<p style="text-align: center;"><strong>Sentir-penser des mondes en relation</strong></p> <p style="text-align: center;"><strong>Compte rendu du s&eacute;minaire Hommage &agrave; Anne-Laure Bonvalot&nbsp;</strong></p> <p>Le 20 octobre 2022 s&rsquo;est tenu &agrave; l&rsquo;universit&eacute; Paul Val&eacute;ry Montpellier 3 un s&eacute;minaire d&rsquo;hommage &agrave; la chercheuse Anne-Laure Bonvalot, membre de l&rsquo;unit&eacute; ReSO pour la Recherche sur les Suds et les Orients. Ma&icirc;tresse de conf&eacute;rences &agrave; l&rsquo;universit&eacute; de N&icirc;mes, Anne-Laure Bonvalot avait souhait&eacute; &ecirc;tre rattach&eacute;e &agrave; l&rsquo;unit&eacute; de recherche de l&rsquo;universit&eacute; Paul Val&eacute;ry o&ugrave; elle &eacute;tait entr&eacute;e lors de son Master d&rsquo;&eacute;tudes hispaniques, prolong&eacute; ensuite par un doctorat. Ce sont ses coll&egrave;gues qui ont organis&eacute; cet hommage, rendu &agrave; travers son parcours et son travail de recherche. Ainsi le directeur de l&rsquo;unit&eacute; ReSO ouvre le s&eacute;minaire, le pr&eacute;sentant comme un &eacute;v&egrave;nement important pour l&rsquo;unit&eacute; de recherche car il a pour intention d&rsquo;honorer les publications et l&rsquo;activit&eacute; de la chercheuse mais aussi la peine de son absence. Pour reprendre ses mots&nbsp;: &laquo;&nbsp;Cet hommage d&eacute;passe le cadre strictement universitaire, acad&eacute;mique, parce qu&rsquo;il ne s&rsquo;agit pas seulement de saluer le travail et le rayonnement de la chercheuse mais de rendre hommage &agrave; l&rsquo;intellectuelle &eacute;tant donn&eacute; qu&rsquo;Anne-Laure Bonvalot &eacute;tait quelqu&rsquo;un qui pensait, qui pensait le monde actuel qui pensait ses &eacute;volutions mais qui &eacute;tait &eacute;galement partie prenante de ces &eacute;volutions depuis un engagement &eacute;thique. C&rsquo;est aussi par-del&agrave; le cadre acad&eacute;mique et scientifique l&rsquo;occasion de rendre hommage &agrave; la cr&eacute;atrice, qui a produit de la fiction, qui en a traduit, et qui savait donc articuler la sensibilit&eacute; &raquo;.</p> <p>Une dizaine de personnes sont intervenues tour &agrave; tour, partageant leur rencontre avec la chercheuse et les nuances de son travail. Le public, pr&eacute;sent et en distanciel, se composait de coll&egrave;gues et d&rsquo;une part d&rsquo;&eacute;tudiants &agrave; qui a &eacute;t&eacute; destin&eacute; la dimension plus universitaire du travail d&rsquo;Anne-Laure Bonvalot. Il a &eacute;t&eacute; rappel&eacute; que ce s&eacute;minaire &eacute;tait pos&eacute; comme premier jalon pour diffuser sa production th&eacute;orique et litt&eacute;raire. Ce que la chercheuse a pu apporter aux &eacute;tudes hispaniques et d&eacute;coloniales avec la sensibilit&eacute; &eacute;co-po&eacute;tique fait d&rsquo;elle une figure inspirante. La valorisation de son travail permet aux &eacute;tudiants et doctorants de le conna&icirc;tre et pourquoi pas de s&rsquo;en servir dans leurs propres travaux.</p> <p>La compagne d&rsquo;Anne-Laure Bonvalot ouvre les interventions avec la lecture du po&egrave;me de C&eacute;cile Coulon &laquo;&nbsp;Je ne reste pas longtemps&nbsp;&raquo;, publi&eacute; en 2020 dans le recueil&nbsp;<em>Noir volcan</em>. Par ces mots, Florence Even m&ecirc;le l&rsquo;&eacute;motion pr&eacute;gnante de l&rsquo;absence d&rsquo;Anne-Laure Bonvalot avec une humilit&eacute; et une po&eacute;sie qui accompagneront les autres t&eacute;moignages tout au long du s&eacute;minaire.