Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche sociologique en sciences de l’éducation qui cherche à identifier les usages des éducateurs.trices de rue de la prévention spécialisée en lien avec le numérique et les réseaux sociaux en ligne, et à saisir les enjeux qui se posent en termes de pratiques et d'éthique d'intervention auprès des jeunes. Il s’agit de développer deux grands axes de réflexion. D’un côté, les défis évoqués par ces professionnels pour la prise en compte dans le cadre de leur exercice, en parallèle des interventions de rue, de ce nouvel espace de sociabilité numérique. De l’autre, les changements qu’ils ont déjà initiés dans leurs pratiques, notamment dans le contexte du premier confinement lié à l’épidémie de COVID-19 au printemps 2020. L’article s’appuie sur une recherche collaborative (Gillet et Tremblay, 2017 ; Monceau & Soulière, 2017) réalisée auprès de 8 associations de prévention spécialisée dans le Département de la Seine Saint Denis, avec les méthodes de recueil données suivantes : observations directes (2019 à 2021) dans les locaux des associations de prévention spécialisée et du travail de l’éducateur.trice, entretiens semi-directifs (n=42) et un questionnaire en ligne (n=101) à destination de ces professionnels. Ce travail part du constat que la montée en puissance du numérique induit des évolutions importantes dans le champ de la prévention spécialisée (smartphone, ordinateur, outils de messagerie, réseaux sociaux), en particulier dans la relation avec les usagers. Dans le cadre spécifique du travail de rue auprès des jeunes, les éducateurs.trices doivent d’abord se familiariser avec les nouvelles formes de situations à risque rencontrées par les jeunes, qui se transposent sur la toile (Blaya, 2013 ; Couchout-Schiex & Moignard, 2020) et dont ils peuvent être témoins. Ils se retrouvent de plus en plus à devoir les gérer, (disputes entre jeunes, cyberviolence, revenge porn, etc). D’autre part, il leur appartient de comprendre et maîtriser ce nouveau mode de communication virtuelle qui recompose de plus en plus les sociabilités, en particulier chez les jeunes (Galland, 2017 ; Balleys 2012 ; 2017). Cette approche du numérique doit toutefois être compatible avec le respect du cadre éthique et déontologique qui balise le métier d’éducateur de rue (Peyre & Tétard, 2006 ; Le Gouaziou, 2015). A cet égard, il convient de relever que 80% des éducateurs de rue interrogés dans cette recherche indique ne pas avoir reçu de formation ou même de sensibilisation aux usages du numérique dans le cadre de leur exercice (Moignard & Bortolotti, 2021). L’irruption de l’épidémie de COVID-19 et des mesures qui l’ont accompagnées, notamment celle du confinement, a soudainement conduit les éducateurs à investir l’espace numérique et les réseaux sociaux, afin de poursuivre le suivi des jeunes en dehors du cadre habituel que constitue la rue. Cet article se décompose ainsi en deux grandes parties. Il s’agit d’abord de rendre compte des interrogations et défis remontés par les professionnels concernant cette nouvelle pratique du recours au numérique dans leur exercice. Beaucoup d’entre eux se questionne sur la manière d'intégrer les réseaux sociaux en ligne dans leurs méthodes de suivi des jeunes. La « rue » étant le terrain de travail privilégié de l’éducateur, l’usage de l’espace numérique ne va pas de soi : comment poursuivre le travail de rue face à l’omniprésence des réseaux sociaux et continuer à respecter les principes fondamentaux du métier tels que l’anonymat ou le mandat non-nominatif dans l’échange avec les jeunes ? Que faire face aux storys des jeunes ? Quels contenus regarder ? Comment communiquer et sur quoi ? Quels réseaux sociaux utiliser et selon quelles modalités ? Dans un second temps, on cherche à s’attarder sur certaines expériences dont nous ont fait part des éducateurs.trices et sur le « bricolage » auquel ils se sont livrés pendant le premier confinement. Ces expériences illustrent d’abord le besoin des éducateurs.trices de se référer à un cadre institutionnel, et de bénéficier de formations spécifiques, pour les orienter dans la communication virtuelle avec les jeunes, ce qui suppose des ajustements dans l’application de certaines règles déontologiques et éthiques des associations. Plus largement, elles démontrent qu’un débat de fond sur le recours au numérique dans l’accompagnement éducatif des éducateurs.trices doit être organisé : à défaut d’encourager une numérisation des relations entre l’éducateur.trice et le jeune, la prévention spécialisée est poussée à s’intéresser aux adaptations nécessaires du métier de l’éducateur et à sa formation initiale.