<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">La scolarisation des enfants et adolescents venant de l’étranger en France est organisée dans ses grands principes depuis les années 1970 par des circulaires du ministère de l’Education Nationale. Les adolescents qui arrivent en situation de migration en France, quelles que soient leurs biographies langagières et leurs parcours scolaires antérieurs sont dénommés dans l’Education Nationale « élèves allophones nouvellement arrivés » (EANA). La circulaire organisant leur scolarité qui date de 2012 a fait évoluer la dénomination les faisant passer du statut de « non francophones » à « allophones ». Le préfixe <i>allo</i> – autres qui remplace le préfixe privatif laisse entrevoir une possible reconnaissance du répertoire langagier de l’élève plutôt que la non-maitrise du français. (Armagnague, 2019; Auger, 2019; Goï, 2012) </span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">La prise en charge de ces élèves a également subi un changement de paradigme important, passant d’une logique intégrative à une logique inclusive (Cherqui & Peutot, 2015). Historiquement les élèves identifiés comme non-francophones étaient pris en classe dans des classes spécifiques et étaient intégrés progressivement dans les classes dites ordinaires en fonction de leur progression en langue française. La circulaire de 2012 a inversé la logique : <i><span style="background:white">« L’inclusion dans les classes ordinaires doit constituer la </span></i><em><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif">modalité</span></span></em><i><span style="background:white"> principale de </span></i><em><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif">scolarisation</span></span></em><i><span style="background:white"> […]. </span>Les élèves allophones arrivants ne maîtrisant pas la langue de scolarisation […] doivent être inscrits dans la classe de leur âge »</i> (Circulaire n° 2012-141, 2012). <span style="background:white">Les collégiens arrivants en France lorsqu’ils ont été scolarisés précédemment</span> <span style="background:white">sont donc affectés en classe ordinaire. Ils sont pris en charge pour leurs besoins spécifiques en français langue de scolarisation dans un dispositif appelé « Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants » (UPE2A) pendant au maximum une année scolaire. Ils suivent donc un emploi du temps individualisé avec des temps d’inclusion en classe ordinaire et des temps de prise en charge spécifique en UPE2A. </span></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><span style="background:white">La très grande majorité des élèves allophones arrivant au collège disposent d’un soutien linguistique spécifique </span>(Brun, 2023)<span style="background:white">. La langue cible à enseigner/apprendre en UPE2A est le français de scolarisation, une langue à la fois outil et objet d’enseignement </span>(Verdelhan-Bourgade, 2002; Vigner, 1992)<span style="background:white">. La didactique du français langue de scolarisation en tant que langue seconde fait l’objet de réflexions fournies des sciences du langage et des sciences de l’éducation depuis plus de vingt ans. Elle est envisagée dans ses spécificités par rapport à la didactique du Français langue étrangère et du français langue maternelle </span>(Auger, 2014; Cadet & Guérin, 2012; Chnane-Davin, 2009; Cortier, 2003; Goï & Huver, 2012)<span style="background:white">. Cependant, institutionnellement, les contours de cet enseignement restent peu définis. Les enseignant.es d’UPE2A ne disposent ni de programmes, ni de progressions, ni de manuels pour répondre à leurs interrogations sur la langue à enseigner/apprendre à leurs élèves dont l’hétérogénéité des parcours antérieurs est la caractéristique première. Les enseignant.es intervenant dans ces dispositifs ont des parcours professionnels souvent validés par une certification </span>(Spaëth, 2015)<span style="background:white">. Dans certaines académies ce sont cependant essentiellement des personnels contractuels qui sont recrutés pour leur formation en Français langue étrangère</span></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">La circulaire de 2012 mentionne <i>« L'enseignement du français comme langue de scolarisation ne saurait être réalisé par le seul professeur de l'UPE2A : l'ensemble de l'équipe enseignante est impliqué » </i>(Circulaire n° 2012-141, 2012)<i>.</i> Dès les premiers temps de leur scolarité au collège, les élèves allophones arrivants apprennent donc simultanément <i>le</i> et <i>en </i>français. L’apprentissage de la langue de scolarisation se fait dans le cadre d’enseignements très différents : ceux de l’UPE2A et ceux des disciplines de la classe ordinaire dont fait partie la discipline « français » (Le Ferrec, 2012; Mendonça Dias, 2021; Miguel-Addisu, 2016).</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">L’insécurité linguistique est plus ou moins présente selon les différents contextes d’apprentissage. Elle est très présente dans les enseignements de la discipline ‘français’. Au sein de la relation didactique, l’insécurité des élèves rencontre l’insécurité professionnelle des enseignant.es, qui doivent enseigner leur discipline à un public en cours d’apprentissage de la langue de scolarisation. L’Insécurité est donc co-construite (Bretegnier et al., 2002) dans la relation didactique, seul un éclairage croisé sur ces manifestations peut nous amener à en percevoir les points aveugles.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"> </p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">En croisant les manifestations et stratégies de remédiation face à cette insécurité croisée, comment apparaissent les angles morts du français langue de scolarisation ?</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"> </p>
