<h3>CASEY Edward S., 2017, “Afterward/Forward : Thinking edges, Edges of Thinking” in <em>The World on Edge</em>, Bloomington: Indiana University Press, p. 369</h3>
<h4>Après/ Avant : penser les bords, les bords de la pensée</h4>
<p>Des catastrophes environnementales, véritables hyperobjets<strong><a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><span style="color:#000066;">[1]</span></a></strong> «<em> désastremiques</em> <strong><a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><span style="color:#000066;">[2]</span></a></strong> », menacent le monde tel que nous le connaissons. Dans le temps qui nous reste, dans ce monde au bord de la disparition, notre tâche ultime consiste à <em>penser les bords, sur les bords</em>, ainsi que les divers sens que peut revêtir une telle pensée en explorant la pensée réflexive et les bords d’où elle émerge.</p>
<p>Pour répondre aux questions préliminaires « où nous situons-nous dans le temps ? » et « quand nous situons-nous dans l’espace<strong><a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><span style="color:#000066;">[3]</span></a></strong> ? », les cartes et les horloges, avec leurs bords tranchants, précis et mesurables sont inutiles. Heureusement, le monde recèle d’autres bords, tels ceux qui naissent de la relation étroite entre le corps et la pensée, lors des songes, des extases du corps, des promenades et dans la pensée réflexive. Ces bords ne sont pas des lieux où les choses<em> finissent </em>mais ceux où elles <em>commencent </em>et ils en constituent les caractéristiques primordiales et formatives. Notre perception animale, par exemple, implique un enchevêtrement des bords sensoriels du corps et des bords des éléments perçus ; il en est de même dans notre vie de créature pensante.</p>
<p>Heidegger<strong><a href="#_ftn4" name="_ftnref4" title=""><span style="color:#000066;">[4]</span></a></strong> et Deleuze ont saisi deux alternatives : la pensée courante, enfermée dans les ornières du « bon sens commun » et dont ce qui est « digne d’être pensé » s’est retiré ; la pensée issue du choc né de la rencontre avec un événement qui « force à penser » et dont le saut à travers le gouffre de l’étrangeté radicale nous permet de penser ce qui est « digne d’être pensé ». Toutefois, les deux philosophes n’ont pas envisagé une troisième solution : l’exploration du bord entre ces deux pensées, leur <em>marge de différence</em>.</p>
<p>Cette troisième voie qui consiste à sonder avec une attention méticuleuse le plateau au bord de ces deux options, permet l’acte même de penser ici et maintenant, en équilibre, l’impérieuse question en train de s’élaborer. Penser sur le bord, c’est faire advenir les bords propres de sa pensée, s’installer sur son plateau en le créant, et en renouvelant sans cesse ses bords, comme l’ont fait dans deux domaines distincts Heidegger avec la question de l’Être et Cézanne avec les motifs qu’il retravaillait constamment dans ses toiles. Penser sur le bord n’est ni une promenade, ni une structure séquentielle ou formelle. </p>
<p>Il ne s’agit pas non plus des pensées telles qu’elles naissent à la superficie de la conscience au cours d’épisodes mentaux de cogitation, mais plutôt d’un état d’esprit, dans lequel émergent les pensées philosophiques, qu’elles se rattachent à une réflexion ontologique ou qu’elles relèvent de questions existentielles dans notre quotidien. Cet état d’esprit relève aussi des enseignements du maitre zen Dogen<strong><a href="#_ftn5" name="_ftnref5" title=""><span style="color:#000066;">[5]</span></a></strong> sur le « sans-penser<strong><a href="#_ftn6" name="_ftnref6" title=""><span style="color:#000066;">[6]</span></a></strong> » dans son initiation à la méditation zazen. Entre « penser » et « ne pas penser », la troisième voie du <em>hi-shiriyō</em><strong><a href="#_ftn7" name="_ftnref7" title=""><span style="color:#000066;">[7]</span></a></strong>, penser « sans penser », est le chemin, la voie<strong><a href="#_ftn8" name="_ftnref8" title=""><span style="color:#000066;">[8]</span></a></strong> qui se déploie sur le <em>plateau </em>de la pensée, et qui laisse libre cours à l’émergence de toutes les pensées. Cette nouvelle manière d’envisager l’acte de penser définit la pensée préréflexive, celle qui survient<em> sous </em>ou <em>avant</em> la pensée, comme une pensée sur les bords impliquant le corps du penseur, sa posture, son mouvement ainsi que son immersion dans son propre <em>monde de vie</em>. La pensée préréflexive est toujours reliée intimement et singulièrement au lieu d’où elle vient, elle se trouve littéralement « sous nos pieds ».</p>
