<p>Face à l’arrivée dans les universités d’un public inhabituel suite à l’accélération des migrations en Europe, de nouveaux dispositifs sont créés pour accueillir les étudiants-réfugiés. Le programme « Access2University » à l’UCLouvain en Belgique (dorénavant A2U) compte parmi les dispositifs pionniers à l’échelle européenne. Il prépare les réfugiés ou demandeurs d’asile à poursuivre ou à démarrer le cursus auquel ils aspirent dans l’enseignement supérieur.</p>
<p>Nous allons présenter le cours de « français préparatoire aux études universitaires » proposé au sein du programme A2U, son public-cible, ses besoins et les activités d’apprentissage proposées. Nous insisterons sur la place spéciale accordée aux émotions, notamment au travers de l’intégration de « bulles émo-arts » au cours de français, une innovation apportée en 2019-2020. Nous terminerons en montrant combien les étudiants apprécient le cours et tenterons d’en comprendre les raisons.</p>
<h2><strong>1. Les trois volets d’Access2University</strong></h2>
<p>A l’UCLouvain, l’accueil des réfugiés (en ce compris les personnes sous protection subsidiaire et les demandeurs d’asile) est une réalité depuis 2006-2007. Entre 60 et 80 étudiants-réfugiés sont inscrits chaque année, dont une petite proportion au sein du programme A2U, lancé à l’UCLouvain en 2017-2018. D’une durée d’un an, ce programme se compose de trois volets dont le contenu a évolué au fil des éditions : formation linguistique, immersion académique, accompagnement à l’élaboration d’un projet personnel. En 2019-2020, les activités proposées dans chaque volet se répartissaient comme suit :</p>
<h3><strong>1.1. Formation linguistique</strong></h3>
<p>Tous les étudiants-réfugiés non francophones participent aux activités suivantes :</p>
<ul>
<li>Un cours de français préparatoire aux études universitaires (4h./sem.) réservé uniquement aux étudiants A2U, organisé par l’Institut des langues vivantes de l’UCLouvain (ILV). Cette activité d’enseignement au carrefour entre français académique, français de spécialité et français pré-professionnel se situe dans le champ didactique du français sur objectifs universitaires (FOU), tel que le définit Florence Mourlhon-Dallies (2011). Comme elle, nous employons « objectifs » au pluriel afin de rendre compte de la diversité des enjeux pour s’intégrer dans une université francophone et, ultimement, réussir un cursus universitaire en français.</li>
<li>Entre 4 et 6 h./sem. de cours de français langue étrangère (FLE) adaptés au niveau linguistique de l’étudiant, au choix parmi l’offre de l’ILV. Ces cours sont ouverts à tous les étudiants internationaux inscrits à l’UCLouvain.</li>
<li>Une table de conversation en français et un monitorat gérés par des étudiants volontaires (2 h./sem.) à destination des étudiants A2U, exclusivement.</li>
</ul>
<h3><strong>1.2. Immersion académique</strong></h3>
<ul>
<li>L’inscription comme élève libre à 1 ou 2 cours de discipline en faculté ou dans les hautes écoles partenaires de l’UCLouvain ;</li>
<li>Des ateliers sur les outils universitaires assurés par une association d’étudiants internationaux et le Service d’aide de l’université ;</li>
<li>Un tutorat par un étudiant belge de l’université, issu d’un domaine d’étude similaire au projet de l’étudiant-réfugié.</li>
</ul>
<h3><strong>1.3. Accompagnement personnel</strong></h3>
<p>De nombreux partenaires du programme, internes ou externes à l’UCLouvain, proposent des activités :</p>
<ul>
<li>Présentation du paysage de l’enseignement supérieur et des métiers en Fédération Wallonie-Bruxelles ;</li>
<li>Construction d’un projet de formation et d’un projet professionnel ;</li>
<li>Aide pour la traduction et l’équivalence des diplômes ;</li>
<li>Accompagnement pour la valorisation des acquis de l’expérience ;</li>
<li>Aide dans les démarches administratives, financières, psycho-médico-sociales et juridiques ;</li>
<li>Ateliers de formation extra-curriculaires (numérique, permis de conduire, activités artistiques) ;</li>
<li>Activités culturelles (visites de sites touristiques, de musées, etc.) ;</li>
<li>Activités sociales (fêtes étudiantes, accueil dans des familles pendant les fêtes de fin d’année, etc.).</li>
</ul>
<p>La formation en FOU représente en termes horaire le volet le plus important du programme A2U : le cours de français préparatoire aux études universitaires est donné 2 fois 2 heures pendant 30 semaines, soit 120 heures au total. Conçu sur mesure pour tous les étudiants non francophones du programme, il est pris en charge par une enseignante du Département de français de l’ILV. La participation aux activités de ce cours est obligatoire, bien qu’il ne fasse l’objet d’aucune évaluation certificative finale.</p>
<p>Nous allons présenter ce cours en suivant les trois étapes préalables à la conception de tout cours de français sur objectifs spécifiques : analyse du public, analyse des besoins et traduction des besoins en objectifs. En effet, selon Jean-Marc Mangiante (2011 : 5) :</p>
<blockquote>
<p>Le FOU apparait bien comme une déclinaison du FOS, dans son approche centrée sur la connaissance la plus poussée des besoins d’un public ciblé, dans son parti pris de considérer que la réussite du projet d’intégration universitaire nécessite une maitrise linguistique autour de situations de communication spécifiques à la vie universitaire dans son ensemble. </p>
</blockquote>
<h2><strong>2. Un public et des besoins très spécifiques</strong></h2>
<p>Le public A2U a évolué au cours de ses 3 années d’existence :</p>
<p style="text-align: center;"><em>Tableau 1 : Evolution du public A2U sur 3 ans</em></p>
<p><img height="409" src="https://www.numerev.com/img/ck_446_6_image1.png" width="1029" /></p>
<p> </p>
<p>On constate que les pays d’origine varient en fonction de la situation géopolitique mondiale. Ainsi, en 2020-2021, le programme accueillera une majorité de personnes originaires du Venezuela et du Salvador, conséquence des tensions dans cette région de la planète.</p>
<p>Les candidats au programme A2U sont présélectionnés selon les critères suivants :</p>
<ul>
<li>statut de demandeur d’asile ou de réfugié ;</li>
<li>niveau A2 en français, sauf exception (multilinguisme, apprentissage rapide) ;</li>
<li>projet crédible d’études dans l’enseignement supérieur ;</li>
<li>disponibilité pour suivre le programme ;</li>
<li>ancrage local (ou intention/possibilité de se rapprocher du principal campus de l’université situé à Louvain-la-Neuve).</li>
</ul>
<p>Le jury d’admission rencontre les candidats au cours d’un entretien qui permet de s’assurer que la participation au programme leur apportera une plus-value en termes de langue, de confiance en soi et d’intégration.</p>