</p> <p>C&rsquo;est ensuite au tour de Jean-Fran&ccedil;ois Carcelen de prendre la parole. Professeur &eacute;m&eacute;rite de litt&eacute;rature espagnole contemporaine et directeur de la th&egrave;se d&rsquo;Anne-Laure Bonvalot. Il souligne les enjeux de son travail, &laquo;&nbsp;monumental &agrave; plus d&rsquo;un titre&nbsp;&raquo;. En effet, sa th&egrave;se a fait l&rsquo;objet d&rsquo;une publication en 2019 par les &eacute;ditions Classique Garnier sous le titre de&nbsp;<em>Fictions politiques, esth&eacute;tique de l&rsquo;engagement litt&eacute;raire dans l&rsquo;Espagne contemporaine</em>. Les qualit&eacute;s rendues &eacute;videntes par son travail de th&egrave;se sont l&rsquo;humilit&eacute; et le courage intellectuel. La remise en question de la chercheuse &eacute;tant un fondement tr&egrave;s t&ocirc;t acquis par elle &laquo;&nbsp;avant d&rsquo;argumenter depuis une pens&eacute;e ferme&nbsp;&raquo;, son courage lui permettant de prendre des risques sans crainte des pol&eacute;miques au sein de l&rsquo;universit&eacute;, &laquo;&nbsp;communaut&eacute; supportant souvent tr&egrave;s mal, parfois, le dissensus&nbsp;&raquo;.</p> <p>Si Jean-Fran&ccedil;ois Carcelen estime avoir autant appris de l&rsquo;&eacute;tudiante dont il dirigeait la th&egrave;se, c&rsquo;est bien parce que celle-ci montrait une finesse d&rsquo;analyse et un questionnement impressionnant. D&eacute;j&agrave;, dit-il, les deux premiers m&eacute;moires de master laissent voir les &eacute;tapes de construction &laquo;&nbsp;d&rsquo;une pens&eacute;e critique de tout premier plan&nbsp;&raquo;. Celui de Master 1,&nbsp;<em>Hetereogeneidad del nuevo realismo en el&nbsp;D&iacute;a del Watusi&nbsp;de Francisco Casavella</em>, montre&nbsp;comment des textes consid&eacute;r&eacute;s comme repr&eacute;sentatifs de l&rsquo;esth&eacute;tique postmoderne privil&eacute;giant un d&eacute;sengagement ludique proposaient en fait une r&eacute;novation du r&eacute;alisme. La jeune chercheuse poursuit ses r&eacute;flexions autour du rapport des textes au r&eacute;el dans son second m&eacute;moire de master, d&eacute;di&eacute; &agrave; la prose exigeante et politique de Belen Gopegui.</p> <p>Sa th&egrave;se,&nbsp;<em>Formes nouvelles de l&rsquo;engagement dans le roman espagnol actuel. Alfons Cervera, Belen Gopegui et Isaac Rosa</em>,&nbsp;r&eacute;fute le d&eacute;sengagement de la parole litt&eacute;raire en l&rsquo;historicisant. Par la d&eacute;construction des discours critiques, Anne-Laure Bonvalot y articule le litt&eacute;raire avec le politique, rejetant la neutralit&eacute; de l&rsquo;&eacute;crivain, celle d&rsquo;une jouissance apolitique du texte litt&eacute;raire, que &laquo;&nbsp;la fiction soit le lieu magique o&ugrave; se dissolvent les conflits, [&hellip;] o&ugrave; il est possible de s&rsquo;extraire du monde&nbsp;&raquo;<strong><a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><span style="color:#000066;">[1]</span></a></strong>. Les trois auteurs dont il est question dans cette th&egrave;se ont en commun leur rapport&nbsp;<em>politique</em>&nbsp;au pr&eacute;sent&nbsp;: Alfons Cervera envisage les usages du pass&eacute; dans un pr&eacute;sent aseptis&eacute; par le consensus transitionnel, Isaac Rosa propose une d&eacute;construction politique d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; occidentale n&eacute;o-lib&eacute;rale et les romans de Belen Gopegui paraissent &eacute;trangers &agrave; la th&eacute;matique m&eacute;morielle. Face &agrave; l&rsquo;intention d&rsquo;inscrire ces textes dans le paradigme de la r&eacute;sistance, Anne-Laure Bonvalot montre la n&eacute;cessit&eacute; de les &eacute;tudier depuis une perspective nouvelle et selon des modalit&eacute;s propres &agrave; chacun des auteurs. La th&egrave;se sur laquelle se fonde son travail est celle de l&rsquo;existence d&rsquo;une litt&eacute;rature de l&rsquo;engagement, malgr&eacute; l&rsquo;omnipr&eacute;sence de discours disqualifiants. A l&rsquo;&eacute;poque de sa recherche, l&rsquo;engagement litt&eacute;raire &eacute;tait consid&eacute;r&eacute; comme antagoniste &agrave; la qualit&eacute; litt&eacute;raire. La litt&eacute;rature &eacute;tait