<p style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">La problématique de cet article est née des recherches de terrain d’un travail de doctorat sur les ruptures et continuités en langue(s) de scolarisation dans les parcours d’élèves allophones arrivant au collège en France. Nous avons centré notre recherche sur une agglomération d’une académie frontalière, lieu d’accueil d’un public très divers : nombreuses familles de demandeurs d’asile, familles de travailleurs migrants de l’union européenne, familles d’ingénieurs en situation d’expatriation et adolescents dits « mineurs non accompagnés » (MNA) venus en France sans leur famille.</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Le corpus est réalisé à partir d’une quinzaine d’entretiens d’élèves arrivés en France depuis un à trois ans, qui ont tous vécu une scolarité en inclusion en classe de collège. Si nous nous intéressons particulièrement aux représentations de ce public spécifique c’est que nous considérons que les difficultés de ces élèves permettent un éclairage particulier sur les freins et leviers de tous les élèves au collège en France. Leurs réflexions nous révèlent les impensés et les malentendus qui affectent tous les élèves. Leurs pratiques permettent d’avoir un effet de loupe sur certains enjeux sociolinguistiques de l’école (Auger, 2023a; Cavalli, 2003; Miguel-Addisu, 2022). Si la parole des élèves reste peu recueillie par la recherche en sciences de l’éducation (Penloup, 2007), les représentations des élèves nouvellement arrivés en France sont recueillies par des chercheurs par le biais de dispositifs de recueil variées (voir les travaux menés à partir du dessin réflexif (Molinié, 2009), du récit biographique (Mendonça Dias & Rigoni, 2020; Roubaud & Gouaïch, 2023; D. L. Simon & Maire Sandoz, 2008), et d’entretien sociodidactique (Miguel-Addisu, 2021). Nous avons choisi pour notre recherche de recueillir leur propos par la parole, lors d’entretiens semi-directifs individuels où l’usage des langues de leur répertoire était possible. Les prénoms utilisés sont des pseudonymes choisis par les élèves.</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">L’analyse des entretiens avec ce public collégien au centre du travail de doctorat nous a amené à vouloir comprendre en miroir l’insécurité ou la sécurité des enseignant.es. Les entretiens menés avec une dizaine d’enseignant.es de collège de la discipline ‘français’ ont permis de croiser les manifestations de l’insécurité et les formes de médiations mises en place. Cette discipline a été choisie car sa place dans les apprentissages de la langue de scolarisation est centrale mais les enjeux entre la part disciplinaire et transdisciplinaire est moins clairement identifiée que dans d’autres disciplines. Dans une démarche inductive, cela nous permet de mettre en lumière des angles morts des interrogations initiales. Les enseignant.es sont des enseignant.es expérimentés travaillant depuis plus de dix années dans des collèges supports de dispositifs UPE2A. Ils accueillent dans chacune de leur classe un ou plusieurs élèves allophones arrivants et de nombreux élèves arrivés il y a plus d’un an et sortis du dispositif spécifique.</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Nous rendrons compte de la mise en mots de cette insécurité tant par les élèves que par les enseignant.es et les médiations mises en œuvre pour la réduire par les deux acteurs de la relation didactique. A partir de ce regard croisé, nous analyserons ce qui se joue autour de la langue de scolarisation et comment l’impensé du déjà là en langue(s) de scolarisation antérieure(s) fait émerger des angles morts de l’enseignement/apprentissage en langue française.</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify"> </p>
<p class="TDFLE-titre1" style="text-indent:0cm"><span style="font-size:16pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><span style="font-weight:bold">1. Insécurité linguistique et professionnelle croisée</span></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-titre2" style="text-indent:0cm"><span style="font-size:14pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><span style="font-weight:bold">1.1. Mettre en mots l’insécurité : le constat partagé du silence</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Le silence est conjointement décrit comme le symptôme de l’insécurité linguistique des élèves. En revenant sur sa mise en mots lors des entretiens par les deux acteurs de la relation didactique nous retrouvons la polysémie de ses significations.