<p style="margin-left: 320px; text-align: left;">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<br /> Quant &agrave; la longue maladie qui me mine,<br /> ne lui dois-je pas infiniment plus qu&#39;&agrave; ma bonne sant&eacute;?<br /> Je lui dois une sant&eacute; sup&eacute;rieure, que fortifie tout ce qui ne tue pas!<br /> Je lui dois ma philosophie.<br /> Seule la grande douleur affranchit tout &agrave; fait l&#39;esprit (Nietzsche)</p> <p>La nuit bien trop fra&icirc;che leur rappelait le terrible &eacute;v&egrave;nement. Le monde entier aspirait &agrave; la m&eacute;moire et &agrave; l&rsquo;affrontement avec le vide. Leur m&egrave;re &eacute;tait morte mais ils &eacute;taient fr&egrave;res, ils l&rsquo;&eacute;taient plus que jamais. Ils pass&egrave;rent la nuit dans la maison familiale, cette maison o&ugrave; ils ont appris &agrave; vivre et &agrave; embrasser le m&eacute;tier d&rsquo;homme dans l&rsquo;innocence de l&rsquo;habitude. Cette nuit d&rsquo;insomnie et de tourments &eacute;tait aussi l&rsquo;occasion d&rsquo;&eacute;changes qui permirent la mise en &oelig;uvre d&rsquo;un d&eacute;passement. Il n&rsquo;est pas question d&rsquo;un d&eacute;passement banal, fond&eacute; sur une simple et h&acirc;tive question de relativit&eacute;, mais de tout autre chose.<br /> En effet, cette nuit-l&agrave; b&eacute;n&eacute;ficia de la douleur, et ce sont ces nuits hors du commun qui inspirent la virtuosit&eacute; du verbe et le d&eacute;ploiement de l&rsquo;&acirc;me. Ces fr&egrave;res n&rsquo;avaient que rarement discut&eacute; ensemble, la vie les avait &eacute;loign&eacute;s. Mais ils avaient toujours eu - et cela depuis le plus jeune &acirc;ge,-&nbsp; la litt&eacute;rature en passion commune. Le temps &eacute;tait alors rattrap&eacute;, ils parl&egrave;rent et auraient pu continuer ainsi jusqu&rsquo;&agrave; la nuit des temps, du cr&eacute;puscule &agrave; l&rsquo;aube et de l&rsquo;aube au cr&eacute;puscule, qu&rsquo;importe, leur m&egrave;re &eacute;tait morte et eux &eacute;taient enfin fr&egrave;res. Leurs discussions &eacute;taient longues, passionn&eacute;es et parfois virulentes. Il n&rsquo;&eacute;tait pas question de se mettre d&rsquo;accord, mais de tout consommer, de vivre et de partager ce qu&rsquo;il leur restait &agrave; partager tant qu&rsquo;il &eacute;tait encore temps. Les sujets ne manqu&egrave;rent pas et l&rsquo;animosit&eacute; ne faiblissait jamais. Dor&eacute;navant la douce musique de leurs &eacute;changes avait totalement empli l&rsquo;ab&icirc;me. Au petit matin ils sortirent dans le jardin sous la lumi&egrave;re &eacute;clatante d&rsquo;un saule pleureur - fid&egrave;le r&eacute;flecteur du Soleil - qui leur inspira une discussion sur le bonheur :<br /> &nbsp;<br /> &laquo;&nbsp; Cher fr&egrave;re, nous voil&agrave; comme Meursault, d&eacute;pourvus de m&egrave;re&hellip;<br /> - Jonathan, non, le monde nous affecte, regarde notre tristesse, rappelle-toi l&rsquo;amertume lorsque tu as appris la terrible nouvelle. Lui, le pauvre, ne pouvait m&ecirc;me plus &eacute;prouver cette amertume tant il avait perdu le sens de la vie.<br /> - Mais il reconquiert le sens de la vie et sa part de bonheur d&egrave;s lors qu&rsquo;il se retrouve face &agrave; la mort.<br /> - Tu as raison Jonathan&hellip;Il est vrai. Mais qu&rsquo;appelles-tu &laquo; bonheur &raquo; ?<br /> - Le bonheur est multiforme, il peut &ecirc;tre un moment nostalgique et devient donc le produit d&rsquo;un contraste entre ce qui est et ce qui n&rsquo;est plus. Il est donc pour moi un moment pr&eacute;cis et n&rsquo;existe alors que dans de rares et brefs moments. La r&eacute;miniscence de ces bouts de bonheur est repr&eacute;sent&eacute;e alors par un fil discontinu de la m&eacute;moire et ce sentiment de bonheur pass&eacute; atteint son paroxysme et sa plus haute dimension dans la perspective imm&eacute;diate de la mort.<br /> - Mais alors qu&rsquo;est-ce qui remplit le n&eacute;ant ? Comment les hommes peuvent-ils vivre si l&rsquo;on sacrifie une vie enti&egrave;re pour quelques secondes infinies de libert&eacute; ?