militante ou litt&eacute;raire, mais ne pouvait conjuguer les deux. Anne-Laure Bonvalot r&eacute;pond &agrave; sa question de comprendre comment aborder la dimension politique du roman actuel en d&eacute;gageant une po&eacute;tique de l&rsquo;engag&eacute;, travers&eacute;e par une axiologie forte. Celle-ci est r&eacute;sum&eacute;e par la chercheuse dans le terme n&eacute;ologique de&nbsp;<em>po&eacute;thique</em>&nbsp;: le roman engag&eacute; contemporain consid&egrave;re l&rsquo;enjeu esth&eacute;tique comme une modalit&eacute; de l&rsquo;engagement th&eacute;matique. Ainsi, le roman ne peut s&rsquo;abstraire d&rsquo;une intentionnalit&eacute;. De la m&ecirc;me fa&ccedil;on, Belen Gopegui revendique une &eacute;criture qui r&eacute;ponde &agrave; un projet, &agrave; une intentionnalit&eacute;.</p> <p>Par la construction critique de sa th&egrave;se, Anne-Laure Bonvalot interroge la transitivit&eacute; des textes. Elle s&rsquo;appuie notamment sur les travaux de Jacques Ranci&egrave;re, lesquels lui permettent de cerner un nouveau sujet politique souvent complexe et marginal, caract&eacute;ris&eacute; par l&rsquo;exp&eacute;rience de la spoliation, de la pr&eacute;carit&eacute;. Yannick Haenel d&eacute;signe ce nouveau type par la &laquo;&nbsp;communaut&eacute; des sans&nbsp;&raquo;, c&rsquo;est-&agrave;-dire des marginaux d&eacute;poss&eacute;d&eacute;s de l&eacute;gitimit&eacute; historiographique, &eacute;conomique, symbolique ou administrative. Jean-Fran&ccedil;ois Carcelen souligne la convergence de l&rsquo;analyse que fait Anne-Laure Bonvalot de ces auteurs espagnols et la litt&eacute;rature politique &agrave; laquelle appartiennent Yannick Haenel, Didier Eribon, Edouard Louis et Annie Ernaux. Une litt&eacute;rature donc, qui a &eacute;t&eacute; reconnue par tous puisque la romanci&egrave;re fran&ccedil;aise Annie Ernaux a re&ccedil;u le prix Nobel cette ann&eacute;e. Pour la chercheuse, le personnage est le vecteur principal de l&rsquo;engagement, il le fixe car c&rsquo;est dans l&rsquo;intime que se trouve le politique. &laquo;&nbsp;Le personnage devient une cat&eacute;gorie qui semble condenser l&rsquo;ensemble des probl&eacute;matiques et des tensions inh&eacute;rentes &agrave; la litt&eacute;rature engag&eacute;e actuelle. Nous sommes loin du h&eacute;ros collectif exig&eacute; par le roman social et ce retour de l&rsquo;intime on le retrouve aujourd&rsquo;hui dans des romans familiaux&nbsp;&raquo;<strong><a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><span style="color:#000066;">[2]</span></a></strong>. Si le relativisme postmoderne postule entre autres la fin des id&eacute;ologies, il y a bien une postmodernit&eacute; qui propose la relecture des principes et valeurs ayant r&eacute;gi la modernit&eacute; afin de pr&eacute;senter une alternative au consensus dominant. On arrive ainsi &agrave; une postmodernit&eacute; de la r&eacute;sistance.</p> <p>La r&eacute;ception est une dimension essentielle dans la transitivit&eacute; des textes politiques. Les auteurs pr&eacute;sent&eacute;s dans la th&egrave;se d&rsquo;Anne-Laure Bonvalot ont tous trois une pr&eacute;sence importante dans l&rsquo;espace citoyen. Ecrivain et &oelig;uvre font ainsi corps dans un projet unique. C&rsquo;est ce que la chercheuse qualifiait de textualisme situ&eacute;, une qualit&eacute; qui pose la litt&eacute;rature comme l&rsquo;un -sinon le dernier- des refuges de la parole dissensuelle.</p> <p>Pour finir, Jean-Fran&ccedil;ois Carcelen rel&egrave;ve l&rsquo;avant-gardisme des interrogations scientifiques d&rsquo;Anne-Laure Bonvalot, notamment autour des probl&eacute;matiques actuelles telles que l&rsquo;&eacute;co-po&eacute;tique et l&rsquo;intersectionnalit&eacute;, et ce tout en restant fid&egrave;le &agrave; la s&eacute;rendipit&eacute;, ouverte aux surprises de la recherche en trouvant ce qu&rsquo;elle ne cherchait pas.