<p>Résumé</p>
<p style="margin-left:0cm; margin-right:0cm; text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:black">Dans le périmètre de la philosophie des sciences sociales, les relations de la philosophie et de la sociologie constituent une question épistémologique importante et largement rebattue depuis la fin du XIXème siècle. L’accumulation des analyses à ce sujet laissera toujours un goût d’insatisfaction et notre propos n’est certainement pas de prétendre en dresser définitivement une improbable « vérité » des rapports. Notre ambition sera plus modeste en ce qu’elle consiste à retracer le fil directeur de ces relations et à amender la vision généralement présentée, que nous jugeons trop simpliste, d’un détachement de la sociologie vis-à-vis de la philosophie notamment par l’entremise d’Émile Durkheim, pourtant formé à la philosophie. </span></span></span><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Sans doute le déni d’une telle séparation entre les deux disciplines n’est-il pas nouveau, il a cependant parfois donné lieu à un écueil symétrique qui maintiendrait la sociologie dans le giron d’une philosophie qui continuerait à en assurer l’exercice. <span style="color:black">Cette vision a naturellement sa part de vérité mais elle est trop sujette aux deux erreurs opposées que sont d’une part le biais rétrospectif du chercheur contemporain qui analyse ce pan considérable de l’histoire des sciences de l’homme avec un recul qui lui donne une vision particulière des événements, et d’autre part prend le risque de trop prendre au sérieux ce que les acteurs de ces différentes époques, du XIXème siècle jusqu’aux auteurs contemporains comme Bourdieu qui ont pris part de manière importante à ces débats, se racontaient du tournant disciplinaire et des rapports entre philosophie et sciences sociales. Thématique centrale des œuvres de Durkheim et Bourdieu, voire fil conducteur de leurs écrits, les relations entre philosophie et sociologie sont présentes de manière bien plus importante chez Durkheim que ce que l’ouvrage coordonné par Célestin Bouglé, <em>Sociologie et philosophie</em>, collectant différents textes du sociologue aurait pu laisser penser. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-left:0cm; margin-right:0cm; text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:black"> A cette vision d’un détachement de la sociologie vis-à-vis de la philosophie puis d’un rapprochement, nous souhaitons substituer une histoire moins linéaire et beaucoup plus intriquée, dans laquelle philosophie et sociologie ont toujours été mêlées. De ce point de vue, qu’ils aient feint ou non de réellement prétendre détacher la sociologie de toute philosophie et notamment de ses considérations métaphysiques, les précurseurs de la sociologie scientifique sont vites revenus de ce souhait généralement exprimé dans les premières années et très vite nuancé dans les textes postérieurs. Cependant, notre propos n’est pas seulement de constater un échec de la sociologie à s’émanciper de la tutelle philosophique. D’abord parce qu’il y a réellement eu création progressive d’une nouvelle discipline, avec des méthodes nouvelles qui n’étaient pas tout entières présentes, même à l’état latent, chez les philosophes, et qui a été parachevée avec l’institutionnalisation très lente de cursus distincts. Ensuite parce que cette idée d’un rapprochement devenu inadapté en raison de l’absence préalable de séparation n’a pas empêché que cette idée de division soit présente dans les représentations des chercheurs eux-mêmes. Surtout, bien que nous prétendions que cette volonté de séparation d’avec la philosophie n’ait pas été accomplie, ces séparations institutionnelles ont bloqué en partie un processus intéressant qui aurait pu mener non pas au dialogue entre philosophie et sociologie mais à une interdisciplinarité généralement pensée entre différentes sciences sociales mais toujours à l’exclusion de la philosophie. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-left:0cm; margin-right:0cm; text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:black"> C’est autour de l’emploi des concepts entre ces deux disciplines, envisagés alors comme « connecteurs interdisciplinaires », que se pose peut-être la question la plus difficile mais aussi la plus urgente. </span></span></span><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Le mot du grand historien de l’École des Annales, Lucien Febvre : « Historiens, soyez géographes, soyez juristes aussi, et sociologues et psychologues »<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[1]</span></span></a> est en effet tout autant stimulant que complexe à mettre en application. Si la frontière disciplinaire peut être combattue comme une séparation arbitraire, elle n’en a pas moins créé des effets objectifs qui préviennent de rapprochements trop brusques au risque de ne pas respecter le schème de pensée importé de sa discipline d’origine. Est-il en ce sens légitime de faire des œuvres philosophiques des « boîte à outils » conceptuelles dans lesquelles venir se servir et </span></span><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:black">l’intégrité d’un concept n’est-elle pas ternie par une application particulière alors même que ces concepts avaient été élaborés dans un cadre théorique différent </span></span></span><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">? L’enjeu d’une telle utilisation, par la sociologie, des concepts de la philosophie n’est pas de produire une simple métaphore qui viendrait illustrer un phénomène par un effet de décalage mais bien son insertion dans le régime disciplinaire d’accueil afin de ne pas se trouver coupable de l’utilisation de concepts empruntés à un autre champ disciplinaire sans en maîtriser le sens d’origine qu’ont évoqués les fameux canulars de Sokal et Bricmont<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[2]</span></span></a>.</span></span><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:black"> D’un côté, la philosophie est définie selon Deleuze en tant que créatrice de concepts<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:black">[3]</span></span></span></a>, de l’autre, la sociologie ne peut selon J-C. Passeron prétendre créer des concepts à la fois parce que ceux-ci ne rencontreront jamais une unanimité leur permettant de devenir réellement utilisés par toute la communauté des sociologues, mais aussi parce que la conceptualisation vient heurter le souci de rattachement empirique auquel se sent obligée la sociologie</span></span></span><a href="#_ftn4" name="_ftnref4" title=""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[4]</span></span></span></span></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:black">. Créer des concepts serait donc appréhendé comme une façon de revenir à la pratique de philosophes en chambre vis-à-vis desquels les sociologues fondateurs s’étaient précisément émancipés. Dans la grande division du travail intellectuel, la philosophie était donc cantonnée à un rôle d’auxiliaire théorique des sciences sociales et ces dernières devenaient dépendantes d’une conceptualisation de la philosophie dont elles n’étaient jugées pas capables ou du moins pas dans leurs rôles. Dans une répartition des tâches qui permet à la sociologie de recourir à certains concepts élaborés par la philosophie lorsqu’ils sont jugés utiles et non comme expression d’une domination théorique, il faut en effet s’interroger sur la capacité de ces deux disciplines à opérer ces transmutations. D’une part on peut se demander dans quelle mesure il est légitime de considérer la sociologie comme nécessitant l’apport des concepts de la philosophie. Les sociologues ont créé les leurs mais on remarquera néanmoins que la plupart disposaient d’une formation philosophique originelle (Durkheim, Mauss, Halbwachs, Bourdieu <em>etc</em>). D’autre part, comment peut s’opérer la connexion entre deux univers disciplinaires qui sont séparés par des pratiques et des niveaux d’analyse différents ? On sait que la postérité a attaché à Bourdieu des concepts qu’il a développés, mais qu’il reprenait souvent à des philosophes tout en les retravaillant comme l’<em>habitus</em>, le champ ou l’<em>illusio</em>. </span></span></span><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">En ce sens, F. Lordon avertit du grand danger à réutiliser le concept philosophique spinoziste de multitude<a href="#_ftn5" name="_ftnref5" title=""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[5]</span></span></a> alors qu’il n’a rien à voir avec le concept sociologique de "foule" ou de "masse". Or la substitution de l’un à l’autre ferait risquer de graves contresens. L’utilisation du concept philosophique de multitude ne peut donc être réalisée qu’au moyen d’une traduction dans les coordonnées de la discipline d’importation. </span></span><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">S’il y a ici traduction de la philosophie à la sociologie au sens où l'on transfère ici une « langue source » vers une « langue cible » pour le dire dans les mots de la théorie traductologique, on peut néanmoins considérer que la langue source de la philosophie contient déjà en elle-même cette « envie » d’être traduite, parce que l’usage qui en est fait dans la langue cible de la sociologie rendrait plus justice à l’heuristique de ce concept que ce que ses coordonnées disciplinaires exclusivement philosophiques avaient tendance à appauvrir. </span></span><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Si chaque discipline a forgé son vocabulaire, l’interdisciplinarité peut engendrer des transferts de lexique qui posent la question de leur compatibilité. Inversement c’est cette compatibilité dans le transfert lexical qui pourrait être révélatrice ou non de la pertinence de l’union entre deux disciplines.</span></span></span></span></p>
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<p style="margin-left:0cm; margin-right:0cm; text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Plan envisagé :</span></span></span></span></p>
<ol style="list-style-type:upper-roman">