<br /> - Justement Aaron, l&agrave; est la r&eacute;compense ! Ces petits instants que l&rsquo;on collectionne pr&eacute;cieusement. Regarde autour de nous, regarde ce jardin o&ugrave; nous jouions &eacute;tant enfants, ceci ne t&rsquo;&eacute;voque pas un moment de bonheur pass&eacute; ?<br /> - Ma vie serait bien triste si je n&rsquo;acceptais qu&rsquo;un bonheur ponctuel. Cette id&eacute;e me terrifie. Comment combles-tu ton attente ?<br /> - Il y a les petits plaisirs de la soci&eacute;t&eacute;, les occupations, les loisirs. Acheter une nouvelle t&eacute;l&eacute;vision pour que ses enfants puissent la regarder, offrir et se faire offrir&hellip; Voil&agrave; un bonheur imm&eacute;diat et concret que Voltaire m&ecirc;me prodiguait !</p> <p>- Mais Jonathan, tu parles l&agrave; d&rsquo;un bonheur futile et fragile&hellip; Il pourrait aussi faire ton malheur. Si tu perdais ton statut social tu pourrais finir sans ressources et que dirais-tu &agrave; tes enfants ? Que le bonheur n&rsquo;est r&eacute;serv&eacute; qu&rsquo;&agrave; une &eacute;lite ? De plus je qualifie le bonheur mat&eacute;riel de plaisir imm&eacute;diat, certes, mais qui reste tr&egrave;s limit&eacute; dans la dur&eacute;e, car il est en perp&eacute;tuel mouvement &eacute;tant associ&eacute; au fameux &laquo; progr&egrave;s &raquo;. Et si le progr&egrave;s n&rsquo;allait pas dans ton sens ? Que ferais-tu ? Tu comprendrais alors que ta vie est un gouffre de n&eacute;ant et tu devrais vivre dans le pass&eacute; et attendre - tel un chien attend l&rsquo;os - ton petit bout de bonheur. Non ! Et ton bonheur est un bonheur individuel, o&ugrave; chacun attend dans son coin son bonheur&hellip;Le bonheur n&rsquo;est tel que s&rsquo;il l&rsquo;est pour tous !<br /> - Aaron le bonheur ne peut &ecirc;tre qu&rsquo;individuel ! Les r&eacute;gimes totalitaires furent souvent fond&eacute;s pour l&rsquo;&eacute;quit&eacute;, pour le bonheur pour tous finalement, non ? Mais ils se sont achev&eacute;s en v&eacute;ritables d&eacute;sastres humains !<br /> - Justement venons-y, ils proclamaient une &eacute;quit&eacute; pour le bonheur mat&eacute;riel. C&rsquo;est le culte du bonheur mat&eacute;riel qui a d&eacute;g&eacute;n&eacute;r&eacute; et &eacute;volu&eacute; en dictature idyllique o&ugrave; chacun pourrait consommer les m&ecirc;mes choses. Cet exemple nous montre bel et bien que le bonheur mat&eacute;riel ne peut &ecirc;tre le vrai bonheur. Il est trop directement attach&eacute; &agrave; l&rsquo;homme et, qui plus est, il provient de l&rsquo;homme. Le bonheur doit &ecirc;tre une force sup&eacute;rieure qui puisse combler le vide de l&rsquo;existence et non un produit manufactur&eacute; par le genre humain. Le bonheur ne peut r&eacute;sider uniquement en des affections ext&eacute;rieures &agrave; l&rsquo;existence, ce sont de faibles appuis et des leurres qui m&egrave;nent au malheur.</p> <p>- Aaron, mais quel est ton bonheur ?<br /> - Jonathan mon bonheur est grand et plein, il est pour tous les hommes, existe depuis la nuit des temps et existera toujours. Mon bonheur est plein car il est - tout comme la musique - un encha&icirc;nement de tensions et de r&eacute;solutions. En effet, il oscille du d&eacute;sir &agrave; la satisfaction qui appelle un autre d&eacute;sir ; et c&rsquo;est ce sch&eacute;ma-l&agrave; qui peut &ecirc;tre appel&eacute; et que j&rsquo;appelle bonheur. Ce bonheur est donc le r&eacute;sultat de plusieurs m&eacute;canismes et est tout simplement un m&eacute;canisme. Il peut &ecirc;tre appel&eacute; volont&eacute; de puissance ou encore enthousiasme. Mais ce qui est fondamental est l&rsquo;id&eacute;e de mouvement, d&rsquo;ascension, de d&eacute;sir de conqu&ecirc;te. Chacun y trouve son compte, du berger de l&rsquo;Alchimiste de Coelho qui va se rendre compte que le v&eacute;ritable tr&eacute;sor &eacute;tait le voyage et les p&eacute;rip&eacute;ties qu&rsquo;il entreprend en vue d&rsquo;atteindre le tr&eacute;sor jusqu&rsquo;&agrave; Don Juan qui jouit des charmes d&rsquo;une conqu&ecirc;te &agrave; entreprendre et non de ses possessions.