<p class="texte" dir="ltr"><strong>Rodolphe Ghiglione et la politique*</strong></p> <p class="texte" dir="ltr">Les organisateurs de cet hommage &agrave; R.Ghiglione m&#39;ont demand&eacute; de parler de ses rapports avec la politique. Or, s&eacute;parer l&#39;homme de ses actes, me semble peu souhaitable, il en va de m&ecirc;me des relations qu&#39;il entretenait avec la politique et la recherche.</p> <p class="texte" dir="ltr">Nous avons tous des fragments de v&eacute;rit&eacute;s inscrits dans notre m&eacute;moire &agrave; l&#39;&eacute;gard de lieux, de situations, et surtout de personnes. Les psychosociologues savent, probablement mieux que d&#39;autres, le caract&egrave;re friable de nos souvenirs. Mati&egrave;re fragile, la m&eacute;moire repr&eacute;sente l&#39;acte s&eacute;lectif par excellence, tant le per&ccedil;u est soumis &agrave; ce besoin si humain de la (re)construction de la r&eacute;alit&eacute; et &agrave; l&#39;emprise du social et de la culture. Subjectivit&eacute; donc, hantise de la recherche scientifique, d&eacute;fi &agrave; la rationalit&eacute; critique.</p> <p class="texte" dir="ltr">R. Ghighione &eacute;tait, fondamentalement, un scientifique. Pourtant, la question politique ne lui &eacute;tait pas &eacute;trang&egrave;re.</p> <p class="texte" dir="ltr">Je pense au risque de trop marquer les traits, ou de faire une caricature fig&eacute;e. Je me trouve ainsi dans la peau d&#39;un traducteur, dont le m&eacute;tier est une &eacute;ternelle tra&icirc;trise&nbsp;: vais-je le trahir sans le vouloir en proposant une image recompos&eacute;e? Vais-je me trahir en le voulant ?</p> <p class="texte" dir="ltr">Pourquoi prendre ce risque? Je pense que la v&eacute;rit&eacute; (aletheia) doit lutter contre l&#39;oubli (lethe), afin de d&eacute;passer&nbsp;-&nbsp;juste de peu&nbsp;-&nbsp;le paradoxe &eacute;trange de la condition humaine : savoir que le seul moment de certitude auquel l&#39;&ecirc;tre humain peut avoir acc&egrave;s, la mort, n&#39;est pas communicable. Moment inconsolable pour ceux qui restent. Qu&ecirc;te encore insoluble. Myst&egrave;re pour la science. Limite de l&#39;humain<a class="footnotecall" href="#ftn1" id="bodyftn1">1</a></p> <p class="texte" dir="ltr">Ce th&egrave;me est p&eacute;nible et in&eacute;puisable. Or, il n&#39;emp&ecirc;che que t&eacute;moigner est un devoir de fid&eacute;lit&eacute;, un geste de reconnaissance et par la magie des mots une subtile mani&egrave;re de toucher la transcendance qui nous &eacute;chappe quotidiennement.</p> <p class="texte" dir="ltr">Les anciens grecs l&#39;avaient bien compris. Seul le deuil exprim&eacute; publiquement a quelque chose de palliatif devant l&#39;irr&eacute;parable. Parole et cit&eacute; sont ainsi doucement (ou gaiement) ins&eacute;parables.&nbsp;&nbsp;</p> <p class="texte" dir="ltr">J&#39;ai accompagn&eacute; R. Ghiglione, durant plusieurs ann&eacute;es, &agrave; travers ses d&eacute;ambulations dans le territoire politique.</p> <p class="texte" dir="ltr">Devant l&#39;univers politique si l&#39;attitude de l&#39;homme citoyen &eacute;tait contrast&eacute;e, celle du chercheur est rest&eacute;e toujours fid&egrave;le aux r&egrave;gles de l&#39;approche scientifique. Il avait au fond, &agrave; la fois, une sinc&egrave;re attirance pour la politique, mais une grande m&eacute;fiance &agrave; l&#39;&eacute;gard des politiques.</p> <p class="texte" dir="ltr">Or, je me limiterai, ici, &agrave; rappeler ce dont j&#39;ai &eacute;tait t&eacute;moin et co-protagoniste. Plus pr&eacute;cis&eacute;ment, ses rapports politiques avec les radicaux de gauche.