<h2><strong>La haine en tant que passion sociale : entre pulsion de mort et pulsion de vie</strong></h2> <p>&nbsp;</p> <p style="text-align: right;">&laquo;&nbsp;La question sociale n&rsquo;est pas seulement une question &eacute;thique, mais aussi une question de nez&nbsp;&raquo; (Simmel, 2019, p.56)</p> <p>&nbsp;</p> <p>La haine, tout comme son sentiment oppos&eacute; l&rsquo;amour, fait partie de la cat&eacute;gorie des sentiments passionn&eacute;s. Ces sentiments d&rsquo;une grande intensit&eacute; se posent sur les gens et les choses. Si l&rsquo;amour et la haine sont deux sentiments dits primaires (Honneth, 1992), ils sont au c&oelig;ur des interactions entre les Hommes, &laquo;&nbsp;Le fait que nous soyons absolument tiss&eacute;s d&rsquo;interactions est d&ucirc; tout d&rsquo;abord &agrave; ce que nous r&eacute;agissons au niveau sensoriel les uns par rapport aux autres.&nbsp;&raquo; (Simmel, p.22).&nbsp;</p> <p>Amour et haine sugg&egrave;rent d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; l&rsquo;attirance et de l&#39;autre la r&eacute;pulsion. On retrouve cette id&eacute;e chez Freud qui oppose ces deux &eacute;motions en tant que pulsions contraires. D&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, l&rsquo;amour avec Eros, la pulsion de vie et de l&rsquo;autre, la haine, avec Thanatos, la pulsion de mort. Si Freud mobilise ce concept pour la naissance d&rsquo;un deuxi&egrave;me enfant qui vient menacer la place du premier, on propose de l&rsquo;&eacute;largir aux formes d&rsquo;attachement social dans toute sa diversit&eacute;. Dans cette situation, on peut dire que l&rsquo;amour &eacute;rige et s&eacute;dimente le lien social tandis que le second le s&eacute;pare et le d&eacute;truit.&nbsp;</p> <p>On proposera ainsi d&rsquo;analyser cette passion de haine sous cette double dimension de pulsion de mort et de vie sociale se r&eacute;f&eacute;rant &agrave; la destruction et la (re)cr&eacute;ation de formes d&rsquo;attachement social (Paugam, 2022).&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <h3>La haine comme passion sociale (ou pulsion sociale)</h3> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;&laquo;&nbsp;Les impressions sensorielles que suscite en nous cet objet humain font en un sens office de valeur sentimentale et, en un autre, sont l&rsquo;instrument de sa connaissance instinctive ou raffin&eacute;e &ndash;&nbsp;tout cela intimement m&ecirc;l&eacute;, et &agrave; vrai dire de fa&ccedil;on pratiquement inextricable, devient la base des relations que nous nouons avec lui.&nbsp;&raquo; (Simmel, 2019,&nbsp; p.22)</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p><img alt="Figue 2 : Classement des premiers synonymes selon CRISCO de &quot;Amour&quot;" src="https://www.numerev.com/img/ck_3466_9_image2.png" style="width: 200px; height: 180px;" /><img alt="Figure 1 : Classement des premiers synonymes selon CRISCO de Haine" src="https://www.numerev.com/img/ck_3466_9_image3.png" style="width: 200px; height: 174px;" /></p> <p>Parmi les passions sociales associ&eacute;es &agrave; la haine, les plus proches sont la col&egrave;re, le m&eacute;pris, la m&eacute;chancet&eacute;, la rage, le d&eacute;go&ucirc;t, la revanche, le ressentiment, l&rsquo;hostilit&eacute;, l&rsquo;inimiti&eacute; et l&rsquo;agression. En s&rsquo;int&eacute;ressant &agrave; la structure s&eacute;mantique du terme de la Haine (voir figure 1), nous nous rendons rapidement compte que la haine est associ&eacute;e &agrave; la mise &agrave; distance de l&rsquo;autre. On retrouve cette repr&eacute;sentation du lien dans les termes antonymes les plus efficients &agrave; la haine: adoration,&nbsp;affection,&nbsp;amiti&eacute;,&nbsp;amour, attachement&hellip; Quant au mot d&rsquo;amour (voir figure 2), il semble bien se situer en opposition &agrave; la haine, se situant dans le champ lexical du lien &agrave; l&rsquo;autre. L&rsquo;amour est aussi la racine des formes de relation affective :&nbsp; ami, amiti&eacute;, amicale, am&eacute;nit&eacute;, amant&hellip; En ce sens, l&rsquo;amour d&eacute;signe un ensemble de relations dont l&rsquo;attachement &agrave; l&rsquo;autre repose sur une affectivit&eacute; intense qui fait lien entre les Hommes. En substance, l&rsquo;amour peut &ecirc;tre d&eacute;fini comme une reconnaissance r&eacute;ciproque de soi &agrave; autrui dans les multiples sph&egrave;res de la vie sociale. On parle d&rsquo;amour pour la famille, d&rsquo;amour pour son partenaire ou son ami (amiti&eacute;), d&rsquo;amour pour son travail, d&rsquo;amour pour la nation.