<li style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Les querelles épistémologiques de l’interdisciplinarité entre philosophie et sociologie</span></span></span></span></li>
<li style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">La question du point de passage par la traduction des concepts philosophiques dans le domaine sociologique</span></span></span></span></li>
<li style="text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Les bénéfices croisés pour les deux disciplines d’un langage philosophique confronté au terrain</span></span></span></span></li>
</ol>
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<p style="margin-left:0cm; margin-right:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Bibliographie indicative :</span></span></span></span></p>
<p style="margin-left:0cm; margin-right:0cm; text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Paul Lazarsfeld, <em>Philosophie des sciences sociales</em>, Gallimard, 1970</span></span></span></span></p>
<p style="margin-left:0cm; margin-right:0cm; text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="font-size:11.0pt">Gilles Deleuze, Félix Guattari, <em>Qu’est-ce que la philosophie ?</em>, Minuit, 1991</span></span></span></p>
<p style="margin-left:0cm; margin-right:0cm; text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Pierre Bourdieu, <em>Science de la science et réflexivité</em>, Seuil, 2001</span></span></span></span></p>
<p style="margin-left:0cm; margin-right:0cm; text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Julien Duval, « Les concepts comme instruments et comme objets. Éléments sur l’usage et l’analyse de concepts en sociologie », in </span></span><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Philippe Robert-Demontrond (dir.), <em>L’analyse de concepts</em>, </span></span><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Rennes, Apogée, 2004</span></span></span></span></p>
<p><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Jean-Claude Passeron, <em>Le raisonnement sociologique</em>, Albin Michel, 2006</span></span></p>
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<hr />
<div id="ftn1">
<p style="margin-left:0cm; margin-right:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><span style="font-size:8.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="font-size:8.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[1]</span></span></span></span></a> <span style="font-size:8.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Lucien Febvre, « Propos d'initiation : vivre l'histoire », Mélanges d’histoire sociale, N°3, 1943. p. 17</span></span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn2">
<p style="margin-left:0cm; margin-right:0cm; text-align:justify"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><span style="font-size:8.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="font-size:8.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[2]</span></span></span></span></a><span style="font-size:8.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"> Philippe Robert-Demontrond, « Vices et vertus en sciences des métaphores et analogies », p. 13-43 notamment 39-43</span></span></span></span></p>
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<div id="ftn3">
<p style="margin-left:0cm; margin-right:0cm"><span style="font-size:11pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><span style="font-size:8.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="font-size:8.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:black">[3]</span></span></span></span></span></a><span style="font-size:8.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"> Gilles Deleuze, Félix Guattari, <em>Qu’est-ce que la philosophie ?</em>, Minuit, 1991</span></span></span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn4">
<p style="margin-left:0cm; margin-right:0cm; text-align:justify"><span style="font-size:11pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><a href="#_ftnref4" name="_ftn4" title=""><span style="font-size:8.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="font-size:8.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:black">[4]</span></span></span></span></span></a><span style="font-size:8.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"> Jean-Claude Passeron, <em>Le raisonnement sociologique</em>, Albin Michel, 2006 (1991), p. 565</span></span></span></span></span></p>
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<div id="ftn5">
<p style="margin-left:0cm; margin-right:0cm"><span style="font-size:11pt"><span style="font-family:Helvetica"><span style="color:black"><a href="#_ftnref5" name="_ftn5" title=""><span style="font-size:8.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="font-size:8.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:black">[5]</span></span></span></span></span></a><span style="font-size:8.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"> Frédéric Lordon, <em>Imperium. Affects et structures des corps politiques</em>, La Fabrique, 2015, p. ???</span></span></span></span></span></p>
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