<h2><strong>La haine en tant que passion sociale : entre pulsion de mort et pulsion de vie</strong></h2>
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<p style="text-align: right;">« La question sociale n’est pas seulement une question éthique, mais aussi une question de nez » (Simmel, 2019, p.56)</p>
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<p>La haine, tout comme son sentiment opposé l’amour, fait partie de la catégorie des sentiments passionnés. Ces sentiments d’une grande intensité se posent sur les gens et les choses. Si l’amour et la haine sont deux sentiments dits primaires (Honneth, 1992), ils sont au cœur des interactions entre les Hommes, « Le fait que nous soyons absolument tissés d’interactions est dû tout d’abord à ce que nous réagissons au niveau sensoriel les uns par rapport aux autres. » (Simmel, p.22). </p>
<p>Amour et haine suggèrent d’un côté l’attirance et de l'autre la répulsion. On retrouve cette idée chez Freud qui oppose ces deux émotions en tant que pulsions contraires. D’un côté, l’amour avec Eros, la pulsion de vie et de l’autre, la haine, avec Thanatos, la pulsion de mort. Si Freud mobilise ce concept pour la naissance d’un deuxième enfant qui vient menacer la place du premier, on propose de l’élargir aux formes d’attachement social dans toute sa diversité. Dans cette situation, on peut dire que l’amour érige et sédimente le lien social tandis que le second le sépare et le détruit. </p>
<p>On proposera ainsi d’analyser cette passion de haine sous cette double dimension de pulsion de mort et de vie sociale se référant à la destruction et la (re)création de formes d’attachement social (Paugam, 2022). </p>
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<h3>La haine comme passion sociale (ou pulsion sociale)</h3>
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<p> « Les impressions sensorielles que suscite en nous cet objet humain font en un sens office de valeur sentimentale et, en un autre, sont l’instrument de sa connaissance instinctive ou raffinée – tout cela intimement mêlé, et à vrai dire de façon pratiquement inextricable, devient la base des relations que nous nouons avec lui. » (Simmel, 2019, p.22)</p>
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<p><img alt="Figue 2 : Classement des premiers synonymes selon CRISCO de "Amour"" src="https://www.numerev.com/img/ck_3466_9_image2.png" style="width: 200px; height: 180px;" /><img alt="Figure 1 : Classement des premiers synonymes selon CRISCO de Haine" src="https://www.numerev.com/img/ck_3466_9_image3.png" style="width: 200px; height: 174px;" /></p>
<p>Parmi les passions sociales associées à la haine, les plus proches sont la colère, le mépris, la méchanceté, la rage, le dégoût, la revanche, le ressentiment, l’hostilité, l’inimitié et l’agression. En s’intéressant à la structure sémantique du terme de la Haine (voir figure 1), nous nous rendons rapidement compte que la haine est associée à la mise à distance de l’autre. On retrouve cette représentation du lien dans les termes antonymes les plus efficients à la haine: adoration, affection, amitié, amour, attachement… Quant au mot d’amour (voir figure 2), il semble bien se situer en opposition à la haine, se situant dans le champ lexical du lien à l’autre. L’amour est aussi la racine des formes de relation affective : ami, amitié, amicale, aménité, amant… En ce sens, l’amour désigne un ensemble de relations dont l’attachement à l’autre repose sur une affectivité intense qui fait lien entre les Hommes. En substance, l’amour peut être défini comme une reconnaissance réciproque de soi à autrui dans les multiples sphères de la vie sociale. On parle d’amour pour la famille, d’amour pour son partenaire ou son ami (amitié), d’amour pour son travail, d’amour pour la nation. </p>