</p> <p>Nathalie Sagnes-Alem, organisatrice du s&eacute;minaire et elle aussi professeure de litt&eacute;rature espagnole contemporaine dans l&rsquo;&eacute;quipe ReSO, pr&eacute;sente un commentaire de texte embl&eacute;matique de la fa&ccedil;on d&rsquo;&eacute;crire et d&rsquo;analyser d&rsquo;Anne-Laure Bonvalot.</p> <p><em>La B&acirc;tarde</em>, fable intersectionnelle, conte initiatique et roman anthropologique. Le point de vie d&rsquo;une enfant grandie sur les formes de la domination ordinaire&nbsp;&nbsp;comporte une dimension &eacute;cof&eacute;ministe et s&rsquo;inscrit dans une perspective d&eacute;coloniale. La chercheuse inscrit son travail dans le champ encore en construction qu&rsquo;est la litt&eacute;rature africaine de langue espagnole, et plus particuli&egrave;rement la litt&eacute;rature &eacute;quato-guin&eacute;enne. C&rsquo;est un champ de recherche ouvert depuis plusieurs ann&eacute;es au sein de l&rsquo;unit&eacute; ReSO, et en plus d&rsquo;y apporter sa propre recherche, Anne-Laure Bonvalot a supervis&eacute; l&rsquo;organisation du colloque international Afrohispanisme contemporain&nbsp;: Histoire, culture et litt&eacute;rature de Guin&eacute;e Equatoriale qui s&rsquo;est tenu &agrave; Montpellier en juin 2021.</p> <p>Anne-Laure Bonvalot l&eacute;gitime l&rsquo;inscription de son sujet dans une d&eacute;marche scientifique et politique&nbsp;: en l&rsquo;interrogeant, elle interroge notre relation aux mondes. Le texte comment&eacute; par la chercheuse,&nbsp;<em>La B&acirc;tarde</em>, est le fruit de Melibea Obono paru en 2016. Il est &agrave; la crois&eacute;e des genres, m&ecirc;lant fable d&rsquo;apprentissage et r&eacute;cit anthropologique. Il s&rsquo;agit de la qu&ecirc;te identitaire intime et culturelle d&rsquo;une enfant pr&eacute;nomm&eacute;e Okomo, b&acirc;tarde et orpheline de m&egrave;re, mais aussi femme en devenir sur qui p&egrave;se le regard collectif qui la renvoie sans cesse &agrave; sa diff&eacute;rence. Les th&egrave;mes abord&eacute;s par l&rsquo;autrice sont vari&eacute;s, car en r&eacute;alit&eacute; le texte explore les points de contact de ces sujets. Ainsi le corps et l&rsquo;environnement sont fortement th&eacute;matis&eacute;s au fil de l&rsquo;&oelig;uvre. Leur expression se fait par le prisme de la diversit&eacute; sexuelle, de la critique de l&rsquo;h&eacute;t&eacute;ropatriarcat, la s&eacute;gr&eacute;gation environnementale, le genre et la colonialit&eacute;. Le choix d&rsquo;une perspective d&eacute;centr&eacute;e&nbsp;permet de mettre en r&eacute;sonance la recherche de moyens de cette adolescente pr&eacute;caris&eacute;e avec ceux de la litt&eacute;rature &eacute;quato-guin&eacute;enne. Les d&eacute;ambulations g&eacute;n&eacute;alogiques de l&rsquo;adolescente permettent d&rsquo;explorer les diff&eacute;rentes dynamiques de dysjonction qui travaillent les individus et les collectifs alt&eacute;ris&eacute;s.</p> <p>En outre, la dimension cartographique et environnementale du r&eacute;cit interroge le fondement des fronti&egrave;res ontologiques, communautaires et territoriales s&eacute;parant les &ecirc;tres et leur mani&egrave;re de vivre. Lorsque Okomo se trouve tiraill&eacute;e entre la loyaut&eacute; envers sa g&eacute;n&eacute;alogie, les coutumes ancestrales et la famille &ndash; affective et politique &ndash; au sein de laquelle elle trouvera sa libert&eacute;, l&rsquo;autrice d&eacute;voile tout l&rsquo;engagement de son &eacute;criture. Melibea Obono argumente en faveur du droit &agrave; la composition pluraliste des mondes. En effet, elle inscrit son &oelig;uvre dans un contexte de colonialit&eacute; multiple&nbsp;: politique, ontologique, &eacute;pist&eacute;mologique, esth&eacute;tique, sexuelle, environnementale et spirituelle. En d&eacute;passant le constat d&rsquo;&eacute;chec des auteurs pr&eacute;c&eacute;dents, l&rsquo;autrice propose l&rsquo;alternative d&rsquo;un meilleur avenir.