&nbsp;</p> <p>En reprenant les travaux ph&eacute;nom&eacute;nologiques sur l&rsquo;attachement de Winnicott et de Bowlby, Honneth montre que d&egrave;s l&rsquo;enfance se cr&eacute;e ce sentiment d&rsquo;amour. C&rsquo;est par cette premi&egrave;re forme de reconnaissance, procur&eacute;e par les figures d&rsquo;attachements, dans les premiers &acirc;ges de la vie, que l&rsquo;enfant se constitue le socle de son devenir, nomm&eacute; &laquo;&nbsp;la confiance&nbsp;&raquo; (en soi et en l&rsquo;autre). Si l&rsquo;amour produit de tel sentiment, la rupture ou la peur de celle-ci, vient produire une distance entre les choses qui se figure sur celui ou celle qui la provoque ou semble la provoquer. C&rsquo;est de cette logique que Freud d&eacute;gage sa th&eacute;orie sur le d&eacute;veloppement de l&rsquo;enfant et Honneth sa th&eacute;orie de la reconnaissance. Si l&rsquo;amour r&eacute;ciproque est au fondement du lien, la haine est donc un mouvement contraire &agrave; l&rsquo;attachement &agrave; l&rsquo;autre. On peut donc supposer que la perte d&rsquo;attachement, effective, possible ou probable, d&eacute;clenche chez celui qui la ressent, des sentiments oppos&eacute;s &agrave; l&rsquo;amour d&rsquo;une intensit&eacute; parfois similaire. Comme le signifie l&rsquo;adage, &laquo;&nbsp;On aime avec autant d&rsquo;intensit&eacute; qu&rsquo;on ha&iuml;t&nbsp;&raquo;. &nbsp;</p> <p>Ainsi, on proposera de voir la possible apparition de la haine lorsqu&rsquo;un individu ou un groupe d&eacute;sign&eacute; menace, ou semble menacer, l&rsquo;&eacute;quilibre des besoins fondamentaux d&rsquo;un individu ou d&rsquo;un autre groupe. Les travaux de Honneth (et de Simmel) permettent d&rsquo;incorporer cette dimension sensible dans la th&eacute;orie des liens sociaux de Durkheim. L&rsquo;Homme a un besoin de reconnaissance &agrave; travers une appartenance sociale (dimension identitaire), une estime sociale (valeur) ou un accomplissement social (agentivit&eacute;/capacit&eacute; d&rsquo;agir). La fonction du lien (relation individu-ensemble social) n&rsquo;est pas uniquement li&eacute;e &agrave; la <i>protection</i> mais est, aussi, motiv&eacute;e par la <i>reconnaissance</i>, &laquo;&nbsp;Les liens sont multiples et de nature diff&eacute;rente, mais ils apportent tous aux individus &agrave; la fois la <i>protection </i>[sic] et la <i>reconnaissance </i>[sic] n&eacute;cessaires&nbsp; &agrave;&nbsp; leur existence&nbsp; sociale (Paugam, 2008).&nbsp;</p> <p>En ce sens, amour et haine, attraction et r&eacute;pulsion semblent s&rsquo;ins&eacute;rer parfaitement dans le cadre d&rsquo;analyse de l&rsquo;attachement social de Serge Paugam d&eacute;finit comme le &laquo;&nbsp;processus d&rsquo;entrecroisement des liens sociaux&nbsp;&raquo; (p. 137) qui garantissent <i>protection</i> et <i>reconnaissance</i>. Ces formes d&rsquo;attachement qui nous lie &agrave; l&rsquo;autre (et aux ensembles sociaux) sont des conditions n&eacute;cessaires &agrave; l&rsquo;existence sociale des individus. En absence d&rsquo;attachement, comme c&rsquo;est le cas des formes d&rsquo;int&eacute;gration marginale, Paugam (2014) parle de &laquo;&nbsp;quasi-mort sociale&nbsp;&raquo; pour ces individus situ&eacute;s en marge de la soci&eacute;t&eacute;.</p> <p>&nbsp;</p> <h3>Les dimensions de la haine</h3> <h3>&nbsp;</h3> <p>Pour &eacute;tudier la passion d&rsquo;amour ou de haine, on peut distinguer trois dimensions (Kaufmann, 2019) : <i>ph&eacute;nom&eacute;nologique</i>, <i>intentionnelle</i> et <i>pratique</i>. <i>Ph&eacute;nom&eacute;nologique</i>, d&eacute;j&agrave; puisque l&rsquo;individu ressent la chose, c&rsquo;est l&rsquo;&nbsp;&laquo;&thinsp;effet-que-cela-fait&thinsp;&raquo;&nbsp;de les ressentir&nbsp;&raquo; (p.191), <i>intentionnelle</i> ensuite, car l&rsquo;&eacute;motion positionne soit par rapport &agrave; autrui, &laquo;&nbsp;celle des &eacute;valuations et concernements ou, &agrave; l&rsquo;inverse, des r&eacute;pulsions et d&eacute;sint&eacute;r&ecirc;ts que les individus entretiennent &agrave; propos des objets, &eacute;v&eacute;nements et personnes, r&eacute;els ou imagin&eacute;s, qui peuplent leur environnement&nbsp;&raquo; (p.192), <i>pratique</i>, enfin, car les pulsions &laquo;&nbsp;augmentent ou diminuent la puissance d&rsquo;agir et incorporent des tendances &agrave; l&rsquo;action telles que fuir (la peur), protester (l&rsquo;indignation), d&eacute;truire (la col&egrave;re), repousser (le d&eacute;go&ucirc;t) ou parader (la fiert&eacute;).&raquo; (<i>Ibid</i>.).</p> <p>Le sens <i>ph&eacute;nom&eacute;nologique</i> &laquo;&nbsp;de faire l&rsquo;exp&eacute;rience de la chose&nbsp;&raquo; de la haine est r&eacute;sum&eacute; par Simmel, &laquo;&nbsp;L&rsquo;homme moderne se montre choqu&eacute; par d&rsquo;innombrables choses, qui lui semblent au niveau sensoriel insupportables&nbsp;&raquo;. Le sociologue des sens a bien montr&eacute; que, pour des &ecirc;tres sociaux et sensibles, la relation ne se r&eacute;sume pas &agrave; sa seule utilit&eacute; instrumentale et s&rsquo;inscrit dans le sensoriel : &laquo;&nbsp;Sous l&rsquo;angle subjectif, la perception sensorielle d&rsquo;un &ecirc;tre &eacute;veille en nous des sensations de plaisir et de&nbsp;d&eacute;plaisir, de saisissement ou d&rsquo;abattement, d&rsquo;excitation ou d&rsquo;apaisement, &agrave; sa vue, ou au son de sa voix, du seul fait de sa pr&eacute;sence sensible dans la m&ecirc;me pi&egrave;ce.