<p>En reprenant les travaux phénoménologiques sur l’attachement de Winnicott et de Bowlby, Honneth montre que dès l’enfance se crée ce sentiment d’amour. C’est par cette première forme de reconnaissance, procurée par les figures d’attachements, dans les premiers âges de la vie, que l’enfant se constitue le socle de son devenir, nommé « la confiance » (en soi et en l’autre). Si l’amour produit de tel sentiment, la rupture ou la peur de celle-ci, vient produire une distance entre les choses qui se figure sur celui ou celle qui la provoque ou semble la provoquer. C’est de cette logique que Freud dégage sa théorie sur le développement de l’enfant et Honneth sa théorie de la reconnaissance. Si l’amour réciproque est au fondement du lien, la haine est donc un mouvement contraire à l’attachement à l’autre. On peut donc supposer que la perte d’attachement, effective, possible ou probable, déclenche chez celui qui la ressent, des sentiments opposés à l’amour d’une intensité parfois similaire. Comme le signifie l’adage, « On aime avec autant d’intensité qu’on haït ». </p>
<p>Ainsi, on proposera de voir la possible apparition de la haine lorsqu’un individu ou un groupe désigné menace, ou semble menacer, l’équilibre des besoins fondamentaux d’un individu ou d’un autre groupe. Les travaux de Honneth (et de Simmel) permettent d’incorporer cette dimension sensible dans la théorie des liens sociaux de Durkheim. L’Homme a un besoin de reconnaissance à travers une appartenance sociale (dimension identitaire), une estime sociale (valeur) ou un accomplissement social (agentivité/capacité d’agir). La fonction du lien (relation individu-ensemble social) n’est pas uniquement liée à la <i>protection</i> mais est, aussi, motivée par la <i>reconnaissance</i>, « Les liens sont multiples et de nature différente, mais ils apportent tous aux individus à la fois la <i>protection </i>[sic] et la <i>reconnaissance </i>[sic] nécessaires à leur existence sociale (Paugam, 2008). </p>
<p>En ce sens, amour et haine, attraction et répulsion semblent s’insérer parfaitement dans le cadre d’analyse de l’attachement social de Serge Paugam définit comme le « processus d’entrecroisement des liens sociaux » (p. 137) qui garantissent <i>protection</i> et <i>reconnaissance</i>. Ces formes d’attachement qui nous lie à l’autre (et aux ensembles sociaux) sont des conditions nécessaires à l’existence sociale des individus. En absence d’attachement, comme c’est le cas des formes d’intégration marginale, Paugam (2014) parle de « quasi-mort sociale » pour ces individus situés en marge de la société.</p>
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<h3>Les dimensions de la haine</h3>
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<p>Pour étudier la passion d’amour ou de haine, on peut distinguer trois dimensions (Kaufmann, 2019) : <i>phénoménologique</i>, <i>intentionnelle</i> et <i>pratique</i>. <i>Phénoménologique</i>, déjà puisque l’individu ressent la chose, c’est l’ « effet-que-cela-fait » de les ressentir » (p.191), <i>intentionnelle</i> ensuite, car l’émotion positionne soit par rapport à autrui, « celle des évaluations et concernements ou, à l’inverse, des répulsions et désintérêts que les individus entretiennent à propos des objets, événements et personnes, réels ou imaginés, qui peuplent leur environnement » (p.192), <i>pratique</i>, enfin, car les pulsions « augmentent ou diminuent la puissance d’agir et incorporent des tendances à l’action telles que fuir (la peur), protester (l’indignation), détruire (la colère), repousser (le dégoût) ou parader (la fierté).» (<i>Ibid</i>.).</p>
<p>Le sens <i>phénoménologique</i> « de faire l’expérience de la chose » de la haine est résumé par Simmel, « L’homme moderne se montre choqué par d’innombrables choses, qui lui semblent au niveau sensoriel insupportables ». Le sociologue des sens a bien montré que, pour des êtres sociaux et sensibles, la relation ne se résume pas à sa seule utilité instrumentale et s’inscrit dans le sensoriel : « Sous l’angle subjectif, la perception sensorielle d’un être éveille en nous des sensations de plaisir et de déplaisir, de saisissement ou d’abattement, d’excitation ou d’apaisement, à sa vue, ou au son de sa voix, du seul fait de sa présence sensible dans la même pièce. » (2018, p.22). C’est d’ailleurs par cette dernière dimension que s’objective les positions dans l’espace social qui passent en premier lieu par un ressenti où « chaque sens, en fonction de sa particularité, contribue de façon caractéristique à l’agencement de l’existence collective, et qu’aux nuances de ses impressions correspondent des spécificités des rapports sociaux ; la prédominance d’un sens ou d’un autre, dans le contact entre individus, confère souvent à ce contact une tonalité sociologique qui, sans cela, n’aurait pu être obtenue. » (<i>ibid.</i>). Simmel sépare ainsi les formes sensibles en plusieurs organes associé au cinq sens assurant une fonction différente mais complémentaire : l’oreille, l’œil, le nez, la voix, le goût. </p>