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Pour les élèves c’est le choc du monolinguisme qui émerge à l’arrivée en classe ordinaire qui les conduit à ne plus faire usage de la parole</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-indent:-18pt; text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><span style="font-family:Symbol">· </span><i>AbdelKader « parce que vraiment c’était bizarre quand on rentre dans l’école qu’on parle pas la langue on voit des gens qu’on peut pas les parler on est vraiment tout seul dans un coin on attend que la journée il se finisse parce que on comprend rien // vraiment c’était très difficile pour moi tous les jours » </i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-indent:-18pt; text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><span style="font-family:Symbol">· </span><i>Ana « j’ai // enfin // ce qui m’a choquée / c’est qu’ils étaient pas du tout habitués à entendre l’anglais enfin ils étaient complétement francophones et que l’anglais c’était que la lingua franca dans ce qui est pas la France » </i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-indent:-18pt; text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><span style="font-family:Symbol">· </span><i>Soraya « Je me disais qu’ils seraient un peu plus bilingues // enfin que les européens ils seraient un peu plus disposés à parler tous les langues »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">[Convention de transcription : / pause courte // pause longue (>1s)]</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Leur silence est alors une stratégie de protection face à la gêne, la timidité, la peur des moqueries.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Ana « je suis pas sûre de moi en français et je ne veux pas je ne veux pas qu’ils le sachent »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Valbona « juste je comprenais les profs qu’est-ce qu’ils disaient mais moi je préférais de ne pas répondre ou de faire comme si je n’avais pas compris »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Souley « mais le français il est derrière / je dirai // d’ailleurs pour parler si y’a d’autres qui parlent tu vois ils vont se moquer de toi / ouais je sais ils vont moquer ils vont faire semblant // comme si tu comprenais pas la langue »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Ce silence met les enseignant.es en insécurité professionnelle </span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E1 « je savais que c’était des enfants allophones mais ce qui m’a surpris c’est qu’ils ne parlaient pas du tout »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E2 « en fait quelles difficultés ? // en fait j’ai des difficultés de langue j’ai des élèves avec qui j’ai du mal à communiquer vraiment / quand ils ne parlent pas un mot de français je ne sais pas comment faire »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E8 « comme elle ne répond pas je ne suis jamais sure qu’elle comprenne // mais là on est sur quelque chose d’énorme parce que je ne suis pas sure qu’elle comprend // je ne sais même pas ce qu’elle comprend de ce qui se passe autour d’elle »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E3 « la première difficulté ça va être de savoir si ils comprennent ou pas parce qu’en fait on est souvent confronté à des enfants très discrets parce que ne maîtrisant pas tout à fait la langue « </i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E8 « je l’interroge / il ne répond pas / c’est le silence / je me sens mal » </i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E10 « souvent je pense que je n’ai pas du tout accès / c’est des enfants qui sont un peu inhibés tout simplement </i>»</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Il est intéressant de souligner comme, lors de l’évocation exprimant les difficultés face aux silences de leurs élèves allophones, les enseignant.es utilisent le terme « enfants ». Pourtant dans le reste des entretiens les enseignant.es parlent majoritairement d’élèves ou de collégiens. Le terme retrouve alors pour ces adolescents son étymologie latine « celui qui ne parle pas ». C’est un silence décrit comme sélectif</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E2 « alors elle parlait avec ses copines mais avec les adultes jamais jamais un mot // c’est super compliqué et très déstabilisant »<a name="_Hlk161826626"> </a></i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E7 « c’est des enfants qui sont particulièrement mutiques</i><i> pendant les cours mais après en récréation je vois ils parlent »</i></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Le silence est le reflet premier de l’insécurité linguistique de l’élève et se développe dans la relation didactique. L’élève est décrit comme faisant usage de la parole dans des espaces hors classe, dans les conversations entre pairs. Les enseignant.es nomment régulièrement ce silence « mutisme », renvoyant aux références de la psychologie transculturelle dans la notion « mutisme sélectif » (Dahoun, 1995; Di Meo et al., 2015; A. Simon et al., 2020).</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-titre2" style="text-indent:0cm"><span style="font-size:14pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><span style="font-weight:bold">1.2. Par-delà le silence : les langues des élèves, ces inconnues</span></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Les élèves évoquent tous le fait qu’au collège, leurs langues sont ignorées. Elles sont ignorées car non considérées mais également ignorées car tout simplement inconnues. La doxa du monolinguisme est vécue et appréhendée au quotidien par ces élèves dans la sphère scolaire (Castellotti et al., 2008; Cummins, 2021; Goï, 2014).