</p> <p>Il faut comprendre que la litt&eacute;rature dont il est question est fortement invisibilis&eacute;e au sein m&ecirc;me des aires concern&eacute;es (Guin&eacute;e Equatoriale, litt&eacute;rature d&rsquo;expression hispanique). Cela est d&ucirc; aux obstacles politiques et &eacute;ditoriaux notamment. Pourtant, certains travaux visent &agrave; en &eacute;tablir la g&eacute;n&eacute;alogie. Qualifi&eacute;e de &laquo;&nbsp;prot&eacute;iforme&nbsp;&raquo;, la litt&eacute;rature &eacute;quato-guin&eacute;enne a pour point de d&eacute;part la blessure n&eacute;o-coloniale, de la m&ecirc;me fa&ccedil;on que l&rsquo;ensemble des litt&eacute;ratures hispano-africaines. Aussi, elle est en partie une litt&eacute;rature de la diaspora, ou de l&rsquo;exil et peut-&ecirc;tre &eacute;crite en castillan, en catalan ou bien en galicien. Par son esth&eacute;tique double, &agrave; la fois f&eacute;ministe et environnementale,&nbsp;<em>La B&acirc;tarde</em>&nbsp;participe activement &agrave; la construction d&rsquo;un canon litt&eacute;raire transg&eacute;n&eacute;rationnel alternatif qui actualise la s&eacute;mantique de la blessure et refabule l&rsquo;histoire coloniale et les traces qu&rsquo;elle a laiss&eacute;es.</p> <p>C&rsquo;est ensuite &agrave; la professeure en &eacute;tudes italiennes, organisatrice du s&eacute;minaire et membre de ReSO, Angela Biancofiore que revient la parole. Elle pr&eacute;sente le travail d&rsquo;Anne-Laure Bonvalot autour d&rsquo;une &eacute;copo&eacute;tique du plurivers. Il est question de la vision du monde, de l&rsquo;ontologie que la chercheuse partageait avec Arturo Escobar. Anne-Laure Bonvalot a &eacute;t&eacute; l&rsquo;une des traductrices d&rsquo;un texte majeur de cet anthropologue colombien, qui est aussi professeur &eacute;m&eacute;rite de sa discipline &agrave; l&rsquo;universit&eacute; de Caroline du Nord &agrave; Chapel Hill.</p> <p>La traduction au fran&ccedil;ais de&nbsp;<em>Sentir-penser avec la terre</em>&nbsp;est le fruit du travail d&rsquo;un collectif nomm&eacute; <em>la Minga</em>. Ce terme vient du quechua&nbsp;<em>minka&nbsp;</em>qui d&eacute;signe un travail collectif r&eacute;alis&eacute; pour le bien commun. La m&eacute;thode de travail du collectif est celle de la traduction &laquo;&nbsp;relationnelle&nbsp;&raquo;, dont l&rsquo;objectif est de d&eacute;coloniser la pratique. Le titre original de l&rsquo;&oelig;uvre est un n&eacute;ologisme castillan,&nbsp;<em>corazonar</em>, qui r&eacute;unit le c&oelig;ur et l&rsquo;esprit. Avec ce terme, l&rsquo;auteur voulait d&eacute;passer le rationalisme moderne qui invisibilise les visions du monde bas&eacute;es sur les &eacute;motions ou la relation entre &eacute;motions et cognition. Ce lien entre l&rsquo;&eacute;motif, l&rsquo;&eacute;criture et le rapport au monde &eacute;tait central dans la recherche d&rsquo;Anne-Laure Bonvalot.</p> <p>A travers Arturo Escobar, la chercheuse d&eacute;nonce les pratiques extractivistes qui consid&egrave;rent la plan&egrave;te comme un r&eacute;servoir de ressources exploitables &agrave; l&rsquo;infini. Dans le texte dont il est question, se trouve la critique du d&eacute;veloppement, de l&rsquo;ethnocentrisme et le refus d&rsquo;une science neutre. La d&eacute;marche de rendre visibles les mondes et perceptions qui ne le sont pas est th&eacute;oris&eacute;e par l&rsquo;anthropologue et fait l&rsquo;objet du travail et de l&rsquo;engagement d&rsquo;Anne-Laure Bonvalot. En prenant compte du lien &eacute;troit unissant les autochtones aux territoires qu&rsquo;ils habitent, Arturo Escobar d&eacute;veloppe une ontologie relationnelle qui vise &agrave; r&eacute;tablir une &eacute;galit&eacute; entre les cosmologies non occidentales. Il s&rsquo;agit de sortir du mod&egrave;le dominant et de retirer toute hi&eacute;rarchie aux diff&eacute;rentes conceptions du monde. Le plurivers s&rsquo;oppose &agrave; la tendance unimondiste des soci&eacute;t&eacute;s dominantes car le premier reconna&icirc;t la multiplicit&eacute; des fa&ccedil;ons de faire monde quand le second d&eacute;tient le monopole sur la production de la r&eacute;alit&eacute;.