<p>Pour reprendre Pierre Bourdieu, nos « goûts finalement sont des dégoûts ». Du ressenti se construit une <i>intention. </i>Ce sont nos goûts et dégoûts qui viennent structurer l’espace social. En reprenant la typologie de Simmel sur les sens, la haine fait partie de ces sentiments de la famille de l’odorat qui « doit conduire à opérer un choix et une prise de distance, qui forment en quelque sorte l’une des assises sensibles de la réserve sociologique de l’individu moderne » (p.30) et qui est « à l’origine de bien plus de réactions de rejet que de réactions d’attirance » (p.31). Cette passion s’incarne de manière viscérale et provoque un retour en arrière difficile, lorsqu’on « ne plus la sentir ». Dès lors, on se met à espérer de ne plus avoir à la supporter plus longtemps. C’est le cas de ces fruits pourris, du lait caillé ou de cette viande avariée que l’on rejette avec force après avoir senti l’odeur qui nous a fait « tourner de l’œil ». Le processus <i>d’intentionnalité</i> ne se résume pas à la polarisation<i> </i>développée par Kaufman. En effet, l’<i>intentionnalité</i> est le fait que la conscience soit dirigée vers un objet. Dans le cas de la haine, elle se fixe, non sur des actes comme la colère, mais sur des personnes ou des groupes. La haine peut se tourner vers soi ou vers l’autre). Nous nommerons ce phénomène le processus <i>figuration</i>. </p>
<p>Enfin, dans sa dimension pratique, la haine s’objective dans nos comportements. Pour faire face à cette menace, on cherche un moyen, souvent brutal, de l’éloigner de notre vue. On cherche à ainsi à détruire cet objet pour s’en protéger. Cette dimension comme celle de la <i>figuration</i> sera étudiée dans la prochaine partie. </p>
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<p>Pour conclure sur ces dimensions, la passion de haine est dite collective, lorsque « les trois composantes – <i>phénoménologique</i>, <i>intentionnelle</i> et <i>pratique</i> – que nous venons de mentionner sont « collectivisées » de façon suffisamment harmonieuse pour soutenir une phénoménologie en <i>Nous</i>, une intentionnalité collective de type affectif et des tendances à l’action collective. » (Kauffman, p.192). Ainsi, on peut parler de passions sociales lorsque le sujet devient collectif. Les émotions partagées créent de nouvelles tendances à l’action, telle que l’indignation populaire, qui incite à la révolte, à l’émeute ou à la fierté nationale, cette dernière menant à l’exclusion des étrangers jugés comme indésirables.</p>
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<h3>La haine comme une pulsion de mort : la destruction le lien</h3>
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<p style="text-align: right;"><i>« Celui qui hait s’efforce d’écarter et de détruire la chose qu’il a en haine » </i></p>
<p style="text-align: right;">(Spinoza, 1677.)</p>
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<p>La haine ne sépare pas seulement, elle cherche à détruire l’autre. Elle revêt un caractère destructeur. C’est pour cette raison qu’Adorno soutenait la nécessité de haïr le capitalisme pour le détruire. La colère seule ne suffit pas, seule la haine peut jouer ce rôle destructeur. Celui qui hait ne peut se résoudre que difficilement à accepter le dépassement du conflit par un dialogue raisonné tant la finalité de l’action se situe dans la disparition de l’autre de notre champ de vision.</p>
<p>Ainsi, la motivation des mouvements issus du sentiment de haine est la destruction de l’autre. Par conséquent, les actions issues de ce sentiment ne peuvent pas être pacifiques. Si le répertoire est le plus souvent primitif (Tilly, 1984), c’est-à-dire peu organisé, fugace et violent (ex: des émeutes), il peut aussi s’organiser de façon minutieuse et militaire dans le cas de génocides). Quoi qu'il en soit, ce qui frappe dans les moyens mobilisés, c’est l’impossible réconciliation entre les unités en conflit. Si la coexistence d’unités différentes est ordinaire dans nos sociétés modernes comme le montre Durkheim dans la <i>division du travail