<p>Si ce public s’apparente aux étudiants internationaux qui suivent une partie ou la totalité de leur cursus académique à l’UCLouvain, il s’en distingue également de façon subtile. Les participants d’A2U partagent en effet des points communs avec les étudiants de première année, les adultes en reprise d’études, voire avec les étudiants « à profil spécifique », une catégorie qui, à l’UCLouvain, englobe entre autres les personnes porteuses de handicap, de troubles de l’apprentissage, ou les étudiants-entrepreneurs.</p>
<p>Selon nous, les caractéristiques qui distinguent le public des étudiants-réfugiés sont les suivantes :</p>
<ul>
<li>Migration forcée : ces étudiants n’ont pas choisi d’être ici et ne pourront peut-être pas rentrer au pays avant une période indéterminée, à l’inverse des étudiants internationaux qui ne font que passer en Belgique et profitent de la position centrale et stratégique de Bruxelles, capitale de l’Europe.</li>
<li>Continuum pédagogique interrompu : suite aux crises qu’ils ont traversées, leurs études supérieures ou leur parcours professionnel ont été interrompus, parfois pendant plusieurs années.</li>
<li>Disponibilité cognitive à réveiller : il s’agit d’un public hautement scolarisé (leur diplôme minimum est celui du secondaire supérieur, et le plus souvent déjà de niveau universitaire), dont les compétences académiques, les représentations liées à l’apprentissage et l’autonomisation de l’apprentissage sont à réactiver.</li>
<li>Potentiel fragilisé : par opposition aux étudiants Erasmus qui ont obtenu leur bourse au terme d’une sélection parfois poussée et trouvent assez facilement leur place dans l’institution d’accueil grâce au « parrainage » de leur université d’origine (spirale positive), les personnes issues de la migration forcée peuvent avoir perdu confiance en leurs capacités. Elles ont fui leur pays, interrompu leur parcours, quitté leur institution d’enseignement, parfois sans diplôme. Dans leur université d’accueil, elles ne se sentent pas vraiment à leur place et ont le sentiment de ne pas/ne plus appartenir à la catégorie des bons étudiants (spirale négative).</li>
<li>Sentiment identitaire accru et nostalgie du pays : les étudiants du programme partagent ces ressentis avec les étudiants internationaux, mais les étudiants-réfugiés restent dans le pays d’accueil, d’où la nécessité pour eux de l’intégration dans la société belge.</li>
<li>Situation incertaine : parfois, les étudiants A2U sont dans une grande précarité quant au statut, au logement, à la situation familiale, au travail et même au projet d’étude. Certaines démarches administratives sont chronophages et énergivores. Ils ont l’esprit ailleurs et sont préoccupés.</li>
</ul>
<p>Bien évidemment, le public A2U n’est pas homogène. Chaque étudiant se distingue en fonction de son vécu antérieur, de son âge, de son genre, de sa religion, de sa première langue, de son niveau d’étude, de son éventuelle expérience professionnelle. Cependant, ce qui différencie les étudiants-réfugiés des étudiants internationaux « classiques », c’est que chez eux les besoins liés à l’accomplissement de soi sont très importants, voire vitaux.</p>
<p>Pour accompagner un tel public, la posture de l’enseignant devra être elle aussi spécifique. Il faudra observer, écouter, valoriser et encourager, davantage que pour un public FLE classique.</p>
<p>Nous venons de mettre en évidence les enjeux psycho-affectifs spécifiques à ce public, mais le cœur du cours de français préparatoire reste bien évidemment l’apprentissage langagier au service de l’intégration universitaire.</p>
<h2><strong>3. Les besoins langagiers</strong></h2>
<p>Pour décrire les besoins langagiers du public A2U, nous avons identifié 13 situations de communication auxquelles les participants au programme sont confrontés au fur et à mesure de leur année préparatoire et pour lesquelles la maitrise du français est indispensable :</p>
<ol>
<li>Connaître l’université</li>
<li>Se présenter en tant qu’étudiant</li>
<li>Interagir avec des responsables académiques et administratifs</li>
<li>Remplir des dossiers d’admission</li>
<li>S’inscrire à un cours</li>
<li>Comprendre le calendrier académique et un horaire de cours</li>
<li>Comprendre l’organisation et le programme des études de l’UCLouvain</li>
<li>Comprendre les objectifs d’un cours, les attentes du professeur, les méthodes d’enseignement et d’évaluation, les acquis d’apprentissage</li>
<li>Suivre des cours magistraux</li>
<li>Suivre des cours « interactifs »</li>
<li>Étudier</li>
<li>Réaliser des travaux dans le cadre des cours</li>
<li>Passer des examens universitaires.</li>
</ol>
<h2><strong>4. La traduction des besoins en objectifs</strong></h2>
<p>Conformément à la démarche de conception de tout cours de français sur objectifs spécifiques, une fois que les besoins sont identifiés, les objectifs du programme de formation peuvent être définis. Nous les avons modélisés sous la forme d’un tableau dont nous présentons uniquement ici l’architecture :</p>
<p style="text-align: center;"><em>Tableau 2 : Besoins et objectifs du cours de français</em></p>
<p><img height="174" src="https://www.numerev.com/img/ck_446_6_image2.png" width="605" /></p>
<p>Sur un axe vertical, on retrouve les 13 situations de communication liées à l’intégration universitaire des participants au programme A2U. Sur l’axe horizontal, nous déclinons chaque situation de communication en objectifs.</p>
<ul>
<li>Les objectifs linguistiques englobent les savoirs et savoir-faire lexicaux, grammaticaux et phonétiques.</li>
<li>Les objectifs pragmatiques comprennent les objectifs discursifs (les genres de textes oraux et écrits que doivent maitriser les étudiants, en réception et/ou en production) et fonctionnels (les actes de parole que doivent réaliser les étudiants).</li>
<li>Les objectifs socio-culturels recouvrent les objectifs interculturels (compétences cognitives, affectives et comportementales nécessaires pour gérer l’interculturalité de façon générale)[1] et académiques (connaissance de toutes les pratiques culturelles liées à la communauté universitaire de l’UCLouvain, explicites et implicites).</li>
<li>Les objectifs psycho-affectifs renvoient aux qualités interpersonnelles que doivent développer les étudiants pour réussir leur intégration dans la vie universitaire (par exemple, le sentiment d’appartenance, la confiance en soi, l’autonomie, la proactivité, l’aptitude à donner du sens aux difficultés, à identifier ses forces, à relever des défis, à valoriser ses acquis, à gérer son temps, etc.).</li>
</ul>