</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Valbona « je savais l’albanais / mais beaucoup de personnes ne savaient pas l’albanais // ils savaient même pas que ça existait ».</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Elif « quand j’ai commencé les cours je parlais pas ma langue et j’étais stressée // parce que y’a personne qui parlait ma langue // je parlais pas du tout »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Sorin « je crois que la langue que je parle avec ma famille / personne /personne dans ce collège ne sais qu’elle existe et comment elle s’appelle / pour tous je parle le roumain parce que je suis roumain »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Souley « le poulard // si tu dis poulard au pays tout le monde comprend / mais ici si tu dis peul / le nom français au collège personne sait que c’est ta langue »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">L’insécurité professionnelle qui émerge face à ces langues inconnues est très importante chez les enseignant.es comme l’illustre le cauchemar d’une enseignante.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E7 « J’ai rêvé qu’on recevait une nouvelle élève qui parlait un dialecte obscur // qui / dans ma tête ça s’appelait le caraïbéens / ou caraib… // c’est peut-être parce qu’on a vu Charybde et Scylla avant les vacances // elle venait // ou peut être charabia peut être y’a un truc comme ça mélangé // elle venait d’une île près de la Polynésie où il y avait tellement d’îles que c’était compliqué de savoir d’où elle venait / puis elle avait migré dans une île au bord de l’Angleterre donc c’était // il y avait un autre parcours et c’était très compliqué d’avoir des bases sur lesquelles // enfin auxquelles se fier pour travailler ensuite // on n’avait pas de repères / ça c’est parlant »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Le changement de terminologie désignant les élèves comme allophones ne s’est pas traduit par une reconnaissance de leur(s) langues dans le système scolaire français (Adam-Maillet, 2021; Auger, 2023b). Les élèves sont identifiés comme parlant d’autres langues mais ces langues ne sont pas sollicitées comme ressources dans la construction de savoirs scolaires. Leur compétence plurilingue (Coste et al., 2009) n’est pas sollicitée dans le système éducatif. Pourtant, ces élèves développent grâce à celle-ci une perception particulière de la langue de scolarisation.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-titre2" style="text-indent:0cm"><span style="font-size:14pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><span style="font-weight:bold">1.3. Une conscience aigüe de la variation par les élèves aux sources d’une insécurité qui perdure dans la nouvelle langue</span></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Les collégiens interrogés se sont tous longuement exprimés sur leur perception des différentes variétés du français. Ils ont tous conscience de la variation langagière et qu’il existe une forme spécifique du français scolaire (Adam-Maillet, 2012; Bertucci & Castellotti, 2012; Bigot & Maillard, 2014; Laparra, 2003). Leurs biographies langagières et leurs analyses des différents statuts de la langue de l’école dans leur parcours scolaires antérieurs constituent une des hypothèses de leur conscience aigüe de la variation.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Edona « au Kosovo y’a la langue courante qu’on parle familière mais au collège les profs parlent tous la langue scolaire »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Elif « à l’école on parlait avec la grammaire et du coup ça m’a rentré dans la tête / après même chez moi je parle avec la grammaire » </i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Abdu « l’arabe littéraire c’est l’arabe où tout le monde il parle de la même manière / mais l’arabe familial on va dire à la maison on va dire c’est pas pareil qu’à l’école c’est chacun sa manière de parler / chacun ses mots par rapport à ses cultures »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Ils expriment, selon leur mode d’apprentissage principal du français -dans ou hors contexte scolaire- une insécurité partielle qui demeure selon les situations de communication. Cette insécurité dans la durée révèle leur difficulté à acquérir parallèlement ce qu’ils identifient comme deux variétés.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Pour certains élèves, l’apprentissage s’est fait dans la variante scolaire de la langue </span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Valbona « oui la manière de parler le français j’ai l’impression que je parle mieux le français que ceux qui sont grandis là en France parce qu’on apprend le français dès le début avec des professeurs // non c’est pas une très grande différence juste parfois que je remarque que je le parle un peu plus comme les profs il veut que les autres qui ont grandi là // ou avec mon frère le petit que lui il a appris avec les amis que moi j’ai appris avec les professeurs il parle avec une différence beaucoup plus que la mienne la manière qu’il dit les mots c’est différent » </i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Ana « c’est un peu plus dans ma vie sociale quand j’essaye de me faire des amis je ne parle pas comme les adolescents français ils s’expriment