<br /> - Il est aussi question de destin&eacute;e et donc de bonheur individuel&hellip;<br /> - Non, ne te m&eacute;prends pas, une sorte d&rsquo;&eacute;picurisme d&eacute;coule de cette id&eacute;e de bonheur, un bonheur donc effectif d&egrave;s son apprentissage et qui a pour commencement le d&eacute;sir et pour finitude le bonheur. C&rsquo;est un bonheur qui croit en l&rsquo;homme et dans sa volont&eacute; inconsciente de lutter pour vivre. L&rsquo;homme doit se donner pour but. C&rsquo;est le recul et la subordination qui est &agrave; l&rsquo;origine du malheur. C&rsquo;est alors un bonheur qui ne voit pas le monde mais le devient. Et si l&rsquo;homme devient ce qu&rsquo;il est, c&#39;est-&agrave;-dire monde, il peut se dire heureux. C&rsquo;est un bonheur accessible &agrave; tous que chacun r&eacute;alise. Individuel ou pas, il est pour tous, alors la question ne se pose plus.<br /> -&nbsp; Aaron mais Epicure aimait se rappeler des instants pass&eacute;s&hellip;<br /> - Jonathan les instants pass&eacute;s sont anecdotiques, ils ne sont compatibles avec un bonheur plein qui remplit enti&egrave;rement l&rsquo;existence.<br /> - Quant au bonheur &agrave; venir ?<br /> - Oui, l&rsquo;esp&eacute;rance est bonheur, tu tends vers un but et tu concentreras tous tes efforts en celui qui, lorsqu&rsquo;il sera atteint, te fera conna&icirc;tre un court instant de pl&eacute;nitude, mais il sera aussit&ocirc;t remplac&eacute; par un autre but car tout doit &ecirc;tre consomm&eacute;. Souviens-toi : &laquo; Je ne chercherais plus &agrave; rien faire, s&rsquo;il m&rsquo;&eacute;tait dit, s&rsquo;il m&rsquo;&eacute;tait prouv&eacute;, que j&rsquo;ai tout le temps pour le faire &raquo;.<br /> - Oui Aaron, cela faisait longtemps que je n&rsquo;avais lu Gide&hellip; peut &ecirc;tre aurais-je d&ucirc; appliquer ses lumi&egrave;res sur mon parcours. Cependant, ton m&eacute;canisme peut &ecirc;tre interpr&eacute;t&eacute; autrement, &laquo; tout d&eacute;sir est une d&eacute;ception non encore reconnue [&hellip;] toute satisfaction est une d&eacute;ception reconnue. &raquo; La satisfaction am&egrave;ne ainsi &agrave; une cessation de la souffrance, mais est aussit&ocirc;t succ&eacute;d&eacute;e par une autre, celle de l&rsquo;ennui.<br /> - Jonathan, Schopenhauer &eacute;crivant cela affirme savoir ce qu&rsquo;est le bonheur et donc qu&rsquo;il existe puisqu&rsquo;il porte un jugement de valeur ; d&rsquo;autre part, il ne souffre d&rsquo;aucun ennui puisqu&rsquo;il n&rsquo;a mis fin &agrave; ses jours ; enfin l&rsquo;ennui ne peut exister avec une pens&eacute;e perp&eacute;tuelle envers la finitude. Je crois que l&agrave; r&eacute;side la cl&eacute; du bonheur universel qui permet de supporter la destin&eacute;e humaine dans toutes les situations et qui rend l&rsquo;&eacute;clat &laquo; admirable &raquo; de chaque instant v&eacute;cu, la pens&eacute;e constante de la mort, c&rsquo;est bien elle qui donne le prix &agrave; chaque instant de la vie. C&rsquo;est dans notre finitude que nous nous ouvrons au monde et que nous faisons corps avec le cosmos. Plus on s&rsquo;approche de la mort plus le ciel et la mer nous parlent et l&rsquo;on r&eacute;ceptionne avec retard et honte l&rsquo;amour qu&rsquo;ils nous portent et qu&rsquo;ils nous ont toujours port&eacute;. Jonathan notre m&egrave;re a d&ucirc; &ecirc;tre heureuse, profond&eacute;ment et vraiment heureuse aux derniers instants, car elle a regard&eacute; non les moments pass&eacute;s avec nostalgie, mais le ciel qu&rsquo;elle a toujours connu, qu&rsquo;elle a chaque jour aim&eacute; davantage, elle &eacute;tait alors devenu &agrave; ces instants pr&eacute;cis &agrave; la fois ciel et amour. &raquo;<br /> &nbsp;<br /> Jonathan se rappela toujours de ces instants car Aaron lui avait r&eacute;v&eacute;l&eacute; la science de vivre qui l&rsquo;&eacute;claira toute sa vie durant. Il ressentit &agrave; partir de ce moment toute la pr&eacute;sence des instants ; leur &eacute;clat alla croissant au fil du temps jusqu&rsquo;au halo de lumi&egrave;re final - jusqu&rsquo;&agrave; en d&eacute;sirer l&rsquo;&eacute;ternel retour &ndash; .</p> <p style="margin-left: 600px;">&nbsp;<br /> 2012</p> <p>&nbsp;</p> <p style="margin-left: 480px;">&nbsp;</p>