&nbsp;&raquo; (2018, p.22). C&rsquo;est d&rsquo;ailleurs par cette derni&egrave;re dimension que s&rsquo;objective les positions dans l&rsquo;espace social qui passent en premier lieu par un ressenti o&ugrave; &laquo;&nbsp;chaque sens, en fonction de sa particularit&eacute;, contribue de fa&ccedil;on caract&eacute;ristique &agrave; l&rsquo;agencement de l&rsquo;existence collective, et qu&rsquo;aux nuances de ses impressions correspondent des sp&eacute;cificit&eacute;s des rapports sociaux&nbsp;; la pr&eacute;dominance d&rsquo;un sens ou d&rsquo;un autre, dans le contact entre individus, conf&egrave;re souvent &agrave; ce contact une tonalit&eacute; sociologique qui, sans cela, n&rsquo;aurait pu &ecirc;tre obtenue.&nbsp;&raquo; (<i>ibid.</i>). Simmel s&eacute;pare ainsi les formes sensibles en plusieurs organes associ&eacute; au cinq sens assurant une fonction diff&eacute;rente mais compl&eacute;mentaire : l&rsquo;oreille, l&rsquo;&oelig;il, le nez, la voix, le go&ucirc;t.&nbsp;</p> <p>Pour reprendre Pierre Bourdieu,&nbsp;nos &laquo;&nbsp;go&ucirc;ts finalement sont des d&eacute;go&ucirc;ts&nbsp;&raquo;. Du ressenti se construit une <i>intention. </i>Ce sont nos go&ucirc;ts et d&eacute;go&ucirc;ts qui viennent structurer l&rsquo;espace social. En reprenant la typologie de Simmel sur les sens, la haine fait partie de ces sentiments de la famille de l&rsquo;odorat qui &laquo; doit conduire &agrave; op&eacute;rer un choix et une prise de distance, qui forment en quelque sorte l&rsquo;une des assises sensibles de la r&eacute;serve sociologique de l&rsquo;individu moderne &raquo; (p.30) et qui est &laquo;&nbsp;&agrave; l&rsquo;origine de bien plus de r&eacute;actions de rejet que de r&eacute;actions d&rsquo;attirance&nbsp;&raquo; (p.31). Cette passion s&rsquo;incarne de mani&egrave;re visc&eacute;rale et provoque un retour en arri&egrave;re difficile, lorsqu&rsquo;on &laquo;&nbsp;ne plus la sentir&nbsp;&raquo;. D&egrave;s lors, on se met &agrave; esp&eacute;rer de ne plus avoir &agrave; la supporter plus longtemps. C&rsquo;est le cas de ces fruits pourris, du lait caill&eacute; ou de cette viande avari&eacute;e que l&rsquo;on rejette avec force apr&egrave;s avoir senti l&rsquo;odeur qui nous a fait &laquo;&nbsp;tourner de l&rsquo;&oelig;il&nbsp;&raquo;. Le processus <i>d&rsquo;intentionnalit&eacute;</i> ne se r&eacute;sume pas &agrave; la polarisation<i> </i>d&eacute;velopp&eacute;e par Kaufman. En effet, l&rsquo;<i>intentionnalit&eacute;</i> est le fait que la conscience soit dirig&eacute;e vers un objet. Dans le cas de la haine, elle se fixe, non sur des actes comme la col&egrave;re, mais sur des personnes ou des groupes. La haine peut se tourner vers soi ou vers l&rsquo;autre). Nous nommerons ce ph&eacute;nom&egrave;ne le processus&nbsp; <i>figuration</i>.&nbsp;</p> <p>Enfin, dans sa dimension pratique, la haine s&rsquo;objective dans nos comportements. Pour faire face &agrave; cette menace, on cherche un moyen, souvent brutal, de l&rsquo;&eacute;loigner de notre vue. On cherche &agrave; ainsi &agrave; d&eacute;truire cet objet pour s&rsquo;en prot&eacute;ger. Cette dimension comme celle de la <i>figuration</i> sera &eacute;tudi&eacute;e dans la prochaine partie.&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>Pour conclure sur ces dimensions, la passion de haine est dite collective, lorsque &laquo;&nbsp;les trois composantes &ndash; <i>ph&eacute;nom&eacute;nologique</i>, <i>intentionnelle</i> et <i>pratique</i> &ndash; que nous venons de mentionner sont &laquo;&thinsp;collectivis&eacute;es&thinsp;&raquo; de fa&ccedil;on suffisamment harmonieuse pour soutenir une ph&eacute;nom&eacute;nologie en <i>Nous</i>, une intentionnalit&eacute; collective de type affectif et des tendances &agrave; l&rsquo;action collective.&nbsp;&raquo; (Kauffman, p.192). Ainsi, on peut parler de passions sociales lorsque le sujet devient collectif. Les &eacute;motions partag&eacute;es cr&eacute;ent de nouvelles tendances &agrave; l&rsquo;action, telle que l&rsquo;indignation populaire, qui incite &agrave; la r&eacute;volte, &agrave; l&rsquo;&eacute;meute ou &agrave; la fiert&eacute; nationale, cette derni&egrave;re menant &agrave; l&rsquo;exclusion des &eacute;trangers jug&eacute;s comme ind&eacute;sirables.