parce que je peux parler français mais pas comme les français // j’ai pas la maitrise de l’argot français et parce que je n’ai pas cette maitrise ça m’empêche de communiquer avec tout / toutes les personnes »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Abdu « moi je suis rentré par le français de l’école au départ vu que c’était dur de comprendre ce qu’ils disent les élèves au collège // c’était des mots familiers des insultes »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Vova « les enfants ils parlement rapidement / leur phonétique c’est différent / je ne distingue pas les mots et ça me rend inconfortable / c’est vraiment difficile de l’apprendre / de distinguer les mots phonétiquement / je l’entends pas vraiment // littéralement je n’entends pas les mots »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Les élèves pour qui l’apprentissage du français s’est dans les premiers temps nourrit des échanges entre pairs identifient comme une insécurité qui perdure leur écart à la norme par rapport à la langue de l’école.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Souley « à l’école on doit vraiment avoir une langue française très stricte par rapport à ce qu’on dit avec les amis du coup c’était différent les mots plus durs à apprendre c’était pas aussi simple que entre amis on peut dire des mots vraiment familiers du coup c’était plus simple alors qu’on peut pas les utiliser en classe » </i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>AbdelKader « c’est plus facile à communiquer avec les camarades de classe et avec des familles tout ça mais mais du coup ça m’a mis un peu en difficulté à parler avec les autres gens […] les profs ça m’a mis en difficulté avec les mots parce que du coup j’utilisais des mots familiers et ils pensaient que je n’étais pas respectueux avec eux mais maintenant c’est bon je maitrise et j’arrive vraiment à faire la différence entre ces deux ».</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Conscient du caractère évolutif de leur sentiment d’insécurité linguistique, les élèves sont aussi conscients des différentes formes de médiation mises en place au cours des premiers temps d’apprentissage de cette langue.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-titre2" style="text-indent:0cm"><span style="font-size:14pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><span style="font-weight:bold">1.4. Les médiations mises en place pour réduire l’insécurité</span></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Dans le cadre de la relation didactique, les élèves comme les enseignant.tes interrogés développent différentes stratégies complémentaires ou simultanées pour réduire l’insécurité linguistique et professionnelle. Les médiations sont nombreuses et tous développent des « arts de faire » (Certeau, 2010), des bricolages (Berthoud et al., 2005) complexes.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">La médiation intralinguistique est une ressource identifiée par les élèves </span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Souley « je crois je l’ai écouté déjà pour comprendre ce que ils disaient même si je comprends pas tous les mots mais y’a d’autres mots je comprenais donc j’imaginais quand il parle les mots que je comprends pas /// si vous comprenez pas la langue faut écouter la personne /// »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Sasa « la prof explique avec des mots plus faciles que je connais et après je comprends »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>AbdelKader « je ne comprenais pas trop bien ou je demandais à la prof ou un copain que j’avais à ma droite en vérité je demandais toujours à lui il m’expliquait »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Miguel « avant il y avait des mots plus difficiles et en place de ces mots le prof met des mots plus faciles et comme ça on peut traduire // ‘ Exceptionnel ‘ / il est difficile elle peut remplacer par ‘incroyable ‘ »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Les enseignant.es identifient une médiation interlinguistique avec recours à l’anglais, dans un souhait de trouver un langage commun, autour d’une langue à fort capital (Clerc & Rispail, 2009). </span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E1 « Certains élèves on passe par l’anglais / ça va qu’on maitrise un peu l’anglais pour leur faire comprendre certaines choses »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E10 « Je suis un peu comme eux finalement parce que je prends une autre langue pour leur faire comprendre quelque chose et eux dans une autre langue ils doivent comprendre ce que je leur demande »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E9 « Finalement, s’appuyer sur d’autres langues ben ça ne marche pas souvent /enfin sur les langues que nous on a appris à l’école // ils sont souvent plurilingues dans leur famille de langue /// ils parlent russe, tchétchène // mais notre système : t’as déjà appris l’anglais / l’espagnol / c’est une réflexion européo-centrée j’imagine »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">La traduction par les pairs et par le numérique est une médiation qui fait l’unanimité pour les élèves en compréhension orale et écrite </span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">AbdelKader <i>« les élèves qui arrivent nouveaux comme moi l’important qu’il m’a aidé beaucoup beaucoup c’est de traduire ».