<p>Enfin, dans le but de rendre compte de la spécificité du public A2U en comparaison avec les étudiants internationaux « classiques », nous proposons d’ajouter à l’extrême gauche du tableau une colonne transversale, dans laquelle nous mentionnons 3 besoins psychologiques fondamentaux :</p>
<ul>
<li>la relation ou l'appartenance sociale, à savoir le besoin de se sentir connecté et supporté par d'autres personnes ;</li>
<li>l'autonomie, c’est-à-dire le besoin de se sentir à l'origine ou à la source de ses actions ;</li>
<li>la compétence ou le besoin de se sentir efficace et capable d'effectuer des tâches de différents niveaux de difficulté.</li>
</ul>
<p>Ces concepts issus de la typologie des psychologues américains Edward Deci et Richard Ryan (2002) décrivent des besoins dont la satisfaction constitue le mécanisme essentiel pour la santé psychologique et le fonctionnement optimal des individus, enfants ou adultes. Avec le public des étudiants-réfugiés, l’attention à ces 3 besoins doit être présente dans chaque activité d’apprentissage.</p>
<h2><strong>5. Les activités d’apprentissage</strong></h2>
<p>Les principes qui ont guidé la conception des activités d’apprentissage au sein du cours de français préparatoire aux études universitaires s’inscrivent dans l’approche actionnelle. En cela, nous suivons les recommandations émises par Katia Vandermeulen sur la base d’une analyse des formations financées par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (2012 : paragraphe 70). Ainsi, l’étudiant-réfugié est placé en posture d’apprenant « acteur social » à qui des tâches authentiques sont proposées, c’est-à-dire des « tâches (qui ne sont pas seulement langagières) dans des circonstances et un environnement donnés, à l’intérieur d’un domaine d’action particulier » (CECRL : 15).</p>
<p>Au travers des tâches proposées, les étudiants A2U développent des compétences langagières, pragmatiques, socio-culturelles et psycho-affectives, ainsi que des stratégies d’intégration et de compréhension qui leur permettront d’agir plus efficacement dans le nouveau système universitaire auquel ils appartiennent.</p>
<p>Pour clarifier la démarche, nous allons décrire trois séquences de cours construites en fonction d’une tâche finale. Chaque tâche est en lien avec un évènement académique ou culturel organisé par l’UCLouvain. Ce tableau précise les situations de communication travaillées dans chaque séquence, ainsi que la tâche finale.</p>
<p style="text-align: center;"><em>Tableau 3 : Evènement académique, situations de communication et tâche finale</em></p>
<p style="text-align: center;"><img height="406" src="https://www.numerev.com/img/ck_446_6_image4.png" width="858" /></p>
<h3><strong>5.1. La soirée « Info masters »</strong></h3>
<p>La séquence de 8 heures de cours se déploie autour de la soirée « Info masters » organisée en novembre par l’université, occasion de se renseigner auprès des représentants des facultés afin de choisir un programme d’études pour l’année académique suivante.</p>
<p>La tâche finale demandée à l’étudiant est la rédaction d’une lettre formelle de demande d’admission à un programme d’études, adressée au responsable facultaire. La lettre rédigée dans le cadre du cours deviendra un des éléments constitutifs du dossier d’admission envoyé au service des inscriptions à la fin du programme A2U.</p>
<p>La réalisation de cette tâche se construit en 4 moments.</p>
<p style="text-align: center;"><em>Schéma 1 : Les 4 étapes d’une tâche</em></p>
<p><img height="105" src="https://www.numerev.com/img/ck_446_6_image5.png" width="851" /></p>
<p> </p>
<ul>
<li>Préparation en classe : les étudiants préparent les interactions orales auxquelles ils seront confrontés lors de la soirée. Ils découvrent le lexique spécifique à la discipline qu’ils ont le projet d’étudier grâce aux informations en ligne. Ils lisent la description de programme, les prérequis exigés, l’enchainement des cours sur les deux quadrimestres, l’agencement des cours en cycle, etc. Outre les apprentissages de type linguistiques, pragmatiques et socio-culturels, cette activité de recherche sur le site de l’université est également l’occasion de développer les compétences numériques, encore faibles chez quelques-uns. D’un point de vue psycho-affectif, la découverte de ces contenus renforce le sentiment de compétence car ils réalisent que leurs bagages ne sont pas vides : ils ont déjà acquis des connaissances, des expériences qu’ils pourront faire valoir. Tout n’est pas à (re-) construire.</li>
<li>Confrontation au monde universitaire : préparés à la soirée « Info masters », les étudiants gèrent mieux le stress dû à la nouveauté de la situation, au fait de parler en français dans le monde « réel », à la construction encore fragile de leur projet futur ou au fait d’assumer la position d’acteur de leur projet.</li>
<li>Partage social en classe : après l’évènement, du temps est consacré en classe à l’expression et au partage des émotions générées par l’activité.</li>
<li>Réalisation de la tâche finale : les caractéristiques pragmatiques du genre de la lettre formelle sont exposées. Les consignes et les exigences linguistiques pour la production écrite finale sont adaptées en fonction du niveau de maitrise du français de chacun. Afin de construire leur argumentation, les étudiants cherchent en ligne des informations supplémentaires sur le programme qui les tente, ainsi que le nom des membres de la commission d’admission à qui adresser la lettre. Cette étape permet d’envisager l’organigramme de l’université et les différents titres et fonctions, ce qui renforce les apprentissages lexicaux et socio-culturels.</li>
</ul>
<h3><strong> 5.2. Rentrée du 2<sup>e</sup> quadrimestre</strong></h3>
<p>Au second quadrimestre (février à juin), les étudiants A2U doivent suivre un ou deux cours dans la discipline qui les intéresse. Le choix n’est pas libre, c’est la faculté qui le leur propose sur la base de leur parcours antérieur ou simplement de l’horaire. L’immersion dans des salles de classe remplies d’étudiants belges qui écoutent un professeur expliquer des contenus techniques en français constitue un vrai défi pour la majorité d’entre eux. Ils se retrouvent dans une situation très inconfortable dans laquelle ils doivent être directement compétents. Ils vivent une vraie confrontation alors qu’ils se sentent souvent vulnérables.</p>
<p>Une séquence de 14 heures de cours les prépare à cette confrontation. Elle permet de diminuer le stress et de souligner les acquis antérieurs de chaque étudiant afin d’augmenter sa confiance et de légitimer sa place dans la communauté facultaire. La tâche finale consiste à présenter oralement un cours disciplinaire suivi par l’étudiant avec un support de type PowerPoint, et à partager son expérience personnelle dans cette situation de communication.</p>
