>4</sup></a>, comme instance qui a &laquo;&nbsp;fait venir&nbsp;&raquo;. Ceci rejoint l&rsquo;id&eacute;e que pour tout apprenant de langue, un imaginaire singulier se d&eacute;ploie, qui est appel&eacute; &agrave; se condenser sur des figures qui servent de &laquo;&nbsp;tremplins &agrave; identification&nbsp;&raquo; (Allouche, 2005&nbsp;: 63). La part de r&ecirc;ve par laquelle le sujet entre dans la nouvelle langue rejoint la part d&rsquo;imaginaire qui noue le rapport &agrave; toute langue, un imaginaire agissant de toute sa puissance de fascination, et qu&rsquo;Allouche relie aux dynamiques identificatoires&nbsp;:</p> <blockquote> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">D&rsquo;une certaine fa&ccedil;on, il est difficile de penser que la vie symbolique dans une autre langue n&rsquo;a pas d&rsquo;impact imaginaire sur notre personnalit&eacute;. Ce que nous voulons dire par l&agrave;, c&rsquo;est qu&rsquo;&agrave; travers des sujets &eacute;trangers se jouent de nouvelles identifications. Autrement dit, en parlant une langue &eacute;trang&egrave;re, on devient d&rsquo;une certaine fa&ccedil;on autre, on veut donner de nouvelles images de soi. (Allouche, 2012&nbsp;: 33)</font></p> </blockquote> <p align="justify">De nouvelles images de soi reli&eacute;es &agrave; l&rsquo;investissement libidinal des nouveaux signifiants (Amati-Mehler, Argentieri et Canestri, 1990/ 2004&nbsp;: 51) et se red&eacute;ployant dans l&rsquo;&eacute;laboration des nouveaux signifi&eacute;s. Ce qui nous semble int&eacute;ressant ici, c&rsquo;est que les nouveaux signifiants sont exp&eacute;riment&eacute;s dans la musique<a class="sdfootnoteanc" href="#sdfootnote5sym" name="sdfootnote5anc"><sup>5</sup></a> avant que d&rsquo;&ecirc;tre investis dans le langage, avec la d&eacute;couverte des livres (&laquo;&nbsp;j&rsquo;empruntais des livres &agrave; lui&nbsp;&raquo;) et la p&eacute;riode d&rsquo;apprentissage intensif &agrave; l&rsquo;Institut fran&ccedil;ais de la ville, pour une nouvelle symbolisation linguistique&nbsp;:</p> <blockquote> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">[34&rsquo;02] C&rsquo;est l&agrave; o&ugrave; je m&rsquo;arr&ecirc;te, hein je, pour moi la musique euh, la musique euh savante europ&eacute;enne c&rsquo;est, &eacute;gale Claude Debussy, parce que... Voil&agrave;, c&rsquo;est comme &ccedil;a. Et, pour faire le lien avec la langue, et donc je commence &agrave; &agrave; m&rsquo;informer, &agrave; &agrave; d&eacute;couvrir, &agrave; approfondir sur sa vie, son &oelig;uvre, tout &ccedil;a, &agrave; l&rsquo;institut fran&ccedil;ais, en empruntant des bouquins, des CD, etc. (xxx) fait faire des auditions &agrave; la maison, donc j&rsquo;apprenais le fran&ccedil;ais en lisant ses bouquins aussi. Et l&agrave; je commence &lsquo;fin &agrave; adopter cette cette identit&eacute;, et au fur et &agrave; mesure je me retrouve en train de candidater pour ces deux bourses de travail en France, voil&agrave;.</font></p> </blockquote> <p align="justify">On voit bien que se nouent ensemble apprentissage linguistique, d&eacute;sir, imaginaire et identification, en vue d&rsquo;un v&eacute;ritable changement de lieu et de vie. Il y a donc un r&ecirc;ve, esth&eacute;tique, qui attire, qui fait venir en France, et qui prend corps dans un &ecirc;tre distant &agrave; la fois dans l&rsquo;espace et dans le temps. Signalons qu&rsquo;il n&rsquo;est d&rsquo;ailleurs pas si rare d&rsquo;observer chez des apprenants de langues que l&rsquo;amour d&rsquo;une esth&eacute;tique ou d&rsquo;un artiste peut d&eacute;clencher des parcours d&rsquo;apprentissage parfois longs et exigeants, pouvant engager une vie enti&egrave;re. On peut bien s&ucirc;r penser, parmi les exemples r&eacute;cents, au cas d&rsquo;Akira Mizubayashi, l&rsquo;auteur d&rsquo;<i>Une langue venue d&rsquo;ailleurs </i>(2011), dont nous reparlerons plus loin. Il est manifeste en tout cas que ce genre d&rsquo;exp&eacute;rience exc&egrave;de le strict cadre des &laquo;&nbsp;repr&eacute;sentations&nbsp;&raquo; sociales des langues, et permet de porter un autre regard sur les analyses fonctionnelles des &laquo;&nbsp;besoins langagiers&nbsp;&raquo; en didactique ou en &laquo;&nbsp;ing&eacute;nierie des langues&nbsp;&raquo;.</p> <p align="justify">Avant d&rsquo;&eacute;voquer la part plus sombre de ce d&eacute;sir d&rsquo;alt&eacute;rit&eacute;, l&rsquo;envers du &laquo;&nbsp;r&ecirc;ve esth&eacute;tique&nbsp;&raquo; que le locuteur nomme &laquo;&nbsp;la d&eacute;ception chilienne&nbsp;&raquo;, nous allons essayer d&rsquo;observer comment le r&eacute;cit met en sc&egrave;ne la coupure d&rsquo;avec le monde d&rsquo;origine. Cette coupure approfondit semble-t-il la projection du <i>je</i> sur le personnage de Debussy, musicien virtuose mais aussi esprit r&eacute;volt&eacute; contre les codes harmoniques de son temps. Cela nous conduira &agrave; commenter quelques points qui nous semblent relever de la division subjective avec ce qu&rsquo;elle induit de rapport au langage, et de mise en mouvement du d&eacute;sir vers un ailleurs permettant fantasmatiquement de r&eacute;parer la blessure occasionn&eacute;e par cette division &ndash; ou du moins de trouver une position plus tenable que le d&eacute;chirement int&eacute;rieur, pour celui qui s&rsquo;exile.