</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Sorin<i> « tout le temps quand j’avais besoin de m’expliquer il m’a traduit avec la traduction google le prof // ben je lui dis je parle roumain parce que je savais lui dire / ben il m’a traduit et comme ça j’ai compris »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Mais qui est très rarement utilisée en production écrite par les enseignant.es </span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E2 « Non jamais, je n’ai jamais fait ça // mais le problème c’est qu’après faudrait le traduire / je n’ai jamais fait ça ».</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E8 « Ha non je n’y ai jamais pensé / je ne sais pas ce que j’en ferai // je ne connais pas leur langue »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E1 « Elle savait écrire en langue d’origine mais après je ne savais pas quoi en faire »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E9 « C’est arrivé mais plutôt récemment avant c’est vrai que ça ne faisait pas partie de mes astuces / mais finalement // »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Au travers de cet impensé ou de cette grande difficulté pour les enseignant.es à prendre en compte les ressources des élèves en langue d’origine à l’écrit, nous voyons émerger cet objet difficilement identifiable par les enseignant.es : les ressources et compétences en langue(s) première(s) de scolarisation.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-titre1" style="text-indent:0cm"><span style="font-size:16pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><span style="font-weight:bold">2. Au cœur de l’insécurité croisée : l’impensé du « déjà-là » en langue de scolarisation</span></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Le « déjà-là » et les compétences ignorées des élèves ont fait l’objet de recherche en sciences de l’éducation (Colombel-Teuira et al., 2020; Delamotte & Penloup, 2010; Marin & Crinon, 2017). Alors que les curricula se construisent sur des progressions linéaires ou spiralaires, la question du « déjà-là » dans la/les langue(s) première(s) de scolarisation est une question centrale pour la progression de l’élève allophone. Pour Marisa Cavalli, « l’apprenant arrive à l’école avec son lot de (pré)connaissances, de conceptions, de représentations, fruit de ses expériences. L’enseignant, apprenant compétent […] n’a pas la tâche de «remplir» un contenant vide par des concepts, idées, connaissances…, mais bien de surveiller, de nourrir et de soutenir le processus qui permettra au novice de construire lui-même ses connaissances » (Cavalli, 2008).</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Ce sont dans et par ces expériences scolaires et éducatives précédentes que se sont construits les « savoirs d’appuis » qui peuvent ou non être réinvestis par les élèves. A partir du regard croisé des élèves et des enseignant.es, nous nous interrogeons donc sur la prise en considération du « déjà-là » en langue de scolarisation lors du changement de pays.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-titre2" style="text-indent:0cm"><span style="font-size:14pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><span style="font-weight:bold">2.1. Un continuum en langues de scolarisation ?</span></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Côté enseignant : derrière les expressions « barrière de la langue » ou difficultés liées à la « maitrise de la langue » se décline la difficulté à voir des compétences en langue(s) de scolarisation première(s) </span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E4 « Un des plus grands problèmes qu’on rencontre c’est la différence de niveau de maîtrise de la langue »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><a name="_Hlk161830205"><i>E3 « En fait la principale difficulté que j’ai qui est globale c’est d’identifier de quoi l’élève est capable ou pas dans ma matière et c’est très difficile »</i></a></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E9 « Et ça / ce travail de l’identification de // ce que je comprends est ce que je comprends pas // je n’ai pas trouvé les moyens de le faire</i><i> »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><a name="_Hlk161824860"><i>E2 « Y’a des élèves qui ne peuvent pas dire quand c’est trop compliqué […] quand il arrive à dire c’est trop dur alors j’ai gagné ma journée</i></a><i> »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E10 « je vois que certains savent qu’un métalangage est possible / qu’on peut étudier la langue pour la langue // qu’ils ont déjà fait ça / alors que pour d’autres vraiment je ne sais pas « </i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E6 « c’est pas du tout évident ce côté DNL au sein de la discipline français et pourtant il y a bien quelque chose qui relève de la langue en tant que langue outil : quelle est la part de la langue outil dans la discipline où on s’intéresse à la langue pour la langue ? »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><span class="Titre4Car" style="font-family:"Aptos Display", sans-serif"><span style="color:#0f4761"><span style="font-style:italic"><span style="font-size:11.0pt">Côté élèves, deux types de profils se distinguent. Les élèves pour qui cette immersion dans une nouvelle langue de scolarisation donne l’impression