<p>La préparation de la tâche finale passe par plusieurs étapes.</p>
<ul>
<li>Dans un premier temps, l’étudiant analyse la fiche descriptive du cours choisi, dans laquelle sont précisés l’identité du professeur, le nombre de crédits, la langue d’enseignement, les prérequis exigés, les thèmes abordés, les acquis d’apprentissage, la méthode d’enseignement (cours magistraux, séances d’exercices, séminaires, etc.), le mode d’évaluation, les supports de cours (dont Moodle) et la bibliographie. L’étudiant peut dès lors commencer à constituer son propre lexique disciplinaire. Les acquis d’apprentissage décrits en verbes opérateurs sont l’occasion de travailler les objectifs lexicaux (verbes de consignes) et socioculturels (compétences académiques attendues). Enfin, sur un plan psycho-affectif, la compréhension du mode d’évaluation rassure l’étudiant quant aux attentes du professeur.</li>
<li>Dans la seconde étape, l’étudiant explore la plateforme Moodle de son cours et appréhende son utilité pédagogique : lieu de dépôt des supports de cours (PowerPoint, vidéos, articles…), lieu de mise en place des travaux de groupe, lieu d’interaction (forum, chat, sondage…), lieu d’évaluation ou simple calendrier.</li>
<li>Avant la présentation finale, 2 heures de cours sont dédiées au logiciel PowerPoint et à la manière d’y structurer et présenter les contenus. Tout en faisant l’exercice d’une présentation orale avec support visuel et en utilisant un nouveau vocabulaire disciplinaire, les étudiants sont fiers de présenter leur cours, les défis qui les attendent, mais aussi de manifester leur appartenance à une faculté, à un groupe d’étudiants. Comme dans la séquence décrite précédemment, un moment de partage social est proposé au terme des présentations, où chacun exprime ses joies, ses surprises et les difficultés vécues lors des premières séances de cours disciplinaire.</li>
</ul>
<h3><strong> 5.3. « La Nuit des mots »</strong></h3>
<p>Le dernier exemple met davantage en lumière la nécessité de prendre en compte les émotions dans le cours de français préparatoire. Il s’agit de la séquence « 30.000 autres à l’UCLouvain » (10 heures de cours au total) proposée en 2018-2019, en lien avec la situation de communication universitaire n°2 « Se présenter en tant qu’étudiant ».</p>
<p>Cette année-là, l’UCLouvain s’était choisie comme thème : « LouvaINternational, une année dédiée à une autre vision des relations internationales ». Dans ce contexte, le Musée L, musée universitaire, présentait l’exposition BienvenUE sur le thème de la ligne migratoire sud-nord, tandis que l’ILV proposait à tous ses étudiants un projet d’expression orale ou écrite dans les différentes langues enseignées, intitulé « 30.000 autres à l’UCLouvain ». Les productions réalisées dans les cours de l’ILV étaient ensuite exposées plusieurs jours au Musée L, et une soirée de vernissage était organisée : « La Nuit des mots ».</p>
<p>Les étudiants A2U ont participé au projet « 30.000 autres » dans le cadre de leur cours de français préparatoire. La tâche finale consistait à réaliser par écrit puis, pour ceux qui le souhaitaient, sous forme d’une courte capsule vidéo, un « autoportrait humaniste » où, dans l’esprit proposé par Yann Arthus-Bertrand dans le projet 7 milliards d’autres [2], ils exprimaient leur vision du monde sur quelques thèmes essentiels (rêve d’enfant, la vie après la mort, vivre ensemble sur la même planète, un petit bonheur, transmission…).</p>
<p>La séquence se structurait en 4 étapes :</p>
<p style="text-align: center;"><em>Schéma 2 : Les 4 étapes du projet « 30 000 autres »</em></p>
<p><img height="305" src="https://www.numerev.com/img/ck_446_6_image6.png" width="794" /></p>
<p>Avant de se lancer dans la tâche de production, deux moments déclencheurs ont été vécus en groupe : la visite guidée de l’exposition BienvenUE au Musée L et le visionnement d’extraits du documentaire 7 milliards d’autres, deux activités fortes en émotions car elles touchaient au parcours migratoire des étudiants, à leur histoire, à leur identité.</p>
<p>La production finale faisant l’objet d’une exposition publique, l’enseignante a évalué de façon formative la langue des textes et vidéos réalisés par chaque étudiant afin d’aboutir à une mise en mots la plus soignée possible.</p>
<p>Enfin, les étudiants A2U ont participé au vernissage de l’exposition temporaire lors « La Nuit des mots » en accueillant les visiteurs, en les guidant et en répondant aux questions sur leurs « œuvres ».</p>
<p>Trois temps de partage social ont rythmé la séquence. Les émotions qui y ont été exprimées ont évolué et traduisent le niveau de satisfaction des besoins psycho-affectifs : après la visite guidée de l’exposition BienvenUE et le visionnement d’extraits du documentaire 7 milliards d’autres, ce sont surtout des émotions négatives (colère, tristesse, peur) qui ont émergé ; après la quatrième et dernière activité, « La nuit des mots », le partage social a cette fois fait émerger des émotions positives (joie, fierté).</p>
<p>La séquence « 30.000 autres à l’UCLouvain » a ainsi travaillé sur plusieurs types d’objectifs spécifiques au public A2U : langagiers, académiques et psycho-affectifs (sentiment d’appartenance à la communauté universitaire, estime de soi et valorisation personnelle).</p>
<p>On pourrait se demander s’il est approprié d’occuper davantage les étudiants en leur proposant des projets d’une telle ampleur dans le cadre du cours de français préparatoire. On sait qu’ils sont déjà « pré-occupés », que le programme A2U est chargé et que les enseignants des cours de FLE et des cours disciplinaires imposent des travaux et des échéances à respecter. Néanmoins, les étudiants sont visiblement satisfaits par le programme dans sa globalité, comme ils l’ont par exemple exprimé en juin 2020 lors du jury final. Khushal, étudiant afghan, déclare : « Grâce à A2U, je ne me sens plus réfugié ou demandeur d’asile, mais un étudiant normal. J’étudie dans les différents lieux, je participe à beaucoup d’activités ». Eduardo, étudiant colombien, décrit A2U comme « un moment calme, heureux, de réflexion sur l’avenir personnel et la famille. »</p>
<p>Dans leurs témoignages, tant Khushal qu’Eduardo font référence à leurs ressentis. Nous allons montrer comment le cours de français préparatoire est l’espace du programme A2U qui accorde à la dimension émotionnelle la place la plus centrale.</p>
<h2><strong>6. Les émotions au cœur du cours</strong></h2>