<p>C’est sur ce « bord-lieu », plateau sans contour fixe, « lieu-non-lieu » qu’émergent toutes les pensées, y compris les pensées réflexives, créatives et surprenantes. Ce qui importe alors n’est pas d’arriver au bout de sa pensée, mais de continuer à penser le long du bord, sur la voie. </p>
<p>Ainsi, la dimension spatiale de la pensée a longtemps été négligée et cette exploration associée à la dimension temporelle (qui a déjà été pensée auparavant), permet de comprendre la dynamique complète de l’activité de penser et d’envisager autrement les questions préliminaires posées par James Joyce<strong><a href="#_ftn9" name="_ftnref9" title=""><span style="color:#000066;">[9]</span></a></strong>.</p>
<p>Penser sur les bords de sa pensée un monde lui-même au bord de la destruction est peut-être le courageux prélude dont nous avons besoin pour réfléchir ensemble à la situation tragique dans laquelle tous les êtres vivants de la planète se trouvent, mais aussi pour capturer de nouvelles stratégies, des solutions inhabituelles, en gardant l’équilibre, en restant sur le qui-vive, pour faire face aux <em>désastrèmes</em> dans lesquels nous sommes déjà piégés.</p>
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<p><strong><a href="applewebdata://1BF396C3-0C20-4636-A987-8DFBF86547F4#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><span style="color:#000066;">[1]</span></a></strong> L’auteur renvoie au terme défini par Timothy Morton dans <em>Hyperobjects, Philosophy and Ecology after the End of the World</em>, 2013. </p>
<p><strong><a href="applewebdata://1BF396C3-0C20-4636-A987-8DFBF86547F4#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><span style="color:#000066;">[2]</span></a></strong> Edward S. Casey emploie le terme « diastremic » page 355 avec la définition suivante : « a looming disaster in an extreme form. »</p>
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<p><strong><a href="applewebdata://1BF396C3-0C20-4636-A987-8DFBF86547F4#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><span style="color:#000066;">[3]</span></a></strong> Il s’agit selon l’auteur d’une référence à James Joyce.</p>
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<p><strong><a href="applewebdata://1BF396C3-0C20-4636-A987-8DFBF86547F4#_ftnref4" name="_ftn4" title=""><span style="color:#000066;">[4]</span></a></strong> Edward S. Casey s’appuie en particulier sur <em>What Is Called Thinking ?</em> dans la traduction anglophone de J. Glenn Gray, New-York, Harper, 1976.</p>
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<p><strong><a href="applewebdata://1BF396C3-0C20-4636-A987-8DFBF86547F4#_ftnref5" name="_ftn5" title=""><span style="color:#000066;">[5]</span></a></strong> Maître japonais du bouddhisme zen.</p>
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<p><strong><a href="applewebdata://1BF396C3-0C20-4636-A987-8DFBF86547F4#_ftnref6" name="_ftn6" title=""><span style="color:#000066;">[6]</span></a></strong> « Méditation assise : penser au sans penser. Un exercice spirituel dans le Zen de Dōgen », <em>Revue philosophique de la France et de l'étranger,</em> 2017/1 (Tome 142), pages 15 à 28. <a href="https://www.cairn.info/revue-philosophique-2017-1-page-15.htm">https://www.cairn.info/revue-philosophique-2017-1-page-15.htm</a></p>
<p><strong><a href="applewebdata://1BF396C3-0C20-4636-A987-8DFBF86547F4#_ftnref7" name="_ftn7" title=""><span style="color:#000066;">[7]</span></a></strong> Hi-shiroyō est un terme japonais qui s’apparente à l’expression « lâcher prise ».</p>
<p><strong><a href="applewebdata://1BF396C3-0C20-4636-A987-8DFBF86547F4#_ftnref8" name="_ftn8" title=""><span style="color:#000066;">[8]</span></a></strong> La Voie (Tao ou Dao) est l’enseignement majeur du philosophe chinois Lao-Tseu dans son œuvre <em>Tao-Te-King</em> (le livre de la Voie).</p>
<p><strong><a href="applewebdata://1BF396C3-0C20-4636-A987-8DFBF86547F4#_ftnref9" name="_ftn9" title=""><span style="color:#000066;">[9]</span></a></strong> Voir la référence à la note 4.</p>
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