d’un départ de zéro</span></span></span></span></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Valbona « C’était la langue que ça m’a posé problème. Quand je suis venue en France je savais vraiment rien, aucun mot en français j’ai été obligé de recommencer dès le début, l’impression de recommencer l’école dès la maternelle, d’apprendre tous les mots dès le début, l’alphabet que je savais pas… »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Abdu « savoir lire en arabe ça m’a mis plus en difficulté que m’aider parce que du coup les lettres ils étaient différents et les sons j’avais pas les sons et c’était pas la même langue entre le français et l’arabe c’est différent et du coup ça mis en difficulté plus que de m’aider »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>AbdelKader « Parce que c’est des choses qu’il fallait commencer à les apprendre depuis le collège et moi au collège je parlais pas très bien français du coup j’étais plutôt concentré</i> à apprendre la langue que vraiment apprendre les grammaires et tout ça »</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">D’autres élèves regardent les savoirs enseignés dans la nouvelle langue au regard de leurs apprentissages dans leur précédente langue de scolarisation. Ils comparent, identifient là où ils sont « en avance » ou là où « les chapitres manquent »</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Sorin « En Roumanie on a appris beaucoup plus de choses comme ici. Comme vous voyez en français cette année on a parlé de trucs que j’ai appris avant de venir en France donc c’était facile j’ai déjà compris les règles et les exercices »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Sasa « En français qu’est ce que j’apprends maintenant j’avais appris en ukrainien plus tôt // en Ukraine on avance beaucoup ».</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Soraya « Au Maroc, en arabe on fait par exemple un texte et avec des questions comme en français on fait des leçons de grammaire des leçons d’orthographe en arabe ça des verbes en arabe c’est comme ça / par exemple la même question en arabe et en français : quel est le genre de texte »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Anouar « je veux dire c’est surtout quand ils disaient ‘oui l’année dernière ‘ quand j’étais pas là oui c’était un peu gênant pour moi mais voilà y’a des références que j’avais quand même /// je suis contente on peut dire que je me suis remise à niveau on dirait avec ici »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>AbdelKader « Les cours de français c’est la même chose que les cours d’arabe du coup moi j’avais loupé quelques chapitres grammaire et cætera »</i></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Ces élèves mobilisent leur compétence plurilingue pour réaliser des transferts en langue de scolarisation. Pour ces élèves une conscience translinguistique semble se construire au fur et à mesure des apprentissages (Miguel-Addisu, 2020). Ils sont acteurs d’un va-et-vient permanant sur les apprentissages entre leur ancienne et leur nouvelle langue de scolarisation. Ils questionnent avec acuité le curriculum et les savoirs enseignés (Vitale, 2022) notamment dans la discipline langue première.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-titre2" style="text-indent:0cm"><span style="font-size:14pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><span style="font-weight:bold">2.2. Les adaptations au cœur des malentendus : entre compétences de cycle en langue première et CECRL en langue étrangère </span></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">L’impensé ou les difficultés à percevoir le « déjà-là » en langue de scolarisation d’origine se reflète dans les hésitations permanentes des enseignant.es pour adapter le contenu de leurs enseignements. Les enseignant.es de la discipline français interrogé.es tâtonnent et recherchent dans la progression et les contenus de l’école élémentaire et notamment du cycle 2 (CP/CE1/CE2) une réponse à ce qui manque sans parvenir à identifier les compétences à travailler.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E8 « je sais les occuper mais je ne sais pas les faire progresser. // je // je sais // j’ai trouvé des fiches niveau CE2 ».</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E4 « moi ce serait intéressant de me dire que j’ai ces élèves là et bien je fais une progression de primaire /de cycle 2 et ça on a pas alors que je pense que ça pourrait être porteur de sens »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E 10 « Je pense au CP / comment tu apprends à écrire les mots / à décomposer les syllabes etc »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>E1 « Trouver leur niveau, des documents qu’ils vont comprendre qui vont leur permettre de s’améliorer aussi parce que spontanément moi je suis allée voir des documents A1 // donc j’ai trouvé des documents adultes donc c’était pas adapté / après je suis allée voir des documents pour les CP-CE1 mais le problème c’est que c’était pour le CP-CE1 d’élèves qui entendent la langue française autour d’eux donc il y avait déjà du vocabulaire compliqué pour eux » </i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Ces adaptations posent aux élèves la question centrale du lien entre maitrise de la langue et capacités à travailler sur les compétences étudiées dans la discipline.