</p> <p>&nbsp;</p> <h3>La haine comme une pulsion de mort : la destruction le lien</h3> <h3>&nbsp;</h3> <p style="text-align: right;"><i>&laquo;&nbsp;Celui qui hait s&rsquo;efforce d&rsquo;&eacute;carter et de d&eacute;truire la chose qu&rsquo;il a en haine&thinsp;&raquo;&nbsp;</i></p> <p style="text-align: right;">(Spinoza, 1677.)</p> <p style="text-align: right;">&nbsp;</p> <p>La haine ne s&eacute;pare pas seulement, elle cherche &agrave; d&eacute;truire l&rsquo;autre. Elle rev&ecirc;t un caract&egrave;re destructeur. C&rsquo;est pour cette raison qu&rsquo;Adorno soutenait la n&eacute;cessit&eacute; de ha&iuml;r le capitalisme pour le d&eacute;truire. La col&egrave;re seule ne suffit pas, seule la haine peut jouer ce r&ocirc;le destructeur. Celui qui hait ne peut se r&eacute;soudre que difficilement &agrave; accepter le d&eacute;passement du conflit par un dialogue raisonn&eacute; tant la finalit&eacute; de l&rsquo;action se situe dans la disparition de l&rsquo;autre de notre champ de vision.</p> <p>Ainsi, la motivation des mouvements issus du sentiment de haine est la destruction de l&rsquo;autre. Par cons&eacute;quent, les actions issues de ce sentiment ne peuvent pas &ecirc;tre pacifiques. Si le r&eacute;pertoire est le plus souvent primitif (Tilly, 1984), c&rsquo;est-&agrave;-dire peu organis&eacute;, fugace et violent (ex: des &eacute;meutes), il peut aussi s&rsquo;organiser de fa&ccedil;on minutieuse et militaire dans le cas de g&eacute;nocides). Quoi qu&#39;il en soit, ce qui frappe dans les moyens mobilis&eacute;s, c&rsquo;est l&rsquo;impossible r&eacute;conciliation entre les unit&eacute;s en conflit. Si la coexistence d&rsquo;unit&eacute;s diff&eacute;rentes est ordinaire dans nos soci&eacute;t&eacute;s modernes comme le montre Durkheim dans la <i>division du travail social </i>(la diff&eacute;renciation cr&eacute;e de la compl&eacute;mentarit&eacute;), l&rsquo;irruption du sentiment de haine vient rendre inop&eacute;rante la possible coop&eacute;ration des unit&eacute;s d&eacute;sign&eacute;es comme diff&eacute;rentes. Ainsi, comme l&rsquo;explique Stephanatos dans <i>Le lien social &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve de la violence</i> (2013), &laquo;&nbsp;Avant d&rsquo;&ecirc;tre destructrice, la haine est donc s&eacute;paratrice&nbsp;&raquo; (p.32). On se retrouve l&agrave; face &agrave; une s&eacute;paration forg&eacute;e sur une opposition de valeur entre unit&eacute; et unit&eacute; d&eacute;sign&eacute;e. C&rsquo;est cette haine qui provoque des actions collectives, des campagnes d&rsquo;affichages, des manifestations, des maraudes excluantes et des passages &agrave; tabac qui aboutissent &agrave; une fragilisation du vivre ensemble. S&rsquo;il est difficile de l&rsquo;accepter, chez ces militants, la haine est d&rsquo;abord un moteur de r&eacute;sistance. Il suffit d&rsquo;interroger un militant de ces groupes pour s&rsquo;en rendre compte. Le militant fait &laquo;&nbsp;acte de r&eacute;sistance&nbsp;&raquo;, il &laquo;&nbsp;prot&egrave;ge la France de l&rsquo;envahisseur&nbsp;&raquo;, surveille les fronti&egrave;res et veille &agrave; &laquo;&nbsp;prot&eacute;ger les valeurs de la France&nbsp;&raquo;. L&rsquo;agression est d&rsquo;autant plus violente symboliquement qu&rsquo;elle ne semble pas se reconna&icirc;tre comme agression.&nbsp;</p> <p>Cette construction n&eacute;cessite un r&eacute;cit de ces identit&eacute;s collectives qui s&rsquo;incarnent dans des individus devenus objets, c&rsquo;est le processus de <i>figuration</i>. Pour appr&eacute;hender ce ph&eacute;nom&egrave;ne, on peut reprendre une triple dimension de l&rsquo;&ecirc;tre, propos&eacute; par Kaufmann, &agrave; savoir : masque, visage et face renvoyant &agrave; la typification, &agrave; la reconnaissance et au face &agrave; face. L&agrave; encore, on peut se r&eacute;f&eacute;rer &agrave; Simmel qui explore le concept de visage dans sa sociologie des sens, &laquo;&nbsp;Le visage est le lieu g&eacute;om&eacute;trique de tous ces savoirs, il est le symbole de tous ces &eacute;l&eacute;ments constitutifs donn&eacute;s par l&rsquo;individu &agrave; son existence&nbsp;; en lui est d&eacute;pos&eacute; ce qui, de son pass&eacute;, est descendu au tr&eacute;fonds de son &acirc;me, et qui a laiss&eacute; en lui des traces ineffa&ccedil;ables &raquo;. La face est une dimension suppl&eacute;mentaire du visage en tant qu&rsquo;&nbsp;&laquo;&nbsp;aspect expressif du visage&nbsp;&raquo; (Simay, 2018, p.17)</p> <p>Dans le processus de <i>figuration</i> de la haine, l&rsquo;autre perd sa face (sa capacit&eacute; &agrave; se pr&eacute;senter - Goffman) et &agrave; se raconter (Ric&oelig;ur), il perd son visage (sa reconnaissance en tant qu&rsquo;&ecirc;tre moral au sens de Honneth) pour devenir un masque, un &ecirc;tre typifi&eacute; et impersonnel. Cette typification r&eacute;duit l&rsquo;individu &agrave; une cat&eacute;gorie, il n&rsquo;est plus &laquo;&nbsp;je&nbsp;&raquo;, ou &nbsp;&laquo;&nbsp;lui&nbsp;&raquo;, mais devient un &laquo;&nbsp;eux&nbsp;&raquo;. Ce passage objective une s&eacute;paration entre deux mondes dont le pont symbolis&eacute; par l&rsquo;&laquo;&nbsp;&ecirc;tre fronti&egrave;re&nbsp;&raquo; devient prot&eacute;g&eacute; par des &laquo;&nbsp;gardes fronti&egrave;res&nbsp;&raquo; (Simmel, 1988). Dans cet aboutissement du processus, l&rsquo;individu&nbsp; n&rsquo;est plus ma&icirc;tre de son identit&eacute;, il devient un &laquo;&nbsp;Self Mortifi&eacute;&nbsp;&raquo; (Goffman, 1974). Pourtant, paradoxalement, c&rsquo;est la perte de la capacit&eacute; des groupes &agrave; se raconter dans le pr&eacute;sent et le futur qui cr&eacute;e le sentiment de col&egrave;re et haine. On est face &agrave; la peur de perdre une pulsion de vie qui figure une haine sur des individus. L&rsquo;autre, une fois d&eacute;sign&eacute;, devient ainsi la principale raison de cette atrophie de l&rsquo;identit&eacute; narrative.&nbsp;</p> <p>Pour en donner une illustration, on peut s&rsquo;appuyer sur le cas des&nbsp;&laquo;&nbsp;<i>incels</i>&nbsp;&raquo;,<i> involuntary celibates. </i>En se penchant sur ce ph&eacute;nom&egrave;ne, on se rend compte que la haine port&eacute;e &agrave; l&rsquo;&eacute;gard des femmes s&rsquo;associe &agrave; la non-reconnaissance que ces derni&egrave;res portent &agrave; leur &eacute;gard. Selon le sentiment des <i>incels</i>, si ces derniers sont seuls, ce n&rsquo;est en rien la cons&eacute;quence d&rsquo;un choix, mais au contraire d&rsquo;une situation subie qu&rsquo;ils jugent injuste. Ils consid&egrave;rent que les femmes leur doivent une forme de reconnaissance particuli&egrave;re, affective et sexuelle qui ne leur est pas rendue. L&agrave;, s&rsquo;installe de mani&egrave;re insidieuse une d&eacute;testation envers une cat&eacute;gorie qui ne reconna&icirc;t pas leurs valeurs en tant qu&rsquo;homme. La cat&eacute;gorie de la d&eacute;testation trouve alors son objet et prend forme dans la cat&eacute;gorie typifi&eacute;e des &laquo;&nbsp;femmes&nbsp;&raquo;, qui rev&ecirc;t l&agrave;, un masque social impersonnel. L&rsquo;individu est alors d&eacute;personnifi&eacute; au profit d&rsquo;une cat&eacute;gorie &laquo;&nbsp;femme&nbsp;&raquo;. Ainsi, apr&egrave;s avoir perdu la possibilit&eacute; de parler face &agrave; l&rsquo;autre, l&rsquo;individu sujet &agrave; la haine perd son visage, c&rsquo;est-&agrave;-dire sa reconnaissance dans l&rsquo;interaction. Dans un mouvement contraire, la construction identitaire du <i>Nous, </i>cr&eacute;e des visages<i> </i>comme<i> Elliot Rodger, </i>auteur d&rsquo;une tuerie de masse<i>, </i>devenu symbole de la communaut&eacute; <i>incels</i>.</p> <p>&nbsp;</p> <p>De mani&egrave;re plus g&eacute;n&eacute;rale, on peut dire que haine se sert donc de visage pour se d&eacute;ployer. Dans l&rsquo;actualit&eacute; r&eacute;cente, la haine de l&rsquo;&eacute;tranger se fixe sur des martyrs comme Philippine, &Eacute;mile, Ma&euml;lys, Lucas&hellip; et trouve des figures m&eacute;diatiques pour diffuser son discours.&nbsp;La haine se r&eacute;pand, nourrissant mutuellement col&egrave;re, d&eacute;go&ucirc;t et injustice. Les gourous se servent alors de l&rsquo;impuissance partag&eacute;e - frustration- pour proposer de la convertir en puissance d&rsquo;agir. Ainsi comme le rappelle V&eacute;ronique Nahoum-Grappe, &laquo;&nbsp;la force de s&eacute;duction collective des postures de haine [&hellip;] configure un ennemi servant d&rsquo;instrument aux pires desseins mortif&egrave;res du politique&nbsp;&raquo; (p. 135, 2014). C&rsquo;est ce qui est commun&eacute;ment nomm&eacute; le &laquo;&nbsp;populisme&nbsp;&raquo; qui prend &agrave; son compte les sentiments du peuple en offrant un cadre d&rsquo;explication s&eacute;duisant. On joue ainsi sur les &eacute;motions positives et n&eacute;gatives, on &eacute;rige et on d&eacute;truit, on exalte et on maudit. Nous retrouvons donc, la pulsion de vie et la pulsion de mort. De la sorte, on idol&acirc;tre la nation, on pointe sa fragilit&eacute; et on finit par expliquer qu&rsquo;elle est en train de disparaitre menac&eacute; par un <i>Eux</i> venu d&rsquo;ailleurs. Par ce proc&eacute;d&eacute;, on agite les peurs qui s&rsquo;organisent tour &agrave; tour pour forger des collectifs de &laquo;&nbsp;r&eacute;sistance&nbsp;&raquo; qui cherchent &agrave; fabriquer et &agrave; pr&eacute;server des formes de solidarit&eacute;s excluante dans un <i>Nous</i>&nbsp;face &agrave; un <i>Eux</i>.La haine produit ainsi, un paradoxe, elle reconna&icirc;t l&rsquo;existence de l&rsquo;autre et l&rsquo;existence d&rsquo;une diff&eacute;rence d&eacute;sign&eacute;e - tout en souhaitant sa n&eacute;gation - cette reconnaissance de l&rsquo;autre doit &ecirc;tre lue comme une forme de typification dans un masque, ou l&rsquo;autre perd &agrave; la fois son visage, sa reconnaissance en tant que sujet, et &agrave; la fois sa face, sa capacit&eacute; &agrave; s&rsquo;exprimer et &agrave; sa raconter.