</p> <p>Dans ce texte, Arturo Escobar expose une position importante de sa pens&eacute;e&nbsp;: celle de &laquo;&nbsp;l&rsquo;irruption du fait biologique comme fait social global&nbsp;&raquo;. Il entend que le changement climatique, la pand&eacute;mie, le d&eacute;clin de la biodiversit&eacute;, la pollution, etc. sont des ph&eacute;nom&egrave;nes qui ont un impact sur la sph&egrave;re bio-culturelle, c&rsquo;est-&agrave;-dire sur les savoirs qui doivent eux aussi s&rsquo;adapter. Ainsi la philosophie, les arts, la litt&eacute;rature et toutes les autres formes culturelles sont en chemin pour trouver ces nouvelles formes d&rsquo;expression et de pens&eacute;e. Une autre notion mise en exergue par la recherche actuelle est celle&nbsp;d&rsquo;<em>exposome</em>.&nbsp;Ce terme d&eacute;signe le fait que tout le monde est expos&eacute; aux agents chimiques.</p> <p>Arturo Escobar &eacute;voque la pens&eacute;e d&rsquo;Humberto Maturana, lequel op&egrave;re un changement de regard&nbsp;en utilisant la r&eacute;alit&eacute; pour expliquer les exp&eacute;riences. Cette proposition de cosmovision permet de consid&eacute;rer les diff&eacute;rentes acceptions de la r&eacute;alit&eacute; en fonction des cultures et des &eacute;motions qui lui sont li&eacute;s. Le d&eacute;veloppement d&rsquo;une pens&eacute;e critique &agrave; cet &eacute;gard est n&eacute;cessaire et doit se fonder sur la non-s&eacute;paration entre humain et non-humain, nature et culture, oralit&eacute; et &eacute;criture. Anne-Laure Bonvalot souligne dans chacun de ses &eacute;crits la n&eacute;cessit&eacute; de relocaliser la parole et les savoirs, de les relier &agrave; une communaut&eacute;, un territoire, un syst&egrave;me. La perspective des mouvements sociaux met en avant la vie et l&rsquo;espoir contre les politiques de d&eacute;veloppement rural&nbsp;: la colonialit&eacute; de l&rsquo;&ecirc;tre, du pouvoir et du savoir dont il &eacute;tait question dans le commentaire de<em>&nbsp;La B&acirc;tarde</em>&nbsp;est encore d&rsquo;actualit&eacute;. En effet, la violence &eacute;pist&eacute;mique, celle du savoir unique, concerne&nbsp;l&rsquo;action de la modernit&eacute; occidentale, destructrice des formes de vie, des savoirs des &ecirc;tres invisibilis&eacute;s et des territoires. Dans cette perspective, Anne-Laure Bonvalot s&rsquo;est int&eacute;ress&eacute;e aux&nbsp;quebradeiras&nbsp;br&eacute;siliennes, en lutte pour la lib&eacute;ration de l&rsquo;arbre &agrave; noix de coco de leur privatisation par les entreprises.</p> <p>Anne-Laure Bonvalot th&eacute;orise une &eacute;chopo&eacute;tique qui cherche &agrave; mettre en r&eacute;sonnance les voix qui traversent les cultures. Baptiste Morizot utilise aussi la voix et son &eacute;cho pour trouver le style adapt&eacute; &agrave; l&rsquo;expression du vivant, et traduire l&rsquo;intraduisible. La chercheuse a voulu d&eacute;velopper une voix narrative en compl&eacute;ment de la voix argumentative, scientifique et universitaire. Ainsi elle a publi&eacute; chez Passage(s) un recueil de douze r&eacute;cits racont&eacute;s par une enfant.&nbsp;<em>Z&egrave;bres</em>&nbsp;revendique la possibilit&eacute; du r&eacute;cit pour les communaut&eacute;s du plurivers, pour que leurs voix se fassent entendre. De la m&ecirc;me fa&ccedil;on, la chercheuse s&rsquo;est int&eacute;ress&eacute;e &agrave; la place des communs dans les milieux urbains tr&egrave;s anthropis&eacute;s. Elle parle de ces projets porteurs de vie qui sont criminalis&eacute;s et marginalis&eacute;s, comme les ZAD en France par exemple.