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Ana « je vais faire des aménagements pour toi mais les autres ils vont faire leurs trucs et toi tu vas faire autres choses parce que toi j’estime que tu n’es pas capable de faire ça parce que tu ne parles pas français »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Valbona « il me donne du travail plus facile mais c’est quelque chose qui aujourd’hui me mets mal parce que j’ai l’impression que les autres me voient différent de ceux qui ont grandi là et ça fait mal parfois de faire un travail pas même que les autres ».</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Dans leur réutilisation de la terminologie institutionnelle de l’éducation nationale de la « maîtrise de la langue », les élèves allophones s’interrogent sur leur capacité à progresser dans les apprentissages scolaires et interrogent cette notion.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Anouar « Quand je fais des rédactions et tout on me reproche tout le temps que j’écris d’une autre langue / enfin que je pense d’une langue et que j’écris d’une autre langue on me le dit toujours / enfin c’est un objectif pour moi qu’un jour on me dit plus ça // que pour eux je maitrise la langue »</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><i>Ana « Quand on fait des fautes en anglais alors qu’on est anglophone cela ne veut pas forcément dire qu’on a pas la maitrise de la langue et les gens ne vont pas nous dire ça non plus, mais en français j’ai l’impression que les fautes de langue sont beaucoup plus liées à l’identité du coup si tu fais une faute de langue en français tu ne maitrises pas le français ».</i></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-titre1" style="text-indent:0cm"><span style="font-size:16pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><span style="font-weight:bold"><span class="Titre1Car" style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black"><span style="font-weight:bold"><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-weight:normal">Penser</span></span></span></span></span> un continuum en langue(s) de scolarisation pour éclairer les contours du français comme langue d’enseignement/apprentissage</span></span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Ce premier éclairage réalisé par les lumières croisées extraites des entretiens des élèves récemment arrivés et des enseignant.es de la discipline « français » nous amène à penser des pistes pour réduire les points aveugles.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Développer une réflexion sur la continuité des langues de scolarisation constitue un pas indispensable pour réduire une insécurité que les élèves identifient comme langagière. Il s’agirait alors de définir ce que la « maîtrise de la langue » a de commun et de différent entre les scolarités, de transférable et d’inédit. Pour cela, en complément des travaux du Conseil de l’Europe (Vollmer, 2017) et des travaux sur les cursus bilingues intégrés (Cavalli, 2003), les regards d’élèves plurilingues en situation de migration d’un système scolaire à l’autre sont une formidable ressource. Le regard particulier des enseignant.es de la discipline ‘français’ permet également de et de faire émerger la part translinguistique de leur enseignement et de mettre en miroir les représentations. Qu’est-ce-qui fait rupture ou continuité dans l’enseignement de la langue de scolarisation et en quoi l’enseignement disciplinaire de la langue première est en jeu dans ce processus (Colombel-Teuira et al., 2020; Homberge, 2012) ?. </span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Si les élèves mobilisent leur expertise de leur propre langue (Prasad, 2015), ils peuvent aussi devenir expert de leurs parcours langagier en langues de scolarisation. Il faut soutenir leur mise à jour d’un capital coordonné d’expériences dans les langues d’enseignement/apprentissage. Autoriser, solliciter, faire parler les transferts dans les langues de scolarisation précédentes est incontournable. Mobiliser leurs pratiques translangagières (Fonseca Favre et al., 2023) permettrait de les inclure plus rapidement langagièrement. Les bricolages, les « arts de faire », sont révélateurs des stratégies des élèves pour jeter des ponts langagiers sur des itinéraires scolaires fracturés (Miguel-Addisu, 2018, 2022). En les prenant en considération, en en faisant des objets de discussions et de médiations ils permettent un élargissement du répertoire didactique des enseignant.es et de promouvoir des habiletés bi-littéraciques (Akinci, 2006) des élèves, indispensables à leurs acquisition de la nouvelle langue de scolarisation.</span></span></span></p>
<p class="TDFLE-Corpsdetexte" style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Arial", sans-serif"><span style="color:black">Les formes prises par l’’insécurité langagières des EANA en France qui croisent l’insécurité linguistique et professionnelle des enseignant.es, reflètent un nœud central des enjeux de la construction d’une progression transdisciplinaire en langue de scolarisation. Leurs regards permettent d’ouvrir des pistes de réflexion sur les transferts des habiletés langagières et la convertibilité d’un capital scolaire précédemment acquis dans les différentes fonctions de la langue des enseignement/apprentissage.</span></span></span></p>