<p>Comme l’ont montré les 3 exemples ci-dessus, la spécificité du cours de français préparatoire est qu’il laisse de la place pour exprimer les émotions. Pour Ilios Kotsou, l’émotion est une messagère qui indique le niveau de satisfaction de nos besoins, « sorte de baromètre de notre capacité d’adaptation et de notre état d’équilibre par rapport à l’environnement » (Mikolajczak et al., 2009 : 117). Or, les émotions sont déclenchées dans 2 types de situations. Premièrement, elles apparaissent dans des situations liées à la réalisation des objectifs individuels. Si l’objectif individuel est atteint, l’émotion ressentie sera positive, telle que la joie ou la fierté. Si l’objectif individuel est menacé ou entravé, l’émotion sera négative, telle que la tristesse ou la colère (Mikolajczak et al., 2009 : 16-21). Deuxièmement, elles surgissent à l’occasion de situations liées aux 3 croyances fondamentales qui permettent de fonctionner et donner du sens au chaos (Janoff-Bullman, 1992), à savoir : le monde environnant est globalement bienveillant ; le monde environnant est globalement juste (« on reçoit ce que l’on mérite ») ; je suis globalement meilleur que la moyenne.</p>
<p>À la différence des étudiants internationaux « classiques », les objectifs individuels des étudiants-réfugiés sont entravés et leurs croyances fondamentales sont mises à rude épreuve. Leurs besoins physiologiques et psychologiques ont été menacés et le sont peut-être encore puisqu’ils ont fui leur pays et ne se sentent pas (encore) en sécurité ici. Ils sont dans un processus de stabilisation qui demande beaucoup d’énergie et de disponibilité cognitive.</p>
<p>Les chercheurs spécialisés dans les émotions corroborent notre pratique. Ils démontrent que l’expression des émotions peut être associée à de meilleurs résultats académiques et à une diminution des plaintes somatiques : nommer simplement les émotions ressenties augmente l’activité cérébrale du langage et diminue le stress (Lumley et Provenzano, 2003) ; « l’émotion est toujours porteuse d’un message » (Clore, Gasper et Garvin, 2001, cités par Mikolajczak 2009 : 18) et elle informe de notre rapport au monde et facilite notre passage à l’action (idem) ; enfin, l’expression des émotions positives peut influencer favorablement la performance d’un groupe (Barsade, 2002).</p>
<p>Par conséquent, l’expression des émotions est essentielle dans ce groupe et se justifie dans le cadre des activités d’apprentissage de la langue pour s’intégrer à l’université. Raconter la situation, exprimer ce que l’on ressent, facilite le passage à l’action, ce qui est idéal dans un cours qui repose sur une approche actionnelle.</p>
<p>En 2019-2020, nous avons souhaité accorder une place encore plus grande aux émotions qui sont souvent oubliées dans un cursus académique et sont pourtant partie prenante de l’apprentissage d’une langue[3]. Avec le public du programme A2U, il nous a semblé nécessaire de donner un espace particulier aux émotions et de les intégrer de façon explicite en proposant des séances intitulées « Emo-arts ».</p>
<h2><strong>7. Les bulles « Emo-arts »</strong></h2>
<p>L’objectif des bulles « émo-arts » (Berdal-Masuy, 2018) est de donner une respiration dans un programme très orienté sur les exigences administratives et organisationnelles de la vie à l’université. Il a été décidé, en commun accord avec l’enseignante responsable du cours de français préparatoire, de proposer ces séquences une fois toutes les 3 à 4 semaines, en lien avec le thème abordé lors du cours. C’est une autre collègue enseignante de FLE qui a animé ces séances auxquelles les étudiants francophones du programme A2U ont été conviés, aux côtés du public non francophone habituel.</p>
<p>L’objectif était de développer la compétence émotionnelle des apprenants à partir de documents déclencheurs issus des arts. En psychologie, la compétence émotionnelle est définie comme l’ensemble des capacités à traiter les émotions et/ou les informations émotionnelles en général (Mikolajczak, 2009 ; Mikolajczak et Desseilles, 2012). En pédagogie, ce concept trouve un équivalent avec ce que Louise Lafortune appelle la « méta-émotion » (Lafortune, 2005 : 68), qui consiste à identifier l’émotion, la comprendre en interrogeant notamment les croyances qui lui sont sous-jacentes, l’exprimer, la réguler et utiliser les croyances pour parvenir à la stabiliser. La mise en place d’« activités interactives-réflexives » (ibid.) suscite l’expression des affects[4], favorise leur compréhension en identifiant les croyances qui sont à l’origine de ceux-ci. Prendre conscience des émotions qu’on ressent quand on apprend une langue est une première étape. La seconde étape consiste à mettre au jour les croyances entretenues afin de développer des attitudes positives à l’égard de la discipline.</p>
<p>Cette prise de conscience des sentiments[5] et de leur origine est aussi importante pour le contrôle réel qu’on a sur la tâche (en lien avec la motivation) que les processus de pensée qui accompagnent l’accomplissement de cette tâche (Berdal-Masuy, 2015 : 36).</p>
<p style="text-align: center;"><em>Tableau 4 : Calendrier et thèmes des séances « Emo-arts »</em></p>
<p><img height="683" src="https://www.numerev.com/img/ck_446_6_image7.png" width="778" /></p>
<p>Pour illustrer ces bulles émo-arts, nous décrivons ci-dessous 3 séances parmi les 8 proposées.</p>
<h3><strong>7.1. Les peurs</strong></h3>
<p>En lien avec situation de communication n°3 abordée dans le cours (« interagir avec des responsables académiques et administratifs »), il nous a semblé pertinent de traiter le thème des peurs, en proposant aux étudiants A2U quelques situations dans la vie universitaire susceptibles d’être source d’anxiété et en leur demandant de les classer par ordre décroissant d’importance (5 novembre 2019). On leur a ensuite proposé de mimer une première fois la scène la plus effrayante, sans paroles, avec l’enseignante qui jouait le rôle de la personne redoutée. Il a ensuite été demandé de changer un ou plusieurs éléments de la scène de telle façon que la situation soit bien vécue. La scène a été rejouée, cette fois avec des paroles. L’interlocutrice était toujours aussi désagréable, mais les stratégies mises en place par l’étudiant permettaient de mieux vivre la situation de communication. On a ensuite réfléchi ensemble sur ce qu’il est possible de mettre en place pour « apprivoiser » les peurs et parvenir à gérer une situation qui, a priori, est source d’anxiété. La séance s’est terminée par l’écoute d’une chanson On a tous le même soleil de Grégoire et celle du poème Invictus de Nelson Mandela.</p>