&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <h3>La haine comme pulsion de vie : une (re)cr&eacute;ation de lien&nbsp;</h3> <h3>&nbsp;</h3> <p>Ainsi, il est vrai que bon nombre d&rsquo;individus subissent une haine particuli&egrave;re compte tenu de caract&eacute;ristiques qui leur sont assimil&eacute;es. Cette haine tourn&eacute;e vers ces communaut&eacute;s porte des noms particuliers prouvant que celle-ci n&rsquo;est en rien &laquo;&nbsp;r&eacute;siduel&nbsp;&raquo;, mais bien effectives et syst&eacute;miques. Ainsi l&rsquo;&eacute;tranger, le juif, le musulman, les femmes&hellip; sont vis&eacute;s par ce sentiment. On parle ainsi de x&eacute;nophobie, d&rsquo;antis&eacute;mitisme, l&rsquo;islamophobie, de misogynie pour d&eacute;finir ces attaques barbares, psychologiques ou physiques, qui ciblent des communaut&eacute;s. &nbsp;</p> <p>Pourtant, cette pulsion de mort qui s&eacute;pare et d&eacute;truit le vivre ensemble cr&eacute;e aussi une pulsion de vie et de solidarit&eacute;. En effet, dans un mouvement contraire, cette haine oblige les communaut&eacute;s qui la subissent &agrave; s&rsquo;organiser pour se d&eacute;fendre en collectif de quartier, association, groupe sur les r&eacute;seaux, forum, etc. assurant des r&eacute;seaux de solidarit&eacute; pour les membres de la communaut&eacute;. Ces solidarit&eacute;s sont ainsi des supports qui agissent comme des formes de r&eacute;sistance assurant la protection et la reconnaissance de ses membres. Les communaut&eacute;s se r&eacute;approprient les stigmates subis pour en faire une nouvelle force. Ainsi, par exemple, les communaut&eacute;s LGBTQIA+ ont initi&eacute; la marche des fiert&eacute;s pour renverser les stigmates (plusieurs, pas 1 seul). Ces stigmates (ou ceux-ci) les excluant dans des zones marginales et invisibles de la vie sociale. Ces tissus de solidarit&eacute; face &agrave; la haine s&rsquo;&eacute;tendent aujourd&rsquo;hui sur le web, place forte du d&eacute;bat public, o&ugrave; les plateformes si elles cherchent &agrave; &ecirc;tre des <i>agoras</i> se transforment bien souvent en <i>arenas. </i>La haine d&eacute;clenche ainsi une r&eacute;sistance dans son double sens, une r&eacute;sistance par une opposition et une r&eacute;sistance en tant que support de solidarit&eacute; face &agrave; celui qui l&rsquo;exerce.</p> <p>&nbsp;</p> <p>Pour la suite, nous nous focaliserons sur les formes de r&eacute;sistances qu&rsquo;engendrent la haine, rentrant dans ce que Gaulejac et Taboada L&eacute;onetti (1995) nomment la phase de <i>r&eacute;volte</i> dans le processus de d&eacute;sinsertion.&nbsp; La r&eacute;volte est ici v&eacute;cue comme une forme de r&eacute;sistance - pulsion de vie - face &agrave; un processus d&rsquo;exclusion - pulsion de mort -. La r&eacute;sistance collective provoque une constitution d&rsquo;un <i>nous</i> face &agrave; un <i>eux</i> o&ugrave;, les individus reprennent une capacit&eacute; d&rsquo;agir et une capacit&eacute; narrative dont ils ont le sentiment d&rsquo;&ecirc;tre d&eacute;poss&eacute;d&eacute;s. Si ces formes de r&eacute;sistance face au processus de perte de soi prennent de formes multiples allant du militant de g&eacute;n&eacute;ration identitaire, de l&rsquo;<i>incels, </i>au Gilet jaune, elles ont toutes le sentiment d&rsquo;&ecirc;tre l&eacute;gitime pour les acteurs en action. Dans son ouvrage <i>De l&rsquo;envie et de la haine, </i>Plutarque explique ainsi &laquo;&thinsp;La haine, au contraire, est souvent l&eacute;gitime. Cela est si vrai, que nous appelons dignes eux-m&ecirc;mes d&rsquo;&ecirc;tre ha&iuml;s ceux qui ne fuient pas les gens ha&iuml;ssables et qui n&rsquo;&eacute;prouvent pas &agrave; leur &eacute;gard de la r&eacute;pugnance et de l&rsquo;aversion&thinsp;&raquo;.&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>Pour exemplifier ce caract&egrave;re de r&eacute;sistance, en tant que pulsion de vie, nous nous concentrerons sur le mouvement des Gilets jaunes devenus un v&eacute;ritable &laquo; petit champ scientifique interdisciplinaire&nbsp;&raquo; (Ravelli, 2020, p.273). La d&eacute;fiance originelle envers le mouvement de la part des intellectuels, des syndicats et des structures politiques peut d&rsquo;ailleurs s&rsquo;expliquer dans cet &laquo;&nbsp;imaginaire conservateur&nbsp;&raquo; qui a pu &ecirc;tre associ&eacute; au mouvement, &agrave; ses d&eacute;buts. Ce mouvement a pu &ecirc;tre per&ccedil;u comme un mouvement anti-progressiste, qu&rsquo;il soit &eacute;conomique