</p> <h2 align="justify">2. &laquo;&nbsp;Il a d&eacute;truit, mais de mani&egrave;re constructive&nbsp;&raquo;</h2> <p align="justify">Cet &eacute;nonc&eacute; oxymorique appara&icirc;t lorsque le locuteur &eacute;voque le rapport de Debussy &agrave; sa propre formation musicale, son &laquo;&nbsp;origine&nbsp;&raquo; de musicien en quelque sorte. Il r&eacute;sume son apport pionnier &agrave; la musique savante, et ce n&rsquo;est pas seulement un inspirateur qui se trouve <span style="background:transparent">d&eacute;crit</span>, mais une figure &agrave; caract&egrave;re h&eacute;ro&iuml;que, dont le parcours sera, tout comme celui du sujet, marqu&eacute; par une rencontre esth&eacute;tique d&eacute;cisive qui le poussera &agrave; s&rsquo;exiler et &agrave; se r&eacute;inventer. Dans le discours du sujet, l&rsquo;&laquo;&nbsp;ancien monde&nbsp;&raquo; sera donc pour le jeune Debussy du c&ocirc;t&eacute; des &laquo;&nbsp;vieux codes&nbsp;&raquo;, d&rsquo;une tradition et d&rsquo;une normativit&eacute; qu&rsquo;il rejette&nbsp;:</p> <blockquote> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">[31&rsquo;19] le prof nous expliquait, &lsquo;fin, que bon Claude Debussy je, d&rsquo;apr&egrave;s tout ce que j&rsquo;ai lu aussi c&rsquo;&eacute;tait un mec extr&ecirc;mement rebelle. Et comme comme tout grand g&eacute;nie euh &lsquo;fin il &eacute;tait d&eacute;test&eacute; &agrave; l&rsquo;&eacute;cole, &agrave; l&rsquo;&eacute;cole de musique, au conservatoire, on l&rsquo;aimait pas, parce qu&rsquo;il s&rsquo;en foutait de tous les enseignements, &lsquo;fin il apprenait euh un peu &agrave; moiti&eacute; quoi parce que toujours d&eacute;go&ucirc;t&eacute; des, des vieux codes, du conservatisme, le conservatoire c&rsquo;est le conservatisme</font></p> </blockquote> <p align="justify">Une transgression se profile, celle du &laquo;&nbsp;mec extr&ecirc;mement rebelle&nbsp;&raquo;, tandis que la normativit&eacute; situ&eacute;e du c&ocirc;t&eacute; des institutions tombe, ne fait plus sens. &Agrave; l&rsquo;horizon&nbsp;: &laquo;&nbsp;une grande r&eacute;volution mondiale&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;un nouveau style&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;une harmonie compl&egrave;tement diff&eacute;rente&nbsp;&raquo; &ndash; une cr&eacute;ation que le personnage illustre doit &agrave; son choix de suivre ses intuitions, de ne pas respecter l&rsquo;ordre &eacute;tabli, et de &laquo;&nbsp;d&eacute;truire&nbsp;&raquo; ce dernier pour reconstruire quelque chose de nouveau&nbsp;:</p> <blockquote> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">[31&rsquo;52] Et puis lui euh il suivait ses intuitions quoi, ses intuitions &agrave; fond, et puis il a d&eacute;truit, mais de mani&egrave;re constructive, et, l&rsquo;esth&eacute;tique qu&rsquo;il apprenait quoi, l&rsquo;harmonie qu&rsquo;il apprenait, tout &ccedil;a. Et donc il se sert de de l&rsquo;harmonie d&rsquo;une mani&egrave;re fonctionnelle pour exprimer ce qu&rsquo;il veut dire, pas, il respecte pas le code harmonique et standard, la r&egrave;gle, il applique &ccedil;a pour raconter un discours, donc il va compl&egrave;tement modifier, d&eacute;truire, &lsquo;fin, et c&rsquo;est comme &ccedil;a qu&rsquo;il commence aussi &agrave;, &agrave; introduire une harmonie m&eacute;di&eacute;vale appliqu&eacute;e donc tout ce m&eacute;lange-l&agrave;, classique, romantique, m&eacute;di&eacute;val, et avec une influence aussi &lsquo;fin, pour lui, il a ouvert sa t&ecirc;te, il s&rsquo;est ouvert &agrave; &ccedil;a, il a d&eacute;couvert &ccedil;a &agrave; l&rsquo;exposition universelle qui a eu lieu &agrave; Paris je me rappelle plus quand, mille huit cent fin (xxx) mille huit cent, il a d&eacute;couvert &ccedil;a, et puis euh il a entendu les gamelans du Mali, de Bali, Bali, et l&agrave; pour lui, c&rsquo;&eacute;tait comme moi pour lui, lui, lui pour Bali</font></p> </blockquote> <p align="justify">On voit qu&rsquo;un m&eacute;lange d&rsquo;influences marque ce parcours de la cr&eacute;ation et du d&eacute;-paysement par lequel il deviendrait possible de mieux se trouver soi-m&ecirc;me. Les influences sont musicales certes, mais leurs affinit&eacute;s avec le langage ne sont pas absentes, puisque d&rsquo;apr&egrave;s le locuteur, l&rsquo;artiste &laquo;&nbsp;applique &ccedil;a pour raconter un discours&nbsp;&raquo;. Dans les deux passages que nous venons de citer, et qui se suivent dans le discours du sujet, Debussy appara&icirc;t &agrave; la fois comme un &ecirc;tre qui rejette son monde (&laquo;&nbsp;il s&rsquo;en foutait de tous les enseignements&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;toujours d&eacute;go&ucirc;t&eacute; des, des vieux codes&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;il ne respecte pas le code harmonique et standard, la r&egrave;gle&nbsp;&raquo;), et que son monde rejette (&laquo;&nbsp;il &eacute;tait d&eacute;test&eacute; &agrave; l&rsquo;&eacute;cole&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;on l&rsquo;aimait pas&nbsp;&raquo;). Le locuteur pose d&rsquo;ailleurs une &eacute;quivalence s&eacute;mantique entre &laquo;&nbsp;grand g&eacute;nie&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;mec extr&ecirc;mement rebelle&nbsp;&raquo;, et &laquo;&nbsp;&ecirc;tre d&eacute;test&eacute;&nbsp;&raquo;, ce qui fait &eacute;cho au mouvement qui le pousse vers la langue fran&ccedil;aise&nbsp;: &ecirc;tre attir&eacute; vers elle, et &ecirc;tre repouss&eacute; par son lieu d&rsquo;origine.</p> <p align="justify">Le sort discursif r&eacute;serv&eacute; au terme &laquo;&nbsp;harmonie&nbsp;&raquo;, r&eacute;current puisqu&rsquo;il appara&icirc;t six fois en 1 minute 30<a class="sdfootnoteanc" href="#sdfootnote6sym" name="sdfootnote6anc"><sup>6</sup></a>, est int&eacute;ressant de ce point de vue. Mat&eacute;riau tour &agrave; tour &laquo;&nbsp;d&eacute;truit&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;introduit&nbsp;&raquo;, et &laquo;&nbsp;utilis&eacute;&nbsp;&raquo;, il s&rsquo;agit d&rsquo;un objet &agrave; propos duquel sont pr&eacute;diqu&eacute;es aussi bien une destruction qu&rsquo;une construction (comme dans l&rsquo;expression &laquo;&nbsp;d&eacute;truire de fa&ccedil;on constructive&nbsp;&raquo;, qui &eacute;tait employ&eacute;e intransitivement). L&rsquo;objet &laquo;&nbsp;harmonie&nbsp;&raquo; repr&eacute;sente donc deux choses&nbsp;: d&rsquo;une part ce qui