<h3><strong>7.2. Ma langue, ma fierté</strong></h3>
<p>La sixième séance a eu lieu le 28 janvier 2020 sur le thème « Ma langue, ma fierté ». Chacun devait amener un poème (dans sa langue maternelle) qui lui fait du bien. Ce fut l’occasion de présenter le thème choisi par l’université pour l’année 2019-2020 : « Urgence poétique ». On a écouté la poétesse belge Laurence Vielle, artiste en résidence à l’UCLouvain, présenter ce thème dans un reportage passé à la télévision locale : « Il y a une urgence poétique, celle qui réveille la part qu’on a en nous d’être des êtres de désir, des êtres de parole, des êtres d’action. La poésie peut nous animer, nous donner de la force, de la vitalité. Il faut interroger ce souffle et l’animer ». On a ensuite fait une lecture chorale du texte Asile poétique de Laurence Vielle : après avoir découvert en silence le texte, chacun a choisi une phrase qui le touchait et l’a dite à haute voix. Enfin, chacun a présenté le poème qu’il avait choisi en quelques mots, a expliqué pourquoi ce poème est important et l’a dit à voix haute dans sa langue maternelle. Durant ce moment suspendu, chaque texte a pris vie grâce aux émotions et à la sensibilité de la personne qui le proclamait, telle l’œuvre d’un poète afghan exilé lue par un étudiant pachtoune, le lendemain même de l’arrestation au Pakistan d’un leader de la résistance pachtoune[6] … La séance s’est clôturée par la lecture chorale du texte Je suis l’homme écrit par le poète belge, Julos Beaucarne.</p>
<h3><strong>7.3. L’autolouange</strong></h3>
<p>La dernière bulle « Emot-arts » s’est déroulée le 16 juin 2020. Nous avons choisi le thème de l’autolouange car la fin de l’année marque la fin du parcours A2U dont chacun peut être fier. La première étape consistait à réfléchir sur son identité et à ne pas rester figé dans une identité « fine », une identité unique dont on ne peut sortir et souvent résumée à une seule étiquette (en l’occurrence, celle de « réfugié ») pour accéder aux identités « épaisses » (Moro, 2019), soit les différentes facettes de son identité, dont chacun peut jouer, en fonction des moments. On a donc proposé aux étudiants de noter sur une feuille leurs différentes identités par rapport à différents thèmes proposés (famille, lieu de vie, talents, religion, voyages, etc.) afin de prendre conscience de l’ensemble de leurs compétences. Ensuite, on a projeté le discours de Nelson Mandela lors de son intronisation à la présidence de la république d’Afrique du Sud en 1994 :</p>
<blockquote>
<p style="margin-left: 40px;">C’est notre lumière et non pas notre obscurité qui nous effraie le plus.</p>
<p style="margin-left: 40px;">[…] Vous restreindre, vivre petit ne rend pas service au monde.</p>
<p style="margin-left: 40px;">[…] au fur et à mesure que nous laissons briller notre propre lumière, nous donnons inconsciemment aux autres la permission de faire de même</p>
</blockquote>
<p>A partir de ce discours a été présentée la pratique de l’autolouange, telle qu’elle est envisagée par Marie Milis (2016), et qui consiste à « se mettre en beau », en respectant trois règles : écrire en je, être vrai (exprimer de vrais talents/qualités) et amplifier. Ainsi, si je pianote, je peux écrire « Je suis Mozart » (à 1%, mais je ne le dis pas). Il ne s’agit pas de s’auto-congratuler, mais de croire en soi, adopter une posture de dignité intérieure, « honorer l’intuition qu’on a de soi-même ». Après avoir montré quelques exemples illustrés par des photos, chacun a été invité à écrire quelques lignes d’autolouange, puis à proclamer devant le groupe un portrait de soi sans mensonges, mais sans modération. La séance s’est terminée par une discussion sur la différence entre se vanter et faire une autolouange. Nous avons été éduqués à occuper une toute petite place et, encore, à demander pardon de l’occuper. La pratique de l’autolouange restaure l’estime de soi et opère un véritable retournement de posture.</p>
<p>En fin d’année, les activités « Emo-arts » ont fait l’objet d’une évaluation par l’enseignante. Treize étudiants ont répondu à un questionnaire anonyme en ligne. Les résultats très positifs encouragent à continuer l’expérience l’année prochaine. Les séances « Emo-arts » sont plébiscitées : « ça aide dans la manière de penser et de découvrir ses émotions » (Jean-Claude), « elles aident à la découverte et à l’enrichissement personnel de chacun » (Abdullah), « ces activités permettent de mieux s’intégrer » (Kadiata), « elles rendent la distance entre les professeurs et les étudiants plus courte » (Musa), « ça me donne la motivation » (Amjad). Enfin, lors de l’évaluation orale pendant la dernière séance, Jean, étudiant burundais, a déclaré : « on arrive à connaitre ce qui était caché en nous. (…) On avait l’impression de jouer comme des enfants et puis on arrivait à des choses importantes à la fin ».</p>
<h2><strong>8. Les raisons du succès : pistes d’explication</strong></h2>
<p>Les deux premières éditions du programme A2U ont été évaluées par le Louvain Learning Lab (Service de l’UCLouvain en charge de l’innovation pédagogique). Chaque fois, les étudiants ont plébiscité le cours de français préparatoire aux études universitaires qui a reçu des notes maximales en termes de satisfaction, à l’image du témoignage de Musa, étudiant soudanais, devant le jury final en juin 2020 :</p>
<blockquote>
<p style="margin-left: 40px;">« Je commence avec le cours qui est le cœur du programme A2U selon moi, le cours du français préparatoire aux études universitaires avec la super professeur (…), grâce à ce cours j’ai appris presque tout ce qui est nécessaire et tout ce que j’aurai besoin pour effectuer une étude universitaire en Belgique, suivre efficacement les cours et comment je pourrai réussir mon projet d’études au futur, c’était vraiment un très riche cours. C’est plus qu’un cours, c’est un coaching. Et grâce au ce cours c’était plus facile de suivre les autres cours de français à l’ILV, personnellement ce cours m’a beaucoup aidé d’atteindre mon niveau actuelle de français. »</p>
</blockquote>
<p>Pourquoi ce cours est-il autant apprécié ? Nos hypothèses avec trois ans de recul sont les suivantes :</p>
<ul>
<li>L’absence d’évaluation sommative diminue la pression puisqu’il n’y a aucune obligation de résultat.</li>
<li>Les moments de classe ne semblent pas anxiogènes. Cela peut s’expliquer selon les cinq dimensions proposées par Scherer en 2001 (cité par Mikolajczak et al., 2009 : 14-15) : il s’agit d’un rendez-vous hebdomadaire (régularité), où les interactions sociales sont conviviales (familiarité), où certaines activités sont prévisibles, agréables (même si parfois difficiles), pertinentes par rapport aux buts langagiers et académiques et aux besoins individuels, et sont potentiellement maitrisables (même s’il y a une prise de risque).</li>