ou culturel. Les diff&eacute;rentes &eacute;tudes ont finalement infirm&eacute; cette repr&eacute;sentation pr&eacute;sentant un mouvement h&eacute;t&eacute;roclite voulant se situer <i>au-del&agrave;</i> des consid&eacute;rations politiques et des clivages politiques. Ce qui marque les observateurs en d&eacute;pit de l&rsquo;h&eacute;t&eacute;rog&eacute;n&eacute;it&eacute; du mouvement, c&rsquo;est le sentiment partag&eacute; de ranc&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;gard d&rsquo;Emmanuel Macron, qui a tr&egrave;s largement nourri les manifestations. Les petites phrases successives ont &eacute;t&eacute; per&ccedil;ues comme des formes de m&eacute;pris envers ceux qui &laquo;&nbsp;gal&egrave;rent &agrave; boucler&nbsp;leurs fins de mois&nbsp;&raquo; et n&rsquo;arrivent plus &agrave; vivre dignement de leur travail. Le pr&eacute;sident de la R&eacute;publique est devenu l&rsquo;ennemi commun qui fabrique de la coh&eacute;sion sociale et de la solidarit&eacute;. Le gilet jaune, devenu symbole et reflet de la mobilisation, a permis de rev&ecirc;tir cette haine sur le dos, &laquo;&nbsp;Macron on t&rsquo;emmerde&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;Les sans-dents dans la rue&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;Macron d&eacute;capitation&nbsp;&raquo;&hellip;</p> <p>Au lieu d&rsquo;&ecirc;tre le garant de l&rsquo;&eacute;conomie morale, le pr&eacute;sident a bris&eacute; le respect qui lie le dominant du domin&eacute; et trahit le pacte de l&rsquo;&eacute;conomie morale en rabaissant ces &laquo;&nbsp;gens qui ne sont rien&nbsp;&raquo;, en les conseillant de se payer une chemise pour &ecirc;tre pris au s&eacute;rieux et de traverser la pour trouver un emploi et se le payer (Hayat, 2019). Ces phrases successives, jug&eacute;es m&eacute;prisantes associ&eacute;es aux politiques mises en oeuvre par le gouvernement en place qui visent &agrave; ne rien c&eacute;der &laquo;&nbsp;ni aux fain&eacute;ants, ni aux cyniques, ni aux extr&ecirc;mes.&thinsp;&raquo;, ont suscit&eacute; une incorporation physique du sentiment d&rsquo;injustice qui s&rsquo;est cristallis&eacute; sur la personne du pr&eacute;sident. La col&egrave;re s&rsquo;est ainsi d&eacute;plac&eacute;e en haine en figurant l&rsquo;objet de la d&eacute;testation. Emmanuel Macron s&rsquo;est d&eacute;voil&eacute; comme le banquier &agrave; la charge des puissants g&eacute;n&eacute;rant une s&eacute;paration entre un &laquo;&nbsp;Nous&nbsp;&raquo; et un &laquo;&nbsp;Eux&nbsp;&raquo;. La France du T-shirt contre la France du costard. Le &laquo;&nbsp;nous&nbsp;&raquo; s&rsquo;est construit autour d&rsquo;un symbole, le gilet jaune, et d&rsquo;une exp&eacute;rience commune, celle de la difficult&eacute; &agrave; finir ses fins de mois.&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>Cette haine, si elle s&rsquo;est d&eacute;velopp&eacute;e, s&rsquo;est constitu&eacute;e autour de deux exp&eacute;riences compl&eacute;mentaires, celle du m&eacute;pris (perte de reconnaissance) et celle de la &laquo;&nbsp;gal&egrave;re des fins de mois&nbsp;&raquo;. Cette double exp&eacute;rience de perte de reconnaissance et de perte de protection (Paugam, 2014) exprime une perte possible ou effective d&rsquo;attachement social.&nbsp; Ainsi, ce &laquo;&nbsp;Nous&nbsp;&raquo; auquel appartiennent les acteurs du mouvement appartiennent &agrave; une zone d&rsquo;<i>int&eacute;gration p&eacute;riph&eacute;rique </i>que Robert Castel appelle la<i> zone de vuln&eacute;rabilit&eacute; </i>&laquo;&nbsp;en de&ccedil;&agrave; d&rsquo;une int&eacute;gration assur&eacute;e, mais au-del&agrave; de l&rsquo;action sociale&nbsp;&raquo; (Paugam, 2019) .</p> <p>Dans le cas des Gilets jaunes, cette d&eacute;gradation ressentie du pouvoir de vivre n&rsquo;est pas nouvelle et s&rsquo;ancre dans un processus plus large que Castel a brillamment identifi&eacute; &agrave; travers les transformations du travail, lien r&eacute;gulateur de la vie sociale, avec l&rsquo;apparition du &laquo;&nbsp;n&eacute;o-lib&eacute;ralisme&nbsp;&raquo;. Si le N&eacute;o-lib&eacute;ralisme est un ph&eacute;nom&egrave;ne total, on peut supposer qu&rsquo;il a modifi&eacute; les structures fondamentales d&rsquo;attachement qui relie soi &agrave; autrui. Cette modification prend deux formes.