peut faire l&rsquo;objet d&rsquo;une s&eacute;paration, d&rsquo;un acte de rejet lorsqu&rsquo;il se situe du c&ocirc;t&eacute; d&rsquo;une tradition ou d&rsquo;une institution qui ne fait plus sens, qui n&rsquo;est plus reconnue dans sa position d&rsquo;autorit&eacute;&nbsp;; et d&rsquo;autre part, il repr&eacute;sente ce qui peut faire l&rsquo;objet d&rsquo;une r&eacute;&eacute;laboration par &laquo;&nbsp;m&eacute;lange&nbsp;&raquo;, et par emprunts &agrave; des musiques &eacute;loign&eacute;es dans le temps (&laquo;&nbsp;classique, romantique, m&eacute;di&eacute;val&nbsp;&raquo;) ou dans l&rsquo;espace (&laquo;&nbsp;les gamelans&nbsp;&raquo;). La rencontre avec les gamelans<a class="sdfootnoteanc" href="#sdfootnote7sym" name="sdfootnote7anc"><sup>7</sup></a> balinais, justement, va constituer un moment d&eacute;cisif pour le jeune Debussy, et le traitement que l&rsquo;auteur du r&eacute;cit de vie fait de cette rencontre est particuli&egrave;rement int&eacute;ressant&nbsp;:</p> <blockquote> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">[33&rsquo;13] il a entendu les gamelans du Mali, de Bali, Bali, et l&agrave; pour lui, c&rsquo;&eacute;tait comme moi pour lui, lui, lui pour Bali</font></p> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">(Enqu&ecirc;trice&nbsp;: une musique tr&egrave;s percussive)</font></p> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">avec, oui tr&egrave;s percussive, avec une harmonie compl&egrave;tement diff&eacute;rente &agrave; l&rsquo;harmonie europ&eacute;enne, voil&agrave;, et donc euh l&rsquo;utilisation de l&rsquo;harmonie, pour lui c&rsquo;est je pense que c&rsquo;est une grande r&eacute;volution mondiale, Claude Debussy, c&rsquo;est vraiment quelque chose de, c&rsquo;est un nouveau style qui aurait d&ucirc; commencer avec lui, mais qui n&rsquo;a pas &eacute;t&eacute; repris</font></p> </blockquote> <p align="justify">Outre le caract&egrave;re novateur et m&ecirc;me r&eacute;volutionnaire que le sujet voit dans le produit de cette rencontre musicale, on notera cette formulation tout &agrave; fait frappante&nbsp;: &laquo;&nbsp;Et l&agrave; pour lui, c&rsquo;&eacute;tait comme moi pour lui, lui, lui pour Bali&nbsp;&raquo;. Autrement dit&nbsp;: <i>le choc esth&eacute;tique qu&rsquo;a ressenti Debussy en entendant les gamelans est comparable &agrave; celui que j&rsquo;ai ressenti en entendant Debussy</i>. La formule cultive la r&eacute;ciprocit&eacute; &agrave; la limite de l&rsquo;ambig&uuml;it&eacute;&nbsp;; la structure comparative ne pose pas seulement l&rsquo;&eacute;galit&eacute; entre Debussy (compar&eacute;) et <i>je</i> (comparant), c&rsquo;est bien toute l&rsquo;exp&eacute;rience de la rencontre entre Debussy et les gamelans qui se trouve compar&eacute;e &agrave; celle qui a eu lieu entre le locuteur et son illustre inspirateur. Saisie dans cette syntaxe elliptique, d&rsquo;une concision remarquable qui permet une s&eacute;quence (assez musicale, de fait!) entre des pr&eacute;positions<a class="sdfootnoteanc" href="#sdfootnote8sym" name="sdfootnote8anc"><sup>8</sup></a> et des pronoms toniques, la comparaison produit un effet de (con)fusion qui d&eacute;soriente &agrave; la premi&egrave;re &eacute;coute&nbsp;: on n&rsquo;identifie plus tr&egrave;s bien les places du &laquo;&nbsp;moi&nbsp;&raquo; et du &laquo;&nbsp;lui&nbsp;&raquo; tant les exp&eacute;riences se confondent, tant le parall&eacute;lisme que l&rsquo;&eacute;nonciateur r&eacute;alise semble op&eacute;rant dans son imaginaire. On retrouve en tout cas dans les deux exp&eacute;riences mises en discours &ndash; celle du <i>je </i>et celle de Debussy plac&eacute;es en miroir &ndash; une inspiration &eacute;trange et &eacute;trang&egrave;re, qui a permis de d&eacute;construire le monde de d&eacute;part. Par ce r&eacute;cit qui rejoue le moment du basculement existentiel, le sujet semble reconstituer la filiation imaginaire qui a donn&eacute; lieu &agrave; son d&eacute;sir d&rsquo;ailleurs, en m&ecirc;me temps que la gen&egrave;se de son savoir sur l&rsquo;autre, &laquo;&nbsp;g&eacute;n&eacute;alogie des savoirs et des champs de connaissance qui se constitue dans l&rsquo;entre-deux-langues&nbsp;&raquo; (Prieur, 1996&nbsp;: 56). On dirait donc que cette transmission-transgression a &eacute;t&eacute; n&eacute;cessaire pour envisager de pouvoir se d&eacute;tacher, se d&eacute;raciner.</p> <p align="justify">Il nous reste maintenant &agrave; voir ce qui, du c&ocirc;t&eacute; du monde d&rsquo;origine, a encourag&eacute; ce d&eacute;racinement, cet exil consenti.</p> <h2 align="justify"><b>3. La &laquo;&nbsp;d&eacute;ception chilienne&nbsp;&raquo;&nbsp;: division, perte et manque &agrave; &ecirc;tre</b></h2> <p align="justify">La coupure d&rsquo;avec le monde d&rsquo;origine, mise en sc&egrave;ne par un acte de r&eacute;bellion chez Debussy, se (re)joue dans l&rsquo;aventure du locuteur vers la langue &eacute;trang&egrave;re. Cette s&eacute;paration nous int&eacute;resse, car elle nous semble constituer un ingr&eacute;dient fondamental du d&eacute;sir qui pousse vers l&rsquo;autre. En effet, une s&eacute;paration n&rsquo;est-elle pas toujours n&eacute;cessaire pour sortir des fusions et des appartenances qui deviennent, &agrave; la longue, &eacute;touffantes ou mortif&egrave;res&nbsp;? Et le lieu d&rsquo;origine n&rsquo;est-il pas vou&eacute; &agrave; devenir, &agrave; un moment ou &agrave; un autre de notre histoire, difficile &agrave; habiter&nbsp;?