</p> <p>Anne-Laure Bonvalot se situe &agrave; la crois&eacute;e de la recherche, de l&rsquo;enseignement et de l&rsquo;engagement. Pour elle, l&rsquo;intime et le collectif sont tr&egrave;s li&eacute;s donc son travail sur l&rsquo;&eacute;co po&eacute;tique d&eacute;coloniale est une invitation &agrave; changer notre regard sur le monde et sur nous-m&ecirc;mes.</p> <p>B&eacute;n&eacute;dicte Meillon, ma&icirc;tresse de conf&eacute;rences en &eacute;tudes anglophones &agrave; l&rsquo;universit&eacute; de Perpignan Via Domitia aborde les &eacute;chos po&eacute;tiques de la for&ecirc;t qui traversent l&rsquo;ouvrage d&rsquo;Anne Sibran,&nbsp;<em>Enfance d&rsquo;un chamane</em>, paru chez Gallimard en 2017.&nbsp;Au fil de l&rsquo;analyse de ce roman, B&eacute;n&eacute;dicte Meillon tisse un portrait d&rsquo;Anne-Laure Bonvalot avec &eacute;motion et reconnaissance. La narratrice apprend d&rsquo;un habitant de la for&ecirc;t amazonienne d&rsquo;autres mani&egrave;res d&rsquo;&ecirc;tre au monde. La distance qui s&eacute;pare les cosmovisions de chaque protagoniste met en lumi&egrave;re le d&eacute;senchantement des modernes, et la r&eacute;sistance &agrave; ce d&eacute;senchantement que Friedrich Schiller appelle une &laquo;&nbsp;d&eacute;-divinisation de la nature&nbsp;&raquo;. Les rangs de cette r&eacute;sistance sont occup&eacute;s par les artistes, les chamanes et les sorci&egrave;res. Ils &laquo;&nbsp;nous intiment de nous d&eacute;faire de certains fondements de la modernit&eacute;, notamment des principes m&eacute;canistes et r&eacute;ductionistes &agrave; outrance qui ont permis l&rsquo;av&egrave;nement du capitalisme&nbsp;&raquo;, de la colonisation et de la surexploitation des ressources naturelles.</p> <p>La po&eacute;tique du roman est celle que B&eacute;n&eacute;dicte Meillon qualifie de &laquo;&nbsp;r&eacute;-enchantement du monde&nbsp;&raquo;, une &eacute;co po&eacute;tique pour restaurer la perception sensible. L&rsquo;autrice apporte une attention particuli&egrave;re aux sonorit&eacute;s de la voix du chamane, qui fait entendre les bruissements &ndash; et la voix &ndash; de la for&ecirc;t. Cette derni&egrave;re est donc un lieu vivant, si ce n&rsquo;est un personnage central du roman. Une lecture un peu trop prompte classerait ce texte avec ceux du r&eacute;alisme magique, mais ce serait passer outre la dimension &eacute;co po&eacute;tique qui se d&eacute;roule entre les pages. Dans le cadre d&rsquo;un regard &eacute;co f&eacute;ministe, il s&rsquo;agirait plut&ocirc;t d&rsquo;un r&eacute;alisme liminal, proche du r&eacute;alisme magique mais all&eacute;g&eacute; de l&rsquo;eurocentrisme que celui-ci implique bien trop souvent. Le r&eacute;alisme liminal explore la porosit&eacute; entre des ontologies et des &eacute;pist&eacute;mologies distinctes, faisant de ce fait coexister diff&eacute;rentes visions du monde.</p> <p>Anne Sibran utilise la m&eacute;taphore de la for&ecirc;t &laquo;&nbsp;biblioth&egrave;que&nbsp;&raquo; du vivant, restaurant l&rsquo;ancien topos du livre de la nature que la narratrice, moderne, est incapable de lire. L&rsquo;autrice renvoie sa protagoniste et son lecteur au constat d&eacute;senchant&eacute; du monde moderne. La question du regard est profond&eacute;ment diff&eacute;rente entre les deux protagonistes puisque le chamane, enfant, a &eacute;t&eacute; livr&eacute; &agrave; la nature pour y faire l&rsquo;exp&eacute;rience de son initiation. Son apprentissage rel&egrave;ve d&rsquo;une r&eacute;volution sensible. L&rsquo;hypersensibilit&eacute; de l&rsquo;enfant est per&ccedil;ue par sa communaut&eacute; comme un surplus de conscience au monde. Ce don, &eacute;galement pr&ecirc;t&eacute; aux chamanes et aux &eacute;co po&egrave;tes, n&rsquo;est peut-&ecirc;tre que la capacit&eacute; de certains &agrave; trouver un antidote contre la castration sensible op&eacute;r&eacute;e chez les modernes. Le jeune chamane bl&acirc;me le d&eacute;faut d&rsquo;&eacute;ducation et l&rsquo;appauvrissement de la sensibilit&eacute; esth&eacute;tique des modernes. Or l&rsquo;art et la litt&eacute;rature poss&egrave;dent les moyens de nous r&eacute;-esth&eacute;tiser, nous r&eacute;&eacute;duquer &agrave; &ecirc;tre au monde en reprenant contact avec les diff&eacute;rentes &eacute;toffes du vivant.