social </i>(la différenciation crée de la complémentarité), l’irruption du sentiment de haine vient rendre inopérante la possible coopération des unités désignées comme différentes. Ainsi, comme l’explique Stephanatos dans <i>Le lien social à l’épreuve de la violence</i> (2013), « Avant d’être destructrice, la haine est donc séparatrice » (p.32). On se retrouve là face à une séparation forgée sur une opposition de valeur entre unité et unité désignée. C’est cette haine qui provoque des actions collectives, des campagnes d’affichages, des manifestations, des maraudes excluantes et des passages à tabac qui aboutissent à une fragilisation du vivre ensemble. S’il est difficile de l’accepter, chez ces militants, la haine est d’abord un moteur de résistance. Il suffit d’interroger un militant de ces groupes pour s’en rendre compte. Le militant fait « acte de résistance », il « protège la France de l’envahisseur », surveille les frontières et veille à « protéger les valeurs de la France ». L’agression est d’autant plus violente symboliquement qu’elle ne semble pas se reconnaître comme agression. </p>
<p>Cette construction nécessite un récit de ces identités collectives qui s’incarnent dans des individus devenus objets, c’est le processus de <i>figuration</i>. Pour appréhender ce phénomène, on peut reprendre une triple dimension de l’être, proposé par Kaufmann, à savoir : masque, visage et face renvoyant à la typification, à la reconnaissance et au face à face. Là encore, on peut se référer à Simmel qui explore le concept de visage dans sa sociologie des sens, « Le visage est le lieu géométrique de tous ces savoirs, il est le symbole de tous ces éléments constitutifs donnés par l’individu à son existence ; en lui est déposé ce qui, de son passé, est descendu au tréfonds de son âme, et qui a laissé en lui des traces ineffaçables ». La face est une dimension supplémentaire du visage en tant qu’ « aspect expressif du visage » (Simay, 2018, p.17)</p>
<p>Dans le processus de <i>figuration</i> de la haine, l’autre perd sa face (sa capacité à se présenter - Goffman) et à se raconter (Ricœur), il perd son visage (sa reconnaissance en tant qu’être moral au sens de Honneth) pour devenir un masque, un être typifié et impersonnel. Cette typification réduit l’individu à une catégorie, il n’est plus « je », ou « lui », mais devient un « eux ». Ce passage objective une séparation entre deux mondes dont le pont symbolisé par l’« être frontière » devient protégé par des « gardes frontières » (Simmel, 1988). Dans cet aboutissement du processus, l’individu n’est plus maître de son identité, il devient un « Self Mortifié » (Goffman, 1974). Pourtant, paradoxalement, c’est la perte de la capacité des groupes à se raconter dans le présent et le futur qui crée le sentiment de colère et haine. On est face à la peur de perdre une pulsion de vie qui figure une haine sur des individus. L’autre, une fois désigné, devient ainsi la principale raison de cette atrophie de l’identité narrative. </p>
<p>Pour en donner une illustration, on peut s’appuyer sur le cas des « <i>incels</i> »,<i> involuntary celibates. </i>En se penchant sur ce phénomène, on se rend compte que la haine portée à l’égard des femmes s’associe à la non-reconnaissance que ces dernières portent à leur égard. Selon le sentiment des <i>incels</i>, si ces derniers sont seuls, ce n’est en rien la conséquence d’un choix, mais au contraire d’une situation subie qu’ils jugent injuste. Ils considèrent que les femmes leur doivent une forme de reconnaissance particulière, affective et sexuelle qui ne leur est pas rendue. Là, s’installe de manière insidieuse une détestation envers une catégorie qui ne reconnaît pas leurs valeurs en tant qu’homme. La catégorie de la détestation trouve alors son objet et prend forme dans la catégorie typifiée des « femmes », qui revêt là, un masque social impersonnel. L’individu est alors dépersonnifié au profit d’une catégorie « femme ». Ainsi, après avoir perdu la possibilité de parler face à l’autre, l’individu sujet à la haine perd son visage, c’est-à-dire sa reconnaissance dans l’interaction. Dans un mouvement contraire, la construction identitaire du <i>Nous, </i>crée des visages<i> </i>comme<i> Elliot Rodger, </i>auteur d’une tuerie de masse<i>, </i>devenu symbole de la communauté <i>incels</i>.</p>