</p> <blockquote> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">[35&rsquo;14] &Ccedil;a c&rsquo;est les conditions du r&ecirc;ve, fran&ccedil;ais, mais ya aussi de par l&rsquo;autre partie c&rsquo;est la d&eacute;ception chilienne, parce qu&rsquo;au Chili je me sentais tr&egrave;s mal</font></p> </blockquote> <p align="justify">L&rsquo;expression &laquo;&nbsp;d&eacute;ception chilienne&nbsp;&raquo; peut s&rsquo;entendre dans un double sens&nbsp;: &laquo;&nbsp;j&rsquo;ai &eacute;t&eacute; d&eacute;&ccedil;u par le Chili&nbsp;&raquo;, ou bien &laquo;&nbsp;Le Chili a &eacute;t&eacute; d&eacute;&ccedil;u&nbsp;&raquo;. Cette ambig&uuml;it&eacute; est int&eacute;ressante, car elle rejoint les mouvements de rejets r&eacute;ciproques observ&eacute;s dans les relations entre Debussy et les &laquo;&nbsp;&eacute;coles&nbsp;&raquo; dont il &eacute;tait l&rsquo;&eacute;l&egrave;ve&nbsp;: je rejette l&rsquo;&eacute;cole, et l&rsquo;&eacute;cole me rejette. Le d&eacute;samour &eacute;mane simultan&eacute;ment des deux parties, et touche chacune d&rsquo;elle&nbsp;; ce qui rend le divorce... n&eacute;cessaire. Mais qu&rsquo;est-ce qui rend le premier monde irrespirable&nbsp;?</p> <blockquote> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">[35&rsquo;46] Oui, oui parce que les politiciens l&agrave;-bas c&rsquo;est, sont tr&egrave;s <b>mensongers,</b> tr&egrave;s, ils s&rsquo;en foutent du monde hein, ya plus de quatre-vingt-dix pour-cent de d&eacute;sapprobation des gens vis-&agrave;-vis des politiciens, du coup les gens l&agrave;-bas ils croient pas aux politiciens, et ils... et moins de la moiti&eacute; des gens, mais une grande partie encore vote, parce que c&rsquo;est la seule chose &agrave;, &lsquo;fin, ils se disent bon, autant le faire que pas le faire</font></p> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">(Enqu&ecirc;trice&nbsp;: ouais, c&rsquo;est mieux que rien, mais c&rsquo;est pas...)</font></p> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">Voil&agrave;, voil&agrave;, <b>ils font sans croire</b></font><font face="Times New Roman, serif">.</font></p> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 12pt">Le rejet s&rsquo;exerce, comme pour Debussy, &agrave; l&rsquo;endroit de l&rsquo;institution (politique, cette fois-ci), et avec l&rsquo;arriv&eacute;e d&rsquo;une th&eacute;matique nouvelle, celle de la facticit&eacute; et du mensonge, suscitant un sentiment d&rsquo;ill&eacute;gitimit&eacute;&nbsp;:</font></font></font></p> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">[37&rsquo;25] des constitutions faites par les militaires, voil&agrave;, par <b>des pouvoirs factiques</b> [sic]</font></p> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">[37&rsquo;35] c&rsquo;est <b>des r&eacute;gimes ill&eacute;gitimes</b></font><font face="Times New Roman, serif">, parce qu&rsquo;un r&eacute;gime l&eacute;gitime il est fait par le consensus populaire</font></p> </blockquote> <p align="justify">On rep&egrave;re dans ces extraits plusieurs motifs de division ou d&rsquo;opposition&nbsp;:</p> <ul> <li> <p align="justify">&laquo;&nbsp;les politiciens&nbsp;&raquo; <i>vs</i> le &laquo;&nbsp;monde&nbsp;&raquo;, les &laquo;&nbsp;gens&nbsp;&raquo;&nbsp;;</p> </li> <li> <p align="justify">une moiti&eacute; du peuple qui vote <i>vs</i> l&rsquo;autre qui ne vote pas&nbsp;;</p> </li> <li> <p align="justify">faire <i>vs</i> croire&nbsp;: agir sans adh&eacute;rer &agrave; ses actes, choisir (voter) sans d&eacute;sirer&nbsp;;</p> </li> <li> <p align="justify">v&eacute;rit&eacute; <i>vs</i> mensonge&nbsp;: le langage politique ne sert pas &agrave; dire la v&eacute;rit&eacute; (d&rsquo;o&ugrave; une violence exerc&eacute;e contre le peuple).</p> </li> </ul> <p align="justify">Le Chili est pr&eacute;sent&eacute; comme un monde o&ugrave; r&egrave;gne le faux, le mensonge, la manipulation. Le langage n&rsquo;y semble pas utilis&eacute; pour faire sens, mais pour d&eacute;structurer le sens, et malmener le rapport des sujets &agrave; la parole. Ce qui n&rsquo;est pas sans faire &eacute;cho &agrave; ce que l&rsquo;&eacute;crivain japonais d&rsquo;expression fran&ccedil;aise Akira Mizubayashi &eacute;crivait lui-m&ecirc;me &agrave; propos de son d&eacute;go&ucirc;t de sa langue premi&egrave;re, dans un Japon des ann&eacute;es 1970 marqu&eacute; par &laquo;&nbsp;la politique&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;tr&egrave;s pr&eacute;sente sur les campus universitaires&nbsp;&raquo;, et par le &laquo;&nbsp;vide des mots&nbsp;&raquo; que cette pr&eacute;sence engendre (Mizubayashi, 2011&nbsp;: 21)&nbsp;:</p> <blockquote> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">[...] des mots d&eacute;vitalis&eacute;s, des phrases creuses, des paroles d&eacute;substantialis&eacute;es <i>flottaient</i></font><a class="sdfootnoteanc" href="#sdfootnote9sym" name="sdfootnote9anc"><sup>9</sup></a><font face="Times New Roman, serif"> sans attache autour de moi comme des m&eacute;duses en pullulement. (&hellip;) C&rsquo;&eacute;taient des mots qui ne s&rsquo;enracinaient pas, des mots priv&eacute;s de tremblements de vie et de respiration profonde. Des mots </font><font face="Times New Roman, serif"><i>inad&eacute;quats</i></font><font face="Times New Roman, serif">, </font><font face="Times New Roman, serif"><i>d&eacute;coll&eacute;s</i></font><font face="Times New Roman, serif">. L&rsquo;&eacute;cart entre les mots et les choses &eacute;tait &eacute;vident. L&rsquo;</font><font face="Times New Roman, serif"><i>insoutenable l&eacute;g&egrave;ret&eacute;</i></font><font face="Times New Roman, serif"> des mots, le sentiment que les mots n&rsquo;atteignent pas le plus profond des &ecirc;tres et des choses me mettaient dans un &eacute;tat de m&eacute;fiance que je ne cachais pas, et que surtout je ne cachais pas &agrave; ceux qui m&rsquo;entouraient. (&hellip;) J&rsquo;&eacute;tais traqu&eacute; dans une sorte d&rsquo;inflation linguistique g&eacute;n&eacute;ralis&eacute;e. Il fallait que j&rsquo;entreprenne une tentative d&rsquo;&eacute;vasion. (Mizubayashi, 2011&nbsp;: 22-23)</font></p> </blockquote> <p>Une &eacute;vasion qui prendra la langue fran&ccedil;aise comme viatique et comme destination&nbsp;:</p> <blockquote> <p><font face="Times New Roman, serif">Le fran&ccedil;ais m&rsquo;est apparu alors comme le seul choix possible, ou plut&ocirc;t la seule parade face &agrave; la langue environnante malmen&eacute;e jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;usure, la langue de l&rsquo;inflation verbale qui me prenait en otage. (<i>ibid.