</p> <p class="texte" dir="ltr">Le point de d&eacute;part de son int&eacute;r&ecirc;t politique, n&#39;&eacute;tait pas politique. Il n&#39;avait pas une &acirc;me de militant ni d&#39;id&eacute;ologue. Ind&eacute;pendamment des opinions citoyennes, son int&eacute;r&ecirc;t &eacute;tait guid&eacute; par la probl&eacute;matique de la persuasion et du discours politique en rapport avec la mise au point de la th&eacute;orie du contrat de communication.</p> <p class="texte" dir="ltr">C&#39;est dans ce contexte que je suis arriv&eacute; &agrave; le convaincre, non sans peine, &agrave; r&eacute;aliser une intervention technique aupr&egrave;s des radicaux de gauche.</p> <p class="texte" dir="ltr">En 1989 deux candidats au poste de pr&eacute;sident du MRG s&#39;affrontent. L&#39;un des aspirants, un s&eacute;nateur du sud-ouest, avec lequel j&#39;avais des contacts, me propose d&#39;int&eacute;grer son staff de campagne. J&#39;ai pens&eacute; &agrave; la possibilit&eacute; d&#39;appliquer nos connaissances cumul&eacute;es sur le discours et la gestuelle. Pour ce faire, R. Ghiglione, G. Argentin et moi m&ecirc;me, avons mis au point un protocole exp&eacute;rimental, dont je pense qu&#39;il reste d&#39;une grande valeur heuristique<a class="footnotecall" href="#ftn2" id="bodyftn2">2</a>. Il faut ajouter que &quot;notre&quot; candidat a gagn&eacute;. R. Ghiglione, reste persuad&eacute;, de la pertinence de notre contribution technique &agrave; la victoire.</p> <p class="texte" dir="ltr">De cette exp&eacute;rience, il avait tir&eacute; plusieurs enseignements. Si ses appr&eacute;hensions &agrave; l&#39;&eacute;gard du monde politique lui semblaient confirm&eacute;es, une subtile envie d&#39;en faire s&#39;&eacute;tait manifest&eacute;e. Il r&eacute;alise toutes les possibilit&eacute;s que ce monde offre &agrave; l&#39;application intelligente de nos connaissances en mani&egrave;re d&#39;organisation, d&#39;analyses discursives et de techniques d&#39;intervention. Certes, son regard reste celui du technicien. Car, il calibre moins la signification et la symbolique &agrave; la fois du milieu et du m&eacute;tier politique.</p> <p class="texte" dir="ltr">Cependant, l&#39;id&eacute;e d&#39;une certaine action personnelle avait fait son chemin sans trop se manifester ou plut&ocirc;t malgr&eacute; lui.</p> <p class="texte" dir="ltr">Une nouvelle opportunit&eacute; lui est offerte en 1992. Le MRG doit renouveler ses instances nationales et &eacute;lire un pr&eacute;sident. Les liens avec certains dirigeants radicaux se sont consolid&eacute;s. Il avait particip&eacute;, ici et l&agrave;, &agrave; des r&eacute;unions publiques dans le cadre de l&#39;Observatoire de la d&eacute;mocratie, antenne ouverte d&#39;une mouvance radicale et peu &agrave; peu s&#39;int&eacute;resse aux pr&eacute;paratifs de l&#39;&eacute;ch&eacute;ance pr&eacute;sidentielle interne. Nous partagions les grands objectifs et l&#39;ambition de situer les radicaux de gauche au centre de l&#39;&eacute;chiquier politique. La m&eacute;taphore de &quot;l&#39;arbitre politique&quot; lui semblait porteuse. Je dois dire que malgr&eacute; son peu d&#39;exp&eacute;rience politique, sa capacit&eacute; d&#39;analyse et de travail font merveille. Pourtant les minuties (voir les hypocrisies) de la relation entre les hommes politiques lui &eacute;chappent. Les crit&egrave;res (parfois bien subtils) des accords ou de d&eacute;saccords id&eacute;ologiques le d&eacute;routent.