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<p>De manière plus générale, on peut dire que haine se sert donc de visage pour se déployer. Dans l’actualité récente, la haine de l’étranger se fixe sur des martyrs comme Philippine, Émile, Maëlys, Lucas… et trouve des figures médiatiques pour diffuser son discours. La haine se répand, nourrissant mutuellement colère, dégoût et injustice. Les gourous se servent alors de l’impuissance partagée - frustration- pour proposer de la convertir en puissance d’agir. Ainsi comme le rappelle Véronique Nahoum-Grappe, « la force de séduction collective des postures de haine […] configure un ennemi servant d’instrument aux pires desseins mortifères du politique » (p. 135, 2014). C’est ce qui est communément nommé le « populisme » qui prend à son compte les sentiments du peuple en offrant un cadre d’explication séduisant. On joue ainsi sur les émotions positives et négatives, on érige et on détruit, on exalte et on maudit. Nous retrouvons donc, la pulsion de vie et la pulsion de mort. De la sorte, on idolâtre la nation, on pointe sa fragilité et on finit par expliquer qu’elle est en train de disparaitre menacé par un <i>Eux</i> venu d’ailleurs. Par ce procédé, on agite les peurs qui s’organisent tour à tour pour forger des collectifs de « résistance » qui cherchent à fabriquer et à préserver des formes de solidarités excluante dans un <i>Nous</i> face à un <i>Eux</i>.La haine produit ainsi, un paradoxe, elle reconnaît l’existence de l’autre et l’existence d’une différence désignée - tout en souhaitant sa négation - cette reconnaissance de l’autre doit être lue comme une forme de typification dans un masque, ou l’autre perd à la fois son visage, sa reconnaissance en tant que sujet, et à la fois sa face, sa capacité à s’exprimer et à sa raconter. </p>
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<h3>La haine comme pulsion de vie : une (re)création de lien </h3>
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<p>Ainsi, il est vrai que bon nombre d’individus subissent une haine particulière compte tenu de caractéristiques qui leur sont assimilées. Cette haine tournée vers ces communautés porte des noms particuliers prouvant que celle-ci n’est en rien « résiduel », mais bien effectives et systémiques. Ainsi l’étranger, le juif, le musulman, les femmes… sont visés par ce sentiment. On parle ainsi de xénophobie, d’antisémitisme, l’islamophobie, de misogynie pour définir ces attaques barbares, psychologiques ou physiques, qui ciblent des communautés. </p>
<p>Pourtant, cette pulsion de mort qui sépare et détruit le vivre ensemble crée aussi une pulsion de vie et de solidarité. En effet, dans un mouvement contraire, cette haine oblige les communautés qui la subissent à s’organiser pour se défendre en collectif de quartier, association, groupe sur les réseaux, forum, etc. assurant des réseaux de solidarité pour les membres de la communauté. Ces solidarités sont ainsi des supports qui agissent comme des formes de résistance assurant la protection et la reconnaissance de ses membres. Les communautés se réapproprient les stigmates subis pour en faire une nouvelle force. Ainsi, par exemple, les communautés LGBTQIA+ ont initié la marche des fiertés pour renverser les stigmates (plusieurs, pas 1 seul). Ces stigmates (ou ceux-ci) les excluant dans des zones marginales et invisibles de la vie sociale. Ces tissus de solidarité face à la haine s’étendent aujourd’hui sur le web, place forte du débat public, où les plateformes si elles cherchent à être des <i>agoras</i> se transforment bien souvent en <i>arenas. </i>La haine déclenche ainsi une résistance dans son double sens, une résistance par une opposition et une résistance en tant que support de solidarité face à celui qui l’exerce.</p>