</i></font><font face="Times New Roman, serif">)</font></p> </blockquote> <p align="justify">L&rsquo;&eacute;cart entre les mots et les choses, entre les mots et les &ecirc;tres, r&eacute;v&egrave;le au sujet son inad&eacute;quation au monde qu&rsquo;il occupe (et qui l&rsquo;occupe, semble-t-il, &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;un colonisateur) en m&ecirc;me temps qu&rsquo;&agrave; sa propre parole&nbsp;; parole assimil&eacute;e, en langue premi&egrave;re, au langage tout entier, qui devient lieu inhabitable, voire insalubre et mortifiant &ndash; &agrave; moins de rechercher dans une autre langue, un nouveau parler o&ugrave; ressourcer son &ecirc;tre. Ce genre d&rsquo;exp&eacute;rience pourrait bien &ecirc;tre de celles qui r&eacute;v&egrave;lent tout simplement l&rsquo;inad&eacute;quation profonde entre le sujet et le langage, que Rose-Marie Volle (2016) a d&rsquo;ailleurs tr&egrave;s bien rep&eacute;r&eacute;e dans les m&ecirc;mes &eacute;crits de Mizubayashi. En tout cas ce d&eacute;calage donne lieu &agrave; ce que notre locuteur appelle un &laquo;&nbsp;malaise&nbsp;&raquo;, un &laquo;&nbsp;d&eacute;go&ucirc;t&nbsp;&raquo; et m&ecirc;me un &laquo;&nbsp;gouffre&nbsp;&raquo;&nbsp;; partant, le vivre ensemble en perd son sens, de m&ecirc;me que le vivre avec soi-m&ecirc;me&nbsp;:</p> <blockquote> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">[37&rsquo;55] Et aussi le Chili s&rsquo;appelle r&eacute;publique, (rire) et voil&agrave;. </font><font face="Times New Roman, serif"><b>Quand on n&rsquo;a pas v&eacute;cu notre r&eacute;alit&eacute;, on vit cette r&eacute;alit&eacute;, sinon on devient fou</b></font><font face="Times New Roman, serif">. Voil&agrave;.</font></p> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">Et je pense que moi avec toute toute ma soif aussi de d&eacute;couvrir, et tout &ccedil;a, &ccedil;a creusait encore <b>ce gouffre, ce ce malaise</b></font><font face="Times New Roman, serif">, voil&agrave;, donc &agrave; un moment donn&eacute; je </font><font face="Times New Roman, serif"><b>j&rsquo;avais le d&eacute;go&ucirc;t de tout quoi, et de ma vie aussi, de ma vie au Chili</b></font><font face="Times New Roman, serif">.</font></p> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">Je voulais pas &ecirc;tre prof au Chili, je, voil&agrave;, je je voulais pas &ecirc;tre musicien non plus, pas forc&eacute;ment, voil&agrave;. Bon. <b>J&rsquo;&eacute;tais perdu. Et voil&agrave;. Je suis venu en France</b></font><font face="Times New Roman, serif">.</font></p> </blockquote> <p align="justify">On ne peut qu&rsquo;&ecirc;tre frapp&eacute; par la parent&eacute; qui unit les deux r&eacute;cits&nbsp;: celui, &eacute;crit et litt&eacute;raire, de l&rsquo;&eacute;crivain japonais, et celui, oral et spontan&eacute;, de l&rsquo;&eacute;tudiant chilien, venus tous deux &eacute;tudier en France. Dans l&rsquo;extrait que nous venons de citer, le nom m&ecirc;me donn&eacute; au pays (&laquo;&nbsp;r&eacute;publique&nbsp;&raquo;) para&icirc;t mensonger, et la confusion semble s&rsquo;introduire dans le sujet lui-m&ecirc;me, avec cette phrase paradoxale, &agrave; la limite du non-sens, suggestive en tout cas de la folie qu&rsquo;elle &eacute;voque&nbsp;: &laquo;&nbsp;Quand on n&rsquo;a pas v&eacute;cu notre r&eacute;alit&eacute;, on vit cette r&eacute;alit&eacute;, sinon on devient fou&nbsp;&raquo;. On peut comprendre en tout cas que si la &laquo;&nbsp;r&eacute;alit&eacute;&nbsp;&raquo; en question implique de vivre dans un r&eacute;gime d&rsquo;inad&eacute;quation intol&eacute;rable, dans un r&eacute;gime de parole mensonger, alors cela revient &agrave; vivre sans vie, et il y a de quoi devenir fou. &Agrave; moins, bien s&ucirc;r, de faire semblant, de rester dans une immobilit&eacute; passive qui anesth&eacute;sie la blessure de la s&eacute;paration douloureuse d&rsquo;avec soi-m&ecirc;me&nbsp;: passivit&eacute; des &eacute;lecteurs, ou des &laquo;&nbsp;&eacute;tudiants non politis&eacute;s ou d&eacute;politis&eacute;s&nbsp;&raquo; chez Mizubayashi, qui &laquo;&nbsp;se muraient dans une h&eacute;b&eacute;tude satisfaite qui annon&ccedil;ait d&eacute;j&agrave; le consum&eacute;risme bavard des ann&eacute;es &agrave; venir&nbsp;&raquo; (2011&nbsp;: 22). Ici quelque chose s&rsquo;exprime, &agrave; notre avis, d&rsquo;un clivage douloureux &agrave; partir d&rsquo;un sentiment de non-sens de la parole qui se r&eacute;percute sur la vie toute enti&egrave;re (d&eacute;go&ucirc;t de soi, d&eacute;go&ucirc;t de tout). Et pour finir, la perte (&laquo;&nbsp;j&rsquo;&eacute;tais perdu&nbsp;&raquo;) vient produire cet effet d&rsquo;isolement, d&rsquo;&eacute;tranget&eacute; ou d&rsquo;&eacute;trang&eacute;isation, de d&eacute;territorialisation, dans le pays d&rsquo;origine m&ecirc;me<a class="sdfootnoteanc" href="#sdfootnote10sym" name="sdfootnote10anc"><sup>10</sup></a>. Elle d&eacute;clenche en m&ecirc;me temps le d&eacute;sir d&rsquo;expatriation, avec un refuge du c&ocirc;t&eacute; de la figure tut&eacute;laire de Claude Debussy. Avec l&rsquo;espoir, peut-&ecirc;tre, de mieux pouvoir se trouver et s&rsquo;exprimer ailleurs&nbsp;?