<li>La classe de français préparatoire est un lieu où l’étudiant-réfugié vit des moments de partage social des émotions (Rimé et al., 2011). Or, tant les évènements positifs que les évènements négatifs suscitent ce besoin de parler. Par ailleurs, le partage social est d’autant plus marqué, plus impératif, plus fréquent, et impliquant un plus grand nombre de personne que l’émotion causée par l’évènement est forte (Rimé, Finkenauer, Luminet, Zech et Philippot, 1998). Le partage social augmente l’interaction sociale. Puisque l’on vit les émotions de l’autre cela provoque de l’empathie. La cohésion de groupe se voit renforcée car on y reçoit et on y donne de la compréhension, de l’aide et du soutien. Dans le groupe, le sentiment d’appartenance est fort.</li>
<li>La posture de l’enseignante est différente et juste : bienveillante et garante du cadre. Les situations émotionnelles sont présentes, et sont entendues et reconnues de façon explicite.</li>
<li>La démarche actionnelle d’apprentissage de la langue est un processus qui amène l’étudiant à reconstruire un projet qui réponde à ses besoins propres. A la fin de chaque tâche, l’étudiant a le sentiment que ses objectifs individuels sont à nouveau satisfaits ; les croyances fondamentales se rétablissent dans son nouveau pays. Il se sent compétent et plus déterminé.</li>
</ul>
<p>Abdullah, étudiant soudanais, en témoigne :</p>
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<p style="margin-left: 40px;">« Grâce à ces séances, j’ai découvert et appris un tas de choses dans différents aspects de la vie. D’abord, la vie universitaire et la vie d’étudiants à Louvain-la-Neuve comme les Kot à projets, mais aussi les événements culturels qui se passent dans la ville. Puis comment faire les démarches administratives : par exemple, s’inscrire aux cours ou avoir un logement. En plus, les méthodes d’enseignement et les outils comme l’utilisation de Moodle. Ensuite, j’ai appris à faire une présentation orale réussie avec un support PowerPoint, la prise de notes, un bon C.V et une lettre de motivation. Par ailleurs, de prendre l’habitude d’écrire. »</p>
</blockquote>
<h2><strong>9. Conclusion</strong></h2>
<p>Nous avons décrit comment le cours de français préparatoire aux études universitaires entremêle apprentissage linguistique, intégration à la communauté universitaire et accompagnement psycho-affectif. En cela, Le programme s’écarte du stéréotype qui lie maitrise de la langue et intégration réussie chez les personnes immigrées. Au contraire, A2U partage la conviction de Hambye et Romainville (2014) que c’est l’intégration qui amène la maitrise de la langue, et non l’inverse. La non-intégration n’est pas due à une question de volonté ou d’effort de la part de la personne immigrée. Selon Romainville et Hambye, à l’échelle de l’Etat, c’est la responsabilité des pouvoirs politiques d’assurer les conditions macroéconomiques à l’intégration sociale, économique, politique des immigrés (2014 : 80). Nous sommes convaincues qu’à l’échelle de l’université, c’est la responsabilité des autorités académiques d’assurer les conditions suffisantes pour l’intégration des réfugiés, pas seulement grâce à la langue, mais aussi sur les plans académique, économique, social et, bien sûr, psycho-affectif. Il ne suffit en effet pas de maitriser la langue française pour aboutir dans son projet universitaire, sinon le taux global de réussite en première année serait plus élevé qu’il ne l’est[7].</p>
<p>Au printemps 2020, le passage brutal à l’enseignement à distance imposé par le coronavirus a contribué à mettre encore plus en lumière le rôle central du cours de français préparatoire au sein du programme A2U. Le confinement a fortement perturbé l’engagement de chacun et a impacté négativement la cohésion du groupe, pour différentes raisons : disponibilité, problèmes techniques ou de connexion, remise en question du projet d’études, disparition d’un lieu d’études prestigieux, absence de lieu de travail où être concentré, fonctionnements familiaux ou en centre qui reprennent leurs droits.</p>
<p>Durant ces temps troublés, c’est le cours de français préparatoire qui a permis de maintenir le lien avec l’université. Pour ne pas perdre les étudiants et entretenir leur motivation, l’enseignante a organisé, à côté des séances collectives par vidéoconférence - auxquelles peu d’étudiants se joignaient -, des rendez-vous individuels et, pendant les congés de printemps, des séances d’accompagnement en plus petits groupes auxquels ils étaient présents.</p>
<p>Le manque de contacts interpersonnels causé par la pandémie a montré combien se réunir dans un espace-temps d’apprentissage non anxiogène, ouvert à l’expression et au partage des émotions, est essentiel pour le public des étudiants-réfugiés. Les séances collectives en classe donnent un rythme, imposent un travail régulier, soutiennent les contacts, forcent à sortir de chez soi, à être à l’université avec d’autres étudiants, à profiter des infrastructures universitaires pour bien travailler. Les moments de partage social renforcent la cohésion et l’empathie, tandis que les séances « Emo-arts » apportent une bulle d’oxygène et ouvrent les horizons.</p>
<p>Pour conclure, laissons la parole aux étudiants-réfugiés de l’année 2019-2020 :</p>
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<p>« Le programme A2U me permet de continuer à me battre avec dignité pour ma vie et celle de ma famille. Je pense que A2U est très précieuse et qu'elle devrait être renforcée, reproduite, étendue. Davantage de réfugiés devraient avoir cette possibilité. » (Eduardo, étudiant colombien)</p>
<p>« A2U permet d’augmenter les connaissances, de trouver des clés, des réponses. Augmenter la confiance pour continuer à avancer. » (Davy, étudiant burundais)</p>
</blockquote>
<h2><strong>Bibliographie</strong></h2>
<p>BARSADE, Sigal. G., « The Ripple Effect: Emotional Contagion and Its Influence on Group Behavior », Administrative Science Quarterly, 47.4, 2002, p. 644-675.</p>
<p>BERDAL-MASUY, Françoise, Emotissage. Les émotions dans l’apprentissage des langues. Louvain-La-Neuve, PUL, 2018.</p>
<p>BERDAL-MASUY, Françoise, « Pour une professionnalisation de la compétence émotionnelle en classe de langues », Le langage et l’homme, 50.1, 2015, p. 29-42.</p>
<p>BYRAM, Michael et al., Autobiographie de rencontres interculturelles. Concepts pour discussion. Conseil de l’Europe, 2009. Tiré le 14/7/20 de http://rm.coe.int/concepts-pour-discussion-autobiographie-de-rencontres-interculturelles/168089ea80</p>