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<p>Pour la suite, nous nous focaliserons sur les formes de résistances qu’engendrent la haine, rentrant dans ce que Gaulejac et Taboada Léonetti (1995) nomment la phase de <i>révolte</i> dans le processus de désinsertion. La révolte est ici vécue comme une forme de résistance - pulsion de vie - face à un processus d’exclusion - pulsion de mort -. La résistance collective provoque une constitution d’un <i>nous</i> face à un <i>eux</i> où, les individus reprennent une capacité d’agir et une capacité narrative dont ils ont le sentiment d’être dépossédés. Si ces formes de résistance face au processus de perte de soi prennent de formes multiples allant du militant de génération identitaire, de l’<i>incels, </i>au Gilet jaune, elles ont toutes le sentiment d’être légitime pour les acteurs en action. Dans son ouvrage <i>De l’envie et de la haine, </i>Plutarque explique ainsi « La haine, au contraire, est souvent légitime. Cela est si vrai, que nous appelons dignes eux-mêmes d’être haïs ceux qui ne fuient pas les gens haïssables et qui n’éprouvent pas à leur égard de la répugnance et de l’aversion ». </p>
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<p>Pour exemplifier ce caractère de résistance, en tant que pulsion de vie, nous nous concentrerons sur le mouvement des Gilets jaunes devenus un véritable « petit champ scientifique interdisciplinaire » (Ravelli, 2020, p.273). La défiance originelle envers le mouvement de la part des intellectuels, des syndicats et des structures politiques peut d’ailleurs s’expliquer dans cet « imaginaire conservateur » qui a pu être associé au mouvement, à ses débuts. Ce mouvement a pu être perçu comme un mouvement anti-progressiste, qu’il soit économique ou culturel. Les différentes études ont finalement infirmé cette représentation présentant un mouvement hétéroclite voulant se situer <i>au-delà</i> des considérations politiques et des clivages politiques. Ce qui marque les observateurs en dépit de l’hétérogénéité du mouvement, c’est le sentiment partagé de rancœur à l’égard d’Emmanuel Macron, qui a très largement nourri les manifestations. Les petites phrases successives ont été perçues comme des formes de mépris envers ceux qui « galèrent à boucler leurs fins de mois » et n’arrivent plus à vivre dignement de leur travail. Le président de la République est devenu l’ennemi commun qui fabrique de la cohésion sociale et de la solidarité. Le gilet jaune, devenu symbole et reflet de la mobilisation, a permis de revêtir cette haine sur le dos, « Macron on t’emmerde », « Les sans-dents dans la rue », « Macron décapitation »…</p>
<p>Au lieu d’être le garant de l’économie morale, le président a brisé le respect qui lie le dominant du dominé et trahit le pacte de l’économie morale en rabaissant ces « gens qui ne sont rien », en les conseillant de se payer une chemise pour être pris au sérieux et de traverser la pour trouver un emploi et se le payer (Hayat, 2019). Ces phrases successives, jugées méprisantes associées aux politiques mises en oeuvre par le gouvernement en place qui visent à ne rien céder « ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes. », ont suscité une incorporation physique du sentiment d’injustice qui s’est cristallisé sur la personne du président. La colère s’est ainsi déplacée en haine en figurant l’objet de la détestation. Emmanuel Macron s’est dévoilé comme le banquier à la charge des puissants générant une séparation entre un « Nous » et un « Eux ». La France du T-shirt contre la France du costard. Le « nous » s’est construit autour d’un symbole, le gilet jaune, et d’une expérience commune, celle de la difficulté à finir ses fins de mois. </p>
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<p>Cette haine, si elle s’est développée, s’est constituée autour de deux expériences complémentaires, celle du mépris (perte de reconnaissance) et celle de la « galère des fins de mois ». Cette double expérience de perte de reconnaissance et de perte de protection (Paugam, 2014) exprime une perte possible ou effective d’attachement social. Ainsi, ce « Nous » auquel appartiennent les acteurs du mouvement appartiennent à une zone d’<i>intégration périphérique </i>que Robert Castel appelle la<i> zone de vulnérabilité </i>« en deçà d’une intégration assurée, mais au-delà de l’action sociale » (Paugam, 2019) .</p>
<p>Dans le cas des Gilets jaunes, cette dégradation ressentie du pouvoir de vivre n’est pas nouvelle et s’ancre dans un processus plus large que Castel a brillamment identifié à travers les transformations du travail, lien régulateur de la vie sociale, avec l’apparition du « néo-libéralisme ». Si le Néo-libéralisme est un phénomène total, on peut supposer qu’il a modifié les structures fondamentales d’attachement qui relie soi à autrui. Cette modification prend deux formes. </p>