</p> <p align="justify">Ces derniers &eacute;l&eacute;ments nous inspirent deux remarques. Premi&egrave;rement, il nous semble que tout apprentissage de langue &eacute;trang&egrave;re, qu&rsquo;il soit le fait d&rsquo;un &eacute;crivain ou non, est indissociable de ces formes de n&eacute;gativit&eacute; que nous avons crois&eacute;es dans le discours ici &eacute;tudi&eacute;. La n&eacute;gativit&eacute;, au sens de Lebrun (2015) et de Prieur (2017), renvoie &agrave; cette dimension de vide, de manque, d&rsquo;&eacute;cart qui marque tout sujet du langage, forc&eacute;ment inad&eacute;quat &agrave; lui-m&ecirc;me et marqu&eacute; d&rsquo;incompl&eacute;tude. &Eacute;cart entre les mots et les choses, entre le sujet et son dire, instaur&eacute; par l&rsquo;ordre m&ecirc;me du symbolique (voir Volle, 2016). Ce manque &agrave; dire, et manque &agrave; &ecirc;tre, se retrouve dans des affects ou des d&eacute;saffections des langues&nbsp;: frustration, d&eacute;ception, haine, rejet... Mais ouvre aussi &agrave; la possibilit&eacute; de vivre de nouveaux espoirs en direction d&rsquo;autres parlers et d&rsquo;autres langues. En d&rsquo;autres termes, sans n&eacute;gativit&eacute;, il ne saurait s&rsquo;ouvrir d&rsquo;espace du d&eacute;sir. Un d&eacute;sir qui sera toujours relanc&eacute;, car quelle langue pourra un jour tout dire de quelqu&#39;un&nbsp;? La fin de l&rsquo;entretien avec notre locuteur r&eacute;v&eacute;lera d&rsquo;ailleurs qu&rsquo;apr&egrave;s quelques ann&eacute;es en France, le vide s&rsquo;est rouvert, autour de l&rsquo;expression des &eacute;motions, ou du sentiment d&rsquo;hypocrisie sociale g&eacute;n&eacute;r&eacute; par certaines interactions. Du &laquo;&nbsp;Bonjour&nbsp;&raquo; commercial lanc&eacute; par une boulang&egrave;re de sa ville d&rsquo;adoption, il dira&nbsp;: &laquo;&nbsp;&ccedil;a ouvre un gouffre entre toi et toi-m&ecirc;me&nbsp;&raquo;. On ne saurait mieux exprimer les choses&nbsp;!</p> <p align="justify">L&rsquo;aventure du sujet du langage est donc toujours amen&eacute;e &agrave; se rejouer, sur diff&eacute;rentes sc&egrave;nes, dans <span style="background:transparent">diff&eacute;rents</span> r&eacute;cits, avec de nouvelles amours linguistiques. Et, ce sera notre deuxi&egrave;me remarque, la s&eacute;paration d&rsquo;avec un &laquo;&nbsp;premier lieu&nbsp;&raquo;, d&rsquo;avec un &laquo;&nbsp;temps d&rsquo;avant&nbsp;&raquo; pourrait bien n&rsquo;&ecirc;tre autre que la condition m&ecirc;me du d&eacute;sir, et donc de la connaissance. Nous rejoignons les auteurs de <i>La Babel de l&rsquo;inconscient</i>, qui &eacute;voquent pr&eacute;cis&eacute;ment la n&eacute;cessit&eacute; d&rsquo;une limite pour d&eacute;sirer et pour conna&icirc;tre. Cette limite, porteuse de n&eacute;gativit&eacute;, est pr&eacute;cis&eacute;ment celle qui se pose lorsque le sujet se d&eacute;tache de l&rsquo;identique &agrave; soi, de l&rsquo;&eacute;vident, de l&rsquo;indiff&eacute;renci&eacute; ou du fusionnel&nbsp;:</p> <blockquote> <p align="justify"><font face="Times New Roman, serif">Paradoxalement, l&rsquo;exil, la castration, le refoulement, l&rsquo;aveuglement sont n&eacute;cessaires car il est n&eacute;cessaire, pour acc&eacute;der &agrave; la connaissance, qu&rsquo;il y ait une limite, une coupe assurant l&rsquo;opportunit&eacute; de se d&eacute;tacher de l&rsquo;identique, de ce qui est pareil &agrave; soi-m&ecirc;me, de l&rsquo;indiff&eacute;renci&eacute;, de ce qui n&rsquo;a pas de loi, une limite garantissant un ordre irr&eacute;versiblement institu&eacute;. (&hellip;) pour conna&icirc;tre, il est n&eacute;cessaire de tol&eacute;rer la frustration et la souffrance impliqu&eacute;e par l&rsquo;abandon du d&eacute;j&agrave; connu, de l&rsquo;identique. (Amati-Mehler, Argentieri &amp; Canestri, 1990/ 2004&nbsp;: 19)</font></p> </blockquote> <p align="justify">Telle est la condition de l&rsquo;&ecirc;tre de langage.</p> <h2 align="justify">Conclusion</h2> <p align="justify">Si tout &ecirc;tre, pour devenir sujet, doit &ecirc;tre institu&eacute; par l&rsquo;ordre symbolique du langage, il ne peut exister pour autant de co&iuml;ncidence entre le langage et lui. Et malgr&eacute; l&rsquo;illusion n&eacute;cessaire qui veut que l&rsquo;on croie &agrave; cette co&iuml;ncidence, illusion qui fait de nos langues des lieux plus ou moins habitables, cette s&eacute;paration d&rsquo;avec le langage est appel&eacute;e &agrave; se rejouer dans certaines circonstances, comme dans l&rsquo;apprentissage des langues &eacute;trang&egrave;res, o&ugrave; prend place un sentiment d&rsquo;&eacute;tranget&eacute; vis-&agrave;-vis des langues, y compris des langues premi&egrave;res. O&ugrave; prend aussi place un sentiment de perte irr&eacute;m&eacute;diable de l&rsquo;unit&eacute; que, fantasmatiquement, nous pourrions incarner avec l&rsquo;une ou l&rsquo;autre de nos langues. Ins&eacute;parables des &ecirc;tres qui les parlent, les langues nouvelles relancent volontiers notre imaginaire en direction d&rsquo;une r&eacute;paration possible, d&rsquo;un espoir de pouvoir se dire mieux, et plus compl&egrave;tement peut-&ecirc;tre, gr&acirc;ce aux mots de l&rsquo;autre, &laquo;&nbsp;dans la mesure o&ugrave; toute exp&eacute;rience de l&rsquo;entre-deux langues constitue pour le sujet la possibilit&eacute; de trouver sa voix &agrave; partir d&rsquo;un point d&rsquo;&eacute;tranget&eacute; qu&rsquo;il occupe par rapport &agrave; la/ les langue(s)&nbsp;&raquo; (Volle, 2016&nbsp;: 1).</p> <p align="justify">Quel est donc l&rsquo;objet du d&eacute;sir&nbsp;? Ni plus ni moins que le d&eacute;sir de l&rsquo;autre. Avoir besoin de quelqu&rsquo;un qui &laquo;&nbsp;incarne&nbsp;&raquo; pour nous une langue, cela revient &agrave; reconna&icirc;tre que la jouissance de ce nouvel objet se construit comme devant passer par un autre, qui ne repr&eacute;sente pas seulement la communaut&eacute; o&ugrave; la langue est parl&eacute;e, mais aussi l&rsquo;opportunit&eacute; de s&rsquo;inscrire dans une relation de transmission, de dette symbolique. Une dette symbolique consubstantielle &agrave; l&rsquo;appropriation m&ecirc;me du langage, car celui-ci nous est transmis par les autres avant nous, il nous pr&eacute;c&egrave;de, et est toujours d&rsquo;abord celui d&rsquo;autres personnes. Et paradoxalement, c&rsquo;est cette dette qui cr&eacute;e du lien, un &laquo;&nbsp;lien qui lib&egrave;re&nbsp;&raquo; pour reprendre le joli nom d&rsquo;une maison d&rsquo;&eacute;dition. Le discours que nous avons &eacute;tudi&eacute; ici d&eacute;montre tout le sens d&rsquo;une telle transmission&nbsp;: pour qu&rsquo;il y ait lib&eacute;ration d&rsquo;un sujet, il faut <span style="background:transparent">qu&rsquo;il y ait</span> une rencontre avec un autre sujet, lib&eacute;rateur car il a pu se lib&eacute;rer lui-m&ecirc;me.