<p>CONSEIL DE L’EUROPE, Cadre européen commun de référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer. Paris, Didier, 2001.</p>
<p>DECI, Edward L. et RYAN, Richard M., « Overview of self-determination theory: an organismic dialectical perspective », dans Edward L. Deci & Richard M. Ryan, Handbook of self- determination research, Rochester NY, The University of Rochester press, 2002, p. 3-33.</p>
<p>DEWAELE, Jean-Marc., Emotions in Multiple Languages, Basingstoke, Pallgrave Macmillan, 2010.</p>
<p>DEWAELE, Jean-Marc, « Reflections on the Emotional and Psychological Aspects of Foreign Language Learning and Use », Anglistik: International Journal of English Studies, 22.1, 2011, p. 23-42.</p>
<p>DEWAELE, Jean-Marc, « Les émotions au cœur de toute activité langagière », Le langage et l’homme, 50.2, 2015 p. 199-201.</p>
<p>FAYE, Cathy et SHARPE, Donald, « Academic Motivation in University: The Role of Basic Psychological Needs and Identity Formation », Canadian Journal of Behavioural Science/Revue canadienne des sciences du comportement, 40, 2008, p. 189-199.</p>
<p>JANOFF-BULMAN, Ronnie, Shattered assumptions: Towards a New Psychology of Trauma, New York, Free Press, 1992.</p>
<p>KRAMSCH, Claire, Context and Culture in Language Teaching, Oxford, Oxford University Press, 1993.</p>
<p>KRAMSCH, Claire, The Multilingual Subject. What Foreign Language Learners Say about their Experiences and Why it Matters, Oxford, Oxford University Press, 2009.</p>
<p>HAMBYE, Philippe et ROMAINVILLE, Anne-Sophie, Apprentissage du français et intégration. Des évidences à interroger, Louvain-la-Neuve, E.M.E, 2014. URL : http://hdl.handle.net/2078.1/145150</p>
<p>LAFORTUNE, Louise, Pédagogie et psychologie des émotions. Vers la compétence émotionnelle, Québec, Presses de l’université du Québec, 2005.</p>
<p>LUMLEY, Mark A. et PROVENZANO, Kimberly M., « Stress management through written emotional disclosure improves academic performance among college students with physical symptoms », Journal of Educational Psychology, 95.3, 2003, p. 641–649.</p>
<p>MIKOLAJCZAK, Moïra et DESSEILLES, Martin, Traité de régulation des émotions, Bruxelles, De Boeck, 2012.</p>
<p>MIKOLAJCZAK, Moïra, QUOIDBACH, Jordi, KOTSOU, Ilios et NÉLIS, Delphine, Les compétences émotionnelles. Paris, Dunod, 2009.</p>
<p>MORO, Marie-Rose, « Aimer nos différences pour construire des liens à l’école comme dans la société ». Communication présentée au colloque Empathie et bienveillance au cœur des apprentissages : de la maternelle à l’université, Paris, Université Paris-Créteil, 17-19 octobre 2019.</p>
<p>MOURLHON-DALLIES, Florence, « Le français sur objectifs universitaires, entre français académique, français de spécialité et français pré-professionnel », Actes du colloque « Le français sur objectif universitaire (Perpignan, 10-12 juin 2010), Synergies Monde, 8.11, 2011. URL : http://gerflint.fr/Base/Monde8-T1/mourlhon-dallies.pdf</p>
<p>PAVLENKO, Aneta, Emotion and multilingualism, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.</p>
<p>PICCARDO, Enrica, « Évolution épistémologique de la didactique des langues : la face cachée des émotions », LIDIL, n°48, 2013, p. 17-36.</p>
<p>RIMÉ, Bernard, FINKENAUER, Catrin, LUMINET, Olivier, ZECH, Emmanuelle et PHILIPPOT, Pierre, « Social Sharing of Emotion: New Evidence and New Questions », European Review of Social Psychology, 9, 1998, p. 145-189.</p>
<p>RIMÉ, Bernard, PAEZ, Darío, KANYANGARA, Patrick et YZERBYT, Vincent, « The Social Sharing of Emotions in Interpersonal and in Collective Situations: Common Psychosocial Consequences », dans Ivan Nyklicek, Ad Vingerhoets et Marcel Zeelenberg, Emotion Regulation and Well-being, New York, Springer, 2011, p. 147-163</p>
<p>RYAN, Richard et DECI, Edward, « Self-Determination Theory and the Facilitation of Intrinsic Motivation, Social Development, and Well-Being », The American psychologist, n°55, 2000, p. 68-78.</p>
<p>VANDERMEULEN, Katia, « Approche actionnelle et formation linguistique en contexte migratoire », dans Hervé Adami et Véronique Leclercq, Les migrants face aux langues des pays d'accueil : Acquisition en milieu naturel et formation, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2012. URL : http://books.openedition.org/septentrion/14082</p>
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<p>[1] Gérer l’interculturalité consiste à développer la capacité à « expérimenter l’altérité culturelle » et s’en servir pour s’intéresser et comprendre la culture de l’autre, l’interpréter, la mettre en rapport avec ses propres pratiques culturelles, et « parvenir à une meilleure connaissance et compréhension de soi » (Byram et al., 2009 : 7).</p>
<p>[2] https://www.yannarthusbertrandphoto.com/fr/biographie/6-milliards-dautres/</p>
<p>[3] L'intérêt pour les émotions dans le domaine de l'apprentissage des langues étrangères est relativement récent. Claire Kramsch (1993 et 2009), Aneta Pavlenko (2005) et Jean-Marc Dewaele (2008, 2010, 2011) ont été les premiers à questionner la relation entre émotions et langues, mais ce n'est qu'en 2010 que la didactique des langues en tant que telle s'est tournée vers les émotions comme objet de recherche, grâce, notamment, aux approches humanistes-affectives (Piccardo, 2013).</p>
<p>[4] Louise Lafortune (2005) privilégie le terme « affects » plus général qu’« émotions ». L’émotion renvoie à une réaction affective, se manifestant de diverses façons (au plan physiologique et comportemental notamment), tandis que les affects renvoient à la dimension affective, plus globale, dont les composantes sont nombreuses (entre autres les attitudes et les valeurs, les émotions et les sentiments, la motivation et l’attribution).</p>
<p>[5] Selon Damasio (1995), les émotions définissent tout ce que le corps fait apparaître comme modifications (décharges musculaires, expressions de la mimique, décharges des pleurs, du rire, etc.). En opposition, les sentiments sont psychiques, intérieurs.</p>
<p>[6] http://www.rfi.fr/fr/asie-pacifique/20200128-pakistan-arrestation-leader-pachtoune-critique-envers-armée</p>
<p>[7] Selon l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur, « sur les 66 117 étudiants inscrits dans l’enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles en 2012-2013, 42 % se retrouvent en 2e année, 20 % recommencent la même année dans la même section (redoublement) et 38 % se réorientent ou abandonnent » (https://www.ares-ac.be/fr/statistiques/indicateurs#01-taux-de-réussite-de-réorientation-de-redoublement-et-d’abandon-en-1re-anné-de-bachelier).</p>
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