</p> <p class="texte" dir="ltr">Pris au jeu, il d&eacute;cide de parier sur un candidat, dont les chances (&agrave; mon sens) &eacute;taient encore trop faibles. Nous n&#39;&eacute;tions pas d&#39;accord sur la strat&eacute;gie &agrave; suivre. Moi, j&#39;&eacute;tais d&#39;avis de faire un compromis, afin de tenter notre chance au prochain congr&egrave;s. Ainsi, nos chemins ont diverg&eacute; au milieu du gu&eacute;.&nbsp; La difficult&eacute; d&#39;appr&eacute;cier les r&egrave;gles du jeu politique et de ma&icirc;triser les alliances tactiques, (o&ugrave; &quot;tout est personnel&quot; ou presque) troublent en grande partie sa propre objectivit&eacute;. La politique reste une alchimie, elle n&#39;est pas une science, mais un m&eacute;tier complexe, parfois (rarement) un art noble ou une superbe &quot;cuisine&quot;.</p> <p class="texte" dir="ltr">Il n&#39;est pas utile, ici, de donner plus de d&eacute;tails. Il n&#39;emp&ecirc;che que ses qualit&eacute;s avaient fortement impressionn&eacute; le candidat victorieux, lequel lui propose un poste au sein du secr&eacute;tariat national. Pour l&#39;anecdote, R. Ghiglione est rest&eacute; secr&eacute;taire national du MRG virtuel pendant 72 heures. Il refuse la proposition. Le c&oelig;ur des hommes &agrave; ses raisons que la politique exulte, parfois irrationnellement. Tel fut le cas. La m&eacute;fiance l&#39;avait emport&eacute; sur l&#39;attirance.</p> <p class="texte" dir="ltr">Lors du r&eacute;cent colloque &agrave; l&#39;Universit&eacute; de Caen et le lancement de l&#39;Association fran&ccedil;aise de psychologie politique, j&#39;ai rendu hommage &agrave; la m&eacute;moire de l&#39;ami et du chercheur en rappelant qu&#39;il aurait d&ucirc; &ecirc;tre l&agrave; parmi nous. Nous avions convenu d&#39;un expos&eacute; sur le charisme&nbsp; populiste d&#39;Hugo Chavez</p> <p class="texte" dir="ltr">C&#39;&eacute;tait le chercheur, encore une fois, qui continuait a s&#39;int&eacute;resser aux affaires politiques.</p> <p class="texte" dir="ltr">1992. Maritza Montero de l&#39;Universit&eacute; Central de Caracas nous avait invit&eacute;s &agrave; un cycle de conf&eacute;rences sur l&#39;analyse propositionnelle du discours et ses applications &agrave; la psychologie politique.</p> <p class="texte" dir="ltr">Notre voyage avait &eacute;t&eacute; retard&eacute;. Nous arrivions dans un moment de crise institutionnelle. Le Venezuela venait de vivre un coup d&#39;&Eacute;tat avort&eacute;, dont l&#39;acteur principal &eacute;tait le jeune Lt. Hugo Chavez. L&#39;image populaire du leader a ce moment en prison s&#39;affichait avec fiert&eacute; sur les T-shirt port&eacute;s par des jeunes sur les rues de Caracas. Sous la forme de TP nous avions improvis&eacute; une analyse du discours des insurg&eacute;s. Le texte &eacute;tait superbe. Avec la virtuosit&eacute; de Rodolphe pour rendre saillants les param&egrave;tres d&#39;un discours, politique de surcro&icirc;t, le s&eacute;minaire &eacute;tait devenu un laboratoire de psychologie politique. Les rencontres avec des coll&egrave;gues de sciences politiques, nous ont r&eacute;v&eacute;l&eacute; une face cach&eacute;e du jeune putschiste. Il &eacute;tait dipl&ocirc;m&eacute; de sciences politiques de l&#39;Universit&eacute; Simon Bol&iacute;var, le lieu de l&#39;&eacute;lite du pays.</p> <p class="texte" dir="ltr">La conclusion d&#39;hier, est aujourd&#39;hui confirm&eacute;e. Nous &eacute;tions &agrave; la veille d&#39;un changement radical de la d&eacute;mocratie v&eacute;n&eacute;zu&eacute;lienne et devant l&#39;&eacute;mergence d&#39;un leader charismatique<a class="footnotecall" href="#ftn3" id="bodyftn3">3</a>, dont le discours permettait d&#39;envisager son ancrage dans une r&eacute;alit&eacute; qui &eacute;chappait de plus en plus &agrave; la classe politique et mettait les &eacute;lites au pied du mur.