</p> <p align="justify">Pour rejoindre le propos de ce colloque, nous terminerons en disant que la didactique des langues gagnerait &agrave; probl&eacute;matiser la question du sujet, et celle de &laquo;&nbsp;l&rsquo;emprise du langage sur notre &ecirc;tre&nbsp;&raquo;, une emprise qui nous conduit &agrave; reconna&icirc;tre la blessure du clivage et &agrave; ouvrir un espace de d&eacute;sir comme manque &agrave; &ecirc;tre du sujet (Prieur, 1996). Car si l&rsquo;on reste dans une repr&eacute;sentation consum&eacute;riste ou manag&eacute;riale de l&rsquo;objet-langue, il n&rsquo;y a plus de m&eacute;diation de l&rsquo;autre possible, puisque le mod&egrave;le consum&eacute;riste abolit pr&eacute;cis&eacute;ment tout limite, tout lien, toute dette. La jouissance de l&rsquo;objet-langue devient imm&eacute;diate, br&egrave;ve, associ&eacute;e au fantasme de <span style="background:transparent">pouvoir</span> se passer de l&rsquo;autre, ce qui n&rsquo;est pas sans effet sur la relation p&eacute;dagogique<a class="sdfootnoteanc" href="#sdfootnote11sym" name="sdfootnote11anc"><sup>11</sup></a>. Enfin, il nous semble &eacute;vident, au regard de ce que peuvent &eacute;noncer des sujets pris dans et entre les langues<a class="sdfootnoteanc" href="#sdfootnote12sym" name="sdfootnote12anc"><sup>12</sup></a>, que la recherche sur les apprentissages ne saurait se contenter des sciences cognitives ou des neurosciences, les imaginaires des langues &eacute;tant par essence non mesurables, et non reconductibles dans des proc&eacute;dures de tests standardis&eacute;es. Comme le d&eacute;fendent les auteurs de <i>La Babel de l&rsquo;inconscient</i>, un ancrage psychanalytique permet, par rapport &agrave; la psychologie, d&rsquo;&eacute;tudier &laquo;&nbsp;les situations complexes et plurid&eacute;termin&eacute;es&nbsp;&raquo;, les &laquo;&nbsp;aventures int&eacute;rieures&nbsp;&raquo; affectives et cognitives, et les &laquo;&nbsp;niveaux profonds de la relation&nbsp;&raquo; (Amati-Melher, Argentieri et Canestri, 1990/ 2004&nbsp;: 106).</p> <h2>Bibliographie</h2> <p align="justify">ALLOUCHE, Victor, <i>V&eacute;cus de langues en milieux australiens,</i> Paris, L&rsquo;Harmattan, 2005.</p> <p align="justify">ALLOUCHE, Victor, <i>R&eacute;sonance de la langue anglaise. Apprentissage et r&eacute;flexions,</i> Paris, L&rsquo;Harmattan, 2012.</p> <p align="justify">AMATI-MELHER, Jacqueline, ARGENTIERI, Simona et CANESTRI, Jorge, <i>La Babel de l&rsquo;inconscient. Langue maternelle, langues &eacute;trang&egrave;res et psychanalyse,</i> Paris, PUF, 1990/2004.</p> <p align="justify">ANDERSON, Patrick, <i>La didactique des langues &eacute;trang&egrave;res &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve du sujet,</i> Besan&ccedil;on, Presses universitaires de Franche-Comt&eacute;, 1999.</p> <p align="justify">ANDERSON, Patrick, &laquo;&nbsp;De la langue originaire &agrave; la langue de l&rsquo;autre&nbsp;&raquo;, dans <i>&Eacute;tudes de linguistique appliqu&eacute;e</i>, n&deg; 131, 2003, p.343-356.</p> <p align="justify">AND<font color="#000000">ERSON, Patrick, </font><font color="#000000"><i>Une langue &agrave; venir. De l&rsquo;entr&eacute;e dans une langue &eacute;trang&egrave;re &agrave; la construction de l&rsquo;&eacute;nonciation,</i></font><font color="#000000"> Paris, L&rsquo;Harmattan, 2016.</font></p> <p align="justify"><strong><font color="#000000"><span style="font-weight:normal">DENIMAL</span></font></strong><font color="#000000">, Amandine, &laquo;&nbsp;La didactique des langues &eacute;trang&egrave;res &agrave; l&rsquo;&egrave;re de l&rsquo;&eacute;conomie de la connaissance&nbsp;: quelles incidences sur les sujets, les enseignements et les apprentissages&nbsp;?&nbsp;&raquo;, dans </font><em><font color="#000000">Questions Vives</font></em><font color="#000000">, n&deg; 28, consult&eacute; le 30 juin 2019, 2017 URL&nbsp;: </font><a href="http://journals.openedition.org/questionsvives/2206">http://journals.openedition.org/questionsvives/2206</a></p> <p align="justify"><font color="#000000">FABRE, Michel, &laquo;&nbsp;G&eacute;n&eacute;alogie de </font><font color="#000000"><i>l&rsquo;ethos</i></font><font color="#000000"> n&eacute;olib&eacute;ral&nbsp;: perspectives foucaldiennes&nbsp;&raquo;, dans Michel Fabre, Christiane Gohier (dir.), </font><font color="#000000"><i>Les valeurs &eacute;ducatives au risque du n&eacute;olib&eacute;ralisme,</i></font><font color="#000000"> Rouen/ Le Havre, Presses universitaires, 2015, p.91-103.</font></p> <p align="justify">LEBRUN, Je<font color="#000000">an-Pierre, </font><font color="#000000"><i>La perversion ordinaire,</i></font><font color="#000000"> Paris, Flammarion, 2015.</font></p> <p align="justify">LEBRUN, Jean-Pierre, MALINCONI, Nicole, <i>L&rsquo;alt&eacute;rit&eacute; est dans la langue. Psychanalyse et &eacute;criture,</i> Toulouse, Er&egrave;s, 2015.</p> <p align="justify">MIZUBAYASHI, Akira, <i>Une langue venue d&rsquo;ailleurs,</i> Paris, Gallimard, 2011.</p> <p align="justify">PRIEUR, Jean-Marie, <i>Le vent traversier. Langage et subjectivit&eacute;,</i> Montpellier, Presses universitaires de la M&eacute;diterran&eacute;e, 1996.