</p> <p>Le texte souligne l&rsquo;aspect merveilleux de la nature et la jubilation du transport &eacute;co po&eacute;tique. Le fait qu&rsquo;Anne Sibran soit locutrice du quechua fait d&rsquo;elle une passeuse, et l&eacute;gitime son texte en lui &eacute;vitant tout &eacute;cueil n&eacute;o-colonial. Sa litt&eacute;rature oscille entre animisme, tot&eacute;misme et naturalisme. L&rsquo;esth&eacute;tique liminaire est comparable &agrave; l&rsquo;&eacute;ducation synesth&eacute;sique du jeune chamane. La m&eacute;tamorphose de l&rsquo;enfant peut se traduire par la naissance d&rsquo;une nouvelle mani&egrave;re d&rsquo;&ecirc;tre au monde. La langue &eacute;co po&eacute;tique montre l&rsquo;ad&eacute;quation singuli&egrave;re entre l&rsquo;expression et son environnement.</p> <p>L&rsquo;un des auteurs auxquels Anne-Laure Bonvalot avait consacr&eacute; sa th&egrave;se, Alfons Cervera, prend la parole en espagnol. Il fait la lecture d&rsquo;un texte de sa plume, non fictionnel ni acad&eacute;mique pour autant. Pour la chercheuse et lui, la vie et la litt&eacute;rature &eacute;taient poreuses, bien que pour l&rsquo;&eacute;crivain, la litt&eacute;rature aille au-del&agrave; de la vie. Alfons Cervera d&eacute;clare que la fiction a des limites, sans quoi elle serait une imposture. Cette id&eacute;e &eacute;tait partag&eacute;e par Anne-Laure Bonvalot. Par l&rsquo;&eacute;thique de la responsabilit&eacute; qu&rsquo;elle adoptait dans sa r&eacute;flexion, la chercheuse a d&eacute;pass&eacute; les r&egrave;gles que le march&eacute; impose aux &eacute;crivains.</p> <p>Enfin, la pr&eacute;sidente de l&rsquo;association <em>Teriya Solidarit&eacute;</em> fait part de la constitution d&rsquo;un fond hispanique Anne-Laure Bonvalot pour la biblioth&egrave;que universitaire Homphou&euml;t Boigny, &agrave; Abidjan. Le don d&rsquo;ouvrages sp&eacute;cialis&eacute;s permet aux &eacute;tudiants sur place de poursuivre leurs &eacute;tudes.</p> <p>Le s&eacute;minaire se cl&ocirc;ture sur la projection d&rsquo;un montage sensible et humoristique r&eacute;alis&eacute; par Ahmad Joumblat et J&eacute;r&ocirc;me Canti&eacute; qui finalise le portrait de la chercheuse, une vid&eacute;o en ligne sur la plateforme POD&nbsp;<a href="https://pod.univ-montp3.fr/video/0528-peuple-monde/">https://pod.univ-montp3.fr/video/0528-peuple-monde/</a></p> <p>Au-del&agrave; de la dimension &eacute;motionnelle, ce s&eacute;minaire m&rsquo;a permis de mieux cerner les enjeux de l&rsquo;&eacute;copo&eacute;tique et de la pens&eacute;e d&eacute;coloniale. L&rsquo;exposition du travail d&rsquo;Arturo Escobar a &eacute;galement eu un &eacute;cho avec mon propre sujet de recherche. Ce s&eacute;minaire a &eacute;t&eacute; une ouverture sensible, scientifique et litt&eacute;raire aux fa&ccedil;ons d&rsquo;&ecirc;tre au monde, ce qui d&eacute;gage un horizon d&rsquo;espoir dans une p&eacute;riode et un syst&egrave;me domin&eacute;s par la consommation infinie.</p> <div> <hr size="1" /> <div id="ftn1"> <p><a href="applewebdata://563BF870-D061-4780-886A-16DB9F65F3F9#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a>&nbsp;Anne-Laure Bonvalot, th&egrave;se.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="applewebdata://563BF870-D061-4780-886A-16DB9F65F3F9#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a>&nbsp;Ibid.</p> </div> </div>