&nbsp;</p> <p>D&rsquo;abord &eacute;conomique en modifiant les rapports de production entre le salari&eacute; et le patron, avec la mont&eacute;e des <i>emplois</i> <i>a-typiques</i> qui produisent des <i>emplois a-complets</i> dans une soci&eacute;t&eacute; qui vise le plein emploi (Castel,2007) posant une &laquo;&nbsp;nouvelle question sociale&nbsp;&raquo; (Ronsavallon, 2015). D&rsquo;&eacute;conomie morale (Thompson), ensuite, par un discours h&eacute;g&eacute;monique sur la m&eacute;ritocratie qui responsabilise l&rsquo;individu dans ses r&eacute;ussites comme dans ses &eacute;checs par un rejet &eacute;pidermique des effets de structures. Port&eacute;e par le mythe de l&rsquo;autonomie, la vuln&eacute;rabilit&eacute; de l&rsquo;Homme, si elle est ontologique et structurelle (Soulet, 2015), devient un probl&egrave;me <i>de soi </i>et<i> &agrave; soi. </i>L&rsquo;individu doit ainsi faire l&rsquo;&eacute;preuve de la culpabilit&eacute; lorsqu&rsquo;il d&eacute;voile aux autres sa perte d&rsquo;autonomie. Ce regard offre un ancrage th&eacute;orique pour &eacute;tudier la trame du social et des vies abim&eacute;es. Ce sont les vuln&eacute;rabilit&eacute;s de ces supports de la vie sociale, c&rsquo;est-&agrave;-dire des fragilisations des supports de protection et de reconnaissance, qui cr&eacute;e une crise chez l&rsquo;individu participant &agrave; l&rsquo;apparition de sentiments n&eacute;gatifs telles que l&rsquo;injustice, la col&egrave;re et la haine.&nbsp;</p> <p>Dans le cas du mouvement des Gilets Jaunes, la haine a entrain&eacute; la cr&eacute;ation de formes de solidarit&eacute; compensatoire qui ont agi comme des formes de r&eacute;sistance pour faire face aux vuln&eacute;rabilit&eacute;s structurelles et relationnelles des acteurs. Cet acte de r&eacute;sistance a permis aux acteurs de retrouver un pouvoir d&rsquo;agir dont ils avaient le sentiment d&rsquo;&ecirc;tre peu &agrave; peu d&eacute;poss&eacute;d&eacute;s permettant de cr&eacute;er des pulsions de vie, c&rsquo;est-dire, des nouvelles formes d&rsquo;attachement. Ce r&eacute;cent &eacute;pisode d&rsquo;action collective marqu&eacute;e par un sentiment de haine n&rsquo;est pas sans rappeler la phrase d&rsquo;Adorno sur la &laquo;&nbsp;n&eacute;cessaire de ha&iuml;r le capitalisme&nbsp;&raquo; pour atteindre l&rsquo;&eacute;mancipation. C&rsquo;est aussi par la destruction des anciennes formes de liens que de nouvelles peuvent &eacute;merger et, pourquoi pas, am&eacute;liorer les conditions de vies des individus. &Agrave; ce propos, nous pouvons relever que le mouvement des gilets jaunes a permis am&eacute;lioration du quotidien des travailleurs gr&acirc;ce &agrave; la revalorisation de la prime d&rsquo;activit&eacute;.&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <h3>Conclusion :</h3> <p>&nbsp;</p> <p>La haine cr&eacute;e et d&eacute;truit. Elle d&eacute;truit d&rsquo;abord, car l&rsquo;objet m&ecirc;me de la haine est la n&eacute;gation de l&rsquo;autre. On assiste &agrave; une volont&eacute; pulsionnelle de rejeter l&rsquo;autre hors de notre champ de vision pour ce qu&rsquo;ils repr&eacute;sentent &agrave; nos yeux : une menace pour soi. Pourtant, paradoxalement, la haine cr&eacute;e des formes de r&eacute;sistances. D&rsquo;abord, en tant que groupe qui ha&iuml;t, fabriquant du vivre ensemble par l&rsquo;exclusion d&rsquo;individus d&eacute;test&eacute;s. C&rsquo;est la cr&eacute;ation de formes de solidarit&eacute; face &agrave; un ennemi commun n&eacute;cessitant la construction d&rsquo;identit&eacute; narrative du <i>Nous</i> et du <i>Eux</i>. Ensuite, par la r&eacute;sistance de ce <i>Eux, </i>qui vis&eacute; par la haine de l&rsquo;autre s&rsquo;organisent pour y faire face. Ainsi, si la haine est un sentiment destructeur affectant le vivre ensemble, elle permet des formes de solidarit&eacute; qui sont v&eacute;cues comme des actes de r&eacute;sistances. Cette passion sociale peut ainsi &ecirc;tre pens&eacute;e comme une double pulsion, de mort sociale d&rsquo;abord, par son caract&egrave;re destructeur et comme pulsion de vie sociale, ensuite, qui peut lib&eacute;rer et cr&eacute;er des solidarit&eacute;s.&nbsp;</p> <p>Dans tous les cas, le sentiment de haine pose une probl&eacute;matique sociale en ce qu&rsquo;il met en danger la coh&eacute;sion sociale. Son d&eacute;clenchement entraine une fracture consomm&eacute;e entre des parties qui ne peuvent que se d&eacute;chirer. Le pont est ainsi gard&eacute; par des &laquo;&nbsp;gardes fronti&egrave;res&nbsp;&raquo;. Si ce num&eacute;ro sur la haine est autant d&rsquo;actualit&eacute;, c&rsquo;est bien parce que les situations sociales et &eacute;conomiques se fragilisent, d&eacute;stabilisant les structures sociales. La mont&eacute;e de la haine, jug&eacute;e l&eacute;gitime par ceux et celles qui la mobilisent, en France et ailleurs, indique, en substance, une crise du lien social. Au regard de cette r&eacute;flexion, la compr&eacute;hension de l&rsquo;apparition du sentiment de haine, en tant que perte de pulsions de vie g&eacute;n&eacute;rant des pulsions de mort sociale, doit &ecirc;tre analys&eacute; en tant que rupture d&rsquo;attachement social qui exprime et g&eacute;n&egrave;re une fragilisation de la coh&eacute;sion sociale.</p>