</p> <p align="justify"><font color="#000000">PRIEUR, Jean-Marie, &laquo;&nbsp;L&rsquo;empire des mots morts&nbsp;&raquo;, dans </font><font color="#000000"><i>Travaux de didactique du fran&ccedil;ais langue &eacute;trang&egrave;re</i></font><font color="#000000">, 70, consult&eacute; le 5 juin 2019, 2017, URL&nbsp;: </font><a href="http://revue-tdfle.fr/revue_publi.id_publi-31.html">http://revue-tdfle.fr/revue_publi.id_publi-31.html</a></p> <p align="justify"><font color="#000000">PIERRARD, Michel, &laquo;&nbsp;Comme pr&eacute;position&nbsp;? Observations sur le statut cat&eacute;goriel des pr&eacute;positions et des conjonctions&nbsp;&raquo;, dans </font><font color="#000000"><i>Travaux de linguistique</i></font><font color="#000000">, n&deg; 44 (1), consult&eacute; le 30 juin 2019, 2002, URL : </font><a href="https://www.cairn.info/revue-travaux-de-linguistique-2002-1-page-69.htm">https://www.cairn.info/revue-travaux-de-linguistique-2002-1-page-69.htm</a></p> <p align="justify"><font color="#000000">RASTIER, Fran&ccedil;ois, </font><font color="#000000"><i>Apprendre pour transmettre. L&rsquo;&eacute;ducation contre l&rsquo;id&eacute;ologie manag&eacute;riale</i></font><font color="#000000">, Paris, PUF, 2013.</font></p> <p align="justify"><font color="#000000">VADOT, Maude, &laquo;&nbsp;Propositions didactiques pour une prise en compte du sujet en didactique du FLE&nbsp;&raquo;, dans </font><font color="#000000"><i>Travaux de didactique du fran&ccedil;ais langue &eacute;trang&egrave;re</i></font><font color="#000000">, n&deg;67-68, 2012, p.257-279.</font></p> <p align="justify"><font color="#000000">VOLLE, Rose-Marie, &laquo;&nbsp;Appropriatio</font>n des langues et singularit&eacute; &eacute;nonciative. &Eacute;crire dans la langue de l&rsquo;autre pour Akira Mizubayashi&nbsp;&raquo;, <i>Carnets,</i> n&deg;7, 2016, URL : <a href="http://carnets.revues.org/1037">http://carnets.revues.org/</a><a href="http://carnets.revues.org/1037">1037</a></p> <p align="justify">&nbsp;</p> <div id="sdfootnote1"> <p class="sdfootnote" style="text-indent:0cm"><span style="page-break-before:always"><a class="sdfootnotesym" href="#sdfootnote1anc" name="sdfootnote1sym">1</a></span><small>Nous partirons des travaux de Jean-Marie Prieur (1996, 2017), de Patrick Anderson (1999, 2016) et de Victor Allouche (2005, 2012) r&eacute;alis&eacute;s dans ce domaine.</small></p> </div> <div id="sdfootnote2"> <p><small><a href="#sdfootnote2anc" name="sdfootnote2sym">2</a>Voir Denimal, 2018.</small></p> </div> <div id="sdfootnote3"> <p><small><a href="#sdfootnote3anc" name="sdfootnote3sym">3</a>Sur ces questions, voir notamment Prieur (1996) et Anderson (1999).</small></p> </div> <div id="sdfootnote4"> <p><small><a href="#sdfootnote4anc" name="sdfootnote4sym">4</a>Nous signalons qu&rsquo;au d&eacute;but de l&rsquo;entretien, le locuteur dit que ce qu&rsquo;il attend d&rsquo;un enseignant de langue &eacute;trang&egrave;re, c&rsquo;est qu&rsquo;il &laquo;&nbsp;incarne&nbsp;&raquo; la langue. Il est int&eacute;ressant d&rsquo;observer ici qu&rsquo;une forme d&rsquo;&laquo;&nbsp;incarnation&nbsp;&raquo; de produit gr&acirc;ce &agrave; Debussy, un &ecirc;tre ayant v&eacute;cu &agrave; une autre &eacute;poque que celle o&ugrave; parle le <em>je</em>. Cette dimension d&rsquo;incarnation du savoir sur la langue m&eacute;riterait d&rsquo;&ecirc;tre r&eacute;interrog&eacute;e aujourd&rsquo;hui, et confront&eacute;e aux logiques d&rsquo;effacement des enseignants derri&egrave;re des dispositifs, souvent techniques, d&rsquo;enseignement.</small></p> </div> <div id="sdfootnote5"> <p><small><a href="#sdfootnote5anc" name="sdfootnote5sym">5</a>Dans son r&eacute;cit le sujet raconte comment il a d&eacute;couvert la musique debussienne sur un enregistrement d&rsquo;ordinateur, qu&rsquo;il a &eacute;cout&eacute; en boucle toute une nuit durant, comme sous l&rsquo;effet d&rsquo;un charme.</small></p> </div> <div id="sdfootnote6"> <p><small><a href="#sdfootnote6anc" name="sdfootnote6sym">6</a>Le substantif &laquo;&nbsp;harmonie&nbsp;&raquo; appara&icirc;t cinq fois, et l&rsquo;adjectif &laquo;&nbsp;harmonique&nbsp;&raquo; une fois.</small></p> </div> <div id="sdfootnote7"> <p><small><a href="#sdfootnote7anc" name="sdfootnote7sym">7</a>Ensembles instrumentaux originaires de Java et de Bali, compos&eacute;s d&rsquo;instruments &agrave; percussion, mais aussi de quelques instruments &agrave; cordes, et pouvant &ecirc;tre accompagn&eacute;s de chants.</small></p> </div> <div id="sdfootnote8"> <p><small><a href="#sdfootnote8anc" name="sdfootnote8sym">8</a>Nous nous r&eacute;f&eacute;rons &agrave; Pierrard 2002, qui questionne le statut de conjonction fr&eacute;quemment attribu&eacute; &agrave; <em>comme </em>dans les grammaires, au regard de sa valeur fr&eacute;quemment pr&eacute;positionnelle.</small></p> </div> <div id="sdfootnote9"> <p><small><a href="#sdfootnote9anc" name="sdfootnote9sym">9</a>En italiques dans le texte original.</small></p> </div> <div id="sdfootnote10"> <p><small><a href="#sdfootnote10anc" name="sdfootnote10sym">10</a>Sur ce ph&eacute;nom&egrave;ne, voir Allouche (2012&nbsp;: 74).</small></p> </div> <div id="sdfootnote11"> <p><small><a href="#sdfootnote11anc" name="sdfootnote11sym">11</a>Voir notamment certains discours sur le num&eacute;rique, qui construisent ou cautionnent un discours fallacieux de la toute-puissance du sujet sur son objet.</small></p> </div> <div id="sdfootnote12"> <p><small><a href="#sdfootnote12anc" name="sdfootnote12sym">12</a> Nous remercions sinc&egrave;rement la personne qui, par ce r&eacute;cit de vie, a fourni la mati&egrave;re de cette modeste analyse. Puisse-t-elle ne pas se trouver g&ecirc;n&eacute;e de se voir ainsi &laquo;&nbsp;&eacute;tudi&eacute;e&nbsp;&raquo;, dans ce qui n&rsquo;est qu&rsquo;une tentative d&rsquo;approcher quelques &eacute;l&eacute;ments de la mati&egrave;re la mieux partag&eacute;e de la condition des &ecirc;tres parlants.</small></p> </div>