<p>D’abord économique en modifiant les rapports de production entre le salarié et le patron, avec la montée des <i>emplois</i> <i>a-typiques</i> qui produisent des <i>emplois a-complets</i> dans une société qui vise le plein emploi (Castel,2007) posant une « nouvelle question sociale » (Ronsavallon, 2015). D’économie morale (Thompson), ensuite, par un discours hégémonique sur la méritocratie qui responsabilise l’individu dans ses réussites comme dans ses échecs par un rejet épidermique des effets de structures. Portée par le mythe de l’autonomie, la vulnérabilité de l’Homme, si elle est ontologique et structurelle (Soulet, 2015), devient un problème <i>de soi </i>et<i> à soi. </i>L’individu doit ainsi faire l’épreuve de la culpabilité lorsqu’il dévoile aux autres sa perte d’autonomie. Ce regard offre un ancrage théorique pour étudier la trame du social et des vies abimées. Ce sont les vulnérabilités de ces supports de la vie sociale, c’est-à-dire des fragilisations des supports de protection et de reconnaissance, qui crée une crise chez l’individu participant à l’apparition de sentiments négatifs telles que l’injustice, la colère et la haine. </p>
<p>Dans le cas du mouvement des Gilets Jaunes, la haine a entrainé la création de formes de solidarité compensatoire qui ont agi comme des formes de résistance pour faire face aux vulnérabilités structurelles et relationnelles des acteurs. Cet acte de résistance a permis aux acteurs de retrouver un pouvoir d’agir dont ils avaient le sentiment d’être peu à peu dépossédés permettant de créer des pulsions de vie, c’est-dire, des nouvelles formes d’attachement. Ce récent épisode d’action collective marquée par un sentiment de haine n’est pas sans rappeler la phrase d’Adorno sur la « nécessaire de haïr le capitalisme » pour atteindre l’émancipation. C’est aussi par la destruction des anciennes formes de liens que de nouvelles peuvent émerger et, pourquoi pas, améliorer les conditions de vies des individus. À ce propos, nous pouvons relever que le mouvement des gilets jaunes a permis amélioration du quotidien des travailleurs grâce à la revalorisation de la prime d’activité. </p>
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<h3>Conclusion :</h3>
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<p>La haine crée et détruit. Elle détruit d’abord, car l’objet même de la haine est la négation de l’autre. On assiste à une volonté pulsionnelle de rejeter l’autre hors de notre champ de vision pour ce qu’ils représentent à nos yeux : une menace pour soi. Pourtant, paradoxalement, la haine crée des formes de résistances. D’abord, en tant que groupe qui haït, fabriquant du vivre ensemble par l’exclusion d’individus détestés. C’est la création de formes de solidarité face à un ennemi commun nécessitant la construction d’identité narrative du <i>Nous</i> et du <i>Eux</i>. Ensuite, par la résistance de ce <i>Eux, </i>qui visé par la haine de l’autre s’organisent pour y faire face. Ainsi, si la haine est un sentiment destructeur affectant le vivre ensemble, elle permet des formes de solidarité qui sont vécues comme des actes de résistances. Cette passion sociale peut ainsi être pensée comme une double pulsion, de mort sociale d’abord, par son caractère destructeur et comme pulsion de vie sociale, ensuite, qui peut libérer et créer des solidarités. </p>
<p>Dans tous les cas, le sentiment de haine pose une problématique sociale en ce qu’il met en danger la cohésion sociale. Son déclenchement entraine une fracture consommée entre des parties qui ne peuvent que se déchirer. Le pont est ainsi gardé par des « gardes frontières ». Si ce numéro sur la haine est autant d’actualité, c’est bien parce que les situations sociales et économiques se fragilisent, déstabilisant les structures sociales. La montée de la haine, jugée légitime par ceux et celles qui la mobilisent, en France et ailleurs, indique, en substance, une crise du lien social. Au regard de cette réflexion, la compréhension de l’apparition du sentiment de haine, en tant que perte de pulsions de vie générant des pulsions de mort sociale, doit être analysé en tant que rupture d’attachement social qui exprime et génère une fragilisation de la cohésion sociale.</p>