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> <p class="texte" dir="ltr">Actuellement Hugo Chavez est pr&eacute;sident du Venezuela.</p> <p class="texte" dir="ltr">Pour conclure. R.Ghiglione jetait sur le monde politique un regard parfois trop s&eacute;v&egrave;re. Il a mesur&eacute;, je crois, la barri&egrave;re formidable qui s&eacute;pare la vie politique de la vie acad&eacute;mique. Si l&#39;expert en persuasion qu&#39;il &eacute;tait reconnaissait le r&ocirc;le important de l&#39;ambigu&iuml;t&eacute; en politique, l&#39;homme de sciences la rejetait (paradoxalement) avec passion. Il avait conclut que seul le monde de la politique universitaire lui convenait. Pourtant, l&#39;id&eacute;e du besoin du politique et la n&eacute;cessit&eacute; de la justice sociale restait au centre de ses r&eacute;flexions priv&eacute;es. D&#39;autres pourront en parler avec plus d&#39;autorit&eacute; que moi.</p> <p class="texte" dir="ltr">Il a eu la vie qu&#39;il a voulu&nbsp;: intense et productive. Mais, il aurait pu avoir d&#39;autres vies, toute aussi intenses et productives.</p> <p class="texte" dir="ltr">J&#39;ai eu l&#39;occasion de l&#39;observer dans des circonstances un peu exceptionnelles, o&ugrave; sa capacit&eacute; forcen&eacute;e de travail laissait place &agrave; une sensibilit&eacute; moins voil&eacute;e, &agrave; des &eacute;changes plus joviaux et spontan&eacute;s. J&#39;ai cru apercevoir &agrave; travers ces brefs &eacute;pisodes, le c&ocirc;t&eacute; songeur d&#39;un rationaliste qui doute, et nostalgique des &eacute;poques r&eacute;volues, chevaleresques de surcro&icirc;t. Car, R. Ghiglione &eacute;tait me semble-t-il (mais, qui peut en &ecirc;tre sur ?) sous l&#39;emprise d&#39;une philosophie morale exigeante &agrave; l&#39;image d&#39;un patricien romain, plus proche de la pl&egrave;be que de la noblesse, au sein d&#39;une soci&eacute;t&eacute; trop convenable. D&#39;o&ugrave; l&#39;attitude r&eacute;aliste, mi-sceptique et mi-stoicienne, &agrave; la mani&egrave;re de Cioran, de quelqu&#39;un qui cultive un jardin secret, o&ugrave; la&nbsp; po&eacute;sie ne s&#39;ext&eacute;riorise pas. D&#39;o&ugrave; l&#39;admirable fascination hypoth&eacute;tico-d&eacute;ductive pour les exp&eacute;riences de laboratoire. D&#39;o&ugrave; les images sombres et fortes, comme celles des BD de Bilal, qu&#39;il &eacute;voquait avec plaisir et ironie, aux limites du sensible. Mais, au fond, il avait, j&#39;imagine, un d&eacute;sir puissant de grands espaces et une farouche volont&eacute; d&#39;entreprendre.</p> <p class="texte" dir="ltr"><em>* Rodolphe Ghiglione, professeur de psychologie sociale, nous a quitt&eacute; en 1999. Lors de l&#39;hommage &agrave; l&#39;Universit&eacute; ce texte fut pr&eacute;sent&eacute;</em></p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn1" id="ftn1">1</a> &nbsp;<span style="color:#000000;">Voir l&#39;article publi&eacute; dans Champs &eacute;ducatifs n&deg;4. 1983.</span></p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn2" id="ftn2">2</a> &nbsp;<span style="color:#000000;">Un aper&ccedil;u est donn&eacute; dans un texte que nous avons publi&eacute; en 1990 dans la revue Psychologie Fran&ccedil;aise.</span></p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn3" id="ftn3">3</a> &nbsp;<span style="color:#000000;">Cet &eacute;pisode m&#39;a pouss&eacute; &agrave; &eacute;crire deux ouvrages r&eacute;cents: l&#39;un sur le &#39;leader charismatique&#39; (DDB 1998) et